Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Deuxième partie/XI


XI

MA FUGUE


Quelques jours après les élections du 26 mars, qui donnaient à Paris un gouvernement municipal à la fois et insurrectionnel, je reçus une étrange visite. Elle était domiciliaire. C’était le matin et je flânais au lit, d’où des coups de crosses sur ma porte me firent sauter précipitamment. Six fédérés, dûment armés et d’apparence assez rébarbative, étaient chargés de chercher et de découvrir les armes que je cachais chez moi.

Ils m’avouèrent qu’ils m’étaient dépêchés par le procureur de la Commune, le citoyen Raoul Rigault, et qu’ils avaient mandat de m’inviter à passer à son cabinet. Raoul Rigault, mon admirateur de Père et Mari, le libelliste brochurier qui prenait la vie à la blague, riait de tout et se moquait du reste, jouait les Fouquier-Tinville de cette parodie de la Terreur ? Était-ce bien possible ? Et d’abord j’éclatai de rire. Qu’est-ce qu’il me voulait ?

En fait d’armes, je n’avais qu’une canne et je ne la cachais pas. Elle ornait visiblement le vestibule.

— Prenez-la, fis-je.

Mais les six fédérés étaient graves.

— Alors, fouillez.

Et ils fouillèrent. J’avais dans un tiroir deux petits pistolets, en bois de citronnier, dont il fallait, pour les décharger, dévisser la culasse, et qui jamais n’avaient connu la poudre ; c’étaient des souvenirs de famille, de simples joujoux d’étagère. Je dois dire qu’ils me les laissèrent, après en avoir constaté l’inoffensivité, mais sous promesse que je me rendrais à l’invitation du citoyen procureur qui avait à me parler.

Je crus deviner ce qu’il avait à me dire et je résolus de ne pas l’entendre. Mon admirateur m’admirait trop. Il n’entrait pas dans ma philosophie de participer à un mouvement qui se payait sans jugements des têtes de généraux désarmés. Je sortis donc et m’en allai droit devant moi, à l’aventure. Une habitude, justifiée par mon commerce, me conduisit chez l’éditeur Lemerre où je rencontrai Anatole France qui y exerçait alors les fonctions de lecteur des manuscrits. Il connaissait, lui aussi, le procureur pince-sans-rire et il me dissuada de rentrer chez moi.

— Le type n’est pas nouveau, me dit-il, et il est dangereux, en somme. C’est un raté très intelligent, qui sait fort bien où il va et qui veut y entraîner avec lui le plus de complices possible. Fichez le camp ou cachez-vous si vos opinions vous le permettent.

Mes opinions me le permettaient, mais non mes moyens. Anatole France, aussi bon observateur que beau poète, s’en aperçut à mon embarras et, sans s’expliquer davantage, il me pria, comme dans les romans-feuilletons, de le suivre. Rue des Saints-Pères, il s’arrêta devant une vaste maison précédée d’une cour plus vaste encore, où il entra, prit une clef au tableau, chez la concierge et me conduisit à un appartement désert dont les meubles étaient recouverts de housses et fleuraient cette odeur de camphre qui est le parfum de l’absence.

— Vous êtes ici, me dit l’auteur des Poèmes dorés, chez mon ami Étienne Charavay, chartiste éminent et puissant paléographe, qui lit le gothique roman comme vous lisez Le Petit Journal et pour qui les palimpsestes n’ont que des secrets de polichinelle. Rien ne vous empêche de vous incarner provisoirement dans cette figure toute monastique. Il est, pour le moment, à Alexandrie où il opère des fouilles sur l’emplacement de la bibliothèque, incendiée par le fameux Omar, cet Érostrate de l’Islam. Prenez son nom… la concierge est à moi. Et ne sortez qu’à la nuit tombante.

Et, en me remettant la clef, l’incorrigible ironiste qu’il était déjà, ajouta en un soupir :

— Que n’ai-je pu faire pour André Chénier ce que je fais pour le chantre de Mac-Mahon !

Je restai quelques jours dans le camphre, dont l’arôme m’est insupportable, tel un lépidoptère sur le bouchon de liège. Entre chien et loup, j’allais respirer un peu à la Comédie-Française, chez Verteuil, ou Léon Guillard, où je retrouvais les deux Coquelin.

Cadet n’était pas défavorable à la Commune. Il y avait des relations amicales et ne se refusait pas d’orner ses fêtes. Son absence absolue de sens politique qui n’était comparable qu’à son besoin d’expansion, lui permettait de ne pas se décider en histoire. Pourvu qu’il jouât la comédie, tout allait bien encore dans le royaume de France et Versailles y valait Paris. Deux capitales, voilà tout.

Il ne comprenait pas ce que je redoutais du procureur, un homme charmant, pourquoi je me dérobais à sa faveur marquée, et il s’offrait à dissiper le malentendu qui séparait deux hommes faits pour s’entendre. Je dus le conjurer de n’en rien faire, ayant sur ce raté cynique, la même théorie qu’Anatole France, ou peu s’en faut.

