Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3/« La vie moderne »/VIII


VIII

LA CHASSE AUX ACTIONNAIRES


Le 10 juillet 1879 de l’ère chrétienne et du calendrier grégorien, l’administrateur de l’inoubliable journal illustré La Vie Moderne entra, sans frapper, dans le cabinet du directeur de l’organe, follement occupé à dépouiller sa correspondance, et s’étant assis sur la banquette d’où, par la baie romane, l’œil plongeait sur le boulevard torrentueux, d’une voix sifflante, il zézaya :

— Zut.

— J’y pensais, fit le directeur-gérant.

La période d’essai coopératif, fixée au laps de trois mois, finissait en effet au moment même où le son fatidique tombait de ses lèvres dans l’éternité. — Ils ne veulent plus coopérer, développa Georges, du moins à l’œil. — Commerçants ! vomis-je. — Ingrats, fut sa juste réponse. Et après m’avoir cruellement accusé de n’avoir qu’une idée imprécise de ce qu’on entend par le mot de : libre échange, il me tinta le glas à deux cloches — ou : de tordre le col au périodique, ou : de chercher des actionnaires, et surtout d’en trouver. — Sont-ils aussi rares que les usuriers ? demandai-je. — Plus, dit l’expert au pourchas des Gobseck. Du reste, reprit-il, en mettrais-tu, toi, de l’argent, si tu en avais, dans La Vie Moderne ?

J’y avais mis mieux que de l’argent, et je le fis observer, non sans une pointe d’émotion, à mon vieil ami que la fréquentation des Naturalistes commençait à rendre pratique.

Il est probable désormais que je m’en irai de ce monde sans en avoir compris le mécanisme et je m’y résigne. Mais de la transformation du Zizi de la bohème ternoise en l’éditeur homme d’affaires qui en était venu à railler mon impécuniosité, l’avatar me fut assez amer. Si j’avais été sage, j’aurais écouté dès ce moment la première cloche du glas, et, lâchant la fortune, je serais retourné au Pinde dénudé des neuf bonnes pies ou piérides, mes chères maîtresses d’école. Allons, soupirai-je, à la chasse aux actionnaires !

Je n’en avais jamais vu, et pour cause ; je n’imaginais même pas de quel bois, corne ou métal, ils étaient faits, s’ils avaient le million ostensible et visible et comment on pouvait distinguer sur le trottoir l’homme qui « actionne » de celui qui « n’actionne » pas. — Mon cher ami, m’avait dit Théodore de Banville, il y a un signe auquel vous ne pouvez pas vous tromper une minute : l’actionnaire a toujours le nez grand et recourbé. Dès que vous en verrez un, bondissez sur lui comme un tigre et dévorez-le. Il n’y a pas d’autre manière. — Et le poète avait ajouté au signalement un renseignement plus sûr encore. — Ils demeurent tous rue Louis-le-Grand, probablement en souvenir du Roy Soleil.

Ce qui avait convaincu Banville que tous les actionnaires demeuraient rue Louis-le-Grand comme sur les rives du fleuve Pactole, c’était que son ami Victor Borie, y menait une banque « sans lâcher la lyre ». Victor Borie, homme prodigieux et doux, en qui Orphée s’unissait à Barème, fut donc l’objet de ma première démarche. Or, il n’avait le nez ni grand ni recourbé, au contraire, et dès les premiers mots il s’inscrivit pour dix actions de cinq cents francs à la Société anonyme de La Vie Moderne. Je revins brandissant cette souscription comme un conscrit agite au vent le bon numéro qui le libère.

— Tu vois, dis-je à Georges, je draine l’or.

Je ne puis dire, ne l’ayant jamais vu, si le nez de Raphaël Bischoffsheim répondait à la description signalétique de Théodore de Banville, puisque son adhésion me parvint par la poste, mais je jure que celui d’Adolphe Gaiffe était le plus droit et le plus japhétique du monde au milieu du visage bénévole de mon troisième actionnaire.

