Souvenirs d’un diplomate anglais
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 45-70).
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SOUVENIRS
D’UN DIPLOMATE ANGLAIS

II.
LA SUEDE ET GUSTAVE III.
LE PARTAGE DE LA POLOGNE ET FRÉDÉRIC II.


I.

M. Harris fut nommé ministre à Berlin en 1771[1]. Il n’avait alors que vingt-cinq ans, mais il venait de se distinguer dans la négociation relative aux îles Falkland[2]. Cette affaire, de médiocre importance en elle-même, et qui serait aujourd’hui oubliée sans les conséquences qu’elle faillit entraîner, fut sur le point d’allumer la guerre en Europe, et devint, sinon une des causes, du moins un des prétextes de la disgrâce du duc de Choiseul.

En 1770, M. Harris, resté chargé d’affaires à Madrid après le départ de sir James Gray, apprit tout à coup qu’une expédition espagnole, préparée en secret à Buenos-Ayres, s’était emparée des îles Falkland, où l’Angleterre venait de former (1768) un établissement objet de la jalousie et des alarmes du gouvernement de l’Espagne. Sans attendre d’instructions, le jeune diplomate fit à M. de Grimaldi, alors premier ministre, les représentations les plus vives, et le prit sur un ton qui ébranla la résolution du cabinet de Madrid. Cette attitude décidée de M. Harris fut d’un grand secours à lord North, violemment accusé par l’opposition d’avoir trahi les intérêts de son pays et d’avoir abandonné, par des conventions secrètes, les îles Falkland à l’Espagne. M. Harris, hautement approuvé, reçut l’ordre d’insister, et, les informations qu’il fut en mesure d’envoyer à Londres ayant mis en évidence la faiblesse des arméniens espagnols, on n’hésita pas en Angleterre à se préparer à la guerre, si on n’obtenait pas satisfaction complète.

Le gouvernement espagnol ne s’était pas attendu à une pareille explosion. D’ailleurs il avait compté sur l’appui de la France, que lui garantissait le pacte de famille, et cet appui lui manquait tout à coup, d’abord par le refus que fit Louis XV d’adopter l’avis de M. de Choiseul, qui voulait qu’on soutînt l’Espagne, et bientôt par la disgrâce de ce ministre. M. Harris, dans ses dépêches à lord Weymouth, déclare « qu’il est convaincu que l’Espagne n’aurait jamais cédé, si le cabinet de Versailles ne lui avait pas fait défaut. » Il ajoute dans une note : « La chute du duc de Choiseul devant l’influence croissante de Mme Du Barry amena seule ce manquement aux obligations contractées par la France, » On ne tarda pas à comprendre, à propos d’événemens d’une tout autre importance qui se préparaient dans le nord de l’Europe, quelles graves conséquences devait produire le changement de politique qui suivit la retraite de M. de Choiseul. Quoi qu’il en soit, le gouvernement espagnol se vit obligé de céder; le commandant de l’expédition fut désavoué, et M. Harris ne tarda pas à recevoir, par sa nomination à Berlin, la juste récompense de ses services.

Au moment où M. Harris faisait ses débuts à cette cour de Prusse qui attirait les yeux de l’Europe, la Suède voyait s’accomplir la révolution par laquelle Gustave III, neveu de Frédéric, tirait sa couronne de tutelle en renversant la constitution rétablie à la mort de Charles XII. M. Harris n’eut point à prendre de part directe à ces événemens; mais ses correspondances nous montrent combien il se trompa sur les causes, sur la signification véritable et sur la portée de faits qui se passaient presque sous ses yeux, et il n’est pas difficile de voir que les préventions qu’il apportait dans toutes les affaires où la France avait une part quelconque purent seules égarer à ce point son jugement.

Les anciennes constitutions suédoises ne laissaient guère au souverain d’autre rôle que celui d’instrument docile d’une puissante oligarchie. En 1680, Charles XI, s’appuyant avec habileté sur le clergé et sur la bourgeoisie, obtint des états l’affranchissement de la couronne. Ceux-ci déclarèrent que le roi cessait d’être lié par le serment, prêté à son avènement, de ne gouverner que de l’avis des sénateurs, et que, tenant ses droits de Dieu, il n’était responsable de ses actes qu’envers Dieu seul. Charles XIIe hérita de l’autorité de son père et sut la maintenir avec fermeté, même après ses revers; mais, lorsqu’il mourut sans enfans, les Suédois, qui avaient eu le temps d’oublier les maux de leur ancienne anarchie et que frappaient davantage, parce qu’ils étaient plus récens, les inconvéniens d’un pouvoir devenu à son tour trop absolu, — les Suédois, au lieu d’appeler au trône le jeune duc de Holstein, désigné par le testament de Charles XII, donnèrent la couronne à la sœur de ce dernier, Ulrique-Éléonore, mariée au prince de Hesse. On lui fit jurer de respecter l’ancienne constitution, remise en vigueur avec des modifications tendant à rendre à peu près nominale l’autorité royale. Cette autorité allait être soumise en tout temps au contrôle du sénat, et remplacée complètement, lors de la tenue des diètes, par le pouvoir de ces assemblées, qui s’arrogeaient jusqu’au droit de paix et de guerre, et timbraient les actes émanés d’elles de la griffe du monarque, dont la signature même cessait ainsi d’être nécessaire. Telle fut la constitution de 1720.

L’excès de ces précautions soupçonneuses, les germes de discorde et d’impuissance partout déposés, devaient amener une prompte réaction. Il se forma deux partis : l’un, celui des chapeaux, favorable à la couronne; l’autre, celui des bonnets défenseur des prétentions oligarchiques. Le premier avait les sympathies de la France, le second celles de la Russie et de la Prusse. Ces partis, par leurs divisions et leurs luttes, préparèrent la révolution de 1772.

Un des premiers soins du duc de Choiseul, lorsqu’il remplaça M. de Praslin aux affaires étrangères en 1766, fut de chercher à rétablir en Suède l’influence française. Ses vues sont exposées avec un talent remarquable dans les instructions qu’il donna au baron de Breteuil le 22 avril 1766[3], au moment où la diète venait de consentir à un traité d’amitié avec l’Angleterre (5 février 1766), traité qui était une sorte de rupture avec la France. Ce que la sagacité et La prévoyance de M. de Choiseul préparaient alors devait se réaliser après sa chute.

Lorsque Frédéric-Adolphe mourut en 1771, son fils Gustave III était en France. Louis XV reçut la confidence des projets de Gustave et les encouragea. C’est là une des pages consolantes de la triste histoire des dernières années de ce règne, car le duc d’Aiguillon, mieux inspiré de ce côté qu’à l’égard de la Pologne, suivit les traditions du duc de Choiseul, qui, avant sa disgrâce et dès 1770, avait concerté avec l’héritier du trône de Suède les moyens d’arracher ce pays aux intrigues de la Russie et d’y rétablir l’indépendance de la couronne. Certes la France et la Suède n’étaient plus aux temps glorieux où François Ier trouvait dans Gustave Wasa un auxiliaire contre Charles-Quint, où Richelieu savait se servir de Gustave-Adolphe pour combattre l’ambition de la maison d’Autriche. Ce n’était pas cependant un spectacle sans intérêt et sans grandeur que celui de cette antique alliance resserrée entre un vieux monarque à qui le sceptre échappait et un jeune prince plein d’ardeur, jaloux de saisir le sien pour le porter en roi.

