Souvenirs d’un fantôme/Le Perroquet, ou le Magicien suédois

C. Le Clère (tome 1p. 31-46).


Le Perroquet, ou le Magicien suédois.


La comtesse de La *** habitait ses terres dans le midi de la France, aux environs de Toulouse. Elle était jeune, régulièrement belle, et possédait cet esprit qui s’allie rarement à la beauté. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis son mariage sans qu’elle eût rempli son devoir d’aller à la cour présenter ses hommages à la famille royale. Son mari l’y amena en 1727. Louis XV était alors dans tout l’éclat de son adolescence ; mais trop jeune, il ne faisait qu’admirer les dames et ne les attaquait pas encore dans leurs vertus.

La comtesse de La ***, proche parente de mesdames d’Advizard et de Dreuillet, fut conduite par elles à Sceaux où madame la duchesse du Maine tenait sa cour privée, lieu célèbre dans les fastes de la galanterie littéraire, où les hommes et les femmes d’esprit aimaient à se montrer.

Les étrangers, distingués par leur naissance, se faisaient présenter à madame du Maine. Parmi ces derniers, on citait, à cette époque, un seigneur suédois, le comte de Rœdernn, allié à la famille régnante ; fier de sa noblesse et de ses dignités, il y joignait les avantages d’une figure gracieuse et d’une amabilité qui en rehaussait le prix. Mais, tout à la fois impétueux, opiniâtre, et dissimulé, orgueilleux outre mesure, superbe et violent, il ternissait par ses défauts la liste nombreuse de ses qualités.

Le comte de Rœdernn tarda peu à distinguer madame de La *** ; elle était trop belle pour rester inaperçue, et il se hâta d’apporter son hommage à ses pieds ; mais il soupira en vain. L’austère vertu de la noble Toulousaine n’entendit pas ses soupirs et refusa d’admettre ses protestations. Il n’était pas accoutumé à une retenue pareille. Gâté par de nombreux succès, réussir lui semblait être un droit, et tout refus un outrage.

Cependant, malgré ses tentatives, ses plaintes, ses larmes, son désespoir mêlé de courroux, la comtesse de La *** ne changea pas de rôle, et, poussée à bout par ses importunités, lui défendit l’entrée de sa maison.

Jamais outrage plus sanglant n’avait été fait au Suédois présomptueux. Son amour-propre, si cruellement froissé, ne connut plus de bornes. Il se promit d’en tirer une vengeance éclatante. Mais qu’un amant est faible et qu’il y a de pouvoir dans la beauté qui l’enchaîne ! M. de Rœdernn s’était cru libre par l’appel qu’il avait fait à sa fierté ; vain essai ! La première fois qu’il revit la comtesse de La *** chez la duchesse du Maine, il la vit si brillante, si radieuse, qu’il se sentit enflammé plus que jamais.

Il s’approcha d’elle, il tâcha de la fléchir ; mais elle, opposant un front dédaigneux à ses supplications, montra une volonté ferme de ne lui laisser aucune espérance. Le comte alors, ne mettant plus de borne à son impétuosité, se pencha vers elle, et à voix basse :

« Triomphez, madame, dit-il, jouissez de votre odieuse victoire, savourez-la ; elle doit vous être précieuse. Le vaincu n’est pas sans quelque éclat ; mais qui sait s’il ne prendra pas sa revanche et s’il ne se paiera pas en terreurs de votre part, des amertumes de ses angoisses ? Adieu, madame, je ne vous importunerai plus ; Vous apprendrez ce que peut un noble suédois outragé ! »

À ces mots, il se perdit dans la foule qui encombrait le salon, passa dans une autre pièce et délivra la comtesse de sa présence, qui réellement lui devenait importune.

Cette dame, néanmoins, aussi prudente que spirituelle, avait tu à son mari l’amour du seigneur étranger ; elle ne lui en parla pas davantage après la scène que nous venons de décrire, et elle fit bien, car le comte de La *** était ensemble jaloux et brave. Deux mois après, le comte et la comtesse quittèrent Paris et s’en revinrent au château de Beau…, où ils avaient l’habitude de passer l’été et l’automne. Un an s’écoula ; la comtesse avait perdu jusqu’au souvenir de M. de Rœdernn. Un vendredi, vers trois heures de l’après-midi, elle était seule dans le salon principal du château de Beau…., lorsque, du côté de l’occident, des sombres vapeurs s’amassèrent. Le ciel en fut couvert ; elles étaient lourdes et embrasées ; en même temps un vent impétueux s’éleva, sifflant d’une violence sans pareille, et emportant en tourbillons désordonnés la poussière, les herbes et les feuilles.