Un soir, la concierge de mon asile paléographique me fit entendre discrètement que ma présence compromettait un peu la gravité de l’immeuble. Il s’était présenté dans sa loge des gardes nationaux curieux qui, sous couleur de décret promulgué par le général Cluseret, paraissaient procéder à un recensement sérieux des gens valides du quartier. L’un d’eux lui avait semblé humer, de la cour, l’exhalaison de camphre où, d’ailleurs, j’étouffais. Enfin, l’excellente femme m’avoua qu’elle redoutait pour la propriété de M. Duvergier de Hauranne, où nous étions, le sort de la maison de M. Thiers décrétée de démolition nationale par un édit récent du même général. Je n’avais plus qu’à lui rendre la clef et à prendre la poudre d’escampette.

Tout me poussait à demander refuge rue de Vaugirard, à la maman Glaize, chez qui j’étais toujours reçu à bras ouverts. Mais elle était à Rosebois avec les siens, et la bonne maison hospitalière était close à volets fermés. Retourner à mon pavillon ternois, où il ne me venait plus d’amis et que la perte de Bistu et de Point-et-Virgule me désenchantait, je ne pouvais m’y résigner. Du reste, je craignais le retour des six fédérés rébarbatifs, et, ni pour or, ni pour argent, je ne voulais égrener des rimes à la Commune. Elle commençait, d’ailleurs, à perdre la tête et, tous les matins, un décret nouveau, improvisé par des chefs en plein désarroi, sonnait sur les murs les prodromes de la déroute.

Ce fut Cadet qui me sortit d’embarras.

— Si tu tiens à filer, me dit-il, rien de plus aisé, je me charge de t’en faciliter les moyens.

Et il me fixa rendez-vous pour le lendemain à l’heure du déjeuner, chez un marchand de vins de Bercy, dont il me donna le nom et l’adresse. C’était un fanatique du comédien, qui en faisait ce qu’il voulait, au doigt et à l’œil. Ce qui rendait la fugue périlleuse, c’était la surveillance des fédérés de service aux portes de la ville et à ses barrières. On ne les franchissait que sur des laissez-passer fort difficiles à obtenir, et que signait Jules Vallès. Telle était la fonction du grand réfractaire, que je ne connus que longtemps après. Il en était fort chiche et la qualité de poète, loin d’être une recommandation à ses yeux, équivalait à un brevet de bourgeoisisme qu’il ne pardonnait à personne. Plus tard, à Londres, il me déclara que si je lui avais demandé cet exeat, il ne m’en aurait délivré le papier que sous pli, comme dans Le Cachet Rouge, d’Alfred de Vigny avec ordre de me fusiller « à la poterne ».

— Un poète de moins, c’est toujours cela d’acquis pour la Sociale !

Il est vrai que le sourire de son regard démentait cette feinte férocité, toute littéraire, car Jules Vallès était un grand enfant et parfaitement incapable de nuire à personne. En outre, il était doué d’un véritable génie d’écrivain, et le signe du génie est la bonté.

Le lendemain, donc, je me rendis à Bercy chez le marchand de vins désigné par Cadet, et j’y trouvai, avec mon camarade, la table dressée pour un déjeuner magnifique.


J’ai perdu le nom du brave marchand de vins, ami de Cadet, qui me fit évader de Paris en avril 1871. C’était un gros entrepositaire des docks de Bercy et l’un des hommes les plus joyeux avec qui il m’ait été donné de choquer un verre de vin français. Or, Dieu sait si nous en entre-choquâmes, et du bordelais, et du bourguignon, et du champenois aussi. Quelle cave ! Il faut dire les choses telles qu’elles sont : de toutes les santés que nous portâmes, il n’y en eut aucune pour M. Thiers, ni pour l’armée de l’ordre. La haute bourgeoisie parisienne, je le répète, n’était pas « versaillaise », et je m’obstine à penser que, sans les bêtises de la fin, décrets absurdes, proclamations comiques, perquisitions folles, elle se fût déclarée pour la Commune. Outre que toutes les Frondes l’amusent, il y avait dans celle du 18 mars une verve politique doublée d’un héroïsme gouailleur, qui lui rendait les bons jours de son histoire municipale. D’ailleurs, elle craignait franchement le retour de la monarchie. Dans une situation identique, en 1845, le rôle qu’avait joué Talleyrand pouvait tenter son meilleur élève, qui ne s’était pas encore engagé à fond par son adage sur la République, régime qui nous divise le moins.

— Comment, s’exclamait notre hôte de Bercy, vous voulez vous en aller ? De quoi avez-vous peur ? Ils sont très drôles et même très gentils, ces jeunes gens de l’Hôtel de Ville.

— Ils seront tous députés un jour ou l’autre, philosophait Cadet. Tu ne veux donc pas être député ? Sacré poète, va !

J’ignorais encore le moyen dont le marchand de vins disposait pour garantir ma fugue, et, confiant en Cadet, je n’osais m’en enquérir.

— Il y en a, contait-il, qui se suspendent à des cordes sur les fortifs, comme des prisonniers aux lucarnes, mais je ne te cache pas qu’on leur tire dessus. D’autres se déguisent pour passer les barrières, les malheureux !

— En quoi se déguisent-ils ?

