Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/X


X

MA CANTATE


J’ignore si l’usage en est resté à la Comédie-Française, mais, sous le Second Empire, elle donnait des cantates à Molière.

Elle les lui donnait le 15 janvier, jour anniversaire de sa naissance, et, pour les frais du culte, elle « casquait » de vingt-cinq louis dans le chapeau de l’heureux poète à qui la commande était échue. Rien de plus agréable ni de plus facile à gagner d’un coup de lyre que ces cinq cents francs du bon Dieu.

— Ah ! monsieur, disait Glatigny à Édouard Thierry, directeur du théâtre, à ce prix-là on vous en ferait pour rien !

La commande me vint à mon tour, comme à tout le monde, et ce fut pour l’an 1867, soit le deux cent quarante-cinquième service annuel et bout de l’an du contemplateur. Si je n’avais obéi qu’à mes penchants, l’apologue de notre Térence national eût assez aisément versé à l’abattage, car en ce temps-là les chevelus du Pinde en laissaient volontiers la patrie aux universitaires et le culte aux comédiens. Je suis encore de ceux, je l’avoue à mon dam, que Le Misanthrope embête profondément, et qui ont le courage de le dire. Je me rappelle qu’un jour, à la répétition de Plus que Reine à la Porte-Saint-Martin, je fus surpris de l’accueil réfrigérant de mes interprètes, si aimables à l’ordinaire. J’avais publié, la veille, un article où je faisais toutes mes réserves sur ce chef-d’œuvre biséculaire dont la philosophie de cour me paraît au moins périmée et la forme parfaitement lourde. Tout à coup, mon brave Coquelin parut au fond de la scène, et, écartant d’un geste les artistes, il piqua droit à moi, et, d’une voix d’assesseur au Jugement Dernier :

— Si j’avais su que tu n’aimasses pas Molière, je ne t’aurais pas joué ta pièce !

Il le savait pourtant depuis 1867, car il avait assisté à la gestation de la cantate, mais il l’avait oublié dans ses voyages.

Je me hâte de dire, cependant, qu’il m’en prêtait trop à ce sujet. J’aimerais beaucoup plus Molière que je ne l’aime, si ceux qui me le masquent l’aimaient moins, ou du moins si ceux qui l’aiment trop me le démasquaient davantage. Le fétichisme lasse l’adoration, et de là vient peut-être que je récalcitre au Misanthrope.

Or, il ne s’agissait pas, pour la cantate, de récalcitrer, non seulement au terrible Misanthrope, mais à n’importe quelle manifestation du Verbe subventionné, et il y avait à cela des raisons sérieuses qui, sous le nom de dettes criantes, clamaient chaque matin derrière ma porte déjà branlante. En somme, et dans L’École des Femmes et dans Le Bourgeois Gentilhomme, il me restait bien encore pour vingt-cinq louis d’admiration sans faille.

J’avais proposé à Édouard Thierry à peu près tous les thèmes, exploités déjà ou à exploiter encore, que depuis deux siècles et demi l’anniversaire tend aux lyres, comme dit Banville, extasiées !

— Que diriez-vous d’un : Molière et Laforêt ?… Ou d’un : Molière déjeunant avec Louis XIV ?… Ou d’un : Molière à Auteuil ?… Ou d’un : Molière mourant entre deux sœurs de charité, dont l’une, guimpe rejetée, serait Thalie et l’autre Melpomène, et qui l’enlèveraient sur leurs ailes auprès d’Aristophane, de Térence et de Plaute, dans l’immortalité ?

Mais Édouard Thierry secouait négativement la tête.

— Autre chose, et du nouveau, s’il est possible.

Possible ? Il en parlait à son aise ! Il n’y avait, en fait de nouveau, que l’exaltation de Molière comédien. J’en risquai l’offre, un peu flagorneuse peut-être.

Mais Édouard Thierry était un fort moliériste, à qui on ne posait pas de lapins historiques.

— Non, fit-il, pas le comédien, il n’a été vraiment bon que dans Le Cocu Imaginaire, et avant d’être marié. C’est surtout un poète dramatique.

