Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Le capitaine Fracasse/II


II

UNE LETTRE RETROUVÉE


Docile au sat prata biberunt du poète, je voulais mettre fin au récit des mésaventures de ce pauvre Capitaine Fracasse dont la matagrabolisation n’a pas duré moins de son quart de siècle, puisqu’elle dure encore. Mais il semble écrit dans le grimoire astral de ma destinée que je ne doive jamais échapper au joyeux corbeau, never more, qui m’en croasse la légende. C’est ainsi que, de son vieux bec persécuteur, il vient encore de piquer dans ma collection d’autographes, qui est très belle, une lettre dont je n’avais pas le moindre souvenir et qui ne laisse pas d’être intéressante par sa signature d’abord, et ensuite pour le document qu’elle apporte à l’historiographie théâtrale. On y mesurera où s’étend au juste et où se borne la puissance mécénique de la République sur les institutions littéraires transmises par la monarchie, et qui en attendent le retour, du moins ce semble.

Il faut vous dire que, en dépit du « piston » d’Alexandre Dumas, de José-Maria de Heredia et de Ludovic Halévy, tous trois quarantiformes, Le Capitaine Fracasse, lu au comité, le mercredi 19 juin 1889, y avait été refusé presque à l’unanimité. C’est du moins ce qui est établi par une note de l’excellent Monval que je prends au bec de mon corbeau. Sept votants, six boules noires et une rouge. La rouge était certainement d’Edmond Got, vous saurez pourquoi tout à l’heure.

Cette retoquade violente, dont le nom même de Théophile Gautier n’avait pas édulcoré la sentence, ne m’avait pas troublé outre mesure parce que j’en savais la vraie raison, qui était la dépense des frais de la pièce. Mais j’avais encore pour m’en consoler le doux souvenir d’un précédent où se rattachaient mes espérances. En 1886 en effet, le 16 juin, dit Monval, le même comité m’avait blackboulé — sept noires — une comédie intitulée : La Maison du Bonheur, que le 17 mai 1888, soit deux ans après, l’identique aréopage me recevait à l’unanimité — sept blanches — sous le titre de : La Jeune Fille, sans la reconnaître. Elle s’appela d’ailleurs : Le Premier Baiser sur l’affiche. J’avais donc lieu de compter pour le Fracasse sur la même palinodie ou si l’on veut, sur ce retour des choses qui, en art comme en tout le reste, est la bonne clef de sapience. J’avais donc avalé mes six boules noires, plus la rouge, mais elles me restaient sur l’estomac tout de même, celle surtout du camarade Jules Claretie, qui, étant de la partie, aurait pu m’en dorer la pilule.

Sur ces entrefaites il advint que Léon Bourgeois prit le sceptre de la rue de Grenelle. Je ne le connaissais point du tout et ne savais de lui que ce qu’en contaient ses labadens de l’Université, soit sa haute culture et ses goûts d’artiste. Il venait d’ailleurs d’en témoigner en imposant délibérément à la Comédie-Française cette admirable La Parisienne, d’Henry Becque, rebutée par elle et reconduite elle aussi à coups de boules d’ébène. Cette intervention ministérielle avait eu dans les Lettres un retentissement considérable. Depuis Louis XIV de moliéresque mémoire, c’était la première fois que le pouvoir venait en aide à un écrivain étouffé par l’arbitraire. L’idée me vint de recourir à mon tour à ce trancheur de nœuds gordiens et d’obtenir sous son égide la revision du jugement sommaire et sans phrases dont la raideur même signait l’iniquité. On sait, en effet, que nulle séance à huis clos de conseil vénitien n’est plus comiquement rébarbative que cette réunion de juges sans mandat des Muses, et muets, qui décident à vue de nez de la littérature d’État en France. Mais j’en ai tant dit et tant écrit là-dessus que j’y ai épuisé mon rire et mes peines.

Le ministre me demanda communication de l’ouvrage, dont il connaissait le martyrologe odéonien, et il se fit fort de renouveler pour lui son exploit de La Parisienne. Hélas, et cette fois, il jeta vainement son portefeuille dans la balance. Caliban avait trop blagué l’Édit.

delcabinet du ministre
de l’instruction publique
de let des beaux-arts

« Ragatz, le 11 août 1891.
« Mon cher maître,

« Le temps m’a manqué, matériellement, pour vous écrire avant mon départ de Paris et sans doute connaissez-vous déjà depuis plusieurs jours, par M. Claretie, le mauvais résultat de mon entrevue avec lui.

« Je m’en veux deux fois de vous écrire une lettre si tardive et si fâcheuse. Mais toutes mes réflexions, depuis cette entrevue, n’ont pu changer mon sentiment ; nous sommes dans une impasse.