Les mugissemens de l’ouragan redoublaient ; l’air était entièrement obscurci, lorsqu’un des carreaux de verre de Bohême, qui garnissaient les fenêtres du salon, fut brisé en mille éclats, et si singulièrement, qu’il n’en resta le moindre morceau attaché à la boiserie.

La comtesse, effrayée, tressaillit et se levait pour appeler ses femmes, quand un coup de tonnerre déchira la nue, et aussitôt s’élança du dehors, et, par l’ouverture qui venait d’être faite, entra un admirable oiseau, d’une grosseur peu commune, dont la tête était rouge, le cou nuancé de vert et de pourpre, les ailes d’un jaune éclatant, le ventre noir à reflets chatoyants, et la queue démesurément longue, ornée, de trois plumes vertes légèrement bordées d’aurore. Cet oiseau, qui s’appartenait à aucune nomenclature d’histoire naturelle, portait, au dessus de son bec, une aigrette blanche et sanguinolente. Jamais il ne fut plus bel et plus bizarre animal. Il sauta légèrement sur le parquet, tortilla, fit la roue, et par la gentillesse de ses manières et la richesse de son plumage, charma tellement la comtesse, qu’elle oublia l’orage dont elle avait eu tant de frayeur et qui continuait à gronder avec violence. Le comte d’abord, ensuite les personnes de sa famille qui étaient au château, ses gens enfin, furent tous appelés successivement pour admirer le nouveau venu. Il méritait les éloges qu’on lui prodigua, et l’on ne fut pas moins surpris de sa familiarité et de sa douceur que de sa beauté si remarquable. Depuis ce moment, il devint le favori de madame de La*** et ne la quitta presque jamais. Tantôt, il la suivait en marchant, tantôt il se perchait sur son épaule, tantôt il voltigeait autour d’elle, se montrant si familier, si apprivoisé, que la frayeur de le perdre cessa promptement.

La comtesse couchait dans un appartement particulier. On dressait tous les soirs, dans sa chambre, un lit pour sa camériste favorite. Deux bougies restaient allumées sur la cheminée, où elles brûlaient, durant la nuit, jusqu’à leur entière extinction. Elles remplaçaient les veilleuses, et étaient de meilleur goût.

Un soir et selon l’usage encore ; deux autres bougies éclairaient la chambre de madame de La*** pendant qu’elle faisait sa toilette de nuit ; il y en avait donc alors quatre allumées. Madame de La*** les regardait machinalement, lorsqu’elle en vit une s’éteindre ; elle s’en étonna, car l’air était redevenu calme, et toutes les ouvertures se trouvaient fermées. Sa surprise augmenta quand la seconde s’éteignit, et, bientôt après, la troisième aussi.

À ce phénomène, une frayeur superstitieuse troubla la dame, elle ne put s’empêcher de s’écrier : « Je meurs si l’on éteint la dernière. » La quatrième, qui déjà palissait, se ranima promptement.

Ceci, loin de calmer la peur de la comtesse, la porta au comble ; ses femmes n’étaient guère plus rassurées. On ralluma les bougies, on fit des prières, on aspergea la chambre d’eau bénite, et puis on se décida à se coucher.

Voilà que les rideaux du lit furent agités à diverses reprises et que les anneaux tintaient sur les tringles où ils étaient passés.

Pousser un cri, se pendre à la sonnette, fut l’effet d’un mouvement instantané. On accourut : la dame conta ce qui s’était passé ; on se moqua d’elle, c’est l’usage. Cependant ses gens la veillèrent, et rien de surnaturel ne la troubla pendant le reste de la nuit.

Elle se leva pâle et abattue. Le bel oiseau servit à la distraire ; mais elle craignait la nuit suivante ; c’était à tort. Celle-là aussi s’écoula calme. Deux jours après, elle demanda une robe dont la nuance lui plaisait particulièrement. On ne put la trouver ni dans les armoires ni dans les laisses du cabinet, pas plus que dans les diverses commodes ou autres meubles où on fouilla avec soin. Chacune des femmes jura ses grands dieux de n’avoir point pris cette robe ; pourtant elle ne reparut pas.