Le traité de 1738 et d’autres traités postérieurs, dont le dernier était de 1754, obligeaient la France à fournir des subsides à la Suède pour le besoin de sa défense; mais la Suède avait été infidèle à ses engagemens en contractant d’autres alliances, et les subsides avaient cessé d’être payés depuis 1756. Gustave, avant de quitter Versailles, reçut une somme considérable sur les arrérages, emporta des promesses de secours en hommes et en argent, et Louis XV le fit accompagner du comte de Vergennes, qu’il chargea de représenter la France à Stockholm. En arrivant dans ses états, le jeune souverain convoqua une diète où domina le parti des bonnets, et feignit de se soumettre à des décisions qui lui imposaient le respect de l’ordre de choses établi et le maintien des privilèges.

Six mois ne s’étaient pas écoulés, que Gustave, profitant des divisions des partis et des dispositions favorables de quelques corps de troupes, jugea le moment venu pour la réalisation de ses vues. Le 19 août 1772, il monte à cheval, rassemble ses soldats, les harangue, marche à leur tête, et fait arrêter les sénateurs et les hommes les plus influons du parti des bonnets. Deux jours après, il convoque les états, les entoure de troupes, et paraît sur son trône, au milieu de ses gardes. Il prend la parole, s’élève contre les prétentions aristocratiques, promet des libertés réelles à la nation, reproche aux membres de la diète leurs fautes et leurs trahisons, et termine en disant : « Si quelqu’un peut nier ce que j’avance, qu’il se lève et qu’il parle! »

Tout le monde se tut. La révolution était accomplie, sans désordre, sans réaction et sans une goutte de sang répandue. Rarement coup d’état fut plus justifiable et plus heureux. Ce n’était pas l’acte d’un despote jaloux d’une autorité utilement partagée et sagement contenue, qui risque sa couronne et trouble la paix de son royaume pour conquérir un pouvoir absolu. Ce n’était pas l’acte d’un usurpateur foulant aux pieds les lois qu’il a juré de respecter, et se couvrant de quelqu’un de ces prétextes qui ne manquent jamais à l’ambitieux et au parjure pour arracher la liberté à son pays et se lancer avec lui dans les aventures. L’auteur de la révolution de 1772 était un souverain patriote qui, justement alarmé des périls d’une constitution anarchique, témoin impuissant des abus qu’elle couvrait, voyant la liberté de son peuple et la sienne propre opprimées, trouvant partout la trace des intrigues et de l’or de l’étranger, brisait ses entraves d’une main ferme et clémente à la fois. Avant de tomber sous les coups d’un assassin, Gustave devait régner vingt ans, maître chez lui, et sachant se faire respecter de ceux qui, au dedans comme au dehors, avaient cru triompher aisément de son inexpérience et de sa jeunesse.

Tels sont les faits. Voyons comment M. Harris les jugeait à l’époque où ils s’accomplissaient. Le 5 septembre 1772, quinze jours après l’événement, voici ce qu’il écrit a lord Suffolk :


« La révolution qui paraît éclater en Suède préoccupe beaucoup ici. J’avoue à votre seigneurie que je ne puis la considérer que comme s’étant accomplie d’accord avec les cours de Pétersbourg et de Berlin, et sous leur approbation. Le roi de Suède, quelque degré d’assistance pécuniaire qu’il reçoive de la France, ne peut avoir la folie de s’imaginer qu’il pourrait opérer et maintenir chez lui un changement de gouvernement contre le gré de deux si puissans voisins, surtout au moment où la paix est à la veille de se conclure[4], et où la Russie pourra disposer de forces considérables. Le prince Henri[5], dont les voyages n’ont jamais été de pure curiosité, s’est arrêté longtemps en Suède avant de se rendre en Russie. Il a parcouru tout le pays, et je sais qu’il a fait grande violence à son caractère habituel pour se rendre populaire. La reine douairière (de Suède)[6], lors de sa visite ici, a eu de fréquentes conversations politiques avec le roi, et quoique maintenant, dans ses lettres de Stralsund, elle affiche beaucoup de surprise de ce qui s’est passé, je connais cependant quelqu’un à qui elle a fait, il y a plus de deux mois, des insinuations relatives à ces événemens. En un mot, mylord, s’il m’est permis de former des conjectures, je ne regarde pas comme impossible que les deux cours du Nord consentent à mettre aux mains du roi de Suède un pouvoir plus étendu, à la condition toutefois que le reste de la Finlande soit abandonné à la Russie, et la Poméranie suédoise cédée ou vendue au roi de Prusse pour la somme que son père était convenu de la payer[7]. En même temps elles autorisent sa majesté suédoise à amuser la cour de Versailles, afin d’en tirer le plus d’argent possible… »


N’est-il pas piquant que le jeune, mais habile diplomate se soit cette fois si singulièrement trompé ? N’est-ce pas une preuve frappante des erreurs où le parti-pris peut entraîner les esprits les plus clairvoyans ? On ne saurait en effet soupçonner M. Harris d’avoir induit volontairement en erreur ceux à qui il écrivait pour flatter leurs penchans. Nous ne le verrons jamais tomber dans ce travers, dont beaucoup de diplomates ne sont pas exempts. Il est vrai que ce sont surtout les souverains absolus qui sont exposés à être si mal servis. Lorsque la fortune et la carrière des hommes publics ne dépendent que de la faveur et du caprice d’un maître, on voit trop de ces lâches complaisances, voisines de la trahison, qui ont eu souvent sur la politique et sur les événemens une désastreuse influence.

Le 19 du même mois de septembre 1772, M. Harris rend compte en ces termes d’une conversation avec le ministre des affaires étrangères de Prusse :


« Lorsque le comte de Finckenstein a eu terminé ce qu’il avait à me dire au sujet du partage de la Pologne, il a commencé de lui-même à me parler des affaires de Suède. Il m’a dit que, quoiqu’il y eût bien des motifs de croire que le tout avait été concerté à l’avance, le secret avait été si bien gardé que la nouvelle de l’événement avait été tout à fait inattendue pour sa majesté prussienne, que le roi de Suède avait montré une grande résolution au moment de l’exécution, et qu’il fallait souhaiter maintenant que les conséquences ne devinssent pas fatales pour lui et pour son pays, car on ne pouvait supposer que la Russie supportât patiemment dans le gouvernement de la Suède une révolution si complète, et destinée à mettre un pouvoir si étendu aux mains de son souverain. J’ai pris la liberté de lui demander si le roi de Prusse avait l’intention de s’associer aux mesures que la cour de Russie pourrait prendre à cette occasion. Il a répliqué que sa majesté désirait ne pas s’en mêler activement, que ses liaisons avec les deux cours étaient telles qu’elle souhaitait de s’abstenir, que, comme la Russie était plus directement intéressée, tout dépendrait de la manière dont cette puissance envisagerait les choses. En résumé, mylord, je vois que la Russie est destinée à paraître donner le branle, et si ensuite le roi de Prusse se montre, il s’appuiera sur la conduite de cette cour, tout comme il a prétendu que la première idée du partage de la Pologne lui avait été suggérée par les réclamations de l’impératrice-reine.»


