Souvenirs d’un fantôme/Les Brigands et le Pélerin du Crucifix

C. Le Clère (tome IIp. 291-302).


Les Brigands et le Pélerin du Crucifix.


On sortait de la Terreur ; il y avait, entre le Berri et la Sologne, un antique château ; les maîtres, rudement frappés d’ailleurs par la révolution, avaient sauvé du moins leur vie, et ils tâchaient, par une retraite économique de plusieurs années, de regagner ce qu’en si peu de temps les malheurs publics leur avaient ravi. On voyait peu de monde dans ce château ; on ne donnait jamais de ces galas qui, à la campagne, attirent tant de parasites affamés ; en revanche, on y exerçait généralement une hospitalité large et magnifique ; la table de famille était abondante, on y mettait toujours une foule de mets sains et nourrissants qui, par leur profusion, dispensaient de toute cérémonie.

Un soir, l’hiver approchait à grands pas, un tumulte se fait entendre à la porte extérieure, c’est un général de la république avec ses deux aides de camp ; il va commander à Châteauroux, et la nuit l’a surpris dans les plaines monotones de la Sologne ; il demande le couvert et place au feu.

« Il aura davantage, » répondit le maître de la maison ; « lui et ses aides de camp seront les bienvenus. »

À cette réponse, Les trois voyageurs mettent pied à terre ; on conduit leurs chevaux à l’écurie, et eux au salon. Mais qu’ils ont peu l’habitude de la bonne compagnie ! leur tournure, leurs expressions annoncent des chenapans de pur sang ; cependant on se ressouvient des formes de Rossignol, de Ronsin, de Santerre, d’Henriot, et on les excuse. La mère du maître du château, vénérable et pieuse matrone, très avancée en âge, éprouve, à leur aspect, une telle aversion, qu’elle va se réfugier dans son oratoire, et là elle prie Dieu avec ferveur, le conjurant de ne pas abandonner une maison où il était si bien adoré et où l’on chérissait tant le roi.

La prière, dit-on, soulage certains esprits ; cette dame rentra au salon plus calme et avec moins de dégoût ; elle contempla leur mise commune, leurs physionomies patibulaires, et quand elle entendit leur conversation si bien en harmonie avec leur personne, elle leur donna la plus belle chambre du manoir, tant elle craignait de ne pas les traiter assez bien à leur gré. Ils se retirèrent, et, en leur absence, on convint que sur leur aspect seul on les pendrait. Il y avait dans le château l’aïeule, le père, la mère, un jeune homme de dix-huit ans, deux jeunes filles de quatorze et de seize, une tante, deux servantes et deux laquais ; en tout onze personnes, maîtres et gens, mais mal armés et incapables d’une résistance sérieuse.

Le souper vient d’être servi, on a averti les trois militaires ; ils arrivent ; ils ont la parole arrogante, le verbe haut, on les voit prêts à chercher querelle à tout le monde ; la prudence du père arrête l’impétuosité du fils porté à se fâcher… Sur ces entrefaites, on sonne au dehors ; le général et ses aides de camp sourient en échangeant des regards mystérieux que le jeune homme et l’aïeule surprennent. Le maître du château dit de ne plus recevoir personne.

« Hormis, toutefois, » reprend le général, « deux ordonnances qui sont, je présume, à ma recherche. »

Que dire ? on se tait, et le soupçon gagne les assistants. Les deux domestiques mâles étaient allés ouvrir, ils introduisent, non ceux que les militaires avaient annoncés, mais un homme de haute stature, ayant la figure, pleine de bienveillance et de douceur, belle d’ailleurs et on ne saurait plus noble ; ce personnage peut avoir à peu près quarante ans, son costume est en tout conforme à celui des pèlerins de Saint-Jacques, rien n’y manque, ni le rochet, ni le bourdon, ni les gourdes et les coquilles, non plus que le vaste chapeau de toile cirée. Dès qu’il a mis le pied dans la salle, il s’arrête, fait un signe de croix, et dit d’une voix ferme, mais mélancolique :

« Que la paix du Seigneur soit avec vous, et qu’il vous préserve des embûches nocturnes du méchant ! »

La singularité de ces paroles, la bizarrerie d’un accoutrement que l’on ne portait en France qu’à ses risques et périls, étonnent les assistants. La bonne vieille dame, charmée de ce salut pieux, complimente le pélerin, tandis que les militaires, en ricanant, l’appellent fourbe et hyrpocrite ; ajoutant : « Va, drôle, l’habit ne fait pas le moine.

