Souvenirs d’un fantôme/La Dame de nuit

C. Le Clère (tome 1p. 115-121).

La Dame de nuit.


Le jeune comte de Maurand avait soupé dans Toulouse, sa patrie, en partie de plaisir avec ses amis. Le vin échauffa sa tête, et dans un transport frénétique il s’écria : « Que n’avons-nous une femme ici ! fût-elle l’épouse de Satan en personne, j’en passerais ma fantaisie. »

Minuit sonna, c’était l’heure où chacun rentrait chez soi. Le comte de Maurand et deux de ses amis, qui logeaient dans le même quartier (la rue des Nobles), quittèrent la compagnie qui restait encore attablée dans la rue Gourmande, et prirent le chemin de leur quartier ; comme ils traversaient la Pierre (marché principal de Toulouse), ils virent devant eux une femme que précédait une manière de page qui portait à la main un falot. Le comte de Maurand, laissant en arrière ses deux camarades, pressa le pas et vint rejoindre cette créature qui semblait chercher une bonne fortune. Elle était jolie, brune, blanche et gracieuse. Son corps était charmant. Une robe de soie jaune, un mantelet de taffetas gris brodé d’un point d’Argentan, un manchon de marte, formaient sa parure. M. de Maurand, s’approchant d’elle, s’écria sur le danger que courait une aussi jolie femme à pareille heure dans les rues de Toulouse. Elle répondit en minaudant, la conversation s’engagea ; l’étrangère, après plusieurs simagrées, finit par accepter la main du comte qui, disait-il, voulait la ramener chez elle.

Ils traversèrent une grande partie de la ville, et arrivèrent, par plusieurs rues détournées, jusqu’à la rue de Las Crose, alors presque entièrement inhabitée, et où l’on trouvait des champs labourés.

Là, s’élevait une petite maison qui paraissait nouvellement bâtie. Le page ouvrit la porte, et à l’instant où la dame et le comte allaient la franchir, les deux amis de celui-ci, pressant le pas, arrivèrent. Le comte de Maurand demanda à la belle étrangère la permission de lui présenter ses camarades : elle les accueillit gracieusement, et tous ensemble pénétrèrent dans une salle basse assez proprement décorée de tapisseries et d’un meuble complet de damas jaune.

Il commençait à faire froid ; le page alluma un grand feu. La dame, après avoir quelque temps soutenu la conversation, passa dans sa chambre, qui était voisine, afin, dit-elle, de quitter sa parure de ville. Le comte, rempli d’audace, s’y rendit peu après, en ayant soin de fermer la porte. Cette pièce, encore, était toute jaune : M. de Maurand en fit la remarque et s’en étonna ; mais s’étant aperçu que la maîtresse du lieu était brune, il comprit le choix de la couleur générale.

La dame se récria d’abord sur son insolence ; il commença par demander pardon, et puis osa manquer de respect à l’inconnue. La résistance fut assez longue ; mais comme il était pétulant et prodigieusement fort, il triompha d’une femme faible et délicate.

Après de longs moments pendant lesquels il avait cru être heureux, il se mit à solliciter, pour ses amis, les faveurs qu’il avait obtenues. Ici, nouveaux combats, nouvelles résistances de la part de la dame, et, de la sienne, autre victoire. Il obtint le consentement qu’il désirait, s’en alla au salon les instruire de leur bonne fortune, et, successivement, chacun s’en revint visiter cette dame qui paraissait de si bonne volonté.

On finit par la ramener dans le salon, et on parla de souper. « Je le veux bien, dit-elle, et quoique vous m’ayez prise au dépourvu, je me charge de vous faire faire une chère telle que jamais vous n’en avez eu l’idée ; mais, poursuivit-elle, avant de nous mettre à table, à qui croyez-vous avoir eu affaire ?

— À une femme charmante, s’écrièrent-ils tous trois, à un ange de douceur, de bonté et de complaisance.

— Vous vous trompez, répondit-elle froidement, c’est avec la charogne d’une voleuse pendue il y a trois semaines.

— Oh ! s’écrièrent-ils ensemble, quelle horrible plaisanterie !

— C’est la vérité tout entière, reprit-elle avec encore plus de calme ; et vous en convaincre sera facile. » En disant ces mots, elle troussa sa cotte par dessus sa tête, en laissant son corps à nu. C’était un épouvantable mélange de chairs affreusement dévorées par les vers et les oiseaux de proie, et dont l’odeur infecte se répandait à l’entour.

Au même instant, la maison disparut. Les trois gentilshommes, frappés de mort, furent rencontrés, une heure et demie après, par la patrouille du guet, qui les trouva couchés dans un cloaque, où deux avaient déjà perdu la vie. Le comte de Maurand, qui respirait encore, put raconter ce qui s’était passé, et, avant le lever de l’aube, lui-même avait cessé de vivre.