Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Giselle/I


GISELLE



I

LA CHAMBRE DE GISELLE


Je ne connaissais pas encore Carlotta Grisi, l’illustre danseuse de l’Opéra, qui y avait créé Giselle. Au moment de mon mariage elle était en Espagne et elle n’avait pu revenir pour y assister. Plus tard, lorsque avisée du péril de mort où se trouvait Théophile Gautier, elle était accourue à Neuilly pour le voir une dernière fois, elle s’était heurtée à une telle obstruction des terribles sœurs du poète, impérieuses maîtresses du logis, qu’elle avait dû renoncer à l’entrevue suprême dont elles éliminaient sa sœur, la propre mère pourtant de Judith et d’Estelle. J’étais absent lorsqu’eut lieu cette scène douloureuse où la fille aînée de la pauvre Ernesta faillit étrangler Zoé Langue de cô au sujet de ce veto de furie.

— Nous entrerons toutes les deux, avait déclaré Carlotta, ou ni l’une ni l’autre. — Et, désarmé de toute volonté par le mal qui l’emportait, pareil au fataliste immobile et muet sous l’écroulement de sa maison, il avait laissé la dame aux yeux de violette, repartir à jamais pour Genève. Ce fut ce jour-là qu’il mourut et non un autre.

Genève était en effet, depuis 1848, année où elle s’était retirée du théâtre, la résidence de Giselle. Elle y élevait sa fille en bonne bourgeoise dans une villa magnifique du faubourg Saint-Jean qu’encadrait une terrasse plantée de marronniers plus que centenaires dont les thyrses murmurent encore dans Émaux et Camées les vers délicieux qu’ils ont inspirés. Ce fut de là qu’un jour nous arriva dans le « piranèse » l’annonce de la venue à Paris de notre tante et de notre cousine. Elles devaient descendre d’abord dans un hôtel fastueux et conforme à leur fortune, mais à la vue de notre nid d’hirondelles elles ne voulurent plus nous quitter. C’était trop drôle, ce grenier d’étudiants et l’on devait y rire les douze heures du jour. De telle sorte qu’on se serra et que, malles et gens, tout finit par y tenir. L’empilement symétrique des cubes est le principe architectonique de la colonne, dit (ou ne dit pas) Vitruve. Une chambre de bonne, vacante sous les combles, devint l’appartement d’une sylphide qui avait habité des palais de rêve, et comme, par la lucarne, on apercevait le faîte de l’Opéra surmonté de son Apollon porte-lyre, Carlotta déclara qu’elle y avait la plus belle vue du monde, l’idéale à son âge, celle que l’on a sur sa jeunesse.

Plus tard je gardai ce galetas et j’en fis un bureau de travail d’un genre inconnu à Vitruve et même à Mansart, père des mansardes, soit un bureau-volière à usage de poète. Mettant en œuvre le vers de Jean Racine, aux petits des oiseaux je donnai la pâture confraternelle, aux bords de l’eau courante de la gouttière et tous les voyous ailés du quartier firent queue à ma boulangerie aérienne. Dès l’aube ils s’abattaient par centaines sur la lucarne, en picoraient impérativement la vitre, et m’éveillaient de leur brouhaha d’engueulades. Puis, le châssis levé ils entraient en dansant, sautaient sur ma table, y ponctuaient ma copie à leur manière, et perchés aux quatre coins, se communiquaient les observations les plus sévères sur la valeur de mon style et la stupidité de ma profession. Ils n’en comprenaient ni l’encre ni les plumes. Ils allaient chercher sur les toits des témoins de leur stupeur compatissante et je comprenais à miracle, à leurs bec à bec, qu’ils parlaient de faire leurs nids chez moi pour me distraire et me ramener à la nature. Il y en avait un qui ne me laissait pas travailler. Aussitôt que je m’attablais pour écrire, il se précipitait dans ma chevelure, comme un chasseur corse dans un maquis, et il y menait de telles battues que je dus me munir d’une calotte de cuir à oreillettes pour pouvoir gagner ma vie.

Hélas, que l’œuvre des sept jours est mauvaise si la loi de faim en est la clef ! Un matin j’entendis un grand tumulte dans la forêt des cheminées, et, la lucarne ouverte, je vis des tigres. Ils étaient tapis et pelotonnés, prêts à bondir sur la volaille d’azur, et, horreur, parmi ces fauves, mon propre chat, le sieur Circonflexe, le félin de poche le plus gâté, le plus gros et gras, le plus civilisé, un bourgeois, qui ait jamais dormi sur un tapis ou la robe de Mahomet ! Et je donnai congé de la chambre de Giselle.

Loin d’écarter nos amis du « piranèse » la présence de Carlotta Grisi, gloire de la chorégraphie française, nous les rendait plus assidus encore. Dans le groupe des peintres de la rue de Vaugirard, dont j’ai parlé au premier recueil de ces Souvenirs, celui qui nous était, entre tous, familier était Émile Pinchart à qui je m’étais attaché comme un frère. Je l’aimais pour son talent délicieux, pour l’avenir qui lui luisait aux yeux et pour son courage d’artiste invulnérable aux compromis qui donnent les succès faciles et nourriciers. Il ne nous fut pas difficile de deviner que, dès le premier jour, il avait jeté cœur et palette aux pieds de notre jolie cousine et hôtesse, Mlle Ernestine Grisi, et nous fûmes d’abord fort effrayés de cet arrêt des dieux. Mais ce ne sont pas les papes qui placent les Fornarinas sur le chemin des Raphaëls.