— Par exemple, en sociétaires de la Comédie-Française. Mais ça ne prend pas. Nous sommes tous connus, nos têtes sont populaires. Ainsi, tu te présenterais à une porte quelconque, la plus délaissée, en disant : « Je suis Coquelin cadet… »

— Eh bien ?

— On te fusillerait, en riant, oui, parce qu’on m’aime, mais im-pi-toy-ablement.

— Alors, c’est de la gloire ? disais-je.

Et le déjeuner dînatoire s’allongeait par de joyeux propos, comme on dit aujourd’hui, à la blague. À l’heure du café, Cadet, qui ne songeait pas encore à lancer le monologue, chanta des chansonnettes. Il excellait dans celles de Gustave Nadaud, pour lesquelles il avait une prédilection de famille. L’une d’elles, intitulée, je crois : « L’histoire du Général », devenait épique sur ses lèvres lippues. C’était une scie militaire qui faisait rouler les gens sous la table. Mais celle que je lui demandais toujours, sans m’en lasser jamais, s’appelait : « L’amant de Thérèse », hymne d’amour admirable, qui commence par ces quatre vers d’anthologie :

La brune Thérèse
A vingt amoureux
Et j’en suis bien aise
Car je suis l’un d’eux !…

Rien de plus beau sur la terre que l’épanouissement de Jocrisse triomphal dont il soulignait la bonhomie de ce quatrain sublime sur son air de cor de chasse. « Et je suis l’un d’eux ». Toute la haute philosophie du partage s’y résumait en ce chant de possession entonné par le vingtième amant de Thérèse, content de son numéro d’ordre et n’en exigeant pas davantage. J’ai souvent envie de le jeter, les soirs de premières, en plein orchestre, aux croyants du culte adultérolâtre, pour les égayer.

Invité à mon tour à payer mon écot par la récitation d’un poème, je m’acquittai de mon mieux de cette dîme de politesse. En général, les poètes sont malhabiles à faire valoir leurs vers. Ils les disent plutôt pour eux-mêmes que pour l’auditoire, comme en dedans, et préoccupés surtout de l’agencement verbal des mots d’où résulte l’harmonie cherchée. En outre, ils accordent au jeu des rimes une importance essentielle et fondamentale qui ne laisse pas que de dérouter les profanes. Quand ils sont bons, les vers gardent toujours quelque chose de leur origine chantée. Le dix-neuvième est le grand siècle des prosodistes, et nul autre sur ce point, même le seizième, n’atteignit, en maîtrise lyrique, celle de nos maîtres. Mais aucun d’eux, et je les ai entendus tous, ne disait ses vers comme les comédiens prétendent qu’il faille les débiter et selon l’art qu’on en professe au Conservatoire. Victor Hugo psalmodiait les siens. Théophile Gautier les scandait à la manière latine. Leconte de Lisle les épandait. Théodore de Banville les cinglait aux rimes comme des cymbales.

Un peu étourdi par la discussion que nous avions, Cadet et moi, à ce sujet, et qui semblait être pour lui du « chinois professionnel », notre hôte y avait jeté, cependant, la note claire du bon sens. Il savait son Pierre Dupont par cœur, étant compatriote du chantre des Louis d’or et des Bœufs, le Tyrtée à la fois et le Théocrite lyonnais.

— Selon moi, fit-il en remplissant une dernière fois nos verres, les vers se chantent, ils ont en eux leur propre musique, avec laquelle ils naissent dans l’âme harmonique des bardes.

Et ce disant, il attaqua, d’une voix puissante d’enfant du Rhône, l’hymne fameux qu’Ernest Reyer a recueilli des lèvres mêmes du chansonnier :

Cette côte à l’abri du vent
Qui se chauffe au soleil levant
Comme un lézard vert, c’est ma vigne !

Et le débat fut clos avec le déjeuner. L’heure était venue de procéder à mon escampative.

Le riche bourgeois me conduisit sur le quai de Bercy, où, parmi les barques et canots, il y avait un assez fort bateau fluvial affecté au service de ravitaillement des Halles. Il en était le propriétaire. Par une entente tacite entre les deux gouvernements, ou peut-être par simple négligence, ce petit steam-boat sortait de ville et y rentrait en franchise, chargé des denrées alimentaires de la Marne. À la sortie pourtant, et depuis le décret d’enrôlement forcé de tous les citoyens valides, suivi de fugues telles que la mienne, on resserrait la surveillance. Le capitaine en avisa le patron.

— Au pont Napoléon, lui dit-il, hier, j’ai dû stopper, pour une véritable visite martiale. Quatre fédérés et leur caporal ont inspecté le transport jusqu’à la cale. Votre poète tombe mal, s’il n’a point de laissez-passer.

— Qu’est-ce que je te disais ! raillait ce pince-sans-rire de Cadet, tu cours au poteau d’exécution. Je ne voulais pas te le dire, mais il est temps. Hier, dans un concert, j’ai vu ton persécuteur, Raoul Rigault. Il veut ta tête. Elle lui plaît. Il a fait distribuer ta photographie à tous les postes de garde. Reste, sinon pour toi, du moins pour ton éditeur.

— Ils sont si gentils et si drôles, soulignait l’amphitryon, ces jeunes gens de l’Hôtel de Ville.

