Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Quatre têtes de peintres anglais/V


V

ALMA-TADEMA


Notes : Alma-Tadema.

Alma-Tadema habite à Regent’s Park une maison romaine qu’il a fait construire et aménager à sa convenance, selon la documentation pompéienne. De telle sorte que, dès le seuil, devant le Cave canem gravé sur le marteau de la porte, tout votre baccalauréat vous remonte aux lèvres et les emmielle de locutions tulliennes. Quandoquidem, etenimvero, fichtre !

Mais à peine est-on dans le vestibulum qu’on renonce à se draper de la toge, vu que cette antichambre est, du haut en bas, tapissée de pures photographies où Nadar le dispute à Carjat comme Goethe à Schiller, sans autre analogie. Il est vrai que ces gravures apolloniennes reproduisent en noir et blanc les œuvres innombrables du jeune maître. Là est leur excuse décorative.

Puis on entre et l’on est reçu à la bonne franquette. Personne ne ressemble moins à ce qu’il fait que ce peintre posthume de la vie romaine. C’est un petit homme boulot et ramassé, court de taille, rond de manières, et très fin, je crois, sous la blouse de sa cordialité expansive, un Bastien gras. Il a de notre « primitif », comme l’appelait André Theuriet, le front carré et la mâchoire volontaire. Cet érudit qui en laisserait à Gaston Boissier et à Dezobry lui-même, sur les choses, les mœurs, les us, les types de la Cité d’Auguste, est un bon drille verbeux et bien portant que n’effraierait pas le vidrecome de Jan Steen ni l’estaminet où il le vide. L’aspect est d’un tel « hollandais » qu’il faut se retenir pour ne pas lui crier d’abord : — Et ces tulipes ?

Le contraste (à renverser la perruque de Louis XIV et à épater le nez de Colbert), entre l’artiste et son art, s’exagère encore de la présence de Nittis qui, lui, Pompéien authentique et signé, est le peintre le plus « contemporain » de la vie moderne. L’un délicat, sensible comme une femme à toutes les contingences du réel, aux vibrations les plus fugitives, aux bruissements, aux pénombres, un écorché, — l’autre obsédé de visions reconstitutives d’une société périmée et enterrée par le Vésuve, celui-là toujours au Bois, celui-ci toujours à Ostie ! Comment les concilier ? En érigeant entre eux un tanagra peut-être.

Très catégorique d’ailleurs, Alma-Tadema, dans sa maison latine, vit en latin, en plein Londres. Si on lui annonçait en ce moment : — M. Horatius Flaccus et M. Virgilius Maro, — il dirait à son dave : — Faites entrer dans le prothyrum photograficum, je suis à eux dans cinq minutes. — Il professe un dédain, non affecté, pour toutes les soi-disant inventions de la confortabilité usuelle et n’éprouve d’elles aucun besoin. — Le gaz, qu’est-ce ? — Le lui expliquer serait de l’impolitesse. Le mieux est de se mettre au ton. Je fais l’éloge de la résine. Il l’emploie en effet à son éclairage, et nous montre d’un geste simple les lampadaires où, le soir venu, fume dans l’atrium, multicolore et parfumée, cette classique térébenthine.

Cet atrium en est-il vraiment un et digne du nom ? Voici bien une fenestra, d’ailleurs admirable, formée de lames d’onyx transparent où le jour filtre comme du lait, et dont il est justement fier. Le prince Napoléon n’avait pas sa pareille, avenue Montaigne, et seul, à Tusculum, peut-être Marcus Tullius Cice… Mais que vois-je ?

Sous les laitances de cet onyx, divinités du Styx, là, là… cette boîte, en forme de harpe couchée… Érard ou Pleyel ? rêvé-je ?

Eh bien ! alors ? Non, ce n’est pas un atrium ! Cornélie, mère des Gracques, n’en a pas connu l’exercice. Agrippine n’en touchait pas. Néron n’a fait que le pressentir. Les chrétiens de son temps n’ont jamais cueilli cette palme de l’arbre du martyre. L’anachronisme est épouvantable, il va jusqu’au métachronisme. Ah ! mon cher maître !…

Il l’ouvre. Toutes les dents du crocodile !… Mais l’excellent homme nous rassure. Ce n’est que pour nous montrer la table intérieure tendue d’un parchemin où Saint-Saëns, Rubinstein et leurs émules les plus célèbres dans le crime ont paraphé et daté leurs exécutions. Et il le referme.

