Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Première partie/VIII


VIII

CHEZ LES PEINTRES


Paul Ferrier, qui est de l’Hérault, avait fondé une société de compatriotes, en ceci paradoxale que ses membres étaient de toutes les provinces de France. Elle aurait pu s’appeler : la réunion des séparatistes ; elle avait nom : les « Trop Serrés », parce que nous étions si nombreux à ses agapes qu’on s’y asseyait les uns sur les autres, comme dans les restaurants populaires, le 15 août.

À l’origine, les fondateurs s’étaient assemblés dans une gargote de la rue Taranne que gouvernait un patron hoffmannesque, aux crins flamboyants, pied bot comme Talleyrand, et qui ne dérageait pas de se laisser toujours prendre aux demandes de crédit de sa clientèle. Les élèves des Beaux-Arts avaient là des « ardoises » de six mois, et les murs disparaissaient sous les esquisses, ex-votos de l’artiste en détresse. Le bon Dieu seul nourrit les oiseaux à l’œil sans se ruiner, et le jour vint où le malheureux restaurateur connut la vérité de cette définition murgérienne : Bilan, chose que l’on dépose.

Les Trop Serrés se transportèrent au Palais-Royal, chez Catelain, dit le Culot, parce qu’il était le cadet d’une trinité de traiteurs renommés, dont la dynastie, je crois, perdure encore. Sur la recommandation de Coquelin, Catelain le Culot nous avait recueillis, et, pour quarante sous, il nous servait des repas de corps admirables. J’ai vu là, dans des sauces, nager, comme sirènes en Mer Noire, les tubérastres périgourdins qui sont les cors aux pieds des chênes. Il est vrai qu’en cet âge reculé, la pièce de quarante sous valait cinq francs de notre monnaie actuelle.

Paul Ferrier dirait mieux que moi les noms, devenus glorieux presque tous, des membres de ce groupe. Le plus « arrivé », avec Coquelin, était Camille Saint-Saëns, aujourd’hui le maître incontesté de la musique française. Il n’avait encore que trente ans, et il était déjà interprété couramment chez Pasdeloup, qui pourtant n’était pas bienveillant aux modernes, et ne se rendait même pas complètement à Schumann. Camille Saint-Saëns vivait à peu près de son traitement d’organiste à la Madeleine, et pour le reste il courait le cachet de pianiste et les concerts. Sur l’instrument terrible, base du mobilier démocratique, il était purement méphistophélique, et personne, aux enfers, n’en touche comme, sur terre, il en aura touché. Saint-Saëns devant un piano, ou un piano en proie à Saint-Saëns, c’était — c’est encore — la fin connue du monde des sons. Il pouvait, tant la nature l’a doué pour cet exercice, donner onze notes à la fois, soit en accord plaqué, soit en arpège, au moyen d’un doigt supplémentaire qu’il porte au milieu du visage et qui, sous le titre de nez, lui sert en outre à nasiller les vocables articulés.

Comme Robert Schumann, déjà nommé, Saint-Saëns, compositeur, était un peu entravé par Saint-Saëns virtuose, du moins dans le développement dramatique de son génie. Il cherchait son poète. Le bruit de nos rimes l’attirait chez Catelain, où il y avait de tout, excepté un Scribe.

Le poète d’un musicien est et ne peut être qu’un double de ce musicien, et il faut qu’il lui ressemble comme un frère. Le livret est une œuvre de sacrifice, presque d’abnégation, et le vers musical, ou plutôt musicable, doit renoncer au bénéfice propre de sa verbalité. Les mots se cabrent bien souvent sous les notes, et c’est sous ce jour qu’on perçoit la cause de la véritable haine que Victor Hugo vouait à ses traducteurs harmoniques.

Je sais, car il me l’a dit, que Saint-Saëns nous a boudés de n’avoir compris, ni les uns ni les autres, son désir d’entente artistique à ce sujet.

— Avez-vous été bêtes de me lâcher aux librettistes !

Mais je crois qu’il se trompe et que l’accord n’est pas possible, du moins dans notre langue. L’attelage est dévolu aux ruades, et, sur la montée du Parnasse, les deux moitiés du Pégase dissocié tirent à hue et à dia.

Le dîner des Trop Serrés, comme toutes ces réunions de jeunes gens, était tumultueux, gesticulatoire et abondant en facéties joyeuses. Je n’ai pas besoin de vous dire que, composé en grande partie de peintres, le calembour y régnait en maître.

