Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Molière et le masque de fer/I


MOLIÈRE ET LE MASQUE DE FER



I

LE VRAI MOLIÈRE


Depuis le 23 avril 1616, qui est la date, d’ailleurs incertaine, de la mort de William Shakespeare, pas une année ne s’est écoulée sans renouveler la controverse dont l’existence, ou au moins l’individualité du poète est encore aujourd’hui le thème logomachique et alibiforain.

Pour mon compte je verserai gaiement à croire que l’homme n’a jamais eu lieu, et nulle part, même sous forme de pseudonyme, et j’aimerais passionnément à penser qu’Hamlet, pour ne parler que de cet ouvrage, s’est fait tout seul par ce phénomène de génération spontanée bien connu aux siècles de foi sous le nom de : opération du Saint-Esprit. Ce n’est pas qu’il y ait à cela grande apparence, non, mais la science s’apaiserait et ce Shakespeare du diable ne reviendrait plus, la nuit, s’accroupir sur l’estomac des pauvres auteurs dramatiques tantôt en Roger Bacon, tantôt en lord Rutland ou sous tout autre forme tympanisante. Le voulez-vous, dites, le voulez-vous que Shakespeare n’ait jamais existé ? Si vous saviez comme cela soulage de le croire.

Théodore de Banville, qui était un sage et dans toute la force du terme antique, avait trouvé une façon admirable de se débarrasser de l’obsession triséculaire du grand gêneur d’outre-Manche. — Cher ami, l’identité de Shakespeare ne saurait être douteuse. Comme Balzac, il était tourangeau et pour les mêmes raisons ! Il émigra en Angleterre parce qu’il ne pouvait pas faire jouer ses pièces à Paris. Du reste, c’est bien simple, mâchez-vous l’anglais ? Si vous le mâchez, prononcez : Jacques-Pierre comme on fait à Londres, vous avez : Shakespeare. Il y a encore des quantités de Jacques-Pierre en Touraine, et la Loire en déborde, mais on les prononce autrement, voilà tout.

Ce fut sous l’éclair de cette démonstration fulgurante que la pensée me vint d’établir par la même méthode la véritable identité de M. Scribe pour laquelle je trouvais que la France était froide. Je ne sais quel instinct me poussait à y débrouiller une incarnation de M. Thiers, son inquiétant contemporain. Je m’entourai de preuves sans documents et de documents sans preuves et je portai au Figaro la révélation scientifique, de ce vichnoutisme dont un chartiste m’eût envié la logique rigoureuse. Je dois dire que l’effet de ce « Caliban » fut déplorable. Gaston Calmette, qui venait de prendre la direction de l’organe, pliait sous l’avalanche de plaintes dont quelques-unes posaient le dilemme du désabonnement ou de ma suppression collaboratoire. — Vous m’arrachez toute la bourgeoisie, me disait-il ; et ce parti auquel M. Thiers a donné son nom, plus l’h des tours de Notre-Dame. — Quoi ? — Eh bien oui, le T (h) iers État. Rétractez-vous, je vous en prie.

Me rétracter, je ne le pouvais pas, d’abord parce que ma conviction était absolue — Thiers ne pouvait être que le Roger Bacon de Scribe et Scribe que le Shakespeare de Thiers, de toute éternité — et ensuite parce que je jouais, au désaveu, le crédit considérable que j’avais acquis dans cet ordre de recherches, et cela au Figaro même pendant une précédente gérance, sous mon pseudonyme… j’allais dire : shakespearien. Il m’avait été donné en effet de découvrir dans mes papiers de famille que le Masque de fer n’était autre que… Molière, et cette fois-là, non seulement les abonnés mais tout le monde savant avait marché.

Il marche encore.