Nous connaissons, de Nittis et moi, son atelier pour en avoir admiré le portrait, il y a deux ans, à l’Universelle, sous le titre de : Galerie de Peinture, entre les dix toiles de l’envoi du maître. Il est en marbre blanc veiné de rose, comme les marches de la pièce d’eau des Suisses à Versailles et les musées yankees, à New York, — et le reste à l’avenant. Il y a des curules en ivoire « du temps » où l’on est assis comme le poulet de l’éditeur, c’est-à-dire : mal assis, et qui consolent de ne pas être sénateur antique.

Sur le chevalet une aquarelle, où, sur les degrés d’une terrasse de villa se délinéamente une patricienne en ballade. — Fabiola ? demandé-je. — Si vous voulez, accorde-t-il, en allumant sa pipe, une pipe allemande en porcelaine, à couvercle.

Comment, la pipe, après le piano et la photographie, à Rome, sous Auguste ! Qui trompe-t-on ici ? Je réclame une explication, et, gaiement, à grosses bouffées, il me la donne, comme Pater Æneas, au deuxième chant.

— Voici. Je suis né à Drowrijp, dans la Frise, le 8 janvier 1836. Mon nom de Tadema est purement batave comme celui d’Hobbema du reste, mon compatriote. On les signale déjà tous les deux dans les vieilles légendes frisonnes de l’immersion du Zuyderzée, au treizième siècle. Quand on desséchera le Zuyderzée, on y retrouvera dans les sables une atlantide de quatre-vingts villes dévorées par un raz de marée !… — Broum, broum, interrompt de Nittis, hâtons-nous de vivre !… — Quant à : Alma, mon préfixe, je n’en dois rien aux saints du calendrier ni à l’Université Alma Parens ni à Beaumarchais, Almavira : c’est le nom propre de mon parrain, que j’ai ajouté au mien, selon l’usage en Hollande. Et mon père était notaire. — Condoléances ! —

« Il désirait donc que je le fusse comme lui. Or je dessinais déjà dans le ventre de ma mère !… Elle l’a assuré elle-même, la sainte et tendre femme à la mort de mon père, en 1840, au conseil de famille qui se réunit pour décider de ma destinée. Il sera notaire, décrétèrent-ils, et la pauvre femme en mourut. Voilà pourquoi je suis Anglais.

« Non, voyez-vous, c’est trop bête ! Vous êtes d’un pays dont tous les grands hommes sont des peintres. On vous enseigne dès l’enfance à les vénérer. La nature vous met leur palette au pouce ! Jamais de la vie ! Notaire ! Tu Marcellus ! Pourtant, la Hollande, dites, elle n’offre pas à l’Histoire un grand notaire ? Et l’on s’étonne que j’aie f… le camp de la terre natale. Notaire !… Et Rembrandt ?… »

Et il renverse sa pipe en point d’interrogation. On le mit à quatre ans au lycée de Leeuvarden, Heidelberg de la Frise, où il crut périr, et le conseil de famille fut forcé de l’en retirer, à la prière même des maîtres, miné de consomption, émacié, exsangue et condamné par la Faculté. Il n’avait fait que crayonner dans les coins. Rentré à Drowrijp pour y mourir, il y fit sa première huile, un portrait de sa sœur, qu’il adorait ; il l’a encore et il nous le montre, les yeux humides. Si sa maison brûlait, c’est cette relique qu’il sauverait d’abord. — J’avais treize ans, dit-il, et elle quinze. — Et le conseil eut pitié. Il plaça l’enfant dans l’atelier d’un peintre d’Amsterdam qui, le jugeant sans disposition aucune, l’abandonna à son acharnement, et « pour le peu de temps qu’il lui restait à vivre ».

