Souvenirs d’un fantôme/La Damnation éternelle

C. Le Clère (tome 1p. 157-196).

La Damnation éternelle.


Dans un château voisin de Pavie, en tournant vers la Lunegiane, petit pays à l’est de la rivière de la Magra, vivait, au commencement du xviie siècle, une noble famille, issue des illustres comtes Guido-Guidi, dont elle portait le nom, bien qu’elle en fût distincte depuis un temps immémorial. Cette famille était d’ailleurs célèbre par une destinée funeste attachée à chacun de ses membres, dont aucun, quel que fût le sexe ou l’âge, ne terminait sa vie d’une mort naturelle. Les uns, voués aux éléments matériels, périssaient par le fer, le feu, les eaux, par des commotions de la nature, par la chute d’édifices ou de corps durs ; les autres, condamnés à se détruire eux-mêmes, ou à périr de la main des hommes, se suicidaient, ou mouraient par le poignard ou le poison. Du reste, aucune époque n’était réglée pour le terme de leur existence. C’était une loi terrible, inexorable, mais qui frappait avec la même irrégularité que le trépas ordinaire.

Cela ne laissait pas que de faire impression sur les personnes de cette famille. On cherchait à s’expliquer la cause d’un pareil châtiment. Certains y voyaient la punition d’une apostasie, d’un sacrilège commis à une époque reculée, et l’exécution éternelle d’une excommunication lancée par un pape vengeur de la chaire de saint Pierre outragée. D’autres prétendaient qu’un crime horrible, accompagné d’un inceste, appelait cette malédiction du ciel. Bref, ce mystère était d’autant plus voilé que la famille Guido-Guidi se taisait elle-même, et que, dans ses archives, on ne trouvait rien qui pût appuyer une des mille conjectures que l’on formait chaque jour.

Au commencement du xviie siècle, ai-je dit, et dans le château principal de Rinaldo-Guidi, chef du nom et des armes de cette antique maison, existait, parmi les enfants du même père, une vierge aussi vertueuse que belle, aussi brillante de jeunesse que d’esprit, consacrée dès le jour de sa naissance, au culte de la mère de Dieu. Elle se montrait toujours vêtue de blanc, et les seuls ornements qu’elle ajoutait à la simplicité de cette parure étaient des bluets, des iris, des églantines ; en un mot, des fleurs bleues, dont parfois elle tressait des couronnes pour en parer son front.

Sa mère l’avait destinée à entrer dans un monastère ; mais elle mourut lorsque Annunziata Guidi était encore en bas âge, et son projet n’avait pu être accompli. Plus tard, le père de cette créature céleste l’aima avec une telle tendresse, qu’il ne put consentir à voir tant de perfections ensevelies dans un cloître. Il ne se croyait pas obligé, d’ailleurs, d’exécuter un vœu fait par sa femme sans qu’il eût donné son consentement.

Annunziata grandissait en beauté et en grâces ; le bruit de ses charmes se répandit au loin. Il n’était pas un gentilhomme de la Haute-Italie qui ne cherchât à la voir, et qui, l’ayant vue, ne formât le dessein de lui plaire. Déjà plusieurs partis s’étaient présentés de Milan, de la Lombardie, de Gênes et de la Toscane ; mais son heure d’aimer n’était pas venue. Le comte Guidi, peu disposé à se séparer de sa fille chérie, ne la pressait pas de faire un choix ; il attendait qu’elle se décidât en faveur de l’un des nombreux prétendants à sa main.

Cependant Luigi Doria, l’un des descendants de cette maison génoise si fameuse dans l’histoire, avait produit sur l’âme naïve et pure de la jeune fille une profonde impression. Il y avait en lui, il est vrai, tout ce qui pouvait justifier cette préférence. Il était beau, gracieux, vaillant et plein d’honneur. Sa libéralité, sa franchise, ses connaissances, l’éclat qui rejaillissait sur lui de la gloire qu’il avait obtenue dans les dernières guerres, le faisaient distinguer parmi ses rivaux. Le voir sans l’aimer semblait difficile. Annunziata ne réprouva que trop. Elle céda insensiblement a cet attrait qui enivre une âme tendre, elle connut l’amour, d’abord comme un doux rêve, de l’âme, puis avec toutes ses émotions violentes qui nous suivent dans la veille comme dans le sommeil.