La thèse, reprise gravement par un professeur d’Orléans, en proie aux congestions de province, a fait, comme on dit, des petits qui ont grimpé aux académies et poussent aujourd’hui sous les dômes les coassements de l’érudition à l’allemande. Ce par où ma fierté le dispute à ma joie, ai-je besoin de vous le dire ? Avec mon Molière-Masque de fer je fais la pige, ce me semble, au docteur belge qui lance son lord Rutland dans les jambes du vieux Will. Ça te la coupe, cadet brabançon !

Il n’est guère probable que quelque lecteur ait gardé le souvenir de l’article — « irréfutable » disait si drôlement Francis Magnard — qui lança cette identification calibanesque où se sont englués jusqu’à des moliéristes de profession. On le retrouverait cependant dans un recueil de chroniques, préfacé par Alexandre Dumas fils, et édité chez Lemerre, en 1887, sous le titre de Le Livre de Caliban, si ce recueil n’était devenu lui-même une rareté bibliophilique. Je vous en éviterai la recherche sur les quais en ces temps froids et féconds en bronchites par une ou deux citations congrues.

Mon quintisaïeul, celui-là même dont il est question dans Le Festin Ridicule de Boileau :

Et mieux que Bergerat l’appétit l’assaisonne,
était un maître queux éminent du grand siècle et quelque chose comme le Magny du temps. Il en régalait les poètes illustres. Racine, Despréaux, La Fontaine et Molière, et il avait, pour eux, le vendredi, des maigres prodigieux, qui eussent réconcilié l’aigle de Meaux avec le cygne de Cambrai. Mais en sus il prenait des notes et il a laissé des Mémoires dont je possède l’inestimable manuscrit.

« Ce n’est un secret pour personne, y écrit-il, que Molière n’est pas l’auteur des comédies représentées sous son nom. Non seulement le pauvre garçon était incapable de les jouer proprement, mais je doute qu’il fût en mesure même de les signer de son nom. Personne, du reste, ne peut se targuer d’avoir vu de son écriture. Je tiens de ce joyeux M. Chapelle, à qui par parenthèses on doit Les Plaideurs de Racine, que, lorsque le tapissier a besoin, pour sa charge, de parler au Roy, il trace une croix sur le carreau de la chambre du monarque, qui fait mettre aussitôt un couvert de plus à déjeuner. Molière entre, et ils s’enferment. C’est Mme de Maintenon qui garde la porte. On a remarqué que ces déjeuners coïncident toujours avec le besoin que Molière a d’une pièce nouvelle pour son théâtre et sa troupe et qu’il sort du déjeuner avec un rouleau sous le bras. »

Et vingt-deux pages plus loin, dans le manuscrit de mon ancêtre : — « On s’étonne partout, à la Cour comme à la Ville, du privilège théâtral dont le Roy a investi son valet de chambre illettré, le sieur Poquelin dit Molière, mais surtout de l’ordre qu’il a donné de représenter L’Imposteur, aux grands cris de l’archevêque de Paris qui, d’ailleurs, ne connaît pas la pièce et n’a pas à la connaître. Voici ce que je sais à ce sujet. Je faisais un extra à Versailles et j’y surveillais le service dans l’antichambre. Attentif au moindre bruit de la voix sonore de Sa Majesté, je ne tardai pas à m’assurer qu’Elle déclamait des vers. Quand ce fut fini, j’entendis distinctement ladite voix bien connue s’écrier sur un ton un peu despotique peut-être : — Or, sus, monsieur de Molière, mon peuple dira-t-il que j’ai eu tort de supprimer un pareil poète dramatique et de le jeter dans les oubliettes de la Bastille ? — Non, sire, susurra la marquise, votre bien-aimé peuple ne dira pas cela. Un pareil génie tourne à la concurrence déloyale. Il découragerait tous ses contemporains, et votre siècle serait flambé dans l’histoire. — Et Molière apparut, un énorme cahier sous l’aisselle.

