Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4/Journalisme/III


III


Il n’est pas que de temps en temps d’aimables curieux, et même des grincheux, me demandent de les informer directement sur mes multiples collaborations aux journaux de Paris, ou de province depuis que je rame en galère, vieux forçat de la copie. À mon vif regret, comme à mon propre étonnement, il me reste impossible de les documenter, car sur ce point ma mémoire fait défaut. Tout ce que je puis leur en dire et répondre, c’est que, depuis l’an du Christ 1865, il n’est pas de périodique, soit disparu, soit régnant encore, où je n’aie versé du jus de cervelle, et par quoi je me réclame du titre d’honnête homme de lettres. Pour le reste, soyez-en sûr, nul moins que moi ne s’en fait accroire. Un seul bon sonnet m’eût valu plus de gloire, fût-ce celui d’Arvers, qui d’ailleurs est mauvais, si ceux de Soulary et d’Heredia sont bons.

La dominante littéraire du dix-neuvième siècle et jusqu’à présent du vingtième aussi, s’est exprimée par le journal, beaucoup plus, à mon sens, que par le roman et même le théâtre. Seule peut-être la poésie, grâce à ses individualités hors pair, pèse davantage à l’actif intellectuel de l’Âge de platine. Il en devait être fatalement ainsi, et non autrement, à une époque emportée par la science à tous les vertiges du carpe diem. La vie au jour le jour rend en verbe : le journal ; son nom même en fait foi. Nos écrivains l’ont tous compris et l’on n’en citerait pas trois, parmi les prosateurs s’entend, qui ne soient entrés délibérément dans l’attelage moderne du char des Muses. Comme on a dit de ceux qui s’entreprennent au type de Don Juan, ils en sont sortis plus grands et vêtus de bronze, propres à toutes les courses du stade. Il n’y a à excepter, je le répète, que les lyriques essentiels à qui la nature elle-même interdit le repos de l’essor et la pose sur les réalités contingentes. Encore le mieux ailé d’entre eux, l’oiseau Rock, a-t-il au moins rasé parfois la terre et mouillé ses pattes au torrent. Victor Hugo a écrit des articles, et voilà qui suffit, je pense, à sacrer le journalisme.

Du reste, l’un des prix dont il paye les efforts qu’on lui consacre, est celui auquel un homme fier attache le plus d’importance, — c’est l’indépendance. Ce bénéfice nous change un peu, avec ou sans jeu de mots, des autres, soit de ces prébendes de servitudes du vieux système où, pour le pain, on laisse sa dignité civique dans les offices des mécènes. La plume aujourd’hui est un outil social et tenu pour tel en démocratie, elle nourrit son ouvrier par le travail et affranchit son homme par le métier. Personne ne le nie plus, pas même l’Académie des Quarante, qui ouvre son giron cardinalesque au nouveau venu de l’Écriture, et l’arme, comme les autres, de l’épée anoblissante. Le journaliste est reçu dans ce « salon » sans montrer d’autre patte blanche que celle de quelque orthographe rehaussée de manières décentes.

Il y représente la transformation scientifique des idées et des formes, parallèle à celle de la société. Il y fixe le rôle de l’actualité dans l’histoire. Il y témoigne de l’évolution quotidienne de notre marche à l’étoile. Il y prépare les documents certains d’un Gesta Dei où nos neveux puiseront l’eau pure et vivante de vérité. J’ai toujours pensé que nos feuilles volantes, ludibria ventis, formeront, le jour venu, les cahiers généraux de l’avenir et comme une encyclopédie universelle auprès de laquelle celle de d’Alembert, Voltaire et Diderot n’apparaîtrait plus qu’un compendium désuet et périmé. Mais j’en parle comme M. Josse d’orfèvrerie, et jamais on ne verra d’éditeur pour une telle compilation, qui n’aurait pas d’ailleurs de « librairies » dans la maison moderne.

