Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2/Atavisme/II


II

GRAND’MÈRE


Donc ma bonne grand’mère se prénommait Flore, étant d’un temps où l’on osait s’appeler Jasmin en souvenir de la nature. Il est à remarquer que, l’Empire durant, peu de mères baptisaient leurs fils : Napoléon, et pour cause peut-être. Ce suffixe glorieux ne vint en usage que sous la Restauration et plus encore sous Louis-Philippe, de pacifique mémoire, par ce goût ethnique d’opposition qui nous rend, disent les mauvais bergers, impossibles à paître.

Flore Morel, étonnamment jolie et charmeresse, était en outre gaie comme pinson, et même comme Mimi Pinson, et toujours prête à rire. C’est d’elle sans doute que je tiens cette humeur joviale dont Beaumarchais préconise la philosophie, comme si elle était acquérable par raisonnement ou exercice. Elle ne l’est pas ; c’est un don de fée, presque toujours atavique. Je le crois formé par l’équilibre transmis des deux bonnes santés, celle de l’âme et celle du corps. Ceux pour qui ce raisin est trop vert professent que la gaieté n’est en général que la fleur de bêtise, puisque, disent-ils, la vie est triste. Ils y voient le coup de l’autruche qui se cache la tête pour ne pas voir venir la mort. Soit, mais je me suis laissé dire que Jules César en fit autant, qui n’était pas un imbécile.

Il y a un trait de ma joyeuse aïeule maternelle qui toujours me ravit quand je l’évoque. Elle était obstinément courtisée par cet Augustin Burdet qui fut le graveur attitré de Raffet, de Devéria et des Johannot et elle ne parvenait pas à le décourager de ses vaines espérances. À bout de tous les moyens de défense, voici celui auquel elle eut recours. L’artiste était un romantique exalté et ma grand’mère était une bourgeoise. Elle avait, je ne sais comment, contracté une habitude qui, quoique assez usuelle chez les grandes dames du dix-huitième siècle, cadrait mal avec sa beauté et la grâce de ses vingt ans. Elle prisait en cachette.

Un jour que le graveur, plus pressant encore qu’à l’ordinaire, était tombé à ses pieds et, n’obtenant rien d’elle, lui demandait un gage au moins de sympathie, elle tira sa tabatière et huma une prise, puis, en éclatant de rire : — En usez-vous ? fit-elle.

Le contraste était si violent entre l’ange et son vice, que l’artiste se dressa, consterné et poussa un : Oh ! d’horreur. Il prit son chapeau et sa canne et s’en alla pour ne plus revenir. — Il était guéri, concluait-elle, quand elle me contait les choses de sa vie, là-bas, dans la clairière du bois de Frileuse, sur ce banc d’herbe où les écureuils nous lapidaient de pommes de pins.

Elle s’était mariée, à contre gré des siens, avec un Limousin nommé Peyrot, maître maçon de son état, qui était un homme magnifique, d’une stature de tambour-major et fort à l’avenant. Sur l’échelle, il tenait, paraît-il, l’auge à mortier, pleine, de la main gauche, sur trois doigts, et ne la déposait que vide et ciment usé. Ce colosse adorait cette pouponne qu’il eût brisée comme une figurine de saxe entre le pouce et l’index, et c’était elle qui le menait en laisse. Il était d’ailleurs plus qu’à l’aise, ayant, dans l’entreprise, gagné, quartier Gaillon, des sommes relativement importantes.

Or le malheureux avait le goût de boire, et s’il était parvenu à le dompter pendant la lune de miel, tous ses efforts échouèrent à la naissance de l’enfant que lui fleurit son amour. Et comme il prenait le chemin de célébrer cette naissance tout le reste de sa vie, le verre au poing, la jeune mère y mit ordre tout de suite en retournant chez ses père et mère, à Limours, avec sa fillette. Inutile de vous dire si le pauvre géant y courut dans les bottes de sept lieues. Après une tripotée administrée par elle et par lui béatement reçue, comme il sied entre Hercule et Déjanire, il la ramena dans ses aîtres maçonniques, et resta six jours sans boire. Le septième était un dimanche, jour de Grégoire, dit le Caveau, vieille société œnophile française à laquelle il était affilié. Il y rima abondamment et de coupe en bouteille, si bien qu’à sa rentrée au foyer conjugal, il n’y retrouva ni femme ni fille. Hélas, grand-père !…