Mais déjà un remords naissait en elle. La belle Italienne savait que, dévouée au culte de Marie, c’était une profanation que de s’en éloigner. Le vœu maternel pesait sur elle, ce vœu, dont sa mère avait cru faire une protection céleste, tombait sur Annunziata comme une malédiction. Une autre pensée la tourmentait encore, celle qu’elle était destinée, à périr d’une mort violente, et que peut-être elle porterait la même destinée à la postérité de son époux. C’était plus qu’il n’en fallait pour la plonger dans une mélancolie profonde, pour troubler la sérénité de sa vie. D’affreuses visions venaient ajouter à sa tristesse ; elles lui retraçaient sans cesse les scènes sanglantes dont sa maison avait été frappée, et lui montraient dans l’avenir de nouvelles séries de malheurs pour ceux qui portaient le nom de Guidi.

En vain, auprès de Luigi Doria cherchait-elle un refuge contre les fantômes de son imagination ; en vain, par un redoublement de prières et de bonnes œuvres, essayait-elle de désarmer le ciel ; la religion comme l’amour n’avaient que des menaces pour son cœur. Au milieu de ce conflit de sensations diverses, et dans le tourbillon des fêtes, des enchantements de tout genre, elle voyait toujours la fatalité inhérente à sa race s’offrant à elle, comme un spectre impitoyable.

Un soir, seule dans les jardins du château du comte Guidi, tandis que ses frères et son amant chassaient dans la forêt voisine, Annunziata s’assit sous un berceau en fleurs. Là elle s’abandonnait à une douloureuse rêverie, lorsque, de la profondeur d’un bois d’orangers, de myrtes, de lauriers et de grenadiers qui balançaient leurs rameaux odoriférants au souffle d’une brise embaumée, elle vit venir une femme vêtue d’un costume singulier et dont la forme était celle que portaient au xve siècle les personnes de haute condition. C’était une longue robe de velours rouge brochée de fleurs d’or, avec une mante de gros de Naples bariolée des couleurs les plus vives ; ce costume était relevé par des ceintures, des carcans, des bracelets, des claviers et des ornements d’orfèvrerie massive, travaillés à jour, émaillés et chargés de pierreries qui étincelaient aux derniers rayons du soleil couchant. Cette inconnue, dont les cheveux noirs étaient crêpés en deux grosses touffes pendantes sur les oreilles et le long des joues, portait une coiffure d’or ciselé en forme de diadème, du sommet de laquelle tombait un voile de fine laine, magnifiquement brodé et assez épais pour dérober ses traits. Un pas lent et solennel, la roideur d’une taille emprisonnée, dans de fortes baleines, ajoutaient à la bizarrerie de cette apparition.

À mesure que l’étrangère s’approchait, la signora Guidi s’étonnait de ne pas lui trouver quelque chose d’étrange sous ce costume si peu en rapport avec le temps où elle vivait. Une pensée confuse lui disait qu’elle ne la voyait pas pour la première fois, et, en effet, elle se rappela que ce costume était celui d’une comtesse Guidi, l’une de ses aïeules qui vivait au milieu du xve siècle, et dont le portrait figurait dans la grande salle du château. C’étaient le même choix d’étoffe, les mêmes bijoux, la même coupe de robe ; tout offrait à sa mémoire l’original du portrait, hors le visage couvert du voile mystérieux. Cette ressemblance extraordinaire troubla Annunziata, et lui inspira une terreur qui ne pouvait échapper à l’inconnue. Celle-ci continuait à marcher d’un pas grave, tandis que le soleil commençait à descendre derrière les montagnes alpines, et que les ombres de la nuit couvraient déjà la profondeur des vallées. C’était le moment qui jette sur tous les objets une clarté indécise et mystérieuse ; où les troncs des arbres flétris s’élèvent comme des spectres gigantesques, où les rochers apparaissent sous des formes menaçantes, et où souvent l’imagination, avec une simple touffe de genêt, crée l’apparence d’un malin démon des bois.