Malgré l’incrédulité un peu railleuse avec laquelle étaient accueillies par M. Harris les déclarations de M. de Finckenstein, ce que ce ministre disait de la surprise et du mécontentement de la cour de Prusse à propos de ce qui se passait en Suède était parfaitement vrai; rien n’était plus faux et en même temps, disons-le, plus puéril que les suppositions de M. Harris; il n’eut pas longtemps à attendre pour se convaincre qu’un diplomate s’égare quelquefois à vouloir être trop fin et à ne pas croire possible qu’on lui dise la vérité. Quant aux intrigues, aux espérances et aux projets cachés de la Russie et de la Prusse, qu’aurait aisément discernés dès lors un esprit aussi pénétrant que celui de M. Harris, s’il n’avait pas été aveuglé par son hostilité contre la France et contre tous les alliés de la France, des documens publiés longtemps après sa mort les ont éclairés d’une vive lumière. La plus curieuse de ces pièces est certainement l’article secret du traité conclu à Pétersbourg entre la Prusse et la Russie le 12 octobre 1769, et qu’a publié pour la première fois M. de Manderstroëm dans un Recueil de documens[8].


« Les hautes parties contractantes s’étant déjà concertées, par un des articles secrets du traité d’alliance signé le 31 mars 1764, sur la nécessité de maintenir la forme du gouvernement confirmé par les quatre états du royaume de Suède et de s’opposer au rétablissement de la souveraineté, sa majesté le roi de Prusse et sa majesté l’impératrice confirment de la manière la plus solennelle par le présent article tous les engagemens qu’elles ont contractés alors, et s’engagent de nouveau à donner à leurs ministres résidens à Stockholm les instructions les plus expresses pour qu’agissant en confidence et d’un commun accord entre eux, ils travaillent de concert à prévenir tout ce qui pourrait altérer la susdite constitution du royaume de Suède et entraîner la nation dans des mesures contraires à la tranquillité du Nord. Si toutefois la coopération de ces ministres ne suffisait pas pour atteindre le but désiré, et que, malgré tous les efforts des deux parties contractantes, il arrivât que l’empire de Russie fût attaqué par la Suède, ou qu’une faction dominante dans ce royaume bouleversât la forme du gouvernement de 1720 dans les articles fondamentaux, en accordant au roi le pouvoir illimité de faire des lois, de déclarer la guerre, de lever des impôts, de convoquer les états et de nommer aux charges sans le consentement du sénat, leurs majestés sont convenues que l’un ou l’autre de ces deux cas, savoir celui d’une agression de la part de la Suède, et celui du renversement total de la présente forme du gouvernement, seront regardés comme le casus fœderis. Et sa majesté le roi de Prusse s’engage, dans les deux cas susmentionnés, et lorsqu’elle en sera requise par sa majesté l’impératrice, à faire une diversion dans la Poméranie suédoise, en faisant entrer un corps de troupes considérable dans ce duché. »


Quoique cet article fût destiné à rester secret, il est difficile de ne pas s’étonner, en le lisant, de l’audace avec laquelle y est formulée la volonté de maintenir en tutelle un monarque dont on déclare qu’on ne laissera pas rétablir la souveraineté. Comment qualifier les prétentions de puissances qui abusent de leurs forces au point d’assimiler les changemens constitutionnels qui s’accompliraient dans le sein d’un état indépendant à une invasion de leur territoire? Tels étaient cependant les principes de droit politique de Frédéric et de Catherine à l’égard des faibles, et ce n’était pas assez de mettre ces principes en pratique, on n’hésitait pas à les ériger en doctrine.

Dans le recueil que nous venons de citer[9] se trouvent de curieuses lettres du roi de Prusse et de son frère. Le premier écrit à Gustave III le 1er septembre 1772 :


« Monsieur mon frère, je vois par la lettre de votre majesté le succès qu’elle a eu dans le changement de la forme du gouvernement suédois; mais croit-elle que cet événement se borne à la réussite d’une révolution dans l’intérieur de son royaume? Que votre majesté se souvienne de ce que j’ai eu la satisfaction de lui dire lorsqu’à Berlin j’ai joui de sa présence; je crains bien que les suites de cette affaire n’entraînent votre majesté dans une situation pire que celle qu’elle vient de quitter, et que ce ne soit l’époque du plus grand malheur qui peut arriver à la Suède.

« Vous savez, sire, que j’ai des engagemens avec la Russie; je les ai contractés longtemps avant l’entreprise que vous venez de faire; l’honneur et la bonne foi m’empêchent également de les rompre, et j’avoue à votre majesté que je suis au désespoir de voir que c’est elle qui m’oblige à prendre parti contre elle, moi qui l’aime et lui souhaite tous les avantages compatibles avec mes engagemens; elle me met le poignard au cœur en me jetant dans un embarras cruel, duquel je ne vois aucune issue pour sortir »

Quant au prince de Prusse, il s’exprime plus nettement encore, s’il est possible, dans une lettre à sa sœur, la reine douairière de Suède, du mois de décembre 1772 :


« …… Tout comme il y a des puissances qui sout attachées à la Suède et qui sans doute auront favorisé la révolution pour en tirer avantage en temps et lieu, tout ainsi il y en a d’autres qui, par leur situation, sont obligées à prévenir les desseins d’une puissance qui pourrait se servir de la Suède contre leurs intérêts. Je suis convaincu en mon particulier des sentimens du roi votre fils, je suis assuré qu’il n’a aucun dessein formé contre aucune puissance ; mais, avec le gouvernement d’à présent, la Suède deviendra, si elle conserve la paix pendant dix ans, puissance prépondérante. Jugez, ma chère sœur, avec équité, et dites ensuite si c’est caprice de la part du voisin formidable si, pour éviter qu’une puissance, qui tout à l’heure ne pouvait lui nuire, ne se remette en état d’être comptée encore dans la balance politique, il cherche à la prévenir

« ….. La Russie n’est pas la seule qui trouve son intérêt blessé par la nouvelle forme de gouvernement en Suède. Les Anglais en sont plus fâchés encore. Jugez, ma chère sœur, quelle sera la position du roi de Suède si ce feu vient à s’embraser. »……………………..