Exalté par de tels résultats, où se manifestait au moins la sympathie de francs parisiens de Paris que les choses du boulevard amusent, l’ambition me prit de décrocher les grosses timbales sonores. — Si je me jetais en pleine finance, proposai-je à l’administrateur. — Jettes-y-toi, approuva-t-il. La Vie Moderne n’a pas de bulletin de Bourse. C’était sa force, c’est sa faiblesse.

— Nous pactisons alors avec l’iniquité ?

— Tu en as de bonnes ! Avec le diable s’il le faut !… La double rédaction elle-même se lasse de coopérer pro deo. Les meilleures blagues sont les plus brèves. Finissons-en, ou je te plaque et me retire.

Le maître du marché des valeurs était alors M. de Soubeyran. Nous avions ceci de commun que nous n’avions jamais été présentés l’un à l’autre et ne devions jamais l’être. Nos négoces étaient antipodiques. Son génie formait au mien une opposition si violente que l’un des deux semblait être superfétatoire sur la terre, mais lequel ? Car tout est là. Je ne doutais pas que je ne lui fusse aussi étranger, moi, mon journal et mes idées, qu’il ne m’était lui-même impénétrable, arcanien et logarithmique. Là où je pensais en « verbe », il pensait en « chiffre ». C’était l’un de ces êtres qui soulèvent du biceps, en Bourse, cent mille sacs de blé, sans blé et sans sacs, jonglent avec leurs ombres invisibles et gagnent à ce jeu, à moins qu’ils ne le perdent, ce qui revient au même, leur million par jour en monnaie de singe. Ce après quoi ils recommencent, comme le nommé Sisyphe de désespérante mémoire.

Où diable m’étais-je ingéré d’aller offrir notre bulletin financier à un homme qui n’était lui-même qu’un bulletin en frac et une cote incarnée ? On a de ces aberrations dans l’idéalisme. Mais Adolphe Racot m’en avait conté une de ce prodigieux agioteur qui, je ne sais pourquoi, me hantait, et que voici :

— Vous n’imaginez pas, me disait Racot, combien ces gens de Bourse peuvent être et sont « gosses ». Après avoir bousculé le marché européen et mis des gouvernements en péril de banqueroute ou de guerre, ils feraient des parties de volant ou de grâce sur une pelouse en bras de chemise. J’avais publié dans un journal populaire un roman d’aventures policières, que j’écrivais au jour le jour, sans plan déterminé, et ne sachant pas la veille ce qui s’y passerait le lendemain. Ça commençait par l’histoire abracadabrante d’une comtesse surprise en flagrant délit que son mari enfermait dans une armoire de fer, et cela s’étendait, de digression en digression, sur quatre-vingts feuilletons aussi bêtes d’ailleurs que le genre le comporte. Le succès avait été immense. J’espère que vous m’estimez assez pour croire que je n’avais offert cette élucubration à aucun éditeur. J’étais trop heureux de la laisser tomber aux oubliettes littéraires.

« Dix ans plus tard, le directeur du Figaro, dont j’étais devenu collaborateur, me manda à son cabinet. — Voici, me dit-il : M. de Soubeyran veut être député. Il se présente dans les Hautes-Alpes. Voulez-vous aller soutenir sa candidature ? Vous serez chargé de la presse du département et en général de toutes les choses de la propagande. L’affaire est bonne. — J’étais père de famille et je n’avais pas le droit d’hésiter. Je partis donc pour les Hautes-Alpes, où mon candidat m’avait d’ailleurs précédé, et je le rejoignis à Gap, en pleins comices.

« Il ignorait quel journaliste Magnard lui avait envoyé, il le prenait de sa main, sans plus et confiant dans le choix de l’habile directeur. Je lui avais immédiatement fait passer ma carte pour lui annoncer ma présence. Il était entouré d’électeurs au milieu desquels il évoluait comme en une assemblée d’actionnaires, et comparable à Daniel dans la fosse aux lions. Il lut mon nom sur la carte et son regard s’arrêta sur moi avec une fixité pénétrante. — Ah ! c’est vous, me cria-t-il de loin, attendez-moi, je suis à vous dans un instant. — Et, coupant court, en effet, à la conférence électorale, il me prit par le bras et m’entraîna dans la rue.