— Une fois pour toutes, avait décrété Paul Ferrier, il est entendu que le calembour sera haussé à la vertu de rime riche jusqu’à la dissolution de notre conglomérat !

— Oh ! conglomérat ! s’était écrié Saint-Saëns.

Et, s’élançant au chaudron denté que Catelain avait pour les festins de noces, il lui avait arraché un hymne « à la fiente de l’esprit qui vole » dont nous lui jetions les rimes.

— Conglomérat… Albert Mérat… Mon aimé rat… Et cætera

Il excellait dans ces improvisations, qui étaient la joie de notre petite fédération sans bannière.

Il me sonne encore dans la mémoire certaine marche fuguée et contrepointée, à la façon de Chérubini, d’une technique magistrale, qu’il avait composée sur le simple trisyllabe de la plupart de nos noms, et dont nous étions à la fois les choristes et les chorégraphes. Elle était notre pæan, et bien avant dans la nuit nous en marquions encore le pas dans la galerie de Montpensier déserte et sonore. Gewaert, à qui je la chantai un jour, à l’Opéra, dans le bureau de Lapissida, voulut à toute force la prendre sous ma dictée, de telle sorte qu’on la retrouvera de sa main au Conservatoire de Bruxelles.

À la fin du repas, Coquelin nous débitait des vers inédits et spécialement faits pour lui par « ses » poètes. Il allait, le matin, les prendre à peine éclos, sur leurs tables, comme on déniche des oiseaux dans leurs nids, à l’aurore. Les plus nouveaux étaient les beaux, et, à l’écouter les dire, on croyait réellement que le temps était aux chefs-d’œuvre. Mais c’était toujours du Théodore de Banville que nous lui redemandions, et pour, cause, car nous n’en tenions que pour le maître de La Pomme.

Qu’est devenue certaine comédie héroïque dont il nous narra, un soir, le scénario et nous récita la première scène ? Il s’agissait d’un jeune coquebin de province que son père envoyait à Paris apprendre la vie par le théâtre du répertoire classique :

— Une troupe, lui disait-il, avec ses personnages classés et déterminés à l’italienne, Géronte, Valère, Isabelle, Araminte, est le microcosme de la société, telle qu’elle est et sera toujours. Leurs rôles en résument les passions immodifiables, les constantes péripéties et les caractères. Tu sauras l’avare par Harpagon, la coquette par Célimène, le filou par Scapin, le fourbe par Tartuffe, ainsi de suite, car les maîtres ont tout révélé, tout divulgué, et qui aime une comédienne aime toutes les femmes en une et n’a plus rien à en apprendre.

Théodore de Banville n’a pas écrit la pièce, et c’est grand dommage, mais il comptait sans Coquelin, qui nous la joua, inédite, aux Trop Serrés.


Les peintres de la Société des Trop Serrés étaient presque tous des élèves de Gérôme. L’un d’eux, Charles Waltner, a passé seul à la gravure, où il est, du reste, devenu un maître. C’est une sorte de Léon Bonnat de l’eau-forte. Sa réputation est européenne. Les autres, demeurés fidèles à la palette, Léon Glaize, Fritz Kæmmerer, Georges Becker, Adrien Moreau, Paul Baudoüin, s’étaient groupés dans une cité artistique, située rue de Vaugirard, composée exclusivement d’ateliers, et dont les parents du premier nommé étaient propriétaires. Des statuaires, Alfred Lanson, Étienne Leroux et Aristide Croisy, complétaient le petit phalanstère, l’un des plus amusants que la jeunesse ait jamais donnés au culte des arts plastiques.

Il fallait entendre, dès le matin, les chansons qui s’envolaient des portes, toujours ouvertes, comme l’arôme du café au lait s’évapore d’un bourg normand au premier soleil. Il y avait dans la cour une fontaine où les sculpteurs venaient puiser l’eau nécessaire aux modelages. Ils s’y groupaient comme des chameliers autour d’une oasis, et ils y fumaient leur première pipe en attendant la venue des modèles. Le tableau était biblique. Entre tous les artistes, les statuaires ont toujours été, et seront probablement toujours, les plus pauvres, par conséquent les plus gais. Ils gardent en eux de l’artisan à la fois et du paysan. De leur lutte manuelle avec la matière leur vient progressivement une force dont l’expression est une joie puérile, « de plein air », qui est celle de l’ouvrier endimanché les jours fériés, avec cette différence que leurs facéties ne sont point grossières et s’arrêtent au respect, comme religieux, des choses du « nu » professionnel. Ils ont la chasteté, verbale, au moins, des athlètes. Jamais les « poseuses » ne se sentent gênées chez le sculpteur, elles le sont quelquefois chez le peintre. J’ai souvent eu la sensation que le sculpteur, devant la femme nue, disait sa messe. C’est quand elle se rhabille qu’il s’éveille à la gaudriole, et que l’homme dissipe l’artiste.

