Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 71-81)
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XIV

Louis-Philippe pratiquait la doctrine du juste-milieu, entre la résistance et le mouvement ; mais il gouverna à l’aide de ministres de plus en plus conservateurs.

En janvier 1832, le comte de Montalivet, doctrinaire, ami du roi, « bras droit » de Casimir Périer, presque toujours combattant les principes libéraux qu’il affichait, prononçait le mot « sujets » dans un discours officiel ; et partout s’élevaient de très vives protestations.

Sujets ! expression mal sonnante, « attentatoire à la révolution de juillet », selon La Fayette, surtout quand elle sortait de la bouche d’un doctrinaire.

Dupin aîné, Larabit, Odilon-Barrot, Laffitte, Mauguin, Audry de Puyraveau même, l’avaient employée, naguère, sans qu’on y trouvât à redire. Mais les esprits devenaient chatouilleux, les caractères irascibles. En pleine séance de la Chambre, on avait répondu à Montalivet : « Les hommes qui font des rois ne sont pas des sujets. À l’ordre, l’Excellence ! » « Les sujets sont restés ensevelis sous les barricades de Juillet », etc., etc.

Les protestations, dans le public, furent très nombreuses et très indignées, d’autant plus qu’il s’agissait de fixer la liste civile de Louis-Philippe ; que le vicomte de Cormenin avait commencé à publier dans les journaux des lettres virulentes à ce propos, lettres qui firent sensation, en plaçant leur auteur parmi les opposants à une quasi-légitimité.

Les Lettres sur la liste civile changèrent Cormenin, jurisconsulte très apprécié, en très redouté pamphlétaire. Sa plume devait faire de larges blessures au roi-citoyen.

Le groupe des mécontents augmentait à vue d’œil ; certains amis anciens du duc d’Orléans — avant la couronne — en étaient réduits à rester dans leur coin, s’ils ne voulaient pas suivre la pente réactionnaire, ou s’ils répugnaient à rompre avec l’élu de leur groupe, avec le prince qui, selon Dupin aîné, « avait été appelé au trône non parce qu’il était Bourbon, mais quoique Bourbon ».

Un des hommes qui boudèrent avec persistance la royauté de Juillet telle qu’elle se modifiait, fut le chansonnier Béranger, très populaire, on le sait, à cause de son hostilité perpétuelle, fatale à la Restauration.

Béranger voyait renaître les abus monarchiques. Il avait un peu de sang républicain dans les veines. Vers l’âge de quinze ans, il présidait un club d’enfants dont il était l’orateur patriotique.

L’auteur du Sénateur et du Roi d’Yvetot, ces deux petits bijoux de malice contre les courtisans de l’Empereur, « avait pris goût à la République, depuis qu’il avait vu tant de rois », et ce qui se passa après la chute de Charles X lui retirait une dernière illusion, celle d’applaudir un roi travaillant dans le sens de la Révolution, « même étendant un peu la sphère de Quatre-Vingt-Neuf ».

Ses amis soutenaient le pouvoir nouveau, quoi qu’il fît ; mais Béranger, après avoir échappé, comme il disait, « au danger d’être décoré », parce qu’il craignait « la glu des rois », après avoir déclaré à « ses amis ministres » qu’il n’accepterait rien, donna ironiquement aux Belges le conseil « de faire un roi », dont « partout la matière se trouve », et il se retira du monde politique pour toujours.

En 1848, Béranger ne voulut pas accepter le mandat de représentant ; il s’éteignit sans daigner s’occuper de Napoléon III, qui le fit enterrer, par politique, avec les honneurs dus à un « poète national ».

En 1857, le Moniteur universel rendit hommage à celui « dont les œuvres avaient si puissamment contribué à entretenir le culte des sentiments patriotiques en France » ; ajoutons : « à célébrer la légende napoléonienne. » Ce fut aux frais de la liste civile que l’on accomplit les obsèques de Béranger, en exagérant la pompe officielle de la cérémonie, — par crainte de manifestations trop populaires. Ce chansonnier, cet homme modeste eut le convoi d’un maréchal de France. Le gouvernement l’honora à contresens ; mais cette habileté ne trompa personne.