Quoique Frédéric et son frère s’efforcent de mettre la Russie en avant, fidèles au système qui devait mieux leur réussir en Pologne ; quoiqu’ils parlent surtout au nom des engagemens qu’ils ont contractés, leur langage est assez clair ; le désappointement et la mauvaise humeur les font sortir de toute mesure. La menace même se cache mal sous les conseils, et la cupidité éclate à propos de la Poméranie. « … Si on n’avait pas affaire à des parens, écrit le prince de Prusse à la reine douairière de Suède, on aurait un moyen sûr, en irritant les esprits, de s’emparer d’un domaine qui arrondirait nos états… » Frédéric, un peu plus réservé que son frère, ne peut cependant s’en taire, « … Ne pensez pas, écrit-il à la même reine, que mon ambition soit tentée par ce petit bout de la Poméranie, qui certainement ne pourrait exciter au plus que la cupidité d’un cadet de famille… »

Deux choses frappent surtout dans ces lettres intimes où s’épanche la pensée secrète de Frédéric et de son frère : la preuve flagrante, quoique devenue assez inutile, de l’existence des mêmes projets à l’égard de la Suède qu’à l’égard de la Pologne, puis le secret de la mauvaise humeur de M. Harris : les Anglais en sont plus fâchés encore. Il est naturel que ce diplomate ait ignoré, au moment où il écrivait, une partie de ce que le temps a éclairci depuis ; mais on s’étonnera qu’il pût se faire des illusions aussi grossières que celles où il risquait d’entraîner avec lui son gouvernement, qu’il ne vît dans la révolution suédoise qu’un jeu joué pour tromper la France et pour lui tirer de l’argent, qu’un complot odieux que Gustave aurait formé avec les ennemis de son pays pour leur livrer ses plus belles provinces en échange de leur acquiescement à l’extentension de son pouvoir dans ses états démembrés. M. Harris, qui n’aimait pas la France et qui ne s’en cachait guère, semble n’avoir pu se résigner à reconnaître l’influence de la grande rivale de l’Angleterre dans les affaires de Suède. C’est la France seule, en effet, qui non-seulement permit à Gustave de mettre ses projets à exécution, mais qui le protégea contre les dangers auxquels l’exposait le ressentiment de ses redoutables voisins. Quel que fut le déplaisir de Catherine en voyant la ruine ou l’ajournement indéfini de ses plans sur la Finlande, elle avait alors bien des embarras à surmonter, bien des entreprises à diriger. Sans parler de la révolte de Pugatchef et de la peste de Moscou, la guerre contre la Turquie et les affaires de Pologne suffisaient pour occuper son attention et pour l’empêcher de diviser ses forces. Intervenir en Suède, c’était risquer une rupture avec la France; Catherine ne voulait ni ne pouvait s’y exposer; Frédéric, livre à lui seul, n’y songea pas davantage, et dut se contenter d’exhaler sa mauvaise humeur dans ses correspondances.

Abandonnant tous deux à regret la proie qui leur échappait, ils se retournèrent avec plus d’ardeur contre la malheureuse Pologne. Leurs efforts, nous l’avons déjà dit, ne faisaient que changer de but, car le système et les moyens restaient les mêmes. En Pologne comme en Suède, c’est en exploitant tous les désordres, en attisant toutes les discordes, c’est en protégeant chez une aristocratie brillante, brave, et parmi laquelle il y avait peu de traîtres, mais turbulente et aveugle, c’est en y protégeant, disons-nous, les droits et les privilèges les plus exorbitans, déguisés sous le nom de libertés, qu’on minait toute autorité et qu’on favorisait l’anarchie. Dans les deux pays, l’or et les faveurs étaient prodigués pour séduire les cœurs et pour égarer les têtes. La Pologne, plus exposée par sa situation, plus désarmée par ses divisions, ne devait pas tarder à succomber. Là d’ailleurs l’élection enlevait au trône la force que donnent l’hérédité et la tradition. La faiblesse du monarque, la jalousie de ses rivaux d’hier, l’ambition de futurs prétendans rendaient la politique incertaine et vacillante, les alliances précaires, et laissaient la patrie sans défense. En Suède, au contraire, la nationalité s’identifie à la race royale, partage ses vicissitudes, mais toujours se relève avec elle, et n’est jamais plus vivace et plus respectée que quand l’autorité salutaire du souverain s’exerce avec plus d’indépendance. Gustave III, libre d’entraves, arrachait son pays aux intrigues de l’étranger au moment où la Pologne succombait malgré les efforts paralysés de Stanislas-Auguste.


II.

Notre intention n’est pas d’embrasser, même d’un coup d’œil rapide, l’ensemble des causes qui préparèrent le premier partage et des circonstances dans lesquelles il s’accomplit : non pas que cette tâche ait été remplie de manière à ce qu’il ne reste rien à dire ; mais entreprendre une pareille œuvre n’est pas dans notre dessein, et notre seul but sera de nous servir des documens fournis par M. Harris pour éclairer quelques aspects de cette question, dont l’intérêt semble grandir avec le temps, et dont la solution reste encore, après un siècle, suspendue sur l’Europe comme une menace et comme un châtiment.

M. Harris assista au partage de la Pologne, mais en simple spectateur ; il n’eut pas même une protestation à faire entendre ! Voici de quelles courtes réflexions son petit-fils et son éditeur fait précéder cette partie de ses correspondances :


« Les lettres suivantes montreront quelle faible attention le gouvernement anglais accorda au partage de la Pologne. Il paraît que le ministre des affaires étrangères, lord Suffolk, ne fît entendre ni représentations ni paroles de blâme jusqu’au jour où la spoliation lui fut annoncée par les trois puissances, et même à ce moment son langage fut à peine une représentation ou un blâme. Lorsqu’il en reçut de M. Harris la première nouvelle, il se contenta de l’appeler une curieuse affaire (a curious transaction). »


Si depuis la France a dans maintes occasions montré des sympathies beaucoup plus vives en faveur de la Pologne que celles qui se manifestaient en Angleterre, ses torts ont été les mêmes dans le passé ; mais nos historiens n’ont pas toujours été justes dans la part de responsabilité qu’ils ont faite à nos hommes d’état. On fit en plus d’un endroit que la légèreté du duc de Choiseul l’empêcha de prévoir et de chercher à prévenir le partage de la Pologne, tandis qu’il serait plus vrai de n’accuser que la faiblesse du duc d’Aiguillon et la vieillesse insouciante de Louis XV, endormie, après la mort de Mme de Pompadour, dans les bras d’une indigne favorite. Si Choiseul avait été là, le partage n’aurait pas eu lieu. Ce mot qu’on a prêté tantôt à Louis XV, tantôt à Frédéric, et que tous deux peuvent avoir prononcé, est acquis à la mémoire du duc de Choiseul, également honorable pour lui, que ce mot ait été arraché aux regrets de son souverain ou à la justice d’un ennemi. Serviteur fidèle de la monarchie, M. de Choiseul conserva vis-à-vis du trône son indépendance, et poussa à l’égard du dauphin la franchise jusqu’à la rudesse[10]. Adversaire des jésuites, il fut le protecteur et l’ami des philosophes. Ce n’est pas un motif pour que les défenseurs de la monarchie et de la religion se laissent entraîner vis-à-vis de lui à une hostilité systématique. L’histoire doit être plus impartiale. A quelque opinion, à quelque école qu’on appartienne, il ne faut pas plus hésiter à blâmer Voltaire d’avoir applaudi au partage de la Pologne qu’à louer M. de Choiseul d’avoir voulu la défendre. Rien ne montre mieux le parti-pris et l’injustice des préventions qui poursuivent ce ministre même de nos jours que la tentative de rejeter à la fois sur lui les fautes de ses successeurs et celles de ses prédécesseurs. Comme si ce n’était pas assez que de lui refuser, à propos de la Pologne, un témoignage que l’Europe entière lui accorda de son vivant, on l’accuse d’avoir aggravé les malheurs et les humiliations de la guerre de sept ans, si légèrement entreprise et si déplorablement conduite, d’avoir conseillé en 1758 l’abandon de l’Autriche et une paix séparée avec l’Angleterre et la Prusse. Or il est au contraire établi d’une manière irrécusable que M. de Choiseul, ambassadeur à Vienne, s’appliqua constamment à relever l’énergie morale de M. de Bernis, qui avait perdu la tête, et ne cessa de tenir un langage conforme aux intérêts et à l’honneur de la France. Et quand M. de Bernis eut succombé à la tâche et que M. de Choiseul fut entré aux affaires, il lutta avec courage, avec génie, quelquefois avec succès contre une situation désespérée, et obtint, lors de la paix de Paris, des conditions dures sans doute, mais meilleures et plus honorables qu’on ne pouvait l’espérer après tant de fautes et de revers; puis, en peu d’années, rétablissant notre marine, consolidant nos alliances, il laissa la France plus forte et plus respectée qu’il ne l’avait trouvée.