Ceux de la « maison Glaize » étaient jeunes encore et leur rendez-vous matinal de canéphores sonnait l’office aux ateliers. Comme celui de Paul Baudoüin était contigu à la fontaine, c’était lui qui était réveillé le premier par le bruit des seaux et le chant de la pompe.

— Voilà les maçons et le boucan ! s’écriait-il en ouvrant sa lucarne, parions qu’ils vont se chamailler sur les pommes de terre.

La dispute des « maçons d’art » au sujet du tubercule était, en effet, immémoriale. Elle avait suscité entre Aristide Croisy, qui les adorait, et Étienne Leroux, qui ne pouvait pas les souffrir, une animosité qui menaçait de tourner à la haine. Ils ne pouvaient se parler d’autre chose, et, dès qu’ils s’abordaient, ils reprenaient glaive et bouclier.

— Ah ! ah ! voici monsieur Croisy, ricanait Étienne, qui vient chercher de quoi cuisiner son pain à cochons.

— Oui, et monsieur Leroux, sifflait Aristide, pour liquéfier ses féculents harmonieux de joueur de flûte !

— Ceux qui n’aiment pas les haricots sont des imbéciles. Voilà.

— On reconnaît les canailles à ce simple signe qu’ils ont horreur de la pomme de terre. Un point, c’est tout.

Alors, sur le seuil de sa porte, apparaissait Fritz Kæmmerer, Hollandais flegmatique, à qui la querelle sonnait, comme une horloge, l’heure de la première cigarette.

— Du reste… Après toi, de l’eau, s’il en reste ?

— Du reste quoi ?

— Du reste, dis-je, il suffit de savoir lire un peu l’histoire pour comprendre le rôle infâme de Parmentier dans la Révolution et, par conséquent, dans la mort de Louis XVI.

— Pardon, je n’ai pas inventé que le peuple lui-même a baptisé du nom de « Hôtel des Haricots » la prison ridicule de la Garde nationale.

— Qu’est-ce que ça prouve ?

— Tout.

— Rien.

D’une autre baie, poussée avec fracas, partait un : kiss ! kiss ! de Vestale romaine et une tête césarienne s’y encadrait, les yeux encore cillés de sommeil, qui était celle de Georges Becker.

Adhuc sub judice lis est, décrétait-il dans la langue, avec un geste impérial.

Et, successivement, tous les ateliers s’ouvraient ainsi dans la bonne « maison Glaize », comme la ruche à la lumière. Au dehors, la rue de Vaugirard s’animait des cris divers des petits marchands ambulants. On n’attendait plus que les modèles, éternels soucis des artistes, pour se reprendre à l’œuvre commencée, caressée, rêvée, en qui réside toute allégresse et même toute raison de vivre.

— Et puis, tu sais, Leroux, repartait Aristide en hissant son seau sur l’épaule à la façon ronde-bosse de Nausicaa, Rebecca grecque, on connaît l’homme à ce qu’il mange. Il y a des sculptures qui sentent le chou, comme au moyen âge.

— Et d’autres le navet, comme sous l’Empire.

M. Rude vivait de pommes de terre !

— Et Phidias de fèves ! concluait Étienne en épaulant, lui aussi, son amphore.

Ce débat extraordinaire, et demeuré légendaire chez ceux de mon temps, ne se termina, d’ailleurs, qu’à la mort des deux pétrisseurs de glaise. Étienne Leroux avait fini par déménager pour ne pas y être vaincu, car il n’avait pour lui ni Alfred Lanson, ni les peintres, ni le reste des Trop Serrés. Il se sentait seul en ce conflit renouvelé des gros boutiens et des petits boutiens de Gulliver. On commençait à le mépriser, on lui envoyait, par charge, des boisseaux de vitelottes. Il s’en alla, indomptable, fièrement. Il ne revit Aristide Croisy qu’à Buzenval, où, enrôlés tous les deux dans le bataillon des artistes, le hasard les réunit derrière une haie que canardait comme grêle l’artillerie allemande.

Et Croisy disait à Leroux :

— Tu dois être content, hein ! toi qui les aimes !… Ils t’en envoient, de ces sales haricots !