Mais je ne me laissai pas convaincre. J’avais besoin de changer d’air. Les talents militaires du général Dombrowski ne m’inspiraient qu’une foi médiocre. Le coup des otages, enfermés à la Roquette, me fleurait son odeur de massacre de l’Abbaye et de septembrisade à laquelle ne se trompait point le nez sagace d’Anatole France. Bref, et sans être, hélas ! un André Chénier, je redoutais que ma qualité de chantre de Mac-Mahon ne m’attirât des désagréments. Je remerciai le marchand de vins, qui me glissa deux havanes rothschildiens dans la poche, pour le voyage ; j’embrassai Cadet et je montai dans le bateau des Halles.

— Où vas-tu ? me cria de la berge le comédien.

— Tu le demandes ! Chez la maman Glaize.


Le capitaine du bateau-transport disait la stricte vérité, on visitait, en effet, les barques et les chalands de la Seine comme les voitures et les trains aux sorties de la Ville, et je n’avais point de laissez-passer.

— Je ne réponds de rien, me dit-il. Il y a cette fois une main de fer aux affaires de la Commune. Ce Cluseret est un vrai général, il fait exécuter ses ordres. Vous n’avez pas de chance.

En vue du pont Napoléon, il revint à moi, assez perplexe.

— Tenez, les voici, je dois stopper, cachez-vous.

Et il me montra un piquet de fédérés qui, l’arme au repos, attendaient sur le ponton d’amarrage l’arrêt réglementaire des bateliers. Je ne les craignais pas outre mesure, comptant pour les dérouter sur l’esprit de charge qu’aiguise la vie d’atelier, lorsque, soit effet de myopie, soit résultat du déjeuner dînatoire, il me sembla reconnaître en leur sergent la silhouette facétieuse du nègre blanc.

Rien n’était improbable avec Ernest Lavigne et je savais d’ailleurs, pour le lui avoir entendu déclarer à lui-même, que l’insurrection attirait ce sceptique par la cocassité de ses panaches et son énorme rigolade qu’il appelait : une fête de singes. Enrôlé dans l’armée des casse-cou, il l’était assurément, et il y avait retrouvé des labadens de Sainte-Barbe, mais qu’il fût là, sur ce ponton, à point nommé, pour me pincer en délit d’évasion, ou je le rêvais, ou j’étais trahi par ce fumiste de Cadet peut-être et il me le lançait dans les jambes, histoire de rire en ces temps gris.

— Où puis-je me cacher ? fis-je au capitaine.

— Où vous voudrez, fut sa réponse.

Et après une minute de réflexion, il leva du pied la trappe de la soute au charbon.

— Là si vous voulez, mais vous n’y serez pas à votre aise et il faudra vous débarbouiller en sortant.

Chaque homme a dans sa vie un quart d’heure inoubliable. Celui que je passai dans cette cachette absurde, recroquevillé au milieu des minéraux croulants de Mons et de Charleroi, m’a laissé un souvenir dont seul Maurice Dreyfous pourrait rendre la bouffonnerie lugubre ou la lugubrerie bouffonne, à son choix. J’entendais les pas des fédérés sur le pont du chaland, le bruit de leurs crosses de fusils retombantes et la voix du capitaine ; j’avais une envie folle de passer la tête sous la trappe, de jouer le gnome légendaire des mines et de les terrifier par des cris souterrains de « génie du charbon ». Je n’en eus malheureusement pas la force, car je commençais à étouffer dans la soute, et il était temps que le bateau reprît le fil de la rivière. Une fois hors de l’enceinte, je sortis de mon trou comme j’y étais entré, à quatre pattes. Le capitaine se pâmait de rire.

— C’est exagéré, faisait-il, et il était inutile de vous en frotter les mains et le visage. Nous n’avons pas de corbeaux à bord dans la marine fluviale.

Et il m’offrit son savon et sa serviette pour me décrasser.

— Et à présent, où désirez-vous que je vous dépose ?

— Au plus près, et merci.

— Mais où allez-vous ?

— Je ne sais pas.

— Bon voyage donc, et toujours à votre service.

Il me débarqua sur une berge, et je me vis au milieu d’un bois.

Comme le soir commençait à tomber, j’eus d’abord quelque peine à m’orienter. Où étais-je ? Il me parut imprudent de le demander, même aux couples d’amoureux qui y saluaient l’avril, sous le feuillage naissant, à petits cris. Mais à quelques silhouettes de groupes d’arbres déjà vues, je ne tardais à m’y reconnaître. Je les avais hantées, ces allées tournantes, j’avais promené mes tristesses d’écolier sous leurs voussures familières, j’y avais pleuré mes premières larmes, celles dont la source n’est pas tarie. Je pouvais y marcher la nuit, entre les ténèbres, et aller droit à la maisonnette où j’avais tant espéré mourir, à dix-huit ans.

D’ailleurs, dans les dernières lueurs, le vieux donjon de Louis le Onzième me dessinait sa masse crénelée, l’un de mes « châteaux du souvenir ». Ah ! non, pauvre petit Poucet, tu n’avais point besoin de pierres pour retrouver le chemin de Vincennes !

