Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Le boulevard et les boulevardiers/VIII


VIII

QUELQUES BOULEVARDIERS :

BACHAUMONT


Il s’appelait, je crois, Gérard, et, né riche, il s’était précipité dans les Lettres à dix-huit ans, tête baissée. Il fut du renouveau de La Revue de Paris, lorsque Laurent Pichat et Maxime Du Camp firent revivre ce périodique, et il y collabora… de son argent. Il parlait peu de ces années d’apprentissage. Ce fut sous son pseudonyme de Bachaumont qu’il reparut au soleil de la gloire, bras dessus bras dessous avec un brave garçon nommé Duchemin et surnommé Fervacques. Ils publièrent ensemble deux ou trois romans chez Dentu. Puis ils se désunirent et s’en furent, chacun de son côté, dans le maquis de la presse. Bachaumont s’y créa une spécialité de la chronique mondaine. Extrêmement bien renseigné sur les choses et les gens de la haute, il n’eut point son pair pour les potins, ragots et cancans dont s’alimente la badauderie oisive des perdeurs de temps. Bien avant Jean Lorrain et sans son talent d’écrivain, il avait renoué avec l’art de Tallemant des Réaux, maître des alcôvistes — et son succès fut considérable, tel enfin qu’il devait infailliblement l’être à l’aube de notre grande ère pornographique. Puis, l’œuvre accomplie, il disparut, hélas, avec elle. Il n’est même pas dans le Larousse ! Ça, c’est trop, il était électeur et contribuable.

Bachaumont était un fou, charmant, mais un fou en trois lettres, d’une démence propre à la ville des villes, qui ne se révèle que là et y rallie la sympathie générale. Ce rêveur éveillé, comme celui du conte arabe, avait toujours le million à la main. Il le distribuait toute la journée à ses amis et connaissances, et, quand il n’y en avait plus, il y en avait encore. J’ai calculé que si je lui avais rendu les sommes qu’il m’avait octroyées sur les boulevards, sans reçus et du bout de la cigarette, il m’aurait fallu emprunter dix-huit cent mille francs à la Banque de France qui, d’ailleurs, ne me les aurait prêtés ni sous ce prétexte ni sous aucun autre. Émouvant et cocasse, ce coquecigrue au nez énorme, plus tuberculeux que celui du Ghirlandajo du Louvre, était sincèrement convaincu que, à Paris, le moindre producteur n’a qu’à donner du talon sur l’asphalte pour en faire surgir des banquiers asservis et signant, au vol, des chèques innombrables sur les genoux.

Ah ça ! mais, s’écriait-il, vous avez l’air d’en douter ? Diable, diable, prenez garde, vous passez pour homme d’esprit. Vous y jouez votre réputation, mon cher. À ce propos, je voulais vous dire, vous ne portez donc pas votre rosette ?

— Ma rosette ? Non, quelle rosette ?

— Vous avez tort, il faut avoir le courage d’être officier de la Légion d’honneur. Venez que je vous en offre l’insigne.

Et l’on avait toutes les peines du monde à l’empêcher de vous traîner chez un marchand de décorations.

Il n’y avait pas à supposer qu’il s’adonnât en pince-sans-rire aux joies de la mystification. Bachaumont croyait. Il avait foi en Paris. Il niait la détresse des artistes, la blague de leur impécuniosité légendaire, il clignait des yeux en compère quand on parlait devant lui du réchaud de Lantara ou du grabat d’Hégésippe.

— Elle est très drôle, riait-il, c’est le coup du Malfilâtre et les bourgeois y coupent toujours ; mais entre nous, hein ! inutile de se la faire. L’hôpital n’est qu’un socle.

Et visiblement, il le pensait comme il le disait, dans la merveilleuse aberration de son somnambulisme bénévole.

Une fois, ayant ouï dire que Paul Arène se trouvait par hasard dans le « that it is » de payer ou de ne pas payer son terme, il courut à grandes enjambées chez l’auteur de Jean-des-Figues.

— Qu’est-ce que j’apprends ? Il faut que je vous gronde. Vous n’aviez qu’à m’envoyer un télégramme. Vous êtes impardonnable.

— Quoi, quoi, quoi, coassait Arène, qui le connaissait à peine et ne savait ce qu’il voulait dire.

— Allons, allons, oublier son terme, cela arrive à Rothschild lui-même, et admirez la coïncidence. Hier au soir, chez le baron de Hirsch, vous étiez sur le tapis, vous et vos ouvrages, ses livres de chevet.

— « Qu’est-ce que je lui ai fait, disait le baron, pourquoi ne vient-il pas m’emprunter cent mille francs ?

« Et Vanderbilt, qui était là, soupirait tristement :

— « Tu vois, Hirsch, il nous méprise. »

Une autre fois, devant le perron de Tortoni, il m’avise et très affairé, il m’aborde :

— Ah ! c’est vous ? Quel dommage !

— Comment ?

— Oui, tout est donné, tout, tout, tout. Il ne reste que la faïencerie. Mais j’y pense, vous êtes aussi céramiste ?

— Moi ?

— Parbleu, un Parisien ! Prenez la faïencerie.