— Tu veux dire de ces infectes pommes de terre ! Tu n’as qu’à te baisser pour en ramasser ! Ah ! les sauvages !

À l’heure entendue, les modèles arrivaient, seules ou par couples, et, à chacun la sienne, soit pour l’ensemble, soit pour la tête seulement ; jusqu’au déjeuner, la cité tournait au monastère. Je ne sais si le recul des temps m’illusionne, mais il me semble qu’à cette époque les « poseuses » étaient d’une plastique particulièrement heureuse et donnaient des formes de race que je ne retrouve plus que par exception dans les réalisations de l’esthétique actuelle. Peut-être me trompé-je, cependant, et ce que je prends pour un avantage n’était-il que le résultat d’une forte discipline d’école, maintenue par des maîtres tels que Gérôme, Baudry, Paul Dubois et Falguière, selon le talon de la beauté antique, et observé par leurs élèves. Le réalisme n’est pas d’invention nouvelle, et la nature ne produit pas couramment des Vénus de Milo ou de Médicis toutes faites, qu’il n’y a qu’à copier sincèrement pour atteindre le Beau. Il faut donc croire que les artistes procédaient alors par mode d’éclectisme et poursuivaient sur les modèles un idéal de vérité dont la Renaissance leur mesurait la vie et leur imposait la tradition. Nous avions à ce sujet de longues discussions dans l’atelier de Léon Glaize, qui était le plus fort peintre du groupe et en qui nous saluions tous l’autorité d’un praticien impeccable et d’un docte théoricien.


Le propriétaire de cette villa d’artistes était lui-même un peintre de haut renom, Auguste Glaize, que l’on appelait Glaize le Vieux, à la façon italienne, pour le distinguer de Léon Glaize, son fils, qui l’a suivi dans la carrière.

Glaize le Vieux était un romantique. À « Hernani », il avait combattu sous le pennon des deux Devéria, ses maîtres. En ces temps héroïques, et qui semblent préadamites, on se réclamait d’un maître et l’on apprenait son art comme un métier, ce qui, paraît-il, est parfaitement inutile et encore plus ridicule. Moi, je veux bien, si ça vous amuse. Il est vrai que lorsque je me retourne pour voir et savoir quels sont ceux, dans les arts, qui, ayant vécu, durent encore, quoique trépassés, seuls les bons techniciens me semblent avoir ce privilège. Et quasi cursores !

— Vois-tu, me disait un jour Félix Bracquemond, l’aquafortiste, en sortant d’une exposition où je l’avais rencontré, il n’y a plus que des génies. Ce qui devient rare, c’est le talent.

En 1830, Glaize le Vieux, qui avait déjà ses vingt-trois ans (l’âge de la médaille d’honneur aujourd’hui) étudiait encore chez les Devéria et il n’exposa que lorsque « Monsieur Achille », l’aîné des deux frères, lui en octroya l’autorisation, soit six ans après, en 1836. Puis, pendant cinquante ans, à tous les Salons, il tint tête aux modes, à la critique, aux évolutions du goût et au mercantilisme.

Lorsque je le connus, c’était un vieillard magnifique, gai comme un enfant, et plus jeune encore de caractère que ses toqués de locataires. Il prenait part à toutes nos charges d’atelier et nous initiait à la tradition de celles de son temps. Nous l’aimions infiniment pour cette joie philosophique et aussi pour le don qu’il avait de susciter l’idée en nos cervelles. Dans le portrait que son fils a fait de lui, et qui est une maîtresse pièce de l’art français au dix-neuvième siècle, cette vitalité contagieuse est exprimée à miracle et je n’ai jamais pu le regarder sans éprouver le besoin de courir au travail, comme autrefois, après une causerie avec le modèle.

Glaize le Vieux, à près de soixante-dix ans, peignait encore sans lunettes, et toute la journée, comme le Titien lui-même. Il ne prenait campo que le vendredi jour consacré au culte des maîtres, et qu’il passait régulièrement au Musée du Louvre, sans y avoir manqué en toute sa vie une semaine. Dire qu’il en possédait les tableaux un par un, c’est ne rien dire. Il aurait pu les reproduire de mémoire au chevalet. Prenez au pied de la lettre que, pour cet homme, le plus heureux que j’aie connu sur la terre, il n’y eut jamais d’autre joie que cette visite hebdomadaire à notre trésor d’art national. Aussi lui était-il impossible de s’éloigner de Paris : il était prisonnier du Louvre. Je l’ai vu revenir malade de l’écaillement d’un Rembrandt ou des repeints d’un Rubens. Le déplacement d’une toile lui coupait l’appétit, et, dans ce restaurant de la place des Pyramides où il venait chaque vendredi déjeuner, seul, en tête à tête avec les convives radieux de sa pensée, sa chère petite côtelette lui était amère si, devant un chef-d’œuvre, il avait entendu proférer quelque ânerie.