Je m’abattis, le cœur serré, dans un cabaret-guinguette, dont tant, jadis, j’avais été l’hôte. Toutes les tonnelles en refleurissaient, et, au bout de huit années vécues loin d’elles, je repris ma place à la table où j’avais rimé mes élégies d’abandonné.

En face de moi, sous une autre tonnelle, deux citoyens en blouse m’observaient. Ils échangeaient des grommellements auxquels je ne prêtais qu’une attention distraite. Machinalement, j’avais tiré de ma poche l’un des cigares rothschildiens que le marchand de vins y avait fourrés « pour me tenir compagnie » et j’en brûlais l’encens aux dieux. Ce cigare, d’un parfum enivrant, était encerclé d’une bague en papier d’or sur lequel était brevetée son origine havanaise. S’il avait passé les mers, ce n’était certainement pas pour fleurer aux lèvres d’un poète. Il sentait le million à plein nez, et les olfacts de mes voisins de bosquet semblaient en humer, avec l’arôme, la conviction partagée. Ils me jetèrent un coup d’œil torve et se levèrent, brusques. Ils avaient identifié un franc-fileur de l’excellent général Cluseret, et mon vêtement, plutôt en hardes, masquait de son déguisement un bourgeois, sûrement, et un espion versaillais peut-être.

Sans perdre le temps à héler le garçon de service, je jetai sur la table le prix de ma consommation, et je filai à l’anglaise par les jardins. La pluie s’était mise de la partie, une pluie de printemps lourde et drue, qui, des routes, fait des torrents. Je suis de ceux qui, en pareil cas, ne sont jamais armés que d’une canne. C’est l’humeur lyrique qui veut ça. Le vrai poète ignore le parapluie, objet qu’on perd. En outre, à l’enjambement peu géométrique d’un ruisseau, force me fut de constater que mes souliers se séparaient de moi par la semelle. Quant à mon chapeau, il était de paille, ainsi qu’il sied pour le réveil, à date fixe, de la nature.

Tant que je fus dans Vincennes, je me guidai assez bien sous l’averse. Les rues m’en étaient usuelles et les auvents me couvraient de leurs abris échelonnés. Mais, sur le territoire de Montreuil, mon itinéraire oscilla, et, à Bagnolet, ça n’allait plus du tout. Je ruisselais dans la campagne obscure.

En sus, si mon chapeau de javelles tressées tenait bon, mes souliers jetaient leur dernier cri dans la boue. Un bout de ficelle providentiellement trouvé sur une ronce me permit de les attacher à ma personne. Ils me furent fidèles jusqu’à Romainville, où je pus les soutenir de sabots, obtenus à prix d’argent de la pitié soupçonneuse d’un épicier.

M’arrêter à Romainville, tout m’y engageait, et la pluie, et la nuit, et la gloire de Paul de Kock, son chantre. Mais, par un de ces caprices qu’il est impossible d’expliquer à ceux qui n’ont pas la superstition professionnelle des noms, je m’étais juré de ne coucher qu’à Noisy-le-Sec. Oui, à Noisy-le-Sec seulement, car il pleuvait trop, et l’honneur est de faire face aux divinités infernales.

Je me remis donc en route, avec mes sabots de maraîcher, par la nuit noire. À Noisy-le-Sec, d’ailleurs, le chemin de fer de l’Est passait, et il menait, ce chemin de fer de l’Est, à La Ferté-sous-Jouarre, où est Rosebois, la maison bénie de la maman Glaize.

À un carrefour où trois voies se croisaient, il y avait une cahute en bois, que je pris pour une maison roulante de berger, et comme je ne savais laquelle des trois voies j’avais à suivre, je m’approchai de la guérite et m’en enquis auprès du pastour qui s’y abritait.

— Pardon, suis-je bien dans la direction de Noisy ?

Et une voix rauque, du fond de la guérite, fit :

Ya !

C’était une sentinelle prussienne du corps d’occupation.


Ya.

Au bout de tant d’années, quarante, je l’ai encore dans l’oreille, ce grognement sinistre, pareil au croassement de l’oiseau noir, et je reconnaîtrais la voix qui me le jeta du fond de cette guérite. Le soldat allemand n’en sortit point du reste, je ne vis ni son casque ni son dreyse, il demeura enfoncé dans l’ombre, abrité de la pluie qui ruisselait, tel un hibou dans une crevasse.

Et je passai, le cœur serré. Qui était-il ce surveillant nocturne d’un carrefour enténébré et quelle identité d’homme, bénévole peut-être, se cachait sous l’uniforme d’un guerrier rébarbatif, ne demandant qu’à boire un coup à la fraternité des peuples ? C’est si bête et si factice, la guerre ! Est-ce qu’on sait qui on tue, qui vous tue et pourquoi l’on se tue ? Nous avions tous, en ce temps-là, à Paris, des camarades allemands, fils de Gœthe, d’Hegel ou de Beethoven, qui, rappelés de l’autre bord du Rhin, nous avaient fait leurs adieux en pleurant pour revenir nous combattre, et bombarder les ateliers, les écoles, le quartier où ils avaient appris leur art et laissaient le meilleur d’eux-mêmes. J’en sais un, le peintre Sch…, qui, pris dans l’étau de ce dilemme affreux, déserter sa patrie ou sa maîtresse dont il avait une petite fille, était décidé à se suicider. Nous dûmes le conduire nous-mêmes à la gare. Il sanglotait, le malheureux. Connaissez-vous rien de plus shakespearien que le : au revoir ! que nous lui jetâmes en entraînant sa petite famille ? Il ne la revit jamais.