Annunziata aurait voulu pour tout au monde être dans le château de son père, sous la protection de ses nombreux serviteurs, ou mieux encore sous celle de la vaillante épée de son noble amant ; mais elle était seule, et, se confiant en sa simple innocence, elle se leva, et attendit ce qui allait advenir d’une visite aussi extraordinaire.

L’inconnue atteignit enfin le berceau de verdure ; plusieurs sièges de marbre et de gazon le garnissaient. Elle s’assit en silence sur l’un d’eux, et faisant un geste, comme pour inviter la signorina à imiter son exemple, elle prit enfin la parole.

« Je vous fais peur ! » dit-elle.

« J’ignore qui vous êtes, madame, » répondit Annunziata.

« Qui je suis ? la terre peut à peine le dire, car mon nom est mort dans le souvenir de tous ceux qui existent : le bronze même de mon mausolée n’en porte plus que des traces illisibles. »

À cette déclaration précise, qui annonçait une créature de l’autre monde, un vif effroi s’empara de la jeune fille, qui fut sur le point de s’évanouir ; elle se laissa tomber sur un banc, où elle resta glacée et immobile. L’inconnue la contempla quelque temps à travers les plis de son voile avec une complète indifférence, puis elle poursuivit :

« Je suis la comtesse Ottavia Guidi.

Vous, madame ! » dit faiblement Annunziata.

— Oui, moi !… cela vous étonne ? Cependant les choses étranges qui, de temps immémorial, se passent dans notre famille doivent vous inspirer autant d’effroi. Que vous semble, par exemple, de cette perpétuité de morts fatales, de cette destinée attachée à tous ceux qui portent notre nom de terminer leur carrière par une sanglante catastrophe ? Avez-vous réfléchi sérieusement sur une pareille malédiction ?

— J’y songe sans relâche, répliqua Annunziata avec un redoublement de terreur. Mais encore si la cause était connue !

— Gardez-vous de l’apprendre, vous n’en soutiendriez pas le récit ; ce secret foudroierait celui qui serait assez téméraire pour remonter à sa source. Mais il est un autre vœu à former, c’est de découvrir le moyen de briser cette fatalité, et de faire rentrer la famille des Guidi dans le cercle de la vie ordinaire… et… ce moyen existe, » poursuivit le fantôme d’un ton plus sépulcral.

« Il existe ! s’écria la signorina, il existe, et vous venez pour me l’apprendre, pour que je puisse le révéler à mes parents ?

— Le révéler serait inutile ; nul d’entre eux ne voudrait l’employer. Il faut pour cela une âme d’une trempe comme on n’en rencontre guère ; car il y a là dedans un sacrifice à consommer tel que jamais dans ce monde on n’en a exigé de semblable. Désirez-vous encore le connaître ? » ajouta le spectre avec une sorte de malignité.

« Oui, si je puis l’accomplir, » dit énergiquement la jeune fille ; non, s’il ne satisfait que ma curiosité.

Il est au pouvoir de tous ceux de ma race de délivrer leurs descendants, et néanmoins aucun n’a voulu en prendre le soin, tant il y a d’ëgoïsme sur la terre, »

Et un éclat de rire, tel qu’Annuziata n’en avait jamais entendu, sortit de dessous le voile de la comtesse défunte. Après un intervalle de sombre, silence, la jeune fille vivement émue, craignant d’ailleurs qu’on ne voulût abuser de sa crédulité (car il lui était encore impossible de croire à la réalité de l’apparition), dit alors :

« Qui m’assure que vous savez ce grand secret, et que vous êtes vraiment ce que vous prétendez être ?

— J’aime ce doute, il ne m’offense point, et me prouve, au contraire, que ce sera vous peut-être qui mettrez fin à la double peine que les vôtres, subissent tous.

— Laquelle ?

— De mourir de mort violente d’abord ; puis d’être privés du repos de la tombe. »

Annunziata frémit ; le fantôme poursuivit :

« Oui, tous vos parents errent le jour, et la nuit à l’entour de leur antique demeure. Ce sont leurs tristes plaintes qu’on prend parfois pour les gémissements de la brise. Ils souffrent un supplice que vous ne pouvez comprendre ; ils ont tous successivement imploré la pitié d’un des membres vivants de leur famille, et tous ont été impitoyablement repoussés.