— Il est vrai, » répliqua le pélerin, « pas plus que l’uniforme ne fait l’officier. »

À ce propos, les aides de camp se lèvent pour fondre sur lui ; il les écarte de la main tandis que d’autres les retiennent, et il poursuit :

« Eh ! messieurs, vous feriez mieux de purger le pays de la bande des brigands qui l’exploitent, que de tomber à deux sur un pauvre pécheur. Au reste, qui menace du glaive périra par le glaive. Dieu est las des crimes commis, et sa vengeance tardera peu à éclater. »

L’expression remarquable qu’il met dans ces paroles, en rassurant les habitants de la maison, intimide les autres. Le général, prenant la parole avec moins d’aigreur, dit :

« Mon ami, tu sens le fagot, cette qualification de messieurs dont tu t’es servi et que nous détestons, ces fanfreluches superstitieuses dont tu te pares, tout cela ne me dit rien de bon, et demain tu m’as la mine d’aller rendre compte de ta conduite à la municipalité du lieu.

— Il est sûr, » dit le pèlerin, « que demain on vous interrogera.

— Faquin, drôle, » s’écria le général, « je te passerai mon épée au travers du corps. »

On retint cet accès de colère, et le souper fut continué ; le pélerin ne composa le sien que d’une croûte de pain, d’une seule figue sèche et d’un verre d’eau. Cette frugalité ne nuisit pas à sa conversation, sérieuse, mais nourrie de hautes pensées ; il imposa aux chenapans, qui finirent par garder un morne silence et qui se retirèrent lorsqu’ils virent les préparatifs d’une prière en commun que l’on allait faire : ce fut en ricanant, en jurant ; en chantant des chansons obscènes, qu’ils passèrent dans leur chambre, où ils s’enfermèrent à double tour.

Le pélerin, au contraire, dirigea le pieux exercice ; sa méditation improvisée fut sublime ; on l’en remercia, et le fils de la maison le contraignit à accepter son lit en place de celui d’un domestique qu’on lui avait d’abord préparé… Tout le monde dormait… Au coup d’une heure, l’aïeule fut réveillée par l’effet d’une lumière éclatante qui remplit ses yeux, elle les ouvrit et reconnut devant son lit le pélerin tout habillé qui lui fit signe de se lever, de s’habiller et de le suivre. La bonne dame étonnée, mais poussée, à ce qu’elle a dit depuis, par une puissance surnaturelle, obéit sans résistance. Pendant ce temps, le pélerin réveillait aussi le fils de la maison, en était également écouté, et le conduisait dans le corridor au même moment où la grand’mère y arrivait ; il y eut un instant où le pélerin leur parut double ; mais cela dura si peu de temps, qu’ils n’ont rien osé affirmer. Alors, cet inconnu, toujours sans mot dire, les conduisit devant la chambre où reposaient les prétendus militaires ; il la toucha de son bourdon, elle s’ouvrit, il entra, on le suivit ; il y avait, sur les tables, les chaises et les meubles, des échelles de cordes, des poignards, des pistolets, des clefs, des limes, des pinces, des barres de fer, tous instruments connus de vol. Les trois misérables paraissaient endormis d’un profond sommeil ; la vieille dame témoigna de la crainte en s’approchant d’eux.

« Ils dormiront jusqu’à demain ; rendez grâce à Dieu et à la piété de la famille. »

Ainsi parla le pèlerin…, et disparut. Les ténèbres revinrent avec son absence, et l’aïeule et le fils de la maison se trouvèrent, non dans la chambre de leurs hôtes, mais chacun dans la sienne, couchés dans leurs lits et baignés de sueur… Ils crurent avoir fait un rêve pénible. Ne pouvant s’endormir, ils sont les premiers à se lever, ils se rencontrent, se font part de leurs songes et en admirent la coïncidence. Cependant on entend dans la campagne un piétinement de chevaux… Qu’est-ce ?… la gendarmerie ; elle était à la piste de trois chefs de brigands ; le signalement remis au jeune homme se rapporta à celui des trois individus qui, la veille, étaient venus demander l’hospitalité à son père. Il en fit la remarque, et quand il eut parlé d’un général et dit le nom qu’il s’était donné, les gendarmes ne doutèrent pas que ces hommes ne fussent ceux qu’ils poursuivaient ; d’ailleurs ils savaient que le château, pendant toute la nuit dernière, avait été environné d’une multitude de voleurs en sous-ordre, qui semblaient, d’après le rapport des dénonciateurs, attendre un signal qu’on n’avait pas donné.

En conséquence, on entra, on alla droit à la chambre indiquée, on la trouva ouverte, bien que la veille on l’eût verrouillée, et la grand’mère et le petit-fils, à leur effroi extrême, aperçurent, tout comme ils l’avaient vu en rêve, les instruments du vol à la même place que pendant la nuit ; les trois bandits, réveillés d’un sommeil léthargique, n’opposèrent aucune résistance, ils avouèrent tout, ajoutant qu’ils ne pouvaient concevoir le sommeil invincible qui les avait surpris tout à coup et malgré eux.

Cependant on parla du pèlerin, et, surpris de ne pas le voir, on courut à sa chambre où sans doute il reposait… Il n’y était plus, il avait disparu, sa trace fut à jamais perdue, mais sur le lit où il avait dû coucher, on trouva un Christ d’ivoire d’une grandeur surprenante et d’un travail miraculeux.