« M. Claretie croit impossible de saisir à nouveau le comité avec la moindre chance favorable. De quelque façon, sous quelque forme que la question soit posée, l’échec est certain. Ce n’est pas par une question de procédure ; ce n’est pas parce que la pièce a été refusée l’an dernier et parce qu’on ne voudrait pas sembler se déjuger ; c’est, m’affirme-t-il, parce qu’au fond, l’opinion des membres du Comité est restée la même et qu’ils ne croient pas au succès.

« Devant cette déclaration très nette et très loyale, je ne pouvais plus insister utilement. Je puis lever des difficultés de forme, dispenser de l’application d’un règlement, insister pour qu’on ne se croie pas tenu par une tradition, mais je ne peux pas me substituer à l’administrateur responsable et aux artistes pour juger au fond l’œuvre elle-même et leur imposer mon opinion.

« Vous le voyez, c’est une impasse, et j’ai dû me borner à recueillir et à retenir cette déclaration très précise de M. Claretie : qu’il reste, plus que jamais, prêt à accueillir de vous une pièce nouvelle et qu’il l’attend.

« Il est tout à fait inutile, mon cher maître, que je vous dise que j’ai personnellement gardé mon sentiment ; que j’ai, dans ce voyage, tenu à lire, une fois de plus Le Capitaine Fracasse, et que je crois toujours les aventures de Sigognac et d’Isabelle assez « romanesques » et assez « dramatiques » pour retenir ceux-là mêmes qui prisent le plus les belles rimes et les beaux couplets.

« Toutes mes opinions là-dessus vous seraient nourriture creuse puisque je n’ai pas droit de vote au comité. Laissez-les donc, mais retenez du moins ces quatre mots très sincères : « Votre caractère et votre talent m’inspirent une sympathie très vive et je voudrais bien trouver une occasion prochaine de prendre ma revanche avec vous. »

« Léon Bourgeois. »

Ce qui me faisait croire que la boule rouge était de la bouteille à billes d’Edmond Got, et je veux le croire encore, c’est qu’à la prière du grand comédien, j’étais allé lui lire un matin la pièce dans son ermitage du hameau de Boulainvilliers, à Auteuil, et qu’il en avait paru si satisfait qu’il m’en avait gardé à déjeuner. Or le cas était prodigieux et peut-être unique dans les fastes du théâtre. Personne n’a jamais pu se vanter sous le soleil, le lustre ou la lune, de s’être assis, même sur une fesse, à la table de l’illustre Giboyer, d’avoir manié son ruoltz et bu du vin de son cellier, sauf le mortel qui écrit ces lignes, et arbore ce privilège. Émile Augier lui-même, à qui pourtant il devait le meilleur de sa gloire, ne prolongeait jamais ses visites matinales au delà de l’heure où l’on mange. Dès qu’il sentait l’odeur de l’omelette dans la villa suburbaine, il prenait son chapeau et sa canne et il filait à l’anglaise. On ne déjeunait pas chez Got.

La vérité est qu’il n’y déjeunait pas lui-même, étant d’une sobriété ascétique et n’accordant aucune importance aux contingences de la réparation de dessous le nez. Je suis donc obligé de croire que la lecture du Fracasse l’avait du moins troublé dans ses habitudes, puisqu’elle fit sortir un amphitryon du cénobite. Il restait un tableau de la pièce à connaître quand la pendule sonna la méridienne, et je me levai, comme Émile Augier, pour prendre congé.

— Où allez-vous donc ?

— Casser une croûte, et vous laisser casser la vôtre.

Got fit deux ou trois fois le tour de son cabinet, feuilleta le manuscrit et héla sa bonne dans l’escalier.

— Qu’est-ce qu’il y a ce matin pour le repas ?

— Comme à l’ordinaire.

— Mettez deux couverts et allez prendre quelque chose, n’importe quoi, chez le charcutier. En attendant, finissons la lecture.

J’ai fait de cruels repas dans ma vie et j’ai connu les balthazars à neuf sous qui sont le triomphe de la philanthropie et le dernier cri de la misère, mais le rond de veau piqué, les six radis sans beurre, la lèche de vieux gruyère, et pour vin, le verre d’eau trempé de trois-six, du menu du doyen, quel souvenir ! J’en ai encore le vertige à l’estomac, et cependant, vous dis-je, je suis le seul homme dont l’histoire pourra dire : Il déjeuna chez Edmond Got.

J’allais omettre de vous conter que pendant cette partie de famine, le contentement extraordinaire dont elle témoignait, s’exprima plus spécialement encore par une requête.

— Fondez-moi en un seul les deux rôles d’Hérode et de Scapin, et lisez au comité sans crainte, je serai là.

Il y était en effet, et c’est pourquoi je jure que la boule rouge était la sienne. Il ne m’infligea qu’une « correction ». Mais quelle drôle d’institution que celle dont je vous parle ! Il paraît que l’Europe nous la jalouse.