— Eh bien ! montrez-moi vos traits, et faites-moi connaître ce sacrifice !

— Vous serez satisfaite, ma fille… »

Et le voile écarté tomba sur le côté…

Annunziata vit avec une terreur sans égale, non un visage humain, mais celui de la Comtesse Ottavia dont elle avait contemplé le portrait une heure auparavant dans la grande salle du château : c’étaient sa maigre taille, ses traits immobiles et aplatis, malgré l’ombre factice qui les relevait dans le cadre ; des yeux expressifs et sans mouvement, des joues sans feu, des lèvres qui restaient plissées et immobiles, d’où sortaient des paroles ; et en un mot, c’était la vision la plus épouvantable que les regards d’un être vivant pussent soutenir. La comtesse Ottavia, après quelques minutes, replaça lentement son voile, et la jeune fille se sentit soulagée quand elle ne vit plus que ce riche costume qui lui cachait un corps de fantôme. La comtesse sembla se recueillir, puis elle ajouta :

« Une faute terrible, un crime qui passe toute croyance, et dont la peine retombe sur toute la race du coupable, vous a tous livrés à l’esprit du mensonge, et pèse sur eux depuis le jour de leur naissance jusqu’à celui du dernier jugement, jusqu’à ce jour dont l’éternité sera le lendemain ; et, pour rompre ce charme funeste, il faut qu’un Guidi se dévoue, pour toute notre postérité, volontairement à une damnation éternelle. »

Annunziata, poussant un cri d’horreur, se leva avec vivacité de son siége, où elle retomba soudain ; la comtesse se leva aussi, mais pour disparaître, sans laisser d’autre vestige de sa venue que la noire empreinte du gazon sur lequel avaient glissé ses pas, comme si un feu ardent l’eût dévoré.

Une obscurité complète s’était étendue sur la terre, et la jeune Guidi était encore à la même place. Cependant elle entendait les fanfares joyeuses des chasseurs qui revenaient de la forêt. Son père, ses frères, Luigi Djoria attendaient qu’elle vînt les charmer de sa douce présence, et elle ne paraissait pas. On la chercha partout ; on parcourut les jardins avec des flambeaux, et on l’appela à haute voix. Ce tumulte, cette clarté bienfaisante la rappelèrent au sentiment de son existence ; elle se hâta de revenir vers la noble assemblée qui l’entoura avec empressement Ah ! combien, au milieu de tant d’allégresse, Annunziata éprouvait de désespoir lorsqu’elle songeait à la révélation qui lui avait été faite, et à quel prix on voulait vendre le repos de tous les membres de sa maison. Elle eut beaucoup à faire pour refouler sa sombre mélancolie au fond de son cœur ; ce fut dans ces dispositions pénibles qu’elle arriva dans la salle où étaient suspendus les nombreux portraits de ses ancêtres.


Le premier soin d’Annunziata, en entrant dans cette salle, fut de porter les yeux sur le cadre qui renfermait l’image de la comtesse Ottavia. Ô nouvelle surprise ! non seulement elle y retrouva les traits et le costume du fantôme qui lui était apparu, mais encore elle remarqua un changement de position dans l’attitude du portrait ; la tête, qui d’abord était vue de trois quarts, se trouvait maintenant de face, et sur ce point elle ne pouvait se tromper ; car, depuis quelque temps, ce portrait, objet de son attention particulière, était profondément gravé dans sa mémoire. Elle frémit de nouveau, et son effroi augmenta lorsque la bouche de la comtesse s’ouvrit comme pour lui parler, et que ses regards dardèrent sur les siens un éclair de colère.

Annunziata, toute tremblante, baissa les yeux et pâlit ; chacun s’empressa autour d’elle ; on lui demanda la cause de son chagrin ; deux fois elle fut prête à le dire, et deux fois l’expression menaçante du visage de la comtesse Ottavia retint sur ses lèvres cet aveu. Luigi Doria, plus inquiet que les autres, supplia la signorina de parler ; mais elle se montra inébranlable. Son amant allait redoubler ses instances lorsqu’il fut arrêté par une exclamation d’Alberto, le plus jeune des frères d’Annunziata. Cet adolescent entrait dans sa quinzième année ; sa ressemblance avec sa sœur était parfaite, et une douce amitié les unissait tous deux.