Après cette digression trop naturelle pour avoir besoin d’excuse, revenons à Berlin, afin d’y admirer avec quelle habileté Frédéric faisait mouvoir les ressorts compliqués de ses intrigues, comment il réussissait à surprendre par l’imprévu, à tromper par la ruse ou à égarer dans le doute tous ceux qui avaient pour mission et pour devoir de surveiller ses projets. C’est le 1er mars 1772 que M. Harris donne tout à coup à son gouvernement la première nouvelle des projets de partage; voici ce qu’il écrit à lord Suffolk :


« ….. Au moment où j’allais fermer mon paquet, je viens d’apprendre qu’un traité de partage disposant de diverses partiels de la Pologne a été signé à Pétersbourg le 15 du mois dernier[11], et qu’aussitôt que les ratifications auront été signées et échangées entre les cours de Vienne, de Berlin et de Russie, un congrès sera tenu à Varsovie. La poste va partir, et je ne puis aujourd’hui en dire davantage. « 


Le 7 avril il écrit de nouveau :


« J’ai de bonnes raisons de croire que le traité relatif au partage de plusieurs districts polonais est revenu hier ici, de Vienne, avec les ratifications, et qu’avant peu toute l’affaire sera rendue publique. Le roi de Prusse a donné vingt mille écus au comte de Solms, et j’ai peine à croire qu’il ait agi ainsi sans bien savoir ce qu’il faisait. Le département des affaires étrangères est ici fort occupé en ce moment. On expédie courrier sur courrier, probablement pour annoncer la fin de la négociation. J’ai la complète certitude que la cour de Vienne non-seulement a tout caché au cabinet de Versailles, mais encore l’a amusé de demandes propres à lui faire croire qu’elle ne consentirait jamais à un agrandissement territorial de la Prusse. »


La première réponse que nous trouvions à cette communication est datée du 20 juin 1772. Lord Suffolk écrit à M. Harris :


« J’apprends de Varsovie que la consternation causée à la cour par les projets de démembrement est aussi grande qu’on pouvait s’y attendre. L’ambassadeur de Prusse, jusqu’à ces derniers temps, a témoigné la plus grande incrédulité et protesté de sa profonde ignorance de tout traité de partage; maintenant, sans rien avouer positivement, il se montre très affecté de nouvelles reçues de sa cour qu’on suppose relatives à cette affaire. En même temps le ministre d’Autriche à Saint-Pétersbourg prétend être fort mécontent et fort dégoûté des prétentions du roi de Prusse. Il est inutile de chercher à former des conjectures sur cette curieuse affaire. — Jusqu’à quel point les trois cours sont-elles d’accord sur les détails, et que leur reste-t-il à arranger? C’est ce que nous saurons bientôt. — Pour ma part, je ne puis m’empêcher de penser qu’elles sèment le germe de troubles futurs au lieu d’assurer le repos et la tranquillité de celle partie de l’Europe.


Il ne faut pas craindre de continuer ces extraits : les réflexions qu’ils sont propres à faire naître iront certainement au-devant des nôtres.

M. HARKIS A LORD SUFFOLK.


Berlin, 4 juillet 1772.

« Les choses paraissent rester en suspens comme à la date de ma dernière lettre. Il m’est impossible de recueillir des informations ou de former des conjectures qui méritent d’occuper votre seigneurie. Je crois encore que les deux autres cours ne font que discuter les termes du marché avec celle devienne, qui, de son côté, n’a pas le moindre désir de rien rabattre de ses prétentions. Ses troupes sont en ce moment entrées à Léopol et occupent presque tout le territoire qui doit lui échoir en partage. Les fonctionnaires prussiens, civils ou militaires, agissent dans la Prusse polonaise comme si elle appartenait déjà à leur maître. »


Berlin, 8 juillet 177’2.

« ……. Je ne puis rien apprendre sur la réduction du lot réservé à la cour de Vienne dans les dépouilles de la Pologne, si ce n’est que cette cour a consenti à renoncer à la ville de Cracovie et au territoire qui l’entoure; j’ai déjà mandé à votre seigneurie que le roi de Prusse avait intérêt à ne pas les laisser tomber entre les mains de l’Autriche. Cependant elle ne consent pas à rendre les salines de Wielicska, tout en s’engageant à livrer le sel aux Polonais au prix actuel, sans pouvoir jamais l’augmenter, sous quelque prétexte que ce soit. On me dit aussi, mais je ne sais s’il faut y ajouter une égale confiance, que l’Autriche n’insiste plus sur la ville de Léopol, quoique le général Esterhazy l’occupe encore avec un corps considérable de cavalerie. Ces résolutions sont, m’assure-t-on, l’ultimatum du cabinet de Vienne, et son ministre ici s’en est expliqué si vivement que le roi de Prusse n’a plus essayé de marchander davantage et s’est montré satisfait, comme il a en effet toute raison de l’être. — Le consentement de la cour de Pétersbourg paraît être maintenant la seule chose qui manque pour tout terminer. »


Si les dépêches du ministre d’Angleterre à Berlin font honneur à sa vigilance et à sa perspicacité, on ne trouvera certes pas qu’il soit possible de juger de même le langage qui lui était adressé de Londres. Le cabinet britannique semblait s’efforcer d’écarter comme importune la pensée d’une affaire dont il comprenait toute l’importance sans vouloir prendre les déterminations qu’elle aurait dû lui dicter. Il ne reculait même pas devant les contradictions les plus singulières, et après avoir déclaré que « toute intervention officielle serait inefficace dans l’état avancé des choses, » il laissait percer des doutes sous les formules les plus louangeuses, et donnait presque à entendre que les informations transmises à Londres par M. Harris n’y étaient pas reçues avec une confiance sans réserve.


LORD SUFFOLK A M. HARRIS.


Saint-James, 7 août 1772.