— Alors, alors, alors, c’est vous qui êtes Adolphe Racot ? Il y a dix ans que je désire vous connaître. — Comment, dix ans ? Pourquoi ? Comment ? Qu’y a-t-il donc, Monsieur le baron ?

« Il se pencha à mon oreille et fit : — Et la comtesse ?

— « Quelle comtesse ?

— « Mais la comtesse dans l’armoire de fer ! Vous l’y avez oubliée, la malheureuse ! Est-ce qu’elle y est encore ? Elle doit y mourir de faim. »

« Et c’était vrai, terminait Racot, j’avais laissé, sans songer à elle, la comtesse de mon roman enfermée dans ce placard sinistre. Il ne pensait qu’à ça, depuis dix ans, l’homme de finances formidable. Et ils sont tous ainsi à la Corbeille ! Des gosses, vous dis-je. »

Or donc, cette puérilité des gens d’argent attestée par le récit de mon spirituel confrère m’avait disposé à risquer visite à ce baron à l’âme de concierge. Quand on souffre pendant dix ans, malgré krachs et cataclysmes, d’une comtesse enclose dans une armoire de fer on ne peut pas être insensible au sort, presque analogue, d’un journal dont la Société, hier encore lumineusement coopérative, est menacée d’anonymat.

J’ai totalement oublié le nom de l’établissement de crédit auquel présidait M. de Soubeyran, et ce qu’il y a de pire c’est que, si vous me le jetiez encore en ce moment dans l’oreille gauche, il me sortirait immédiatement par l’oreille droite, au vent de ma pauvre cervelle. Tout ce que je sais, c’est que cet établissement s’ouvrait place Ventadour, dans le Théâtre des Italiens désaffecté et non pas rue Louis-le-Grand, comme l’assurait le poète de La Pauvreté de Rothschild, ode célèbre.

— Monsieur, me dit l’huissier à chaîne de l’administration, si vous n’avez pas audience, M. le baron ne vous recevra pas. Il est, d’ailleurs, encore plus occupé que de coutume, à cause de l’émission nouvelle. Monsieur n’ignore pas que nous lançons une nouvelle émission ?

— Mais je ne viens que pour ça. Transmettez-lui ma carte et dites-lui tout simplement que je lui apporte des nouvelles de la comtesse. Il comprendra.

— Ah ! fit-il, incertain, mais clignant de l’œil. Au bout de deux minutes, il reparut.

M. le baron va venir, mais il me prie de vous dire qu’il ne peut vous consacrer qu’un instant entre deux portes. Vous voudrez bien l’en excuser.

Et, au même moment, sous une tenture qu’il soulevait comme au théâtre, mon vieil ami Camille Saint-Saëns parut, obombré de perplexité.

— Quelle comtesse, monsieur ? Parlez vite.

Puisqu’il me donnait du : monsieur, évidemment, ce n’était pas Saint-Saëns, mais quelle ressemblance ! Et le nez y était, grand et busqué, le nez type de l’actionnaire. Il me rendit l’assurance. — C’est bien au député des Basses-Alpes que j’ai l’honneur ? — Oui, mais dépêchez-vous. Je suis en Conseil. — J’adopterai donc le langage des affaires, et même des ordres de bourse.

Et j’y allai du glouglou suivant :

Vie Moderne, boulevard des Italiens, 7, société anonyme ; capital, cinq cent mille. Bulletin financier à prendre… ou à laisser… Affaire d’or. Directeur, moi. Pas de comtesse. Comtesse, blague pour violer huissier aux beaux mollets. Voilà.

M. de Soubeyran releva la tête, qu’il avait tenue baissée en m’écoutant ; il riait, et d’un rire d’enfant. Adolphe Racot les avait bien jugés.

