Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/Le nom/III


III

REFONTES


Il va sans dire, et je vous conjure de le croire, que je ne vous donne pas Le Nom pour un chef-d’œuvre. Le peu que vaut l’ouvrage lui vient de son aventure et de ce qu’elle enseigne de la vie théâtrale à ceux que les trente-six chandelles du lustre éblouissent encore. Je sais que je ne leur en éteindrai pas une aux cils, et on ne sauve pas les phalènes. Le conseil d’Alfred de Musset de s’en tenir au spectacle dans un fauteuil et de lâcher sagement la rampe, ne fut et ne sera jamais suivi par personne ; le désert se fait de lui-même autour du prêche.

Mais Le Nom a eu cet honneur au laurier amer de compter parmi les fours célèbres du dernier siècle. Il relève à ce titre de notre historiographie dramatique, c’est une date sarceyenne, on s’y reporte en critique. Voilà pourquoi je m’étends, un peu indiscrètement peut-être, sur ses vicissitudes, il y a cas de document. Enfin, de l’Odéon tout est gai, même l’institution, n’est-ce pas ? Voilà toutes mes excuses dites.

Entre Porel qui n’aimait pas la pièce et La Rounat qui l’adorait, à la condition de la refondre de fond en comble, mon sort se dessinait, bizarre. Le système de Got de la parfaire à l’avant-scène avait uni les associés dans une réprobation directoriale qui, irritée d’une part et, de l’autre, dédaigneuse, n’en était pas moins unanime — Got est-il fou ? C’est un travail de cabinet, certifiait l’expert en chef, et je m’en charge. L’auteur est intelligent. — Cette flatterie ne me rendait pas docile encore, je disputais mon œuvre, fond et forme, pied à pied, à l’homme au critérium sûr, tandis que, dans l’ombre sombre et sans nombre, Porel, confident des dieux, jouait les pythies au repos et sans inspiration.

Le combat dura un an, je dis : un an. Je gâchais, je lâchais, je me fâchais, mais d’un mot aimable, comme il en avait plein la plume, La Rounat me ramenait dans ses rets, et je reprenais ma place d’auteur sur le chevalet de Procuste. C’était ce qu’il appelait drôlement : revenir à la question. Je me demande toujours, en y songeant, comment ce brave garçon, déjà assez malade, a pu tourner la roue et m’enfoncer les coins, douze mois de calendrier, sans défaillance, et je n’y vois, outre la foi, que le plaisir professionnel, car dès la sixième lune je ne me débattais plus, je lui cédais et concédais tout, tout, tout, mais il la voulait, la lune ! Ah ! oui, il aimait Le Nom, et que Porel le dise ! Je me rappelle qu’aux heures d’armistice, nous tombions l’un et l’autre, exténués, demi-aphones, chacun dans un fauteuil, et que nous nous regardions, la langue aux chiens. Les personnages de la pièce nous dansaient dans le crâne comme ceux d’une tapisserie fantastique, ils en sortaient sur les pointes, ils s’en évadaient par couples, ils allaient jouer une autre pièce qui était de La Rounat, que je retapais à petits coups sur l’enclume, et que Porel déclarait injouable, excepté en Angleterre !… Pourquoi en Angleterre ? — Parce que, disait-il en riant, en Angleterre, on respecte les textes, les auteurs sont libres, voyez Shakespeare.

Je résolus d’obéir à cette vision fiévreuse. J’étais maté, ficelé, à point ; je ne comprenais plus rien à l’ouvrage ; j’étais le poulpe dont la poche est retournée et qui bat les airs des tentacules. Je me jurai de refaire Le Nom sur l’idée que La Rounat en avait lui-même et de m’assimiler son idéal, quel qu’il fût. L’Odéon m’envahissait et ma fatigue était immense. — Cher ami, dans la scène deux du quatre, ou la scène quatre du deux, n’importe, que feriez-vous dire au duc ? Vous êtes noble, vous devez le savoir. Dictez ! — Je ne suis pas noble d’abord, et halte-là ! Je m’appelle Rouvenat. La Rounat est un nom de guerre. — De guerre contre qui ?… — Il ne me répondait pas, car lui aussi il était intelligent. Il avait même fait du théâtre, tout comme un autre.