« Vous devez souhaiter de connaître la réponse que sa majesté a jugé à propos de faire aux communications qui ont été faites par le gouvernement polonais à M. Wroughton, à Varsovie, et ici à moi-même. Ces communications n’avaient pour but que de faire appel, en termes généraux, aux bons offices et à l’intervention du roi, mais sans aucune allusion à un traite ou à une garantie. La réponse, qui a été faite ici et qui sera donnée à Varsovie, est verbale ; elle tend à démontrer combien toute intervention officielle serait inefficace dans l’état avancé des choses ; mais, quoiqu’il ressorte de notre langage que sa majesté ne considère pas cette affaire comme étant d’une suffisante importance actuelle pour justifier une action préventive, cependant il n’y a pas eu un seul mot prononcé dont on puisse inférer que le roi donne la moindre approbation à ce qui s’est fait, et qui puisse autoriser le moins du monde la supposition de son indifférence.

« Vos informations ont toute l’apparence d’une grande exactitude, et je les reçois avec beaucoup de confiance. Vos observations sont très judicieuses, et j’en suis fort satisfait. Je n’ai aucunement l’intention d’en gêner l’expression en vous faisant connaître les avis différens que je reçois d’ailleurs. S’il faut en croire les protestations du ministre de Russie, le plan de partage est, encore aujourd’hui, loin d’être définitivement arrêté. Il va jusqu’à insinuer que, s’il existe quelque projet de ce genre, c’est une affaire d’avenir dont la mise à exécution est fort éloignée. Je ne vous donne pas cela comme méritant grande confiance. Je désire seulement tenir informé un ministre qui se conduit avec autant de vigilance que vous, et qui, soit dit sans compliment, possède toutes les qualités qui vous rendent si éminemment propre à servir utilement le roi. »


M. Harris insiste énergiquement et en homme sûr de lui-même.


Berlin, 22 août 1772.

« Je serais très malheureux que des informations venant de moi pussent induire votre seigneurie en erreur, et j’ai grand soin, dans tout ce que j’écris, de me borner, autant que je le puis, aux faits bien authentiques ou aux conclusions qu’il est naturel d’en tirer. Votre seigneurie, je le sais, fait la part du singulier mystère avec lequel cette affaire est conduite par sa majesté prussienne, et par ce motif me pardonnera, j’en suis sûr, si mes informations ne sont pas toujours aussi exactes qu’elles devraient l’être. Malgré les protestations de M. Mouschkin Pouschkin[12], je dois avouer à votre seigneurie que je regarde le plan du partage de la Pologne non-seulement comme arrêté, mais encore comme à la veille de recevoir son exécution. Le courrier autrichien de Pétersbourg est passé ici mercredi 19 en route pour Vienne, et, si j’en crois ce que j’apprends d’une personne généralement bien informée, il portait une réponse satisfaisante aux dernières propositions des cours de Vienne et de Berlin. »


Un mois plus tard, tous les doutes sont levés. M. Harris écrit à lord Suffolk le 19 septembre :


« J’ai reçu hier matin un message du comte Finckenstein[13] pour me faire savoir qu’il désirait me parler entre midi et une heure. Quand j’ai été chez lui, il m’a informé que, sa majesté prussienne s’étant entendue avec les cours de Vienne et de Pétersbourg pour renouveler de concert d’anciennes réclamations que les trois cours avaient à faire au sujet de plusieurs parties du royaume de Pologne, leurs ministres respectifs à Varsovie avaient reçu ordre de signifier leurs intentions au roi et à la république, et de remettre une déclaration y relative.

« Il a ajouté que sa majesté prussienne, désirant saisir toute occasion de prouver au roi son amitié et ses égards, lui avait ordonné de ne pas différer un instant de m’informer de cet événement, et de me remettre une copie de la déclaration. Le comte de Finckenstein m’a encore dit que le chargé d’affaires de Prusse à Londres avait reçu l’ordre de prévenir les ministres du roi et de leur communiquer la déclaration.

« Dans le cours de la journée d’hier, M. de Finckenstein a fait demander tous les ministres étrangers et leur a fait connaître l’événement, se servant avec tous, à ce qu’on m’assure, des mêmes expressions sans la moindre variante. »


Quoique près d’un siècle ait passé sur ces événemens, on ne saurait lire sans une sorte de stupeur la réponse de lord Suffolk :


« Ma réponse aux déclarations relatives au démembrement de la Pologne, qui m’ont été remises mercredi dernier par les ministres des trois puissances intéressées, a été conçue en ces termes : « Le roi veut bien supposer que les trois cours sont convaincues de la justice de leurs prétentions respectives, quoique sa majesté n’est (sic) pas informée des motifs de leur conduite. »

«Vous remarquerez que les expressions dont je me suis servi, et qui étaient préférables à un complet silence, ont été étudiées avec le plus grand soin, de façon à ne pouvoir impliquer la moindre disposition favorable à une pareille affaire, dont les résultats sont trop incompatibles avec la morale publique et la bonne foi pour ne pas mériter le blâme de sa majesté, bien qu’elle ne les considère pas comme ayant un intérêt immédiat qui doive motiver son intervention. »


Ainsi le traité signé le 17 février 1772, annoncé par M, Harris dès le 1er mars, n’est porté à la connaissance officielle des gouvernemens étrangers par les parties contractantes qu’au mois de septembre. Sept mois se sont écoulés, pendant lesquels, malgré les affirmations si positives de son ministre à Berlin, malgré les informations répétées et circonstanciées qu’il en reçoit, le gouvernement anglais semble ne pouvoir se décider à se rendre à l’évidence. Enfin, quand il n’y a plus moyen de se faire illusion, quand une déclaration sommaire et péremptoire a fait connaître les résolutions arrêtées par les trois cours, le cabinet de Saint-James, sans un mot de blâme ou de reproche, se borne à donner acte dans une phrase que lord Suffolk. admire avec une complaisante naïveté, et où se découvre à grand’peine l’intention des réserves qu’il y veut exprimer.

De l’ensemble de ces documens ressort dans son plein relief l’absence de tous scrupules et de toute pudeur de la part des trois gouvernemens, qui, jusqu’au dernier jour, font nier par leurs agens à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Berlin, des faits accomplis. Et cependant, par une singulière contradiction ou par un reste de honte, chacun cherche à diminuer sa part de responsabilité dans un acte dont il sent tout l’odieux, et en rejette le plus possible sur ses voisins. Les correspondances de M. Harris confirment pleinement l’opinion que le roi de Prusse fut l’inventeur, l’instigateur et le meneur de toute l’affaire. L’édition complète des œuvres de Frédéric II, récemment publiée à Berlin, et où le texte original a été loyalement rétabli, ne peut laisser de doute sur la pensée première venue de lui. Les ouvertures faites à Catherine datent du jour où Frédéric espérait l’arrêter dans ses progrès contre les Turcs en offrant un autre but à son ambition[14]; mais Catherine avait alors d’autres projets en tête, et à l’égard de la Pologne d’autres intérêts et d’autres vues que la Prusse. Il lui convenait mieux d’y faire régner ses créatures, d’y dominer par la ruse et par la corruption, appuyées au besoin par la force, sauf à profiter un jour d’une occasion favorable pour s’en emparer, que d’en partager les dépouilles avec ses voisins. Frédéric avait facilement démêlé cette politique, et n’était pas homme à en permettre le succès; Catherine, de son côté, était trop habile pour ne pas compter avec un rival qu’elle ne pouvait se flatter d’écraser, et pour ne pas se résigner à n’être que sa complice, ne pouvant en faire sa dupe ou sa victime. Aussi plus tard, lorsque Frédéric renouvela ses instances par l’intermédiaire du prince Henri son frère, il trouva Catherine mieux disposée à l’écouter.