« Le mieux était de s’en tenir à l’ode, la belle ode, pure et simple, l’ode pindarique, que Victor Hugo avait renouvelée, sans trop l’imiter toutefois, à cause de… »

Et il me montra les Tuileries par la fenêtre.

Je la fis. Elle fut dite par Leroux, excellent artiste, incomparable dans les marquis de répertoire, qui, dépourvu de toute mémoire, la bousilla, et, de la sorte, me sauva la mise. Je l’ai retirée d’avance, et par testament, de mes Œuvres complètes. Mais Le Figaro la publia. Mes ennemis l’ont gardée.

Mais aussi était-ce bien ma faute ?

Lecture prise, Édouard Thierry m’avait mandé à son cabinet :

— On voit, me dit-il, que vous adorez Molière !

— Alors, si on le voit, tout va bien.

— Camille Doucet sort d’ici. Je lui ai lu votre cantate. Il ne lui fait que deux reproches. Le premier, c’est qu’elle est trop bien rimée : « On n’est pas forcé », a-t-il fait.

— Quel est le second reproche ? émis-je.

— Promettez-moi de ne pas bondir !

Et après un temps de silence pendant lequel je le vois encore tourner autour de ce bureau directorial où Jules Claretie, après Émile Perrin, le remplace, il reprit, insinuant et diplomatique :

— On sait peu de choses sur Pindare… Vous mourrez comme lui à quatre-vingts ans, couvert de gloire… Mais ce qu’il touchait pour une ode, on l’ignore, même par tradition… Il y avait les plus grands rapports entre les Jeux Olympiques, qui lui ont inspiré de si beaux chants, et cette fête européenne où l’empereur et l’impératrice convient les peuples, pour le printemps prochain, au Champ-de-Mars, n’est-ce pas. Une Exposition universelle, c’est le renouveau de ces fêtes authentiques, où Sophocle, Euripide…

— Pardon, et le second reproche de Camille Doucet ?

— Eh bien, il regrette que, dans une strophe, ou deux, disons quatre, vous ayez oublié de pindariser…

— Quoi, l’Exposition universelle ?

— Vous l’avez senti vous-même.

Je le regardai ébahi, béant, hébété.

— Mais… Molière est né en 1622 ?…

— Oui, eh bien ?…

— Et vous voulez que je rattache à mon pæan d’anniversaire celui de la foire des peuples au Champ-de-Mars ?

— Ce n’est pas moi qui l’exige.

— C’est Camille Doucet ?

— Non plus…

— Le maréchal Vaillant, alors ?

— Cherchez plus haut.

— Ma foi, lançai-je, épouvanté, je le donne à Victor Hugo lui-même !

Et, reprenant mon chapeau et ma canne, je tirai vers la porte.

— Vous avez tort… Réfléchissez… Ce n’est point si difficile que vous vous l’imaginez. Sans s’adresser à Victor Hugo, qui ne viendrait pas, du reste, nous avons d’autres poètes, jeunes ou vieux, pour qui le travail ne serait qu’un jeu… C’est dans votre intérêt que je vous parle… Vous devez avoir besoin d’argent pour offrir un bouquet à Madeleine Brohan ou à Émilie Dubois, qui m’ont dit de vous cent, et même cinq cents choses charmantes… Et puis, ce qu’on vous demande n’est qu’une question de transition… Vous la trouverez dans l’universalité de Molière… Molière universel, comme l’Exposition… Vite, rentrez chez vous, et croyez-moi, relisez La Marseillaise !…

Je ne rentrai pas chez moi, mais je courus chez mon tailleur, chorège de mes dettes vociférantes.

— Voici, lui dis-je, me renouvelez-vous mes billets pour trois, six, neuf, si je vous fais une réclame en plein Théâtre-Français, dans une cantate à Molière ?

— Sur la scène ?

— Sur la scène, et à la rime.

— Tope, mais j’aurai un billet de faveur ?

— Vous l’aurez.

Et il l’eut.

Dans l’une des strophes, Leroux disait autant qu’il m’en souvient :

France, le monde entier vient te remercier…

Mon tailleur avait nom : Mercier !

La rime y était, et riche !

Telle fut ma cantate à Molière.