Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Giselle/III


III

LA DAME AUX YEUX DE VIOLETTE


Vous ai-je dit — j’ai dû vous le dire — que chez le poète, à Neuilly, l’épithète homérique, ou plutôt anthologique, de Carlotta Grisi était : « la dame aux yeux de violette ». J’ai pu juger de son exactitude, car, seuls les yeux ne changent pas et, tels la vie les a ouverts, tels la mort les ferme à la lumière. Au temps où je l’ai connue, petite vieille à la chevelure de ouate, pareille à une houpette à poudre d’iris, elle réalisait encore la métaphore et c’était la fleur de mars qui jetait dans l’ombre des cils sa douce lueur de sous-bois. Du reste son teint était resté celui de la jeune fille. Je ne me lassais pas d’en admirer le délicieux pastel, invulnérable à la corrosion de l’âge, et d’une transparence de rose thé. À l’attrait de cette carnation virginale s’ajoutait la grâce parallèle d’une démarche à la fois légère et ferme, d’oiseau ou de sylphide, où l’on sentait les ailes repliées. L’exercice chorégraphique développe chez les danseuses une force musculaire des jarrets qui, en Carlotta Grisi, allait jusqu’à l’athlétisme. À soixante ans encore elle aurait pu d’un jeté battu, assommer un homme, et, par hygiène, elle était obligée à une marche quotidienne, soit en ville, soit autour de la terrasse de Saint-Jean, où les meilleurs mollets lui rendaient l’étape. Elle se vantait en riant d’être encore capable du bond prodigieux qu’elle avait exécuté en 1843, dans le ballet : La Péri, où elle traversait d’un vol, en l’air, toute la scène de l’Opéra.

En dépit de son auréole de filigrane argenté et sur la foi de sa tournure alerte, elle était fréquemment suivie dans les rues et s’amusait follement de ses « amateurs. » — Ils me croient poudrée, disait-elle. — Elle mettait sa dernière coquetterie à les passer par l’épreuve de l’une de ses déambulations d’Atalante qu’interrompaient à peine des visites à tous les magasins de modes, de couture ou de lingerie. Elle y faisait, pour le plaisir, à corbeilles pleines, les emplettes les plus inutiles, où la ballerine perçait sous la bourgeoise et chantait encore à sa vie de déesse. Rien n’était plus drôle que sa rentrée, le matin, de Genève, avec une douzaine de petits paquets dansant au bout de leur ficelle rose. La plupart du temps elle était escortée d’un garçon livreur, ou « cormoran », comme on appelle là-bas les commissionnaires, chargé de boîtes, dont les deux molosses l’allégeaient, dès le seuil, avec les crics de leurs crocs.

Trois fois sur quatre elle oubliait de vérifier ses acquisitions, et même d’ouvrir les boîtes, et les greniers de la villa engrangeaient cette provende alibabesque de thésauriseuse distraite. Ce que nous trouvâmes de pelotons de laines multicolores, à son départ, dans la chambrette du « piranèse », passe tous les rêves de la royale tapissière de Bayeux et ils auraient suffi à la texture des soixante-quinze mètres de cette lice célèbre.

Carlotta Grisi eut, elle-même, rendu des points à la Pénélope de Guillaume le Conquérant pour le don de persévérance dans l’art de la broderie à l’aiguille. Je ne l’ai jamais vue pour ainsi dire que penchée sur le canevas et je ne l’évoque pas autrement. Je n’ignore pas que la qualité de ménagère est assez usuelle chez les filles de Terpsichore, et que le corps de ballet ne tricote pas que des jambes. Il est des soirs où le foyer de la danse ressemble beaucoup plus à un atelier d’ouvrières à la tâche qu’à un gymnase de corybantes. Les collégiens, les provinciaux et les nouveaux ministres s’abusent à l’envi sur le gavarnisme des chorégraphes d’État. Il est aux trois quarts légendaire. On risque d’y perdre le bouquet entre des bas à repriser et parfois des layettes. L’une des rimes à vertu c’est tutu, et elles sont rares. Mais chez « la dame aux yeux de violette » je ne sais pourquoi le contraste était plus saisissant, ou me semblait tel, à cause de l’idée que je m’étais faite sans doute de la muse d’après le poète. J’avais la sensation d’une prise de voile, de quelque chose comme d’une La Vallière aux Carmélites, sans Bossuet, bien entendu et moins l’homélie, rebelle à la comparaison. Cette petite sexagénaire, assise au coin de la fenêtre, silencieuse, pensive, et piquant obstinément la toile cirée de fleurs et d’oiseaux de laine, elle avait tenu Paris au bout de son orteil. Il n’était princes, hauts traitants, que dis-je, maîtres de la terre qui n’eussent jeté leurs titres, leur or, voire leurs sceptres à ses pieds. Elle pouvait, si elle l’avait voulu, comme ses rivales aériennes, se laisser passer au doigt l’anneau royal et achever ses jours dans une cour au faste asiatique, et c’était elle qui tout d’un coup, de sa voix d’Italienne, au timbre dramatique, s’écriait en se tournant vers sa fille : Ah ! mon dieu, Ernestine, je n’ai plus de laine verte pour les feuillages !…