— C’est très drôle, mais je n’ai pas le temps. Je connais La Vie Moderne. J’y suis entré. J’ai vu votre exposition d’Édouard Manet. Je n’aime pas beaucoup ça. Mais n’importe, venez me voir. À bientôt, je vous quitte. Ils gueulent là-dedans, les entendez-vous ? Rien à faire pour le bulletin financier, mais si vous avez besoin, pour vous, personnellement, de deux cent cinquante louis… c’est le moment…

— Merci, saluai-je, j’allais vous les offrir. Et je revins, béjaune.

Ce qu’elle en étalait cette rue Louis-le-Grand, à droite, à gauche, à tous les étages et d’un bout à l’autre, des Banques de Crédit, au capital de dix, cinquante et cent millions, c’était écrasant — et dérisoire. Je m’y faisais l’effet d’un Gringoire, rue aux Oies, au milieu des rôtisseries odorantes et ne sachant pas plus que lui où ni comment décrocher ma poularde. Et de fait, pourquoi diable mon administrateur m’employait-il à cette recherche des bailleurs de fonds pour laquelle il semblait tout indiqué par sa fonction même et qui lui seyait en outre comme de cire ? Mon four auprès de M. de Soubeyran ne pouvait laisser aucun doute sur mon inaptitude poussée jusqu’à l’ineptie, au maniement des hommes d’affaires. Mais Georges Charpentier, en devenant un grand éditeur de la Ville Lumière, avait passé « grosse légume » du pot-au-feu de la bourgeoisie française ; il ne pouvait plus, sans compromettre son crédit héréditaire, représenté par une signature fameuse, laisser supposer que le faix d’un journal fût trop lourd sur ses épaules et qu’il le laissât tomber faute d’argent. Donc à moi de sauver la mise. C’était pourquoi j’errais dans la rue aux actionnaires.

Ce n’est pas trop de dire que j’y errais à la façon des « chauds d’habits » et des « tonneaux à vendre », l’œil aux fenêtres, dans le désarroi assez poignant de mes mœurs indépendantes d’artiste et de ma philosophie ploutophobe. J’en étais venu à me demander s’il était plus « malin » de m’adresser à celles-ci, de banques, qui arborent aux balcons les cent millions hyperboliques de capital, qu’à celles-là qui n’en étalent que la modeste dizaine et qui, étant pauvres, doivent être forcément honnêtes. — Qu’eût fait Balzac ? me disais-je, et j’y rêvais devant les portes. C’est ainsi que je m’arrêtai à l’huis de l’Union générale, alors dans toute la frénésie de sa gloire antisémite, et qu’attelaient à doubles rênes MM. Feder et Bontoux, de cataclysmique mémoire.

Il m’en était arrivé la veille, une vraiment bonne et dont je jubilais encore. Sur une indication de Sarah Bernhardt, toujours fidèle à sa chère Vie Moderne, j’avais demandé une entrevue à un jeune spéculateur fort en vue à l’époque et ami des arts, M. Aimé Pellorce. Le jour de l’audience, j’avais rencontré rue Cambon, où habitait le financier, cet extraordinaire Bachaumont dont je vous ai tracé la silhouette boulevardière, et à qui j’avais confié l’embarras où me plongeaient toujours ces visites de quémandage auxquelles j’étais aussi peu propre que dextre.

— Quémandage, s’était écrié le rêveur éveillé, êtes-vous fou ? Ils ne sont créés et mis au monde que pour subventionner les œuvres des gens d’esprit tels que vous, et ils le savent mieux que personne, soyez-en sûr. Mais comment leur parlez-vous ? Parions que vous les sollicitez ? Ah ! malheureux ! Les actionnaires, ça se mène à coups de cravache, comme un Parlement sous Louis XIV. Allons, oust, ce petit million, et plus vite que ça !… Et ils le casquent.

— Vous croyez qu’ils le casquent ?

— Comment, si je le crois ? Où allez-vous en ce moment ?

— Là, en face, chez l’un d’eux, M. Aimé Pellorce.