Frédéric, repoussé dans ses premières ouvertures à la tsarine, essaya de se tourner vers l’Autriche. Tout porte à croire que dès 1769, lors de la première entrevue qu’il eut à Neiss en Silésie avec l’archiduc Joseph, élu empereur après la mort de son père et déclaré par sa mère corégent de ses états héréditaires, il fut grandement question de la Pologne. Frédéric ne perdit pas cette occasion d’exciter le jeune souverain contre la Russie, de le mettre en garde contre l’ambition de Catherine. Il ne manqua pas non plus, en 1770, dans les conférences de Neustadt, de fomenter les causes de jalousie et de discorde entre ses deux puissans voisins. Cependant Joseph et Marie-Thérèse s’affranchissaient de tous scrupules moins aisément que Catherine et que Frédéric : ils s’effrayaient de cette violation de tous les principes et de tous les droits; d’ailleurs ils étaient encore, en 1769, retenus par les liens qui les unissaient à la France, et, bien que celle-ci ne prît pas ouvertement parti pour la Pologne, la cour d’Autriche n’ignorait ni les dispositions du duc de Choiseul, ni les secours d’hommes et d’argent qu’il faisait passer aux confédérés[15]. L’Autriche pouvait donc encore compter raisonnablement sur l’appui de la France pour le cas où elle se déciderait elle-même à s’opposer aux empiétemens de la Russie et de la Prusse. Après la chute de M. de Choiseul, Marie-Thérèse ne put conserver d’illusions sur l’attitude que prendrait son successeur. L’indifférence et l’inaction futures du duc d’Aiguillon ne se présageaient que trop par son silence. Aussi, lorsque le cabinet de Vienne se fut décidé à prendre sa part d’une spoliation qu’il ne croyait plus pouvoir empêcher, le comte de Merci-Argenteau, son ambassadeur à Paris, fut-il chargé d’alléguer pour principal motif de la conduite de sa cour cette indifférence et ce silence.

Il faut bien reconnaître que, livrée à ses seules ressources, Marie-Thérèse pouvait difficilement s’arrêter à un parti différent; cependant elle résista jusqu’au bout et ne se rendit que lorsque, dans le traité secret signé à Saint-Pétersbourg le 17 février 1772 entre la Russie et la Prusse, ces deux puissances se furent montrées résolues non-seulement à se passer du consentement de l’Autriche, mais encore à se liguer contre elle. Les scrupules de Marie-Thérèse ne résistèrent pas à une pareille alternative; elle aima mieux prendre sa part des dépouilles de la Pologne que risquer, par un refus qui n’eût rien empêché, délaisser ses deux puissans voisins ajouter aux lots qu’ils s’étaient destinés celui qu’ils lui réservaient à elle-même. Il est vrai, et la correspondance de M. Harris en donne une curieuse et triste peinture, qu’une fois la curée commencée, ce fut à qui s’y précipiterait avec le plus d’ardeur. Rien de plus honteux que ce spectacle. Les trois cours se disputent avec avidité les débris de la malheureuse Pologne. Frédéric paraît le plus ardent; de temps en temps l’Autriche et la Russie semblent vouloir élever la voix en faveur de leur impuissante victime : alors on se fâche, on se dit des paroles aigres-douces; mais le l’accommodement ne se fait pas attendre, et c’est la Pologne qui en fait invariablement les frais.


« Le roi de Prusse, dit M. Harris, a pris possession de la Prusse polonaise avec une rapidité surprenante... il a déjà levé dans le pays cent mille livres sterling. » Dépêche du 21 novembre 1772.)

« ….. Les troupes prussiennes s’avancent en Pologne beaucoup au-delà des limites qu’elles s’étaient d’abord assignées, et il y a lieu de craindre que le roi de Prusse ne veuille s’emparer des palatinats de Posen et de Kalish, sous le prétexte qu’ils faisaient autrefois partie du duché de Glogau. Les Autrichiens, de leur côté, étendent leurs possessions bien au-delà de ce qui avait été fixé par les lettres patentes de l’impératrice-reine et traitent les Polonais, sur le territoire qu’ils occupent, avec autant de rigueur qu’en montrant ailleurs les Prussiens……………………

« Il y a encore, dans les mains des troupes prussiennes, une immense quantité de monnaie de bas aloi que les Polonais sont obligés d’accepter, mais dont le roi ne permet pas le cours dans ses nouvelles acquisitions. J’ai entendu calculer l’autre jour qu’il a déjà tiré de la Pologne plus de quatre millions sterling. » (Dépêche du 21 novembre 1772.)

« ….. J’ai lieu de croire qu’une grande partie du traité de partage n’a pas encore reçu son exécution, et que ce qui reste de la malheureuse république de Pologne, à très peu d’exceptions près, tombera entre les mains des puissances copartageantes. — Le roi de Prusse, à ce qu’on m’assure, est si ardent pour ce projet, qu’il a résolu de n’en pas différer la réalisation au-delà du printemps prochain. C’est dans cette unique intention qu’il a mis son armée sur un pied complet de guerre, afin d’être en état aussi bien d’intimider les Polonais que de résister à toute puissance qui voudrait lui faire opposition. Toutefois il n’en redoute d’aucun côté, l’empereur s’accordant avec lui de tous points, et la Russie paraissant dévouée à ses intérêts. » (Dépêche du 26 décembre 1772.)


Frédéric ne peut se résigner à ne pas mettre la main sur Dantzig, et on l’aurait probablement surpris autant qu’irrité, si on lui avait annoncé dès lors que la Prusse attendrait jusqu’en 1793 cette part du gâteau dont parle Voltaire. La lutte qui se livre, chez le roi de Prusse, entre l’avidité et la prudence nous est vivement peinte par M. Harris.


« ….. L’intérêt que la cour de Russie paraît prendre au sort de Dantzig a convaincu le roi de Prusse que l’impératrice ne consentirait pas facilement à le laisser s’emparer de cette ville. Cela, joint au refus fait par les magistrats d’entrer en négociation avec M. Richard, a fort dérangé ses projets, car on me garantit que, sans cette opposition de la Russie, il aurait employé la force à Dantzig, sauf à alléguer ensuite comme motif soit les anciens droits de sa famille, soit quelque infraction de la part de l’Autriche au traité de partage, qui l’autoriserait de son côté à n’en pas respecter les limites. Pour le moment toutefois, il ne se soucie pas de se risquer encore sous l’un de ces prétextes, et aura, je crois, recours à toute espèce de ruse plutôt que de donner ombrage à l’impératrice de Russie, dont l’amitié et le bon vouloir lui sont d’une utilité qu’il sait apprécier. J’avoue en même temps qu’au point où il a mené les choses, je ne puis m’empêcher de penser que tôt ou tard il tendra davantage la corde, et s’en fiera à l’influence qu’il exerce sur plusieurs cours et à la crainte qu’il inspire pour sauterie pas sans encombre. » (Dépêche du 12 janvier 1773.)