— Un matin, je partis pour Anvers, où règne Rubens, notre Homère à nous autres, — et je le vis. Ah ! non, je ne serais pas notaire ! Je n’avais pas un sou vaillant, je vivais d’un hareng salé, dans les tavernes de marins, sur le quai de l’Escaut, — et j’engraissais !… Étais-je heureux, mon Dieu, mon temps de paradis ! Je parvins à me faire présenter à M. Leys, qui était le peintre officiel de la ville. Il me prit à l’essai dans son atelier et je devins son élève favori. C’est de lui que j’ai tout appris et que j’ai ce goût du passé. Je lisais et je peignais, je peignais et je lisais, alternativement, souvent en même temps, mais je n’en étais pas encore à l’antique, je n’ai remonté que graduellement le cours de l’histoire ; je l’ai suivie au rebours, ce qui est la bonne manière, peut-être.

« Ma première composition peinte fut une restitution archaïque, une scène de l’éducation des enfants de Clovis. Exposée à la Société des Beaux-Arts d’Anvers, elle me fut achetée par la Société même pour une tombola, et payée seize cents francs. C’était en 1861, j’avais vingt-cinq ans. Celui qui gagna le tableau fut le roi Léopold II lui-même. Il l’a encore à Laeken. »

Et Alma-Tadema s’arrête. — Pourquoi celui-là non plus n’a-t-il pas voulu de moi ? Au lieu d’être Anglais je serais Belge. Ça m’était égal d’être Belge à cette époque. Je l’aimais tant, mon cher Rubens. Et puis il n’y avait qu’un mot à dire à M. Leys, qui était mon maître.

Sur ce mot souligné d’un haussement d’épaules, notre hôte se lève pour nous reconduire.

Une question me chatouille le bout de la langue. Pourquoi, au choix d’une patrie, et si, plus heureux qu’Homère, notre Rubens à nous autres, il pouvait le faire de son vivant, pourquoi, dis-je, opter pour l’Angleterre ? Assurément il y a des cas où la terre natale vous dit si clairement et vous répète si souvent qu’elle ne veut ni de votre talent ni de votre gloire qu’on est excusable en somme d’émigrer sous un ciel plus favorable. L’héroïsme de rester de son pays dépasse parfois la mesure des caractères et il sonne des heures dures où la fierté de regarder la colonne subit, comme toute autre fierté, son éclipse, fort douloureuse. Pour les faibles, la moyenne, surtout chez les artistes, l’espoir des revanches posthumes et par conséquent un peu tardives qu’assure la postérité ne pèse pas toujours dans la balance le poids des contributions, par exemple, dont le premier crédit s’impose. Mais en général, c’est à Paris que les impatients internationaux viennent, de préférence, demander l’équilibre des plateaux et placer leur génie à fonds perdu. Notre douce France a ce privilège. Comme je le faisais timidement, sur le pas de porte, observer au peintre errant : — Oui, fit-il, mais en France, il ne faut pas être Français pour réussir.

Comme à la suite des autres visites et selon l’hygiène esthétique qui m’est propre, nous avons terminé notre journée, ma dernière à Londres, par le dégrouillement des méninges que procure une soirée bêtement perdue. Ce fut à un établissement assez hybride où tous les plaisirs se mêlent comme tous les poissons dans un aquarium. Il en arbore le nom du reste.

L’Aquarium donc réunit sous un seul dôme métallique les joies à la fois confuses et distinctes d’un bazar, d’un café-bar, d’un cirque, d’un concert, d’un théâtre, d’un harem volant et d’une plazza de taureaux. Il y en a pour tous les genres de spleen qu’engendre le brouillard biblique.

À l’entrée de jeunes rôtisseurs en délire, nous ont offert, sur des plateaux, des côtelettes de mouton grillées, froides, que, de leurs dents de cachalot, les amateurs décharnent d’un seul coup, jusqu’à l’os. Régal étrange, surtout quand on sort de dîner.

Nous longeons de petites exhibitions de machines à coudre, d’instruments aratoires et de chaudronnerie d’art, alternées d’étals de bibles d’exportation, de chromos de la reine et de la famille régnante, de bocaux à cyprins et de couteaux à trente lames. Le sherry, le whisky et les ales ruissellent aux grands pieds des almées cosmopolites. Trois gymnastes voltigent et n’en font qu’un dans la nuée opaque et fétide. En un guignol sans joie, s’agitent et trépignent les possédés de la gigue, danse de Saint-Guy nationale. Mais le clou, c’est la tauromachie en chambre du premier étage. Oh ! le pauvre bœuf banderillé par des singes, un clou, vous dis-je, mais à se pendre. Comme il beugle, là-haut, l’oncle ! Fuyons !