— Le petit Pellorce ? Avec lui, vous en avez pour cinq minutes. Je vous attends ici, sur le trottoir. C’est le temps d’une cigarette. Mais pas de blague, hein ! poète, le verbe haut et le chapeau sur la tête.

— Si vous montiez avec moi, cher ami, suggérai-je. J’aimerais mieux ça, vous parleriez à ma place, et comme il faut parler à ces vils actionnaires.

— Montons. Vous allez voir.

Une bonne nous fit entrer dans un salon d’attente que je peindrais encore si l’on pouvait peindre l’intérieur d’une boîte vide, rectangulaire, tendue de papier marron, sans le moindre cadre, glace ou tableau, sur les quatre ais, et ne prenant jour que de celui de l’antichambre. Pour tout ameublement, une banquette de justice de paix, et, sur la cheminée, d’ailleurs close par un paravent, un objet sans nom, sans forme, arbitrairement décoratif, en fonte vert-bronzée, qui ne pouvait figurer une pendule que pour un ferblantier cafre ou hottentot. Toutes les forces du style pipelet s’étaient condensées pour ajouter à l’affreuseté du socle l’épouvante d’un Hercule enfant, allégorisé par un M. Thiers sans lunettes, qui, d’un petit poing colossal, étranglait un serpent acaude, aux replis perdus dans la fonte, où se dessinait le chef austère de M. Guizot tirant la langue. L’inspiration du Saint-Michel de Raphaël était flagrante et navrante. On y sentait palpiter la foi politique de l’ouvrier d’art, l’exaltation du goût Ludovico-philippiste, le génie de la garde citoyenne, l’âme civique et prolétaire, que sais-je, l’atelier national de Louis Blanc.

Et elle marchait, cette pendule.

Elle m’avait désarmé de toute espérance. Ah ! cet Aimé Pellorce, comment Sarah Bernhardt me l’avait-elle préconisé comme ami des arts ? Lorsqu’on exhibe chez soi de pareils monuments de l’industrie métallurgique, on ne souscrit pas à une Vie Moderne, cela va de toute évidence.

Bachaumont, qui, malgré sa folie de mégalomane, était très intelligent, la regardait marcher avec une telle stupeur que son nez en traînait par terre.

Allons-nous-en, lui dis-je, c’est le plus sage.

— Au contraire, fit-il, nous le tenons. Je ne le lâcherais pas pour vingt mille livres sterling.

Et d’un moulinet de sa canne, il paraphrasa sa déclaration par un coup sur l’Hercule enfant sans lunettes. La pendule continua à marcher, que dis-je, elle tinta la demie d’un faible son aigrelet qui évoquait sataniquement l’organe même de l’icône.

Comme la bonne ne reparaissait pas, mon dompteur d’actionnaires me proposa de tuer le temps « sur le cadran même », soit par un jeu qui consistait à rejoindre sur nos montres l’heure de Louis-Philippe, roi des poires. — J’avance de deux minutes sur Thiers, m’expliqua-t-il ; et vous ? — Moi je retarde de trois sur Guizot. — La pendule marche ? — Elle marche vers six heures, à pas d’aiguilles. — Secouons-la d’abord. — De droite à gauche ou de gauche à droite ? — Dans les deux sens. À présent, l’œil à nos toquantes. Le premier arrivé offre l’apéritif. — Tope. — Nous gagnâmes à ce sport d’horlogerie un certain laps sur ce que, — depuis le Théâtre Libre — on appelle le « poirotage », et ce fut le serpent qui écopa des deux absinthes suisses. — Allons les savourer, m’écriai-je, l’actionnaire est rébarbatif, visiblement. — Je le prends pour trente mille livres, et la pendule avec, sonna Bachaumont qui la mit sous son bras, comme il le disait.

Et la bonne parut.

— Oh ! la pendule, fut son cri, la pendule de feu le mari de madame !

— Vous le voyez, elle marche, sourit mon compagnon, nous la remontions pour nous distraire. Et M. Pellorce ?