Mais cette fois c’était à jamais ou pour toujours, puisque l’un et l’autre se dit ou se disent. Ma grand’mère, je le répète, était de bourgeoisie, elle avait tous les défauts comme toutes les qualités de sa classe et de son éducation, mi-libérale et mi-religieuse. Pour elle c’en était fini de cette mésalliance amoureuse. Elle ne pouvait pas pardonner deux fois. Les implacables sont ceux qui rient. Je ne l’ai jamais vu pleurer, quoiqu’elle fût très bonne, à cause de cela peut-être. L’émotion s’exprimait chez elle par le reniflement d’une prise de tabac qu’elle semait d’ailleurs autour d’elle, comme un pavot sa graine, et puis, en avant la musique, la volonté se tendait, l’acte sortait déjà de la décision. Que ne m’a-t-elle transmis son énergie !

— Et en quittant votre mari où donc êtes-vous allée, grand’mère ?

— Dans Paris, faisait-elle avec le geste en zigzag de s’enfoncer comme Agar dans le désert. Me réfugier une seconde fois, à Limours, dans ma famille, tu ne l’aurais pas voulu, mon garçon. On a sa fierté de fille, de femme et de mère. Je m’étais trompée dans mon choix, je ne voulais pas qu’on me le dise. Et puis il serait venu me reprendre, c’était son droit, moi et ta mère, et je le haïssais, j’aurais fini par le tuer. Ça ne se commande pas, ces choses-là, quand on déteste. Enfin le bon Dieu me vint en aide.

— Comment ?

— À la prière de saint François de Sales, notre parent et le protecteur de notre famille. Il voulut que Peyrot devînt fou. Il me cherchait partout et me faisait chercher par ses compagnons de la truelle. Il en perdait le boire et le manger. Il ne faisait plus œuvre de ses dix doigts. Il épuisait ses économies à la poursuite. Mais j’étais plus futée que lui et je lui échappais toujours. Dès qu’il avait dépisté ma trace, je changeais de quartier et de métier. De modiste je passais gantière, et comme j’étais adroite de mes mains, je m’en tirais dans tous les négoces et j’élevais ma fille toute seule. Et puis, tu sais, je n’étais pas trop mal en ce temps-là, et ça aide, comme dit Paul de Kock.

— Est-il vrai que vous ayez aussi tenu un cabinet de lecture ?

— Pendant quelque temps, oui, c’est là qu’il faillit me découvrir. Il avait vu sa fille, par le vitrage, en train de regarder des images. Il se précipita dans la boutique : Flore, Flore, c’est moi !… mais j’étais déjà loin avec l’enfant. Alors sa raison s’en alla, on le ramena à Limoges et je n’entendis plus parler de lui jusqu’à sa mort.

Et, humant une prise : — On m’a dit qu’il s’était suicidé. J’espère que non pour le salut de son âme.

Tel était le roman de sa vie. Je ne pouvais m’empêcher de le juger féroce. Quoi, cette femme aux yeux d’azur céleste, veloutés, humides de tendresse, et dont le moindre geste était une caresse, elle avait été si impitoyable pour un malheureux homme épris d’elle jusqu’à la démence et dont le vice s’excusait par la condition ouvrière.

— Ah ! grand’mère, grand’mère, étiez-vous toutes aussi dures dans la bourgeoisie de Louis-Philippe ?

Alors elle soulevait ses lunettes et me regardant profondément, elle disait de la voix qu’on prend pour les serments :

— Mais, mon petit, je n’ai plus aimé personne.

Et le mot en disait plus long sur une douleur domptée et refoulée mais toujours couvant sous les cendres de l’âme, que n’eussent fait plaintes et discours. Il prenait toute sa portée de ce fait qu’elle s’était remariée à cœur fermé, pour donner un beau-père à sa fille, avec un vague citoyen de Dourdan, assez riche, mais paralysé d’un bras et déjà père de deux enfants lui-même, mariage de raison s’il en fut, selon Scribe, et dans toute l’horreur d’une association d’intérêts. Elle n’en eut d’ailleurs aucune postérité.

Il avait une charge de facteur aux farines à la Halle aux blés, et servait d’intermédiaire entre les gros meuniers et les boulangers de la ville. Mais c’était Flore Morel qui faisait toute sa besogne. Les lunettes sur le nez et la tabatière sous la main, elle dictait ses lois aux forts de la Halle, soumis à la volonté de ce bout de femme aux yeux de gazelle qui les subjuguait par sa gaieté et qui n’aimait plus personne.

Or, ces choses se passaient au temps où il y avait une bourgeoisie française, fière, libérale et consciente de sa force et de son rôle.