Un homme pourtant s’est rencontré qui conçut la pensée de ce dictionnaire philosophique et même en esquissa la réalisation. Henri Havard, opérant par sélection dans l’immense chaos de la production militante des enfants de Théophraste Renaudot, tenta de créer une bibliothèque de chroniqueurs. C’était d’ailleurs le beau temps de la chronique, genre spécialement parisien et qui fleurissait alors des maîtres. Il ouvrit la série par les plus avérés d’entre eux et il recueillit de leur encre ce que Francis Magnard appelait des « pages ». Le public ne suivit pas l’éditeur et courut aux romans d’un jour, car le pli est vieux et jusqu’à la ride. Mais cette collection délaissée fait prime déjà sur le marché des livres, et ceux qui l’ont, la gardent et s’y réfèrent. Il chante un peu de bonne France là-dedans et si l’anthologie demeure inachevée, elle n’en a pas moins tournure de monument ethnique. Je doute que l’on puisse, sans y recourir, écrire exactement l’histoire de la fin du Second Empire et des débuts de Marianne la Troisième. C’est de là que sortira le Michelet futur.

Mais laissons cette apologie et revenons à mes souvenirs.

Le père Dumont, dont je vous ai déjà parlé au sujet de la création de L’Événement, ne désarmait pas contre Le Figaro, sa bête noire. Il s’était juré de le tomber ou d’y laisser son nom d’Auguste et sa fortune. Peut-être y serait-il arrivé si Dieu ne lui avait, par pitié pour ses héritiers, retiré le prêt de la vie, car il faillit réussir avec Gil Blas dont le titre similaire lui sonnait comme la fanfare d’une lutte entre Lesage et Beaumarchais. Et tout à coup, Gil Blas fut. Le principe stratégique, en pareil cas, est d’arracher à l’ennemi ses bons soldats et ses capitaines, et il avait commis à ce soin un brave garçon nommé Jules Guérin, bombardé secrétaire de la rédaction, je n’ai jamais su pourquoi ni comment, lui non plus du reste. Je l’avais connu vingt ans auparavant à la Comédie-Française où il était comédien et réalisait son prix du Conservatoire. Il y jouait les utilités. Je crois qu’on retrouverait son nom dans les distributions de rôles du répertoire d’Émile Augier. Il excellait, à ma souvenance, dans les personnages d’invités, qui traversent le bal, en queue de pie, un camélia à la boutonnière. Il était d’ailleurs joli garçon, de taille bien prise et ne manquait pas de littérature. Puis, découragé d’attendre son heure au cadran de l’avancement, il avait quitté le théâtre et s’était jeté dans les tumultes vocifératoires de la Bourse. Sans doute, n’y avait-il pas mieux réussi que sous le lustre, car on le vit traîner assez misérablement de cafés en brasseries, sur la Voie Asphaltique, à la chasse dolente de quelque effigie de la République.

J’avais eu le plaisir de pouvoir l’occuper dans le lancement d’une brochurette hebdomadaire intitulée Le Don Quichotte où je m’étais essayé au rôle de lanternier et qui, grâce à son entregent, était allègrement partie. La réclamation, d’ailleurs fort juste, d’un confrère qui dirigeait lui-même, à Lyon, sous le même titre, une publication satirique et caricaturale, m’ayant forcé de modifier l’étiquette de mon petit pamphlet, le public dérouté cessa de me suivre et mon gérant s’effaça du giroscope de ma vie. À quelque temps de là, j’entrai au Figaro, où j’eus l’heur, grâce à mon masque shakespearien, de ne pas déplaire à la clientèle. J’allais, pendant dix années consécutives, un record de durée, tenir ma partie de fifre dans la musique de combat, à côté des Mirbeau, des Albert Wolff, des Ignotus, des Lavedan le père, et de ce triomphant Saint-Genest dont un article enlevait une souscription comme une redoute. Qui parle aujourd’hui d’Albert Durand de Bucheron qui, sous l’invocation du comédien martyr chanté par Rotrou, claironnait la réaction et le « machine-arrière » dans le style girardinesque, et dont Alphonse Daudet disait qu’il écrivait à cheval ? Il avait le faubourg Germain à ses pieds. Puis la chute des hommes du Seize Mai l’avait discrédité et, Villemessant disparu, la Participance le prit en pure grippe. Mais comme il en était, de cette participance, il avait droit statutaire à sa chronique par semaine et au jour fixé, il en apportait la copie à la direction.

