Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 43-47)
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X

Les troubles à Paris et en province, les mises en état de siège nous rendirent parfois la vie insupportable, il faut l’avouer.

Tantôt, c’était à propos du procès des ministres de Charles X ; tantôt, c’était le complot légitimiste de la rue des Prouvaires, ou la dévastation de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et de l’Archevêché, ou une insurrection des ouvriers de Lyon, ou enfin les journées des 5 et 6 juin 1832, d’éternelle mémoire.

Le 5 juin, par exemple, au convoi de Lamarque, mort une quinzaine de jours après Casimir Périer, on voulut protester contre le système du ministre défunt par une manifestation en l’honneur du député de l’opposition, général remarquable, libéral éprouvé, brillant orateur. On cria : Vive la République ! À bas Philippe ! Plus de Bourbons !

Une lutte s’engagea entre les insurgés et les troupes ; des barricades furent élevées sur plusieurs points de la capitale, et toute la nuit se passa en attaques vigoureuses, dans lesquelles les républicains eurent le dessous.

Le lendemain, 6 juin, dès le matin, les barricades de la Bastille et du faubourg Saint-Antoine tombaient au pouvoir de l’autorité militaire ; il ne restait plus aux insurgés que celles du Cloître Saint-Merry et de quelques rues environnantes. Là, une poignée d’hommes se défendit héroïquement, avec désespoir, de manière à mériter l’admiration des vainqueurs eux-mêmes.

Or, pendant que le canon grondait, nous célébrions le mariage de ma sœur cadette.

Je le raconte, ce mariage, afin de donner une idée de ces temps troublés.

Ce fut une odyssée navrante que notre fête de famille, dont il eût fallu pouvoir reculer la date. Mais les préparatifs nous avaient enchaînés, en quelque sorte. Tout était prêt pour la cérémonie nuptiale et pour la noce.

Le 6 juin 1832, des voitures de remise allèrent chercher les deux demoiselles d’honneur, que des individus menacèrent d’arrêter, sur le petit pont de l’Hôtel-Dieu, en prétendant reconnaître des princesses d’Orléans.

Puis, avec le moins d’apparat possible, les époux, suivis des invités, se rendirent à l’église Saint-Étienne-du-Mont, non pour y entrer par le grand portail et recevoir avec pompe, au chœur, la bénédiction des mariés, mais pour se faufiler, pour ainsi dire, dans l’église par le presbytère.

Les époux s’agenouillèrent dans la chapelle de la Vierge, d’une façon expéditive, avec accompagnement de mousquetades au dehors, remplaçant les accords de l’orgue.

Toutes les figures étaient bouleversées, toutes les poitrines serrées, et, dans le petit nombre d’assistants qui se voyaient là, plus d’un se demandait si quelque danger ne le surprendrait pas au retour, si on ne se battait pas dans le quartier de la Sorbonne.

De Saint-Étienne-du-Mont, une longue suite de voitures nous transporta jusqu’à la Grande-Chaumière, sur le boulevard du Mont-Parnasse.

Charmant endroit pour les noces, car il s’y trouvait un grand jardin, des jeux divers, et les Montagnes Russes, — de quoi passer agréablement, en temps ordinaire, les longues heures qui s’écoulent entre la cérémonie religieuse et le repas de famille.

À peine rencontrions-nous, chemin faisant, quelques groupes allant aux nouvelles, ébahis à notre vue, et nous interpellant presque avec de gros mots :

« Allez-vous-en, gens de la noce ! »

Pauvre sœur ! Elle avait l’air d’une morte plutôt que d’une mariée !

Une fois parvenus à la Grande-Chaumière, nous essayâmes d’oublier l’insurrection dont les échos étaient affaiblis par la distance. On se livra aux divertissements et l’on se sentait en proie à une sorte de remords…

Mais enfin chacun se prêta à la circonstance, et certaines accalmies dans le bruit des lointaines décharges d’artillerie nous permirent d’espérer que rien ne troublerait le dîner et le bal !

Vers six heures, nous songeâmes à nous mettre à table.

Déjà le potage était servi, déjà les convives étaient assis, sans attendre le docteur Devilliers, notre médecin et ami, qui tardait à venir, lorsqu’un épouvantable coup de canon fit tressaillir la verrerie et la vaisselle…

Tous se levèrent, émus au plus haut point, se regardant, s’interrogeant, s’imaginant bien, cette fois, qu’on se battait aux environs. Nous étions sans appétit, comme vous le pensez. Nous restions debout.

Un quart d’heure après, le docteur Devilliers apparut.

« C’est terminé ! déclara-t-il, en franchissant le seuil de la salle à manger.

— Mais ce coup de canon !… dit un convive.

— C’est terminé, je vous en réponds », reprit le docteur avec assurance, de manière à nous convaincre.

Et l’on se rassit, et l’on fêta sans autre incident « le plus beau jour de la vie » de ma sœur cadette.

Inutile d’ajouter que nous dînâmes et que nous épuisâmes la soirée avec un peu de calme, mais sans gaieté au cœur, je vous assure.

Le bal se passa en conversations. Seulement, avec plusieurs camarades, je fis honneur aux glaces et au punch. On avait compté sur quatre cents invités ; nous en vîmes à peine cent cinquante. Jugez du carnage !


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