Il venait de se placer vis à vis du portrait fatal, et il s’écriait que la comtesse Ottavia, fatiguée de garder la même posture depuis un si grand nombre d’années, en avait changé, et qu’à présent elle regardait directement sa descendante. On fit d’abord peu d’attention à cette remarque ; mais peu à peu le reste de la famille et les habitants du château partagèrent son étonnement, car eux aussi voyaient trop souvent ce portrait pour ne pas s’apercevoir que la pose de la tête n’était plus la même. Ce prodige amena toutes sortes de commentaires ; mais on se résuma à croire que quelqu’un, par malice, avait repeint le tableau ; on voulut savoir qui avait fait ce mauvais tour, et nul ne put en désigner l’auteur.

Cependant le chef de la maison, le vénérable comte Guidi, demeurait assis dans son grand fauteuil d’ébène, dont les sculptures étaient un chef-d’œuvre de Baccio Bandinelli, et que garnissait un maroquin vert garni d’une frange d’or. L’immobilité de ce noble chef, ses mains dont il couvrait son front et les mouvements convulsifs qui survenaient dans tout son corps appelèrent aussitôt l’attention. On le vit faire signe à Alberto de venir à lui. Il prit cet adolescent dans ses bras, l’inonda de ses larmes, et à travers une multitude de sanglots :

« Mon fils, s’écria-t-il d’une voix entrecoupée, mon cher, mon malheureux enfant ! prépare-toi à mourir, avant peu, de la mort fatale qui frappe tous ceux de notre famille ! »

À ces terribles paroles, l’épouvante et la douleur se manifestèrent dans l’assemblée : les frères et les sœurs d’Alberto poussèrent des cris de désespoir, et ce désespoir fut à son comble lorsque le père infortuné eut ajouté que, depuis l’époque où une malédiction pesait sur sa famille, celui qui le premier devait en être frappé recevait un avertissement du ciel par un moyen surnaturel. « Je ne puis donc plus douter, poursuivit-il, que mon Albertd ne soit cette victime, puisqu’il a vu avant tout autre le changement de pose du portrait. C’était lui que menaçait la comtesse Ottavia. » Il termina en invitant son malheureux fils à se confesser sans délai et à remplir ses autres devoirs religieux.

Cette exhortation faite par un père qui lui-même semblait sur le bord de la tombe, à un jeune homme brillant de fraîcheur et de santé, eût touché profondément même des étrangers. Hélas ! nul n’osait faire entendre des paroles d’espérance ; tant de preuves attestaient que de telles prédictions ne manquaient jamais de s’accomplir ! Un morne silence régna dans la salle. Le moine Leandro, directeur de conscience des comtes Guidi, entraîna vers la chapelle du château le jeune Alberto. Ses parents et ses amis le suivirent afin d’aller réciter pour lui l’office des agonisants. Le comte Guidi lui-même voulut assister à cette triste cérémonie.

Annünziata seule n’avait pu suivre la foule ; elle resta dans la grande salle, hors d’état d’agir et peut-être de penser ; une seule idée absorbait en elle toutes les autres, celle de la communication qui lui avait été faite du secret fatal, et des moyens de sauver sa famille de l’affreuse destinée sous laquelle elle gémissait depuis si longtemps. Cependant, pour la sauver, devait-elle se rendre coupable du plus grand crime qu’on puisse commettre sur la terre, celui de compromettre le salut de son ame ! D’un autre côté, son tendre amour pour son père, son jeune frère et les autres membres de sa famille la mettait dans une affreuse perplexité ; elle se demandait si, pour sauver tant de têtes qui lui étaient chères, il ne fallait pas tout immoler… hélas ! et son amant comme les autres !

Dans ce moment, le portrait, fixé à la muraille par cinq crampons de fer, s’agita violemment à diverses reprises ; puis il descendit non comme par l’effet d’une chute, mais d’une manière lente et solennelle… Lorsqu’il eut atteint le plancher, l’effigie de la comtesse Ottavia se détacha du fond de la toile, et vint droit à la signorina.

« Eh bien ! ma fille, lui dit le spectre, que te semble de la douleur de tes parents ? ne feras-tu rien pour l’adoucir ?

