Souvenirs d’un fantôme/Le Frère et la sœur

C. Le Clère (tome IIp. 1-10).


Le Frère et la Sœur.


Le comte de Saint-Germain voyageait en Bohême, la nuit le surprit non loin de Prague ; une roue de sa voiture cassa, il fallut s’arrêter ; il aperçut un château, il y entra et demanda l’hospitalité : on lui dit que le seigneur était malade : cependant le maître-d’hôtel l’introduisit auprès du baron ; c’était un homme d’environ trente ans, beau et bien fait, mais grave, mélancolique et cérémonieux ; sa chambre à coucher, entièrement tendue de noir, ressemblait à un catafalque ; le lit était en velours noir brodé de franges d’argent et de plumes blanches : un lustre de cristal de roche, garni de bougies, pendait à la voûte. Le comte de Saint-Germain regarde tout cela avec une attention religieuse, et, quand il a bien examiné les traits de son hôte, il lui prend la main comme pour surprendre sa pensée, et lui dit :

« Excellence, chez vous le cœur est malade encore plus que le corps, et je me flatte de vous guérir si vous vous abandonnez à moi !… »

Le châtelain sourit d’un air dédaigneux, hocha la tête et dit que son mal était incurable.

Le comte insista, se fit connaître et obtint bientôt la confiance du jeune baron. Demeuré orphelin avec une fortune considérable, le jeune seigneur s’était rendu amoureux de la fille de son notaire, et, malgré les lois héraldiques, avait voulu en faire sa femme. Sa famille tout entière s’était opposée à ce qu’elle appelait un acte de démence ; et, la première nuit des noces, au moment où il devait posséder l’objet de son amour, il sentit deux mains le saisir, l’éloigner de sa jeune épouse, et une voix sourde murmurer à son oreille ces mots : « Crains de goûter un bonheur qui serait un crime ; passe cette nuit en prières, et demain va, dans la tour des archives, chercher dans la deuxième boîte de fer que tu verras à ta gauche ; tu y trouveras des papiers qui te révéleront un fatal secret !… Après ces mots, la voix s’éteint, la main glacée s’éloigne, et le baron se leva précipitamment pour appeler ses gens : après de vaines recherches, tout ce qui venait de se passer resta enveloppé dans un mystère incompréhensible.

Le baron cache à sa femme ce qu’on lui a dit ; elle n’a rien entendu ; il craint lui-même d’avoir cru trop légèrement une illusion de ses sens ; l’amour l’emporte sur la terreur, il se rapproche de madame la baronne ; plus de voix sourde, plus de main glacée ; le mariage se consomme le lendemain ; les distractions de la noce achèvent de le rassurer, et il oublie d’aller visiter les archives de son château. Une semaine s’écoula ; neuf jours après, c’était un vendredi, il était dans son cabinet, à onze heures du matin, écrivant une lettre à un de ses amis alors en Italie ; on frappa à la porte, il dit : Entrez ! Un homme se présente vêtu d’une longue robe brune, garnie de menu vair, un chapeau de velours noir sur la tête, sa figure est pâle et sans expression ; il n’y a ni mouvement ni feu dans ses yeux ; il marche moins qu’il ne glisse, et le baron, l’examinant, reconnut dans ses traits ceux d’un des gardiens des archives de sa famille, mort deux cents ans auparavant, et dont le portrait décore un des panneaux de la galerie. Le maître du château, en ce temps-là, l’avait fait peindre, en récompense de son dévouement à la famille.

Cet être extraordinaire s’approche du baron ; il tenait une liasse de papiers dans sa main gantée, la pose sur le secrétaire, fait une profonde révérence, sort sans rien dire, et laisse après lui une odeur de tombeau.

Le baron, immobile de terreur, éprouve le frisson de la nuit de ses noces, et croit entendre de nouveau les paroles fatales : il ose enfin regarder les papiers qui viennent de lui être remis, mais d’une façon si étrange, et leur contenu le glace d’horreur… C’est sa propre sœur qu’il a épousée !… ; fille naturelle de son père et de la sœur de la femme du notaire du lieu : celle-ci avait consenti à feindre une grossesse ; elle trompa son mari tout le premier pour sauver l’honneur de sa famille ; plusieurs actes prouvent jusqu’à l’évidence la réalité de ce fait.

Le malheureux jeune homme ne peut plus en douter. Tout à coup la belle mariée entre surprise de la pâleur de son bien-aimé, elle lui en demande la cause, essayant, par ses caresses, d’adoucir le chagrin dont elle voit son front couvert ; mais lui, poussant un cri horrible, la repousse avec indignation ; les pleurs de la baronne amènent une nouvelle scène ; elle insiste pour savoir les motifs de cette espèce de folie. Les mots mystérieux qui échappent au baron augmentent en elle le désir de tout savoir. Il n’est plus temps de se taire ; le mari parle… ; l’affreux secret est dévoilé. Depuis ce jour, la santé de la jeune femme décline rapidement, et, au bout d’un mois, elle meurt de désespoir et d’amour.

Son époux, son frère passait en prière la première nuit du veuvage, lorsqu’il entendit marcher derrière lui ; il se détourna et vit sa femme, vêtue du suaire funèbre, qui venait s’agenouiller à ses côtés : elle ne lui parlait ni le regardait ; elle était immobile ; ses lèvres seules remuaient, ce qui rendait encore sa physionomie plus effrayante. Il était minuit ; à une heure du matin, elle se releva et se retira lentement. Depuis un an à peu près, cette scène se renouvelait chaque nuit.

Le comte de Saint-Germain écouta cette narration avec un calme imperturbable.

« Excellence, » dit-il au jeune baron, « avez-vous demandé à la défunte ce qu’elle désire de vous ?

— Non, monsieur, » répondit cet époux inconsolable ; « je ne me suis jamais permis de l’interroger !

— Avez-vous engagé quelqu’un à demeurer avec vous à l’heure de l’apparition ?

— Jamais !

— Eh bien ! souffrez que nous passions cette nuit ensemble : il m’est permis de présumer que je vous serai utile ! »

Le baron, subjugué par la réputation de M. de Saint-Germain, consent à tout. Le comte se fait apporter une cassette dont il ne se séparait jamais, en tire certains ingrédients, et en parfume la chambre. Minuit sonne, la porte s’ouvre, le comte ne voit d’un linceul ; il s’aperçoit d’une légère grande surprise, un fauteuil paraît se remuer de lui-même et va se placer à côté de celui du baron qui, sur un signe que lui fit M. de Saint-Germain, interroge le fantôme visible pour lui seul.

Une voix répond que sa femme doit l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, et qu’il la verra encore pendant vingt et une nuits seulement, parce que ce terme est celui de sa vie.

Le comte de Saint-Germain se mit également à prier Dieu jusqu’à ce que le spectre partît selon l’usage, à une heure du matin. Le comte ne sut que dire de ce qui s’était passé devant lui. Le maître du château, heureux de savoir à quelle époque il quitterait la terre, pria le voyageur de rester avec lui les trois semaines qui le séparaient de la mort.

M. de Saint-Germain y consentit. « J’essayai, » poursuivit M. de Saint-Germain, qui racontait cette histoire à Louis XV, « de faire prendre un élixir merveilleux au baron ; mes soins furent inutiles. Le vingt et unième soir, il expira ; peu d’instants avant de rendre le dernier soupir, et tandis qu’il conservait toute sa raison, il me confia qu’il voyait sa femme, et le gardien défunt des archives, debout auprès de son lit, prêts à l’emmener quand il partirait.