Dans l’horrible conflagration sociale où nous vivons, on aime à imaginer ce que devaient être, au moyen âge, ces calmes artistes traditionalistes, fabricateurs de cathédrales, de maisons de villes, de triptyques, qui ne respiraient que pour l’œuvre et mouraient anonymes, comme les abeilles de la ruche. Qui n’a rêvé le sort sans gloire, mais si plein de paix, du bon maître corporatif, occupé trente ans à ciseler la floraison paradisiaque d’une chaire en bois ou à évoquer dans la transparence des verreries peintes, le doux roman canonique de l’Évangile ? Glaize le Vieux fut l’un d’eux. Il vivait cette vie métaphysique, l’idéale. Rebelle à toute fréquentation mondaine, inconnu de ceux qui sonnent les trompettes de la renommée, et véritable moine de son art, il en était aussi le tâcheron. S’il avait une chapelle d’église à décorer, comme à Saint-Gervais ou à Saint-Sulpice, où il en a laissé d’admirables, il s’installait dès le matin sur l’échafaudage où son fils lui broyait ses couleurs, et il y demeurait jusqu’au soir, suspendu à sa vision, comme fra Angelico et les maîtres de la Renaissance, car, formiste savant et sûr de lui-même, il repoussait l’expédient du marouflage, et peignait à vif sur le plâtre frais, du premier coup, à même la muraille. Félix Bracquemond vous dirait qu’ils sont rares les « génies » sans exercice qui pourraient relever le défi de la fresque et que Puvis de Chavannes lui-même y cane et y maroufle.

C’est dans la peinture à frais, aquafresca, que le concept impose une exécution aussi immédiate qu’intrépide. Glaize le Vieux les menait de front, ayant le cerveau et la patte. Il eût décoré le Mur de la Chine.

Sa double force était, en outre, fécondée par une philosophie socialiste, extrêmement curieuse, où il élargissait sa recherche, et qui lui était reprochée par les esthéticiens purs, et même par Théophile Gautier. Il avait été horloger dans sa jeunesse et, à Genève, il s’était imbu des théories proudhoniennes et surtout fouriéristes. Il y mêlait une sorte de gouaillerie particulière, empruntée à Voltaire, dont le Dictionnaire philosophique était son livre de chevet. Rien de plus amusant, le soir dans son atelier, où nous nous réunissions pour tailler bavette, que de l’entendre accommoder les gaietés de la Bible à la sauce encyclopédique. Son imagination bousingote en laissait au Citateur de Pigault-Lebrun.

La seule aventure publique par laquelle il sortit bien malgré lui de l’ombre discrète où il maintenait sa vie, fut celle qui lui advint lors de son tableau Le Pilori. Cette toile, de dimensions énormes, lui avait été inspirée par quatre vers fameux de Béranger sur le martyre éternel des bienfaiteurs de l’humanité. L’idée de grouper sur la plate-forme d’un pilori tous les héros du Bien à travers les âges signait et résumait sa manière philanthropique et décorative, qui ferait fureur aujourd’hui. Il avait assemblé sur les tréteaux d’infamie Homère, Dante, Cervantes, Jeanne d’Arc, Christophe Colomb, Salomon de Caus, Denis Papin, Jean Huss, Étienne Dolet, Socrate et Ésope, et jusqu’à cette « martyre païenne », Hypathie, que Leconte de Lisle a chantée. On y voyait encore Kepler, Galilée, Bernard Palissy, Corrège, Lavoisier, et… Jésus-Christ… !

L’archevêque de Paris avait bondi sous le blasphème, car le Christ n’est pas un grand homme, il est le Dieu. L’ordre vint des Tuileries d’enlever la toile de l’Exposition universelle, où elle attentait à la religion d’État, et l’affaire fut considérable. Le prince Napoléon intervint, acheta le tableau et en fit décorer l’auteur.

— Ce n’était pas, disait Glaize le Vieux, la présence du Rédempteur qui avait fait loucher M. Sibour, mais bien celle de la pauvre Hypathie… Pensez donc, une martyre païenne… ! Ah ! ils n’aiment pas beaucoup l’Histoire… !