Je me souviens qu’un jour, dans son écrin, elle nous montra, entre toutes ses bagues, un anneau de cuivre doré comme les colporteurs en vendent dans les foires et qui valait quinze sous au prix fort, s’il les valait. — C’est tout un roman, nous dit-elle. J’étais à Londres en représentations, en 1839, et j’y faisais florès, de toutes manières, puisqu’il faut le dire. Entre ceux qui me laissaient le moins de repos, le plus tenace était un exilé français dont je vous dirai le nom tout à l’heure. Il menait grande vie en Angleterre et, à force de folies, il en était à ses pièces. Je ne le recevais qu’au théâtre, dans ma loge. Il vint un soir m’y faire ses adieux. Il s’embarquait pour Boulogne, où, assurait-il, il était attendu par tous les fidèles de son oncle. — Gardez cette bague, fit-il, en souvenir de moi, et, quand vous rentrerez à l’Opéra, rapportez-la-moi aux Tuileries. J’y serai certainement et, si vous voulez, je vous l’échangerai contre une autre, à votre gré. — Il va sans dire que je ne suis pas allée aux Tuileries, ni avant ni après le coup d’État et que la bague m’est restée pour compte. Mais Napoléon III était fidèle à ceux qu’il aimait et je serais peut-être impératrice.

À l’un de ses passages à Paris je la conduisis au nouvel Opéra, celui de Charles Garnier, qu’elle ne connaissait pas encore. Elle y a, comme on sait, son portrait sous deux formes, un buste d’abord, dans un petit foyer latéral, aussi peu ressemblant que possible, puis, dans une voussure du foyer de la danse, une image peinte par Gustave Boulanger, moins étrangère au modèle. Son nom du reste y est inscrit dans les rinceaux de l’encadrement. Elle leva la tête et se regarda. Je m’étais écarté pour la laisser à sa contemplation muette. — Allons, fit-elle enfin en me reprenant le bras, j’étais mieux que cela tout de même ! — Mais elle ne voulut point en voir davantage. Elle tremblait un peu et les violettes de ses yeux s’étaient humectées de rosée. Ce fut la seule et unique fois que, devant moi, l’artiste trahit quelque regret de ses années de gloire, et jamais plus elle ne revint à l’Opéra, elle boudait son médaillon.

Carlotta Grisi, qui forme, avec la Taglioni et Fanny Essler, le grand trio classique de la chorégraphie française dont Mlle Zambelli perpétue la tradition, est morte à Genève en 1899, presque octogénaire, oubliée, même de la presse. Je n’ai point lu d’article nécrologique sur elle ; aucun journal illustré n’a ranimé ses traits charmants ; pour Paris elle était déjà légendaire et, comme dit Edmond Rostand, princesse lointaine. Elle s’était elle-même ensevelie vivante depuis 1848, année de sa retraite de l’Opéra et je ne suis pas Ovide pour vous dire comment une libellule peut se transformer en marmotte.

Les seules lignes d’encre versée comme une libation à ses mânes légers qui dansent sur le lac de Jean-Jacques, furent celles que je trouve dans L’Éclair du 26 juin 1899, les voici :

— J’ai pu causer parfois, seul à seule, sous les marronniers, avec la dame aux yeux de violette, du maître à qui elle avait inspiré un amour tellement profond qu’il domine son œuvre et lui arracha son dernier soupir. Lorsque nous en devisions à voix basse, comme dans une chapelle en ruines, elle se flattait d’en avoir été l’objet mais s’en étonnait davantage, j’allais écrire qu’elle « n’en revenait pas ». Personne vraiment n’eut l’âme moins romantique que Giselle, Willi du Hartz rêvée par deux poètes et réalisée par une petite bourgeoise balzacienne de la maison du Chat-qui-Pelote. Ce qui la touchait le plus, c’était le souvenir des ouvrages qu’il avait écrits, non pas sur elle, mais pour elle, et qui lui avaient valu les beaux triomphes de sa carrière si prématurément terminée. Pour le reste, elle n’en gardait que l’émotion coquettement pudique d’un ami trop empressé qui s’était trompé d’autel et avait distraitement porté sur le sien des fleurs destinées à un autre. Elle ne croyait encore qu’à cette méprise. J’ai vu là combien il est sujet à caution, l’axiome physiologique qu’aucune femme ne se trompe à l’amour qu’elle inspire, puisque les dernières lettres qu’il traça d’une main mourante sont celles qui forment le nom de Carlotta, la dame aux yeux de violette.