En 1878, pendant l’Exposition universelle, j’avais entrepris une publication d’art où je résumais sur quarante noms de maîtres contemporains les chefs-d’œuvre des diverses Écoles de l’Europe. Pour l’Allemagne, mon choix critique s’était arrêté sur Ludwig Knaus, en qui me paraissait fleurir la qualité dominante de la race, id est : le sentiment, petite fleur bleue de la terre germanique. L’artiste m’apporta lui-même les notes biographiques et le dessin nécessaires à la livraison que je lui consacrais. C’était un petit homme très doux, pensif et réservé, et qui, l’accent à part, parlait couramment notre langue. La visite terminée, il me tira au coin de la fenêtre et d’une voix entrecoupée, il fit :

— Paris !…

— Oui, dis-je, vous voyez ? Toujours !

— Je pars demain, reprit le maître en secouant la tête.

— Eh bien ?

— J’aurais tant voulu revoir…

— Qui ?…

— Mon cher professeur, M. Robert-Fleury !…

— Qui vous en empêche ?

— Je n’ose pas… je n’ose plus !…

Et il retourna, en effet, à Düsseldorff sans avoir satisfait ce désir. Telle est la guerre, bête et factice, vous dis-je.


En voici une autre plus significative encore, que je tiens de Got, à qui j’aimais à l’entendre conter. C’était à Montretout, pendant la garde des morts. Le pont de Suresnes était la limite des positions occupées par les belligérants.

« J’étais de service, disait le grand comédien, du côté du pont qui était nôtre. De l’autre côté, il y avait une sentinelle allemande qui allait et venait, l’arme au bras. Nous marchions l’un et l’autre parallèlement en nous jetant des regards farouches. À certain moment, il me sembla, dans le bruit de l’eau qui battait le pont, entendre un cri sourd et singulier qui m’intrigua d’autant plus qu’il formait le monosyllabe de mon nom : « Go ». Comme il se reproduisait toutes les fois que je croisais l’Allemand, je cherchais à me rendre compte de la provenance de cette sonorité gutturale.

« À la chute du jour, elle se précisa dans l’ombre, et lorsque je passai devant le casque à pointe, une voix en sortit qui articula : « Go…, comment vas-tu ? » Je me crus en proie à quelque hallucination de l’ouïe, et, hâtant mon retour, je regardai dans le casque, et j’y vis une barbe blonde où riait une mâchoire ouverte.

« — Tu ne me reconnais donc pas ?… Il est vrai que je suis en pompier de tragédie.

« J’allais traverser le tablier du pont pour savoir à qui j’avais affaire, lorsque, dans le plus pur parisien de Paris, mon factionnaire me lança :

« — Prends garde, on nous moucharde !

« Et nous reprîmes notre garde bilatérale.

« Au bout de quelques tours de ce dialogue haché, j’avais appris ses noms et qualités. C’était un brave garçon que j’avais souvent rencontré chez mon vieil ami, François Bonvin, le peintre des nonnes, et qui était bien le plus drôle de corps qu’on pût imaginer, boulevardier fini, et coureur de nos petits théâtres. Il avait l’esprit d’un Henri Heine, et, fort à l’aise, menait sa vie à grandes guides dans notre Babylone impériale.

« — Tu étais donc Prussien ? lui jetai-je. Oh ! qu’elle est bonne !

« — Pas trop. J’ai failli écoper à Montretout. Mais ce pauvre Henri Regnault, quelle perte, hein ! Un vrai talent. Je regrette moins notre Seveste.

« — Évidemment.

« Nous en vînmes à causer de la défense de Paris :

« — Que penses-tu, lui dis-je, de notre résistance ?

« — Elle ne m’épate pas. Mais ce Trochu est un imbécile.

« — Comment ?

« — Tiens, pourquoi n’êtes-vous pas, hier, venus tranquillement à Versailles ? C’était si simple. J’y étais.

« — Eh bien ?

« — Eh bien, « ils » foutaient tous le camp.

« — Qui, « ils » ?

« — Eux, les barbares, parbleu ! Tu n’as pas idée de notre frousse ! »

Il fallait voir et entendre le créateur de Giboyer dire et jouer cette scène du pont de Suresnes où s’exprime cette philosophie de l’asphalte, dont l’ironie contient, c’est l’avis d’Ernest Renan, tant de sagesse. Sur ses lèvres et dans son geste, le « ils » du planton allemand, appliqué à ses compatriotes équivalait au Prussien libéré du poète d’Atta Troll.

Ya !