« Or, c’était précisément le temps où le Masque de fer venait d’être enfermé à la Bastille, et, le Masque de fer, c’est le frère du Roy, il n’y a là-dessus qu’une faible controverse. Du reste, huit jours après, nous avions le Tartuffe. Dira-t-on que je l’invente ? »

La première fois que je lus ce passage, si explicite déjà pour qui sait lire entre les lignes, des Mémoires de mon quintisaïeul, je fermai le manuscrit avec épouvante. Quel secret impossible était-ce là, comment imaginer que Molière n’eût existé qu’à titre de valet de chambre et que pour le reste tout en revînt au personnage mystérieux dont l’énigme est un des casse-têtes ténébreux de nos annales ? Vraiment les maîtres de l’esprit humain n’avaient pas de chance, depuis Homère qui, au lieu d’être un, était plusieurs, en passant par Shakespeare, vague palefrenier inconsistant, jusqu’au fondateur de la Comédie-Française dont l’institution devenait ainsi une blague immense ? Qui est-ce qui les faisait en ce monde, les chefs-d’œuvre consacrés et perdurables devant lesquels on s’agenouille de génération en génération et surtout pourquoi les Jacques-Pierre qui les faisaient se cachaient-ils de la postérité sous des loups de velours ou de fer où l’on ne voyait plus que leurs bouts du nez impersonnels ?

Et pendant quelque temps je fus très malheureux. La science me gagnait. En mes insomnies je rêvais que je dépeçais la gloire. D’ailleurs je ne comprenais pas très bien quel intérêt avait eu Louis XIV à interner si cruellement son frère pour cause de transcendance littéraire, ni le rôle que Molière jouait dans cet imbroglio. Les Mémoires du maître queux ne devaient pas laisser de m’en instruire. Voici :

« Hier, dans les fosses de la Bastille, on a recueilli un document étrange. C’est un plat d’argent sur lequel étaient gravés au couteau douze alexandrins d’une pièce intitulée : Alceste ou le Misanthrope. Le nombre de pieds voulu y était. Est-ce que le Masque de fer en aurait assez de l’anonyme ? Chercherait-il à divulguer la raison véritable du traitement qu’il endure et qui serait ainsi celle de ses talents ? Le gouverneur a cru bon de porter tout de suite ce plat à M. de Louvois, qui, à sa vue, est entré, comme à l’habitude, en une colère épouvantable, parce que le manuscrit du chef-d’œuvre avait été remis, le matin même, à déjeuner, par le roi, à ce malheureux sot de Molière. M. de Louvois a immédiatement mandé M. de Colbert qui est accouru presque sans passer ses culottes, et est resté navré en reconnaissant l’écriture. — Il faut l’envoyer à Pignerol, a dit le ministre des armées. — Et supprimer Molière, témoin gênant, a ajouté celui de l’intérieur. Quant aux douze alexandrins, il suffira de les couper à la représentation. — Quel dommage pourtant, a repris M. de Louvois, ils sont les seuls amusants de la pièce. — Oui, mais la raison d’État l’exige. »

Et ici une note marginale devant laquelle tous les doutes s’écroulent en tas.

« Au dernier vendredi, qui d’ailleurs était un treize, M. Racine, historiographe du roi, s’est, assez imprudemment du reste, déboutonné. Il est vrai que ces messieurs venaient d’apprendre la mort étrange de Molière qui, depuis, ne nous a plus donné aucun ouvrage. Pressé par M. Despréaux de révéler ce qu’il savait sur l’aventure des fossés de la Bastille, il a fait tirer les portes et, à voix basse, il a conté qu’il y avait autre chose que les douze vers du plat d’argent. — Qu’est-ce qu’il y avait ? a demandé M. de La Fontaine, un peu émerillonné par le vin d’Arbois qui est le meilleur de ma cave. — Eh bien, voici. Il y avait deux lignes de prose. — Lesquelles ? — Moi aussi, je suis le fils d’Anne d’Autriche, mais mon frère est jaloux, parce que si son père, à lui, est Louis XIII, le mien, à moi, est le cardinal de Richelieu, qui a fondé l’Académie. »

Telle est la vérité vraie sur Molière.