Je crois à la transfusion du sang, oui, mais je ne crois pas à celle du génie, et pour cause, en ayant fait un essai stérile. Que de fois assis sur le rond de cuir même de mon confrère du XIXe Siècle devant le manuscrit zébré de bleu et de rouge, déchiqueté, couturé de béquets, plus éculé qu’une vieille espadrille de forçat, lamentable enfin, et où il ne restait que le titre de l’œuvre reçue, n’ai-je pas, le front entre les mains, les cheveux éventés par les brises du Luxembourg, tenté la transsubstantiation cérébro-spinale qui devait me changer en véritable auteur de ma pièce ! Hélas, je n’en restais toujours que le signataire, rien de plus. Qu’elle est cruelle, cette Thalie, sœur de Melpomème, qui fait l’un bigle, l’autre borgne, celui-ci myope et celui-là presbyte, sans parler du daltonisme propre aux directeurs-nés, et multiplie ainsi à l’infini les cas d’ophtalmie théâtrale !

La toile de Pénélope est une vague tapisserie de Bayeux, en comparaison du labeur de canevas et de broderie, auquel l’idéal de La Rounat condamna ma navette folle. Je lui rendais l’amitié véritable et pratiquante qu’il m’avait vouée et, rien que pour lui être agréable, en huit mois je lui improvisai huit versions hygiéniques de sa comédie de dilection. Il y en eut pour les jours de migraine, de purge, de vague à l’âme, de mal de dents et d’Odéon vide, conformes dans la diversité et diverses dans la conformité, sans y perdre un personnage, car il tenait aux moindres comme il n’en voulait point d’autres. Mon papetier enrichi acheta une maison à Bois-Colombes et mon copiste cria grâce : ses calligraphes refusaient la besogne sur le simple vu de mon écriture. J’étais en proie moi-même à des hallucinations somnambuliques qui exigeaient, avec des soins diurnes que l’on cadenassât, la nuit, les toits et l’accès des gouttières. J’y montais en chemise.

La Faculté vint, ausculta et dit : — primo, retirer la pièce ; secundo, aller brouter de l’herbe.

Rien de plus aisé à suivre, semblait-il, que la prescription de l’ordonnance et, si Porel eût régné seul, un signe y suffisait. Mais La Rounat ne l’entendait pas de cette oreille. Il me fit observer que, selon les contrats avec la Société des Auteurs dramatiques, quorum pars, la clause des indemnités est réciproque et synallagmatique et qu’il y avait entre nous un engagement dont le coût était de deux mille quatre cents livres pour cinq actes, non joués ou repris avant la date, plus les émoluments de l’homme à verges. — Tenez, ne nous brouillons pas, partez pour la campagne, et faites-y la pièce. Il faut qu’une pièce soit faite pour qu’on la joue. Je vous garde votre tour pour février prochain. Allez, allez, et faites la pièce, faites la pièce, faites-la.

Ma chère compagne, épouvantée des ravages que ce métier de Sisyphe aux enfers avait opérés sur ma constitution, était allée déposer le premier manuscrit de la pièce chez le notaire ; et, grâce à elle, je pus le retrouver là inespérément pour le publier trois ans après comme mémoire justificatif, en un recueil qui fit son bruit sous le titre de Ours et Fours. Il est devenu rare, ceci pour les bibliophiles.

Et puis les miens m’emmenèrent au vert, en Bretagne. Nous y découvrîmes, au hasard des promenades, une petite dune herbeuse et solitaire dévalant sur une crique de sable d’or, où les fermiers remisaient les chevaux fourbus et que, de ce chef on appelait : La Fourburie. C’était Dieu lui-même qui m’y avait conduit par l’Odéon. Je n’allai pas plus loin, et j’accomplis la seconde prescription de l’ordonnance, je broutai.

La cure de salade n’était pas achevée que le fidèle La Rounat l’interrompit par des signes impérieux et télégraphiques : — Avoir reçu pièce nommée Le Nom. Attends livraison prochain courrier. C. R. Lettre suit définitive. — Et dans cette lettre du Parthe, il m’enjoignait, au nom de tout ce qui est sacré en art, en commerce, après méditation de tout l’été et d’accord en cela pour la première fois avec Porel, de dénouer la situation de l’ouvrage par le mariage, usuel au théâtre en France et qui seul garantit une centième.