Ernestine tenait son charme de sa double origine italienne et polonaise, mais la Slave dominait en elle, caractérisée par une folle chevelure blonde dont les gerbes indociles ne semblaient obéir qu’à la carde du vent. Élevée tendrement par une mère idolâtre, à qui elle bornait le ciel, la terre et leurs dépendances, elle ne savait point où s’arrête le caprice, où finit la bonté, ni ce qui, dans la vie, sépare l’idéal du réel. Elle allait, ivre de sa jeunesse, et voilà tout, droit devant elle, comme les pieds nus sur le gazon dans la rosée.

Que cette enfant de la Péri devînt la femme du peintre encore inconnu et pauvre comme Job qu’était Émile Pinchart, il y avait peu d’apparences. Carlotta projetait pour elle quelque union plus princière et pouvait d’ailleurs la lui payer, car elle était plus que millionnaire, à en juger par le train de vie qu’elle menait à Genève. Mais elle était sous le talon rose de sa fille. Il advint ce qui était écrit, et il n’advient jamais autre chose. Convaincue par la preuve que nous lui en donnions, ma chère compagne et moi, que l’on peut être heureuse avec un simple artiste et mieux aimée que par un autre, elle accepta d’en fournir une preuve nouvelle, et la bonne Giselle n’eut qu’à regarder, ce soir-là, par sa lucarne, l’Apollon musagète de l’Opéra lever sa lyre flamboyante sur la Ville Lumière pour se souvenir et comprendre quel autre dieu, à l’arc invincible, l’avait amenée de chez les mômiers de Genève à notre grenier contagieux d’étudiants. Et le mariage fut conclu.

Il se compliquait d’une difficulté assez sérieuse, étant de celles que les lois hérissent devant les plus beaux romans d’amour. Il s’agissait de garantir à l’enfant bien-aimée l’héritage de sa mère, qui ne l’était que par la nature et par conséquent pour le bon Dieu, car ce n’est pas lui qui a inventé les maires ni leurs adjoints. Pour lui assurer cette succession, tant à elle qu’à sa descendance, il n’y avait qu’un moyen légal, l’adoption. Carlotta Grisi, née en 1821, avait atteint, et même dépassé, l’âge où le droit d’adopter est acquis aux cinquantenaires. Elle satisfaisait encore à la prescription d’avoir subvenu pendant six ans au moins aux besoins de l’adoptée sans interruption, et, dernière clause du Code, Ernestine était éclose à sa majorité. Mais il restait ceci qu’elle était bien et dûment, pour le bon Dieu déjà nommé et la nature, sa complice, la propre fille de sa mère, — or, il importait qu’elle ne le fût à aucun prix.

Cas subtil. Pour le trancher, l’expédient est de recourir au choix bénévole d’un tuteur ad hoc, personnage de comédie juridique, qui vient jurer, grave ou non, que le de cujus, pour Cujas, n’est pas l’enfant de celle qui l’a mise au monde. Ce rôle ne pouvait être offert qu’à un poète. Je me prouvai tel en l’acceptant. Je vins donc chez les notaires, et là, traître à Vénus comme à Lucine, mais fidèle à Napoléon, je jurai que la jeune fille avait été trouvée dans un rosier, à la Guadeloupe, chez une dame de Saint-Hilaire, d’ailleurs aussitôt disparue, et que la célèbre danseuse l’y avait recueillie entre deux jetés-battus, du bout des pointes. Et je signai. Telle est la fonction de l’ad-hoc. À votre service. Je n’ai fait que ce faux dans ma vie, il est carabiné, mais je dois avoir une conscience abominable, car le remords qui m’en ravage m’a toujours laissé dormir à poings fermés, et je l’emporterai en paradis.

Et le mariage fut. Il eut lieu à l’église Saint-Eugène, paroisse du « piranèse », dont Raoul Pugno tenait les orgues à quatre pattes. Il nous inonda d’harmonies nuptiales. Le déjeuner de noces était offert par la mère (adoptive) de l’épousée, et ce fut chez Brébant qu’il développa ses fastes. Il m’incombait, honneur de l’ad hoquat, d’en régler la note. Elle était belle d’addition et même dépassait l’hypothèse. Lorsque je l’eus soldée, il me restait soixante-cinq centimes, qui font treize sous en toutes les langues, et il s’échelonnait, en vue de pourboire, six garçons en frac et cravate blanche dans l’escalier de sortie. Êtes-vous de Paris ? Je jetai mes treize sous sur le bureau de la dame comptable, et je descendis, trempé de sueur froide, entre les six ahurissements étagés. Et je restai trois ans sans oser reparaître chez Brébant.