M. Pellorce ?… C’est au-dessous. Ici, c’est la comtesse, veuve du général de… Vous ne vous êtes trompés que d’un étage.

Je n’ai jamais révélé à notre aimable actionnaire, car il le devint en effet, cette expédition chez sa vénérable voisine, ni comment nous accommodâmes, plus vénérable encore, la pièce d’art qui pour elle sans doute était aussi précieuse que les chefs-d’œuvre de Lepaute et de Bréguet. Elle fut la note drôle de ma chasse aux actionnaires, et je n’allais pas en trouver le pendant à l’Union générale.

Parmi les cinq ou six collèges sur les bancs desquels mon enfance usa ses culottes jusqu’au jour où l’on me mit enfin aux bras de l’Alma Parens, sous la barbe fleurie de Charlemagne, la jésuitière de Poitiers dédiée à l’invocation de saint Joseph, est l’école qui m’a laissé le plus noir souvenir. Aujourd’hui encore je ne pense pas sans un frisson à l’année que je passai dans ce sinistre bagne d’enfants, en 1861, à quinze ans. Peut-être me déciderai-je un jour à remonter le cours de ma vie jusqu’à ce temps de douleur où je n’en redois rien aux Charles Dickens et aux Jules Vallès pour le martyre d’une âme tendre de gosse. J’ai payé ma dette de tristesse humaine au commencement de ma destinée et si le docteur Azaïs dit vrai, j’ai un peu droit pour la fin au rire philosophique, par compensation. Mais laissons.

Le collège Saint-Joseph, à Poitiers, tenu par les Révérends Pères, se distinguait en ceci de leurs autres pépinières que les élèves dont il se composait, étaient triés sur le volet de la pure noblesse française. Il fallait, à défaut des vingt quartiers, devenus rares, attester d’un « quinquisme » fervent pour y être toléré par les camarades, participer à leurs jeux et même éviter les torgnoles. Or, non seulement je n’avais blason ni particule, mais j’ignorais absolument l’existence de cet Henri V dont la royauté in partibus troublait à la fois mes notions d’Histoire moderne et ma chronologie. Dès le premier jour, j’avais été sommé de manifester ma foi royaliste, et mis au pied du mur à cet effet sans métaphore, par un groupe de dix ou douze petits Croisés commandés par un Godefroy de Bouillon à poils roux qui paraissait vouloir me traiter en sarrazin. Il s’en était suivi un tournoi où j’avais succombé sous le nombre et qui renouvelé de dimanche en dimanche, après la messe, dura toute l’année scolaire de dix mois. — Crie : Vive Henri V, me disaient-ils, et je ne criais pas : Vive Henri V. Aux conditions chevaleresques qu’on me posait, je n’aurais pas même crié : Vive Robespierre. Les vacances venues, j’avais été reconduit à Paris, dans ma famille, invaincu comme le Cid, mais brisé d’âme et de corps, et lamentable.

Trente ans après, selon la formule titulaire des romans d’aventures du père Dumas, je me présentais aux bureaux de l’Union générale, banque catholique, et j’y demandais à parler soit à Feder, soit à Bontoux, soit à Bontoux, soit à Feder, car il ne m’importait guère que Feder fût devant et Bontoux fût derrière et il ne s’agissait que d’en tomber un de quelques actions pour La Vie Moderne. À leur défaut, je fus reçu par un secrétaire qui vint à moi, ma carte à la main, et, d’un verbe brusque, s’enquit de l’objet de ma visite. Un peu surpris des manières plutôt démocratiques de ce gentilhomme d’antichambre qui ne m’invitait même pas à m’asseoir dans son bureau, je ne lui en exposai pas moins ma requête. Il me regardait, le lorgnon haut, sans répondre. — Eh bien ! monsieur, fis-je ?…

— Oui, dit-il, en reculant de deux pas, mais crie : Vive Henri V !

C’était mon Godefroy de Bouillon. Trente ans après ! Je lui jetai la porte au nez et j’allai déclarer à mon administrateur ma résolution de borner là mes démarches.