— Ah ! souriait Francis Magnard, voici cet excellent M. de Saint-Genest qui nous apporte sa page hebdomadaire ! — Comme vous voyez, mon cher directeur. — Merci, mon cher collaborateur. Asseyez-vous donc, si vous en avez le loisir toutefois. — Et, sonnant au chef de la composition, le pince-sans-rire lui remettait l’enveloppe cachetée qui allait s’empiler avec les autres dans « les archives ». — Car c’est en journalisme surtout que les morts vont vite, ô Lénore !

Un jour donc que, témoin navré de cette scène usuelle et régulière où se présageait le sort fatal promis à ceux qui, dans le négoce, ont cessé de plaire, je descendais de la rédaction, l’huissier d’antichambre m’avisa que quelqu’un, ayant à me parler, m’attendait dans la rue, à la porte. C’était Jules Guérin. — Pourquoi n’es-tu pas monté, lui demandai-je ? — Tu vas le savoir. — Et il m’entraîna dans un café voisin qui était alors la petite bourse des marchands de perles et de pierreries. Je n’en avais ni à vendre ni à acheter et je le regardais avec inquiétude. — Veux-tu, commença-t-il, plaquer Le Figaro et donner tes calibanités au Gil Blas ? — Je n’en ai pas la moindre envie. Pourquoi ? — C’est le père Dumont qui m’envoie. Fais ton prix. — Je n’en ai pas à faire. Je me plais au Figaro, on m’y laisse la bride sur le cou, même pour mes adjectifs truculents, et tout m’assure que je n’y nuis pas encore au tirage. — Et Guérin secouait la tête. — Ça ne durera pas. Si ce n’est pas toi qui les lâches, c’est eux qui te lâcheront. Il y a tradition dans la maison. Prends les devants, viens chez nous, on te signera le traité que tu voudras.

L’exemple du malheureux Saint-Genest n’était pas fait pour démentir l’horoscope et je n’en étais pas, moi, de la Participance. Je n’avais même aucun engagement écrit de collaboration régulière et je devais à chaque article nouveau reconquérir une situation toujours précaire. — Attends-moi là un quart d’heure, dis-je à Guérin, et je regrimpai à la rédaction.

Revenu au café Scossa, j’y trouvai mon comédien défroqué en train de faire une réussite. — Tu vois, me dit-il, l’affaire est dans le sac, tu rentres demain au Gil Blas : le valet de pique dans le dix de carreau c’est infaillible. — Rien n’est dit. Magnard ne veut pas me lâcher encore, quoique l’envie l’en démange visiblement. Il paraît que l’heure n’est pas venue. — T’a-t-il parlé de lettres de plaintes des abonnés ? C’est à ce signe qu’on voit que ça se décroche. — Non, voici ce qu’il me propose. Je continuerai au Figaro et je commencerai au Gil Blas « qu’il ne craint pas », mais à une condition. — Laquelle ? — D’abord, il gardera l’usage exclusif de mon pseudonyme, et puis je lui soumettrai les deux chroniques, et il choisira la bonne. Le père Dumont aura l’autre. — Guérin éclata de rire. — Oh ! que c’est drôle, c’est aussi la clause de réserve du traité que nous t’offrons. — Tope donc, fis-je, comme l’âne de Balaam devait braire.

Et c’est alors que se manifesta dans toute sa beauté philosophique cette « leçon de choses » qui est l’orgueil et la joie de ma carrière. Les chroniques choisies, alternativement d’ailleurs, par chaque directeur, paraissaient presque toujours à la même date et se posaient ainsi à la comparaison. — Eh bien, dis-je à Magnard ? — Eh bien, je me suis trompé, celle de Dumont est la meilleure. J’ajouterai même, si vous voulez toute ma pensée, que la nôtre n’est pas fameuse. — Ah ça, mais vous gâtez Le Figaro, nasillait le père Dumont, pourquoi m’avoir laissé celle de ce matin ? Elle était bonne pour Magnard.

Ils finirent par me laisser la liberté du partage, mais je baissai dans leur estime.