J’ai dit que Guizot, Villemain et Cousin avaient joué un grand rôle pendant la Restauration.

La jeunesse lettrée, suivant leurs cours assidûment, y prenait des leçons de libéralisme, en dépassant parfois les limites que ces professeurs assignaient à leur enseignement. Elle cherchait des allusions dans les phrases les plus modérées de ton et de pensées.

Lorsqu’on s’aperçut, après 1830, que tous les trois reniaient leur passé, qu’ils marchaient avec les hommes qui « avaient filouté la République aux héros de Juillet », suivant l’énergique expression de Chateaubriand, on ne leur pardonna pas cette conduite. On s’indigna surtout contre Guizot ; on se rappela qu’il avait fait le voyage de Gand ; on pressentit qu’il oserait bientôt, sous prétexte d’ordre public, accuser l’opposition d’être un obstacle à la liberté.

Oui, dans sa chaire de la Sorbonne, l’illustre Guizot, l’ancien homme de Gand, membre d’une sorte de triumvirat, monta l’imagination des jeunes gens qui l’écoutaient. Ses actes ensuite démentirent ses premiers discours ; et chaque fois qu’il préconisa la résistance, les républicains, ou seulement les libéraux avancés, lui jetèrent à la face le nom de transfuge. Son impopularité égala son « dédain » pour les démocrates ; sa réputation méritée, comme historien, subsista, heureusement pour sa mémoire, et elle n’a guère faibli depuis qu’il est mort.

Plusieurs notabilités de l’époque, caméléons politiques, sont restés célèbres à cause de leur valeur scientifique ou littéraire.

La génération de 1830 a eu cet inestimable avantage. L’homme d’État s’évanouissait, mais le penseur gardait son prestige.

Les doctrinaires, sans principes, hommes des circonstances, cherchaient à s’emparer du gouvernement, en même temps que « l’opposition dynastique » se formait, et que Thiers représentait cette nuance politique dans le parlementarisme.

Déjà le système de « bascule » s’implantait, de telle sorte que Louis-Philippe passa alternativement, plus tard, de Guizot à Molé, de Molé à Thiers, et de Thiers à Guizot.

Comment n’eût-il pas donné, par-ci par-là, en sa propre faveur, un petit coup de pouce à la balance ?

Le trône, qui devait être entouré « d’institutions républicaines », avait conféré au jury la connaissance des délits de la plume, et des délits politiques se rattachant à ceux de la presse. Une loi avait durement réprimé les attaques commises par la voie des journaux contre les droits et l’autorité du roi et des Chambres.

La garde nationale était mutilée ; son artillerie, bien connue pour ses opinions démocratiques, était dissoute.

Les mesures prises contre les attroupements avaient un caractère agressif, presque provocateur, rappelant la loi du 3 août 1791, rappelant la loi martiale, de lugubre mémoire.

Voilà comment on inaugurait la politique de résistance, et comment Louis-Philippe donnait des satisfactions à la Révolution dont il sortait.

La « meilleure des Républiques » se changeait en gouvernement personnel ; le roi ne pensait qu’à assurer l’avenir de sa dynastie, et comptait beaucoup, à cet effet, sur sa nombreuse et sympathique famille.

Lors du procès des ex-ministres, signataires des fatales ordonnances, en décembre 1830, les troupes de ligne, à l’exclusion de la garde nationale, occupèrent seules le jardin du Luxembourg, à l’heure où les accusés devaient le traverser.

La Fayette remarqua « que l’on employait trop d’armée et pas assez de peuple », et une émotion très sérieuse s’ensuivit.

Les ex-ministres comparurent devant la Chambre des pairs, transformée en cour de justice. Les audiences ressemblèrent à des tournois d’éloquence, et les juges oublièrent que le sang du peuple avait coulé à flots.

Le modéré Martignac fut appelé comme défenseur par Polignac, qui l’avait remplacé comme ministre. Martignac, si persuasif, si élégant que, naguère, Dupont de l’Eure lui avait crié doucement de son banc, à la Chambre des Députés : « Tais-toi, sirène ! » produisit un chef-d’œuvre oratoire.