— Que Dieu me préserve de commettre un crime ! » fut la réponse d’Annunziata.

— Un crime soit, mais il a son côté vertueux. Songe qu’en t’y abandonnant tu donnes la paix du sépulcre à tes ancêtres, et tu délivres leurs descendants de l’horrible trépas qui les menace tous. N’auras-tu donc, toi aussi, aucune pitié pour eux ? »

Aussitôt la salle, quoique vaste, se remplit d’une foule nombreuse de spectres de tout âge et de tout sexe : c’étaient les Guidi trépassés. Tous se présentèrent à la malheureuse Annunziata avec leur mine hâve et cadavéreuse. Des larmes brûlantes sortirent de leurs yeux éteints. Ils tendirent, en suppliant, leurs bras décharnés, vers la jeune fille, et semblèrent lui reprocher sa cruauté envers eux. Ce fut par l’effet d’une force surhumaine que la signorina contempla sans expirer cet effrayant spectacle ; mais l’usage de ses sens l’abandonna complètement lorsque, tournant la tête, elle reconnut… sa mère…, sa mère chérie, dont elle avait tant pleuré la mort.

Quand Annunziata revint à elle, elle se trouva dans son lit au milieu de ses sœurs, qui toutes fondaient en larmes. Bientôt deux hommes se précipitèrent au milieu du groupe désolé, le comte Guidi et Luigi Doria ; ils lui prodiguèrent tous les témoignages de l’affection la plus vive, et ne se calmèrent qu’en voyant que l’objet de leur sollicitude avait repris connaissance : elle leur demanda, avec le cœur brisé, des nouvelles de son jeune frère.

« Il vit encore, lui fut-il répondu ; mais il doit s’attendre, à chaque instant, à subir notre cruelle destinée. »

Et le comte Guidi, rassuré sur sa fille, se livra de nouveau pour son fils à toutes les angoisses de la douleur d’un cœur paternel.

Il y avait quelque chose de solennel et d’effrayant dans tout ce qui se passait, cette nuit, au château de Guidi. Les cloches de la chapelle et celles du monastère voisin sonnaient avec fracas l’agonie du jeune Alberto.

Lui, plein de vie, voyait la mort prête à le saisir, sans savoir sous quel aspect elle lui apparaîtrait. Toutes les chimères qu’il s’était plu tant de fois à créer s’envolaient en quelque sorte une à une, et ne laissaient derrière elles qu’un abîme menaçant qui déjà s’ouvrait pour l’engloutir. Ses beaux yeux perdaient insensiblement leur éclat ; ses joues si brillantes devenaient ternes : c’était comme un essai de décomposition que la mort faisait sur ce jeune et bel adolescent.

Une bouche indiscrète vint révéler l’état du jeune Guidi à Annunziata ; elle demanda deux fois à voir son frère ; mais, craignant les tristes conséquences qui pouvaient en résulter pour sa vive sensibilité, on s’opposa à son désir. On lui dit que son père pouvait se tromper dans son pronostic, qu’il était possible d’ailleurs que Dieu se laissât fléchir par les prières qui allaient être faites dans tous les monastères d’Italie, qu’on ne quitterait plus le jeune Guidi, et qu’au moyen de cette vigilance on détournerait de lui les dangers qui le menaçaient.

Mais rien ne pouvait tranquilliser la signorina, et dans son angoisse elle forma le désir de revoir la comtesse Ottavia… Aussitôt les personnes qui l’entouraient furent plongées subitement dans un profond sommeil ; puis elle entendit, du côté de la porte, le frottement d’une robe de velours qui lui annonça que son vœu allait être satisfait ; en effet, elle vit s’avancer lentement le fantôme qui, s’arrêtant devant son lit, lui dit d’une voix sépulcrale :

« Que me veux-tu ?

— Hélas je l’ignore moi-même, » répondit la jeune fille en frissonnant.

« Cependant tu as souhaité ma présence.

— Au nom du ciel, sauvez mon pauvre frère !

— Tu sais que toi seule peux le sauver.

— Mais je me dévouerai aux flammes éternelles…

— Tu délivreras tous les tiens.