J’avais repris ma route sur Noisy-le-Sec dont le nom me fixait mon étape de fataliste tenant tête à la pluie enragée. Mes sabots de maraîcher se vidaient à chaque pas comme des seaux qu’on bascule. Mon panama tournait au paillasson. Trempé jusqu’aux os et à la moelle, j’atteignis enfin aux premières maisons du bourg. Il était plus de minuit et non loin d’une heure assurément. Derrière une espèce de grange s’agitaient des ombres indistinctes dont je ne m’expliquais pas les mouvements, mais dont les silhouettes ne me laissaient aucun doute sur leur identité. C’étaient des soudards avinés de la vertueuse patrie allemande. Ils semblaient se disputer une proie dans une ruée, avec des cris rauques de chats en rut sur les gouttières. Je n’attribuai qu’à la fièvre de ma fatigue l’illusion du tableau infâme qu’offrait à mes yeux cette soldatesque. Noisy-le-Sec n’était pas et ne pouvait pas être en proie à un sac de ville, et le bourg dormait à volets clos sous son fort silencieux. Et puis, nous ne savions rien encore, à Babylone, des mœurs de l’armée victorieuse, révélées depuis lors par un procès où la petite fleur bleue, ce me semble, évase sa corolle.

Mourant de faim, glacé, et ne sachant à quelle porte frapper pour trouver abri et pâture, j’eus l’idée de tirer la sonnette d’un pharmacien, homme qui, selon son écriteau, reste ouvert toute la nuit. Il vint, en effet, maussade et en chemise :

— Vous ne vous logerez pas aisément ici, me dit-il, et surtout à cette heure. Les paroissiens sont mal hospitaliers et les garnis sont pleins. Bonsoir. Voyez donc, cependant, à vingt maisons d’ici, chez une brocanteuse. Elle loue un lit à un sous-off prussien qui, sur deux nuits, l’occupe une fois seulement. Si vous tombez sur son jour de service nocturne, vous pourrez vous arranger avec elle.

Le sous-off n’était pas de service. Il occupait le lit de la brocanteuse. Après avoir erré vaguement dans la ville, comme un fantôme dans un cimetière je pris le parti d’aller demander asile à la gare et d’y attendre le train de l’Est. Il ne passait que le lendemain matin à huit heures. Je priai l’employé qui me renseignait de m’accueillir dans une salle d’attente. Il ne pouvait prendre sur lui de me le permettre, le chef de gare n’était pas là ; il logeait en ville.

Éconduit de la gare et réduit à errer jusqu’au matin dans la rue, comme un chien perdu, je pensai à me réfugier sous le porche de l’église si le bourg en avait une. J’allais, cherchant la silhouette d’un clocher dans les ténèbres diluviennes, lorsque je fus attiré par une lueur qui filtrait sous une porte, où, de guerre lasse, je heurtai.

Impossible de me dissimuler la qualité des aîtres, c’était un bouge abominable. Un lumignon charbonnant et fumeux en éclairait la salle basse, véritable cabaret de mélodrame, meublé de deux tables de bois, violettes de vinasse, que jonchaient encore des dominos cariés comme de vieilles dents. Le tenancier dormait, le col ouvert et les manches retroussées, sur une chaise.

— C’est-y toi ? grommela-t-il en tirant le loquet.

Il attendait un client retardataire sans doute, et sa surprise, à ma vue, s’exprima par un coup d’œil si méfiant à la fois et si comminatoire que je jugeai prudent de m’en tenir à la demande d’un verre, pour me réchauffer. Au hasard, dans un placard, il atteignit je ne sais quelle fiole d’un breuvage livide et m’en servit la ration de roulier. Je l’avais avalée d’un trait, comme un loup blessé lape une mare, vase et grenouilles comprises. Selon toutes les règles de la scène à faire dans le répertoire dont d’Ennery est le Shakespeare, j’offris un tour au « tavernier du diable ».

— Vous poirotez ? lui dis-je dans sa langue.

— C’est le petit… Qu’est-ce qu’il fait, à cette heure de nuit, dehors ?

— En êtes-vous inquiet ? Je vous tiendrai compagnie. Avez-vous quelque chose qui se mange, à boulotter ?

— Plus de pain, plus de brioche ; ces œufs durs, si vous voulez.

Et il me les poussa sur leur assiette.

Le petit qu’il attendait était son fils, je crus du moins le comprendre à travers les hoquets d’un verbe empâté de rogomme.

— Le sacré môme ! il s’est esbigné avec ces messieurs…

— Quels messieurs ?

— Ces messieurs du fort… les Prussiens, quoi, après la partie…

— La partie de quoi ?

— Mais de dominos, là, voyez…

Je le regardai. Un soupçon sinistre m’avait traversé la pensée.

— Quel âge a-t-il, le petit ? interrogeai-je.

— Sais pas, la mère est morte : à peu près dans les quatorze ans, grommela la brute.

— Blond ?

— Filasse, oui, pourquoi ? L’avez-vous vu ?

— Non, fis-je en frissonnant, car je restais hanté de cette vision de la grange, à mon entrée dans Noisy-le-Sec, et je ne voulais pas croire que j’avais vu, me l’avouer, ni surtout le dire.

Oh ! le dire, à ce père, si dégradé fût-il. Enfin, je pouvais me tromper, la nuit étant noire, épaissie encore par le rideau de la pluie.