Le même soir, il prit fantaisie à madame de La*** d’ouvrir le sultan dont on lui avait fait cadeau le jour de ses noces, et qui alors remplaçait la corbeille dont nous avons vu le règne finir de nos jours pareillement. De quel étonnement madame de La*** ne fut-elle pas saisie, lorsqu’elle y trouva sa robe tant cherchée le matin, mais coupée en un si bon nombre de petits morceaux, que le plus grand n’avait pas un pouce de surface. Il fallut s’émerveiller autant des heures qu’on avait dû employer pour consommer cette malice que du fait en lui-même. Il demeura inexplicable pour tous.

Une autre fois, madame de La***, en montant l’escalier, vit distinctement, au plus haut palier, une figure gigantesque vêtue de noir, qui lui fit un geste de menace et qui disparut en même temps.

Dès lors chacune de ses journées et presque toutes ses nuits furent troublées par des actes de sorcellerie dont elle ne se trouva pas libre, en venant passer l’hiver à Toulouse. Sa santé en souffrit, et sa beauté en diminua. La belle saison la ramena dans sa terre de Beau…, sans la délivrer d’une obsession qui variait de forme et qui, au fond, était la même. Les prêtres consultés n’avaient su que dire ; les prières, les cérémonies ordonnées par le rituel en pareil cas demeurèrent impuissantes.

Il y avait un an, jour par jour, que cela durait ; madame de La ***, le matin même, avait été effrayée par une vision non moins sinistre que les autres. Elle était dans son salon, où elle pleurait amèrement. L’oiseau favori folâtrait autour d’elle, quand, se rappelant que le pouvoir fatal qui la dominait avait commencé son influence à l’instant où l’oiseau s’était donné à elle, elle ne put s’empêcher de lui dire : « Méchant animal, si c’est toi qui m’as ensorcelée, je te déteste et, au nom de Dieu, je t’adjure de me délivrer de ta présence. »

À peine a-t-elle dit, que le carreau de verre qui remplaçait celui brisé un an auparavant fut également mis en éclats cette fois-ci, et l’oiseau, poussant un râlement horrible, se précipita par l’ouverture, déploya ses grandes ailes et disparut sans retour.

La comtesse a dit, depuis, qu’en ce moment elle fut comme éclairée, et qu’elle s’étonna de n’avoir pas plus tôt rompu le charme, en rapprochant la coïncidence de la venue de l’oiseau, et les prodiges qui s’y mêlaient. Par un mouvement machinal, elle ouvrit elle-même les trois grandes portes du salon, comme si une abondance d’air lui eût été nécessaire. Dans ce moment, par la porte du milieu, entra un chapeau de forme étrangère, à hauteur d’homme, et qui n’était appuyé sur rien. Ce chapeau allait et venait dans le salon, comme s’il eût cherché la comtesse. Elle, prosternée à genoux, implorait Dieu mentalement, car il lui était impossible de proférer aucune parole. Trois plumes vertes, et pareilles à celles de la queue de l’oiseau, ornaient le chapeau qui, venant droit à madame de La ***, achevait de glacer son sang, lorsqu’un coup de fusil, parti de la terrasse voisine, atteignit le chapeau de deux balles. Des ruisseaux de sang en jaillirent ; on entendit le bruit d’un corps qui tomba ; et, lorsqu’on fut venu au secours de la comtesse, on la trouva évanouie, et tout auprès d’elle gisait le cadavre du compte de Rœdernn.

C’était le garde-chasse du château, qui, traversant le parterre pour aller chasser au loup, avait aperçu la merveille de ce chapeau cheminant seul ; persuadé qu’il y avait là dedans de la diablerie, il n’avait pas hésité à faire feu. Le comte et la comtesse, étant les seuls qui connussent M. de Rœdernn, se turent sur ce point et laissèrent le pays dans l’ignorance complète de ce fait capital. On ensevelit le corps à la voirie, et la famille seule de M. et de madame de La *** fut instruite des détails consignés dans cette histoire et sur laquelle on n’obtint pas d’autres renseignements, la prudence n’ayant pas permis d’en écrire en cour ou en Suède.

Ainsi on ne put savoir que longtemps après l’inquiétude de la famille de Rœdernn, touchant la destinée de son chef, qui avait disparu de Stockholm, sans que depuis on eût eu de ses nouvelles ; ceci coïncida parfaitement avec ce qui s’était passé dans le Languedoc et au château de Beau…