— Songez à la grandeur du sacrifice ; quoi ! vous voulez que je consente à me séparer éternellement dans l’autre monde de ceux que j’ai tant aimés dans celui-ci !

— Demain tu pourras faire entendre tes plaintes sur le cercueil de ton frère !… »

Et la vision s’approchait… Annunziata, cédant à une sorte de délire causé par les dernières paroles de la comtesse Ottavia, conçut un instant la résolution de consommer le sacrifice qui lui était imposé ; cependant elle frémit en pensant à la barrière éternelle qu’elle allait mettre entre elle et Dieu ; elle tâcha de le fléchir par ses prières ; mais rien ne put calmer ses souffrances.

Dans ce moment, un profond soupir, poussé près de son lit, la fit tressaillir de nouveau. Il y avait dans cette plainte inarticulée quelque chose qui n’appartenait pas à la terre. Ses yeux se portèrent alors vers un grand miroir de Venise, placé entre deux croisées faisant face à son lit, et elle vit l’ombre de sa mère, qui paraissait plongée dans une profonde affliction ; puis, s’avançant vers elle :

« Ma fille ! lui dit-elle, je souffre…, et ton frère va mourir !…

— Et moi, répondit Annunziata d’une voix faible, dois-je donc me condamner à des tourments éternels ?

— Je souffre, répéta le fantôme, et ton frère va mourir !…

— S’il faut donner ma vie pour vous sauver tous, je vous l’abandonne avec joie ; mais dois-je disposer de mon âme ?…

— Je souffre, et ton frère va mourir, » dit une troisième fois le fantôme, et il disparut…

Au même instant, la porte s’ouvrit, et le vieux comte Guidi entra. Sa physionomie était empreinte d’un sombre désespoir ; il s’approcha du lit de sa fille, d’une main lui montrant ses femmes endormies, et de l’autre lui fit signe de le suivre.

La vierge obéit, malgré sa faiblesse ; elle jeta sur elle une mante fourrée d’hermine ; puis elle accompagna son père, qui lui saisit le bras en silence, et la conduisit dans la grande salle éclairée de plusieurs torches en cire blanche.

« Annunziata, lui dit-il lorsqu’ils furent arrivés, une affreuse malédiction pèse sur nous !… il serait temps d’y mettre un terme. »

Annunziata trembla, et ne répondit rien.

« Il est un moyen de sauver notre famille, poursuivit le comte d’une voix creuse ; mais ce moyen est terrible !…

— Vous le connaissez donc, mon père ? » s’écria Annunziata prête à défaillir.

« Oui, mon enfant… Mais ta question m’a été faite avec une inflexion de voix si particulière… Saurais-tu ?…

— Je sais que nous sommes tous bien punis d’une faute que nous n’avons pas commise.

— La postérité d’Adam est encore sous le poids de la haine, répondit le comte tristement, et ce qui a lieu sur toute l’étendue du globe pour la descendance de l’aïeul commun peut bien être reporté pour les membres d’une maison particulière ; mais as-tu appris comme moi à quel prix nous pouvons racheter les nôtres ? »

Le silence de la signorina, son trouble firent deviner au comté qu’il n’avait rien à lui apprendre.

« Je vois, ma fille, que cette fatale révélation t’a aussi été faite. Qu’en penses-tu ?…

— Ah ! pourquoi Dieu nous poursuit-il avec tant de rigueur ?…

— Le murmure est une offense. Il y a dix ans que, dans cette même salle, je fus instruit d’un secret qui depuis dévore mon cœur. C’était pendant une nuit d’orage ; la foudre grondait dans les airs, des torrents de pluie frappaient les murs de ce vaste édifice, et les sifflements de l’aquilon se mêlaient aux roulements du tonnerre. Je me levai et vins ici promener mon inquiétude. J’y étais depuis quelques instants, lorsqu’à la clarté de plusieurs éclairs successifs je vis le portrait de mon quadrisaïeul, de Jeromino Guidi, se détacher de son cadre, et s’approcher de moi. J’ai couru de grands dangers sur les champs de bataille, j’ai parcouru les mers sur de légers esquifs lorsque les vagues en fureur se croisaient sur ma tête ; cependant j’étais calme et impassible, tandis que, dans cette circonstance, mon sang se glaça, mes cheveux se hérissèrent… ; j’eus peur !…