— Où ?

— À Monte-Carlo.

Et, compatissant à ma stupeur béante :

— Ne le dites pas trop encore, mais c’est décidé, je l’épouse dans un mois.

— Qui ?

— Elle, Mlle Blanc. Vous verrez, elle est charmante. Et excusez-nous pour la faïencerie, nous n’avons plus que ça à vous offrir.

Ce type du mégalomane est beaucoup moins rare qu’on ne pense, et l’infortuné André Gill en fut une autre effigie douloureuse. La folie du million peuple les Charentons et taille à la douzaine les camisoles de force. Mais pour ceux qu’on enferme et séquestre combien y en a-t-il qui vont et viennent en liberté, l’araignée au front ? D’un coup de filet les boulevards seraient vides. Le million est la poule au pot du règne et Bachaumont en était l’Henri IV de féerie. Il a passé sa vie à jeter des pains de quatre livres imaginaires par-dessus les remparts aux affamés de la Fortune. J’ai connu de plus méchants hommes.

À la fondation de La Vie Moderne, journal illustré, où se conclut la période de critique d’art, avec l’erreur de ma vie, Bachaumont fut des premiers à venir se mettre au service de mon aventure, plus folle encore que ses divagations les plus fantasques. Le matin du premier numéro, de sa vitelotte olfactive et bulbeuse auprès de laquelle le pif de Cyrano n’était qu’un radis rose, il poussait ma porte directoriale.

— C’est très bien, compliments. Les miens d’abord, et puis ceux du Prince de Sagan, que je quitte à l’instant même. Il était avec le maréchal Canrobert, également ravi. Je viens abonner la marquise de Galliffet, elle vous attend mercredi, à quatre heures pour le quart, je vous présente. C’est à l’ambassade d’Angleterre. Arsène Houssaye y sera, sûrement.

— Merci, vous êtes trop gentil, mais il n’y a, à la rédaction, qu’un seul habit noir, don de notre administrateur, Georges Charpentier, et le chroniqueur mondain en a besoin pour ses courses, tout le temps.

— Un seul habit, c’est absurde, il vous en faut trente. Tenez, vous ne vous doutez pas de votre force. Vous tenez une catapulte. La Vie Moderne, clamait-il en la brandissant, la vieille Illustration en tremble rue Saint-Georges. Je n’ai que cela à vous dire. Combien vous faut-il pour soutenir la lutte avec Marc et l’enfoncer en huit jours ?

— Mettons quinze.

— Trois cent mille francs, est-ce assez ? Voulez-vous cinq cent mille ? C’est dit. Demain au café Cardinal nous déjeunons ensemble.

Quand je pense que j’y allai, — et qu’il y était ! Oh ! l’air de Paris, c’est lui qui la rend contagieuse, puisque ça s’attrape ! À la fin de ce déjeuner j’étais bon pour la camisole.

— Allez embrasser votre femme et votre enfant, et rendez-vous à la gare du Nord, train de Calais-Douvres. À tout à l’heure.

— Où allons-nous, Bachaumont ?

— Je ne vous l’ai pas dit ? À Glascow, chez le brasseur. Je l’ai touché par dépêche. Il nous attend.

— Le brasseur de Glascow ? béai-je.

— Est-ce que vous ne le connaissez pas ? Vous seriez le seul en Europe, que dis-je, en France. C’est l’homme qu’il vous faut, il raffole des gens à idées. Il a toujours le million pour eux, sous son presse-papiers. C’est comme si vous teniez le vôtre. Courez faire votre valise. Mais, j’y pense, quel âge a-t-il, votre petit garçon ?

— Trois ans. Pourquoi ?

— Parce que je lui ramènerai d’Écosse un de ces petits poneys qu’ils ont là-bas, pas plus hauts qu’un terre-neuve et doux comme un mouton, que l’on mène à la caresse. Promettez-le-lui de ma part.

Mais je ne rentrai pas faire ma valise. Ce brasseur de Glascow m’avait rendu un peu perplexe. La raison me revint en consultant le registre où chante la sagesse du négoce. Sur les trois abonnés qu’il étalait, aucun n’était brasseur à Glascow ni ailleurs et j’estimai que le Mécène, s’il aimait tant la France, aurait commencé par honorer la « catapulte » d’une inscription à son livre de caisse. Et le million me fut douteux, non sans cause peut-être.

Me croira-t-on si je dis que Bachaumont m’attendit à la gare, en costume de voyage, le plaid dans la courroie et la casquette sur les oreilles. Rien de plus exact cependant et c’est sur ce trait prodigieux que j’achève car il paraphe le visionnaire. Du reste il ne m’en voulut nullement du faux bond et il continua à distribuer sur les boulevards les trésors alibabesques dont son crâne était la caverne miroitante. N’était-il pas socialiste à sa manière, car c’est l’être selon le programme que vouloir, au moins en rêve, équilibrer le salaire à la tâche et marier le génie à la fortune ?

Pendant toute une année mon fils me réclama le petit cheval écossais, doux comme un mouton et haut comme un terre-neuve, promis par le monsieur au nez si drôle.