Le bouge, cabaret borgne en bas, était, en haut, l’un de ces garnis inclassables et propres à tout, logement de jour ou de nuit que le nom d’hôtel et un écriteau dédicatoire : Lion d’Or, Cheval Blanc, etc…, soustraient aux visites régulières de la police. L’étage supérieur, sans cloisons, s’y disposait en dortoir de huit couchettes accotées, dépourvues de tous rideaux comme de meubles de tout usage, à la tête desquelles, sur le mur, des clous à crochets jouaient le rôle de patères.

J’avais, en la soldant d’avance, obtenu du tenancier, location d’une de ces couchettes.

— Il m’en reste une, ce soir, m’avait-il dit, en m’indiquant l’échelle de meunier qui y donnait accès, vous la trouverez bien en tâtonnant, car je ne fournis pas la chandelle.

— Mais si je réveille, en la cherchant, les sept occupants des autres lits ?

— C’est votre affaire, arrangez-vous, je ne me mêle jamais de ce qui se passe au « salon » entre ces messieurs et ces dames. On a payé, on est chez soi, dans son plumard.

La découverte du lit plumard par le système du jeu de colin-maillard était l’un des charmes de cette hôtellerie du plaisir. Elle me pronostiquait la joie, comble de cette nuit d’allégresse, de sept engueulades probables, ornées de horions hypothétiques, dont, seul, le génie du Petit Poucet, tâtant les filles de l’ogre, pouvait me garer. Ce génie vint, il m’inspira de faire, sur le seuil du salon, partir une allumette, à la lueur de laquelle je perçus en un éclair que les huit patères, moins une, arboraient des couvre-chefs des deux sexes, dont quelques « salades » moyen-âgeuses crêtées de leur paratonnerre. Et de la sorte je pus aller droit à mon plumard, sans autre bruit que celui des bottes et des bottines heurtées dans l’intervalle des couchettes.

Je m’y jetai avec délices, tout habillé, cela va sans dire, et pour cette raison, entre cent autres, que ne voulant pas manquer le train de l’Est, j’étais déterminé à ne pas dormir et même à voir lever l’aurore.

Mais la nature n’abandonne pas ses droits, fût-ce à la volonté du plus vaillant rebelle, et, exténué d’ailleurs par une marche d’halluciné qui, de Bercy, m’avait conduit à Noisy-le-Sec, d’une étape, je partis bientôt au pays des songes, bercé par les ronflements alternés, rivaux et monotones des couples inconnus du dortoir.

Tout à coup, j’eus la sensation d’être écrasé par le poids d’une montagne tombée à bloc sur ma poitrine. Je m’éveillai en battant des bras et des jambes, à demi étouffé, sans pouvoir proférer un son. Un objet visqueux, ruisselant comme une éponge, était étendu en travers de la couchette. De la masse inerte sortait un petit gémissement douloureux, pareil à celui d’un toutou égaré qui pleure à la porte dans la neige, pour implorer asile. C’était le petit, l’enfant de quatorze ans, qui s’était traîné de la grange au taudis paternel et s’abattait n’importe où, anéanti…

Je sautai hors du lit, et de la salle d’épouvante, et je m’enfuis du bouge comme un voleur. Ce que j’avais vu derrière la grange, je l’avais donc bien vu, et tels ils étaient ces vertueux soldats du pieux roi Guillaume assemblés pour châtier la ville impie, affamer Gomorrhe et bombarder Sodome.

Une heure après, je roulais dans le train de Strasbourg, où j’étais d’ailleurs absolument seul. Le soleil séchait les bois et illuminait les prairies. Tout chantait le renouveau, et l’éternel printemps, docile cette année-là aux poètes, réalisait comme un programme le divin rondel de notre Charles d’Orléans :

Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie.

Je me rappelle que, sur le rythme du train, je le chantais à tue-tête dans le wagon, en agitant par la portière mon chapeau de paille aux arbres pleins de nids.

La Ferté-sous-Jouarre…

C’est-à-dire Rosebois et la maman Glaize. La maison décorée du haut en bas par le vieux philosophe du « Pilori », perchée sur le coteau boisé qui dévale à la Marne, où nous avions tous le pain gâteau de l’hospitalité cordiale, familiale et joyeuse, Rosebois, mon château du bonheur.

Je ne m’y croyais nullement attendu, mais n’avais pas besoin d’y annoncer ma venue. J’escaladai la ruelle aux hannetons et j’arrivai devant la petite porte du jardin recouverte de sa draperie de lierre. Elle était close. Mais de l’autre côté du mur, un bruit de râteau dans le sable signalait la présence d’un cher jardinier matinal dont je connaissais les habitudes.

— Ohé ! papa Glaize, c’est moi !

Le râteau s’arrêta :

— Est-ce vous, Émile ?

— Oui, je viens déjeuner. Ouvrez.

— Je n’ai pas la clef. C’est Léon qui l’a gardée dans sa poche, et il dort encore.

— Ne le dérangez pas.

Et j’entrai par-dessus la muraille.

— Comment va la maman ?

— Elle vient de vous écrire. Votre chambre est faite.