» Le spectre me regardait fixement ; l’époux de la comtesse Ottavia Guidi me dit que je pouvais, au prix de ma damnation éternelle, délivrer les membres de cette maison, morts, vivants, et à naître. Je repoussai cette proposition avec horreur !… Vous étiez encore si jeune, que je pouvais espérer terminer mes jours avant vous… Votre mère périt écrasée par un arbre du parc… Aujourd’hui Alberto va la suivre… ; et moi…, moi son père, je puis le sauver… Écoutez, Annunziata, écoutez la terrible résolution de l’auteur de vos jours ; c’est sans doute le plus grand sacrifice de l’amour paternel. Je vais vendre mon âme au démon pour vous racheter tous… J’aurais dû le faire sans rien dire ; mais cet effort est au dessus de mes forces ; il faut que j’emporte la triste consolation que mes descendants apprécieront l’étendue de ce sacrifice ; qu’ils m’en récompenseront par leurs regrets… Adieu, ma fille ! vous ne verrez pas votre père dans le ciel !…»

Le comte Guidi se tut, son émotion l’empêchant de continuer : Annunziata, en proie à une cruelle angoisse, ne pouvait retenir ses sanglots. Le dessein de son père achevant de la désespérer, elle se disait que souffrir qu’il l’accomplît serait se rendre coupable d’un parricide sans exemple ; aussi elle s’écria avec force :

— Non, mon père, non, vous ne vous immolerez pas pour votre maison… ; c’est à moi qu’est réservée cette tâche !…

— Vous, ma fille ! si jeune, si belle, si vertueuse ; vous qui devez goûter sans remords toutes les douceurs de la vie, ah ! jamais je n’y consentirai ; il est dans l’ordre qu’un père se sacrifie pour ses enfants.

— Et pourquoi les enfants ne lui envieraient-ils pas ce privilège ? pourquoi, dans une cruelle circonstance, ne lui rendraient-ils pas plus qu’ils n’ont reçu ? Ah ! permettez que je me dévoue pour notre malheureuse famille, que j’assure à ceux qui ne sont plus la paix des tombeaux, et aux autres la félicité sur cette terre. »

Cette lutte généreuse entre le père et la fille continua encore quelque temps.

Cependant la cloche de la chapelle retentit de sons prolongés ; plusieurs personnes entrèrent pour dire au comte Guidi que le jeune Alberto, plongé dans un horrible délire, avait voulu se donner la mort. Cette nouvelle augmenta encore sa résolution de sauver son fils ; mais, tandis qu’il se dispose à consommer l’acte sacrilége, Annunziata s’avance vers le portrait de la comtesse Ottavia, et lui demande la formule du pacte qu’elle doit prononcer.

Des rires sataniques se font entendre ; un ouragan impétueux ébranle dans ses fondements le château des Guidi ; tous les assistants voient distinctement se dessiner sur les murailles l’ombre d’un corps colossal ; il déploie de vastes ailes, son front est armé de cornes aiguës, et sa queue, terminée par un triple dard, s’agite et se redresse ; c’est Lucifer… Il attache sur sa proie un œil étincelant… La jeune fille, décidée à consommer son horrible sacrifice, ne tremble point devant : la redoutable apparition ; elle va prononcer l’arrêt qui la condamne aux flammes éternelles ; elle est perdue… Mais, ô prodige !… le portrait de la comtesse Ottavia resplendit soudain d’une lumière céleste ; il n’offre plus les traits d’une mortelle, mais ceux de la mère de Dieu, de la reine des anges, environnée de toute sa cour ; elle sourit à la courageuse Annunziata, et lui dit :

« Tu as soutenu la plus cruelle épreuve qui puisse être imposée à l’humanité ; ta piété filiale a été au delà de ce qu’on peut attendre sur la terre : reçois-en la récompense !… La malédiction des tiens est levée, ton frère prolongera sa carrière, et toi tu jouiras du bonheur qui est dû à ton dévouement !!!… »

Ici se termine, le manuscrit d’où l’on a extrait cette anecdote : des recherches faites en Italie et sur les lieux ont appris que, depuis cette dernière aventure, la famille des Guidi a prospéré jusqu’à nos jours.