Guernon-Ranville, défendu par Crémieux, avocat encore peu connu à Paris, mit son défenseur dans l’obligation d’improviser une magnifique plaidoirie, tout autre que celle qu’ils avaient concertée ensemble.

Sauzet plaida pour Chantelauze, — si habilement que les pairs quittèrent leurs bancs pour le féliciter.

Hennequin se fit beaucoup remarquer en essayant de rendre Peyronnet blanc comme neige, ce qui dépassait toutes les bornes de la vraisemblance.

Ces quatre avocats, qui ont contribué à l’honneur du barreau français, eurent des fortunes diverses.

Martignac, ministre, député royaliste, homme de lettres, car il a commis, entre autres productions littéraires, un vaudeville intitulé Ésope chez Xanthus, ne prit qu’une faible part aux luttes de la politique et mourut bientôt, en 1832.

Crémieux, au contraire, devenu très expert dans les procès politiques, a fourni une longue carrière, et compte à son actif plus d’un fait révélant la loyauté de son caractère. Israélite, il refusa, plus tard, d’écrire un mémoire pour justifier le juif Deutz, qui vendit à prix d’argent la duchesse de Berry ; il répondit au Judas dont Hugo a dit :


Et Louvel indigné repoussera ta main !

« … Si vous m’appeliez comme avocat, je ne vous refuserais pas mon ministère : tous les accusés ont le droit de l’invoquer. Mais vous êtes libre, dans tout l’éclat du triomphe lucratif, objet de votre ambition ; je n’ai rien à faire pour vous. Je n’arriverais pas à vous justifier aux yeux du public : la France est sourde à la justification d’une lâcheté. Il faut subir la honte, quand on a consommé la trahison. D’ailleurs, je ne vois rien pour excuser un crime que je déteste et qui ne vous traîne pas devant d’autres juges que l’opinion publique. Si vous avez compté sur moi comme coreligionnaire, que votre erreur finisse… »

La lettre fit le tour de la presse et valut l’estime de tous à Crémieux, dont j’aurai probablement à parler encore.

Maître Sauzet, peu après, assista le général de Saint-Priest dans l’affaire du Carlo-Alberto, bateau à vapeur qui ramena la duchesse de Berry en France. Il défendit ensuite son confrère Jules Favre, poursuivi par la Cour de Lyon à cause d’un article attaquant la magistrature ; il fit acquitter son client, qui débutait dans la vie politique.

Sauzet, discoureur abondant et fleuri, mais sans principes arrêtés, parfois juste-milieu et parfois doctrinaire résistant, s’est échoué à la présidence de la Chambre des Députés, dans la seconde moitié du règne de Louis-Philippe. Il manqua d’énergie au fauteuil, lorsque éclata la révolution de février 1848.

Pour Hennequin, il se distingua surtout par son royalisme, et plaida une foule de causes civiles dans lesquelles il s’agissait de séparation de corps. Il tirait volontiers les larmes des yeux de son auditoire, et souvent il abusait des considérations morales.

Qu’on juge de son éloquence sentimentale ! À peine reçu licencié en droit, il avait été appelé sous les armes par la conscription, et incorporé dans un régiment d’artillerie à pied. En 1807, des paysans d’Osnabruck furent traduits devant un conseil de guerre français, pour avoir résisté à une levée de contributions, pour avoir tué plusieurs gendarmes. Hennequin se présenta comme défenseur de ces paysans, et parla avec tant d’émotion et de tact qu’il obtint l’acquittement des accusés.

De retour à Paris, après la paix de Tilsitt, Hennequin conquit promptement au barreau une place hors ligne. Il plaida un jour contre Philippe Dupin, si éloquemment que l’accusé, fripon fieffé, échappa à la condamnation. Un assistant à l’audience composa aussitôt cette épigramme :


Maître Hennequin, vous avez la réplique ;
MaVous parlez d’or, maître Hennequin.
MaSi jamais je me fais coquin,
Maître Hennequin, vous aurez ma pratique.

Cet intègre avocat, ce jurisconsulte instruit est mort en 1840. Un choix de ses plaidoyers, imprimés par les soins de ses admirateurs, peut passer pour un modèle du genre ; au fond solide il joint la forme élégante et fleurie.


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