Or le mariage des deux jeunes antagonistes de Le Nom était d’autant plus impossible que l’idée-mère du concept et l’intérêt du conflit étaient basés sur l’impossibilité même dudit mariage. Fussent-ils seuls dans une île déserte, sur le radeau de la Méduse, ou réduits dans l’Arche au dernier couple de leur type, Hélène (la jeune fille) et Philippe (le jeune homme) ne pouvaient s’unir sans que le ciel s’en fendît, l’univers en craquât et que les pommes cuites de tous les pommiers foudroyés ne lapidassent auteur, directeurs, acteurs, claque, l’Odéon et la subvention. La Rounat avait certainement passé l’été à Charenton, et c’était de là qu’il m’ordonnait de braire.

J’ignore ce que d’autres, trempés de bronze, eussent fait à ma place et ne saurais dire si les jeunes d’aujourd’hui se tirent à leur honneur d’une situation balaamique et caligulesque où des deux parts la mort nous est promise. Il avait raison, ce Porel, nous ne sommes pas en Angleterre, pas même en Allemagne, moins encore en Norvège, et chez nous il faut marier les immariables. Le théâtre en France doit avant tout pousser à la reproduction. C’est pour ça que l’État s’en mêle. Mais cette fois, j’avais compris, j’y étais. Mon pays avant tout. Philippe épouserait Hélène qui épouserait Philippe et La Rounat serait le maire, à la barbe auguste des Dieux tonitruants.

Optimiste de tempérament, comme Alfred Capus et Collin d’Harleville — et on ne l’est pas autrement, — je ne me vends pas au diable sans rire. Jamais union de carpe et de lapin, rêve de foire, n’avait été aussi hyperbolique que celle à laquelle la loi des centièmes condamnait à la fois mon bon sens et mon esthétique ; mais, de revers, elle m’apparut si amusante en son délire que, toute gloire cessante, je m’enfermai à triple tour, nanti de vivres, liquides, solides et nicotineux pour trois jours, et que je me mis à manches retroussées à l’œuvre hilare.

Outre une tentation de saint Antoine placée sous mes yeux pour m’entretenir en état de faribole, j’avais un guéridon à trois pieds en bois léger, bon conducteur d’ésotérisme, sur lequel j’avais disposé en rond et bord à bord des volumes dépareillés, et d’autant mieux choisis, du théâtre de Scribe Eugène, l’un de comédie, l’autre de drame, puis de vaudeville, puis d’opéra et enfin d’opéra-comique, et le guéridon tournait tout seul. C’était pour la suggestion. Je tenais le secret du système de Victorien Sardou qui en a tiré jusqu’à des cinq centièmes et ne s’en cachait à personne. De telle sorte que le troisième jour, le soleil tomba sur le mot : fin. J’étais plus rouge que lui peut-être, mais je ne pleurais que de rire. Le déshonneur est amusant.

Le lendemain j’étais à l’Odéon.

— Mariés ? me cria La Rounat.

— Mariés, fis-je.

— Alors, nous répétons demain. Et se tournant vers Porel qui, intrépide et ferme en ses desseins, secouait fatidiquement la tête : — Je vous l’avais bien dit qu’il était homme de théâtre ! — Puis, tel saint Remy oignit le fier Sicambre, il étendit sur moi ses mains baptismales. — À propos, reprit-il, et pendant que je vous tiens, le rôle pour lequel j’ai engagé Dumaine ?

— Il y sera admirable.

— Oui, mais il ne le joue plus. Nous aurons donc à le remanier, puisqu’il était fait pour lui. Mais ne vous inquiétez de rien. Je vous ménage une surprise. Connaissez-vous Adolphe Dupuis ? Allez le voir. Il hésite. Décidez-le. Il veut s’essayer dans le répertoire.

— Eh bien ?

— Mais Le Nom en sera, du répertoire. Il en est déjà. Vous serez un jour classique, cher ami. Souvenez-vous, que c’est moi qui vous l’aurai prédit le premier. Mais, par exemple, vous avez failli tout gâter par votre acharnement à vous refuser à tout amendement de votre ouvrage. Vous avez un caractère atroce. Sans Porel, qui vous défend encore, je ne sais pas pourquoi du reste, il y a belle lurette que je vous aurais rendu votre sale pièce qui m’a donné un tintouin immense. Je le disais à Sarcey lui-même, là où vous êtes, il y a des choses assez bonnes, bonnes même, dans ces cinq actes ; mais lui, c’est un hérisson, on ne sait par où le prendre. Ah ! l’animal !

— Mariés, dis-je pour toute réponse.