En Pologne, le désespoir ne s’exprime que par le découragement; on n’y résiste même plus, et c’est pour ainsi dire sur un cadavre inerte que s’exerce la rapacité des spoliateurs.


« J’ai maintenant la confirmation de ce que j’ai mandé à votre seigneurie sur ce qui se passe dans la diète. Le roi de Pologne a abandonné la lutte, et, la délégation nommée étant à l’entière dévotion des trois cours, nous n’aurons plus que peu ou point de bruit de ce côté. J’ai toutefois quelques raisons de croire que la cour de Vienne ne donne pas son assentiment à tous les projets du roi de Prusse, et que l’impératrice-reine s’oppose, contre l’attente générale, à ce que le démembrement de la Pologne soit poussé plus loin. J’apprends aussi qu’il y a eu, à cette occasion, des paroles fort vives échangées entre les deux cours, et bien que le retrait des prétentions du roi de Prusse semble, pour le moment, avoir remis les choses dans leur état antérieur, cependant il reste des traces de mauvaise humeur, et la cordialité, assez peu naturelle, qui existait entre les deux cours s’est sensiblement refroidie. » (Dépêche du 25 mai 1773.)


Frédéric ménageait moins l’Autriche que la Russie, et plus d’une fois de Vienne à Berlin on fut sur le point de se quereller; puis la réflexion vint de part et d’autre, et, au lieu de s’envier réciproquement de misérables empiétemens, on s’accorda pour se tailler en plein drap de larges compensations. M. Harris raconte admirablement ces scènes, d’un ton moitié sérieux, moitié railleur.


« J’ai tout lieu de croire que la dernière audience que M. de Swieten[16] a eue du roi avait pour objet de lui communiquer un projet de sa cour d’augmenter ses acquisitions en Pologne, et de les étendre vers le Kaminiec, au nord-est du Dniester, dans les palatinats de Brahilow et de Podolie. Sa majesté prussienne est entrée dans ces idées avec la plus grande cordialité, a traité M. de Swieten avec la plus parfaite bonne grâce, et lui a fait savoir que, de son côté, elle comptait ajouter à ses possessions polonaises tout le territoire qui s’étend entre Thorn et la Netze, et qui dépend des palatinats de Posen, de Kalish et de Cujavia. M. de Swieten était autorisé à accéder, au nom de sa cour, à cette proposition, et l’audience s’est terminée au milieu de vives protestations d’amitié et de bon accord. Je n’ai pas entendu dire que la Russie ait été consultée à cette occasion, et j’ignore si elle doit aussi s’agrandir aux dépens de la Pologne. » (Dépêche du 10 juillet 1773.)

« …… Sans parler de l’envahissement des faubourgs de Dantzig et des extorsions que le roi de Prusse y a commises, il a enlevé à la Pologne, outre ce qui lui a été donné par le traité du 18 septembre, un territoire peuplé de plus de quarante mille habitans, et produisant des revenus proportionnés. Il a obtenu le consentement de la cour de Vienne en la laissant ajouter Brody à ses propres conquêtes.» (Dépêche du 25 décembre 1773.)


Enfin Catherine est sur le point de se fâcher de ce pillage, et soit dégoût, soit dépit, soit tout cela ensemble, elle déclare ne plus vouloir se mêler de rien.


« Le courrier que le chargé d’affaires d’Autriche a reçu la semaine dernière n’a rien apporté que de relatif à la fixation définitive des limites de la Pologne. — Le plan a été entièrement arrêté avant le départ de M. de Swieten, et le messager n’avait à annoncer que l’approbation de l’impératrice-reine. — Sa majesté prussienne en a immédiatement transmis la nouvelle à Saint-Pétersbourg par un de ses chasseurs, plutôt à titre d’information que pour demander l’avis de cette cour, puisque la tsarine, ainsi qu’on me l’assure et que je le tiens pour indubitable, après avoir en vain tenté de modérer les prétentions de ses deux alliés, a déclaré que, quant à elle, elle était décidée à s’en tenir aux limites posées dans le premier traité de partage conclu à Pétersbourg, et à les laisser fixer leurs frontières à leur guise….. Je ne puis rien dire de certain sur l’étendue des territoires que la cour de Vienne prétend ajouter à son lot primitif. Sa majesté prussienne prend ses frontières sur la Netze, depuis sa jonction à la Warta jusqu’à sa source, d’où il sera facile à votre seigneurie de voir que la Prusse gagne un spacieux territoire comprenant le fameux lac de Goblo, les palatinats d’Inowroclowiez et de Brescia et presque tout le district de Cujavia, à l’ouest de la Vistule. Il est probable que la délégation ne fera pas d’opposition à cette nouvelle usurpation, que la diète et le roi de Pologne en feront peu. Maintenant que les trois cours paraissent avoir atteint leur but respectif, il y a lieu d’espérer que, cette affaire une fois terminée, la malheureuse république, après une série non interrompue de discordes, de troubles, de malheurs qui l’ont bouleversée pendant dix ans, qui lui ont coûté sa liberté, ses plus belles provinces, et tout poids en Europe, pourra pleurer en repos sur ses infortunes, et que du moins sa nullité future la garantira de nouvelles agressions. » (Dépêche du 29 octobre 1774.)


Le repos que M. Harris croyait pouvoir espérer pour la Pologne, et qu’elle avait si chèrement acheté, ne devait pas durer vingt ans, et les nouvelles agressions dirigées contre elle ne devaient avoir d’autre terme que celui de son existence.

III.

Après avoir suivi M. Harris dans le dédale d’intrigues dont Berlin était le principal foyer, après avoir assisté avec lui à ces luttes de perfidie et de convoitise dont les dépouilles de la Pologne étaient le triste but et furent la récompense inique, il nous semble à propos de mettre sous les yeux de nos lecteurs le tableau qu’il trace de la cour près de laquelle il était accrédité et le portrait du prince qui jouait le premier rôle sur cette scène agitée.

A l’époque où M. Harris représentait son pays à Berlin, Frédéric II montrait un grand éloignement pour le gouvernement anglais, qu’il accusait, non sans quelque raison, d’avoir songé beaucoup à ses propres intérêts et fort peu à ceux de la Prusse dans les négociations qui mirent fin à la guerre de sept ans. M. Harris avait donc peu d’affaires à traiter près d’une cour dont les relations avec la sienne étaient empreintes d’une froideur voisine de l’hostilité. Son rôle était celui d’observateur, et il s’en acquittait avec une vigilance et presque toujours avec une sagacité que nous avons pu trouver accidentellement en défaut, mais que ses correspondances font presque toujours ressortir à son avantage.


« Le roi de Prusse, écrit-il à lord Stormont[17] le 21 novembre 1775, est en trop mauvais état de santé pour donner la même attention que par le passé à tous les événemens qui peuvent influer sur les affaires de l’Europe. A moitié rétabli d’une maladie grave, longue, douloureuse, c’est à peine s’il trouve la force d’esprit nécessaire pour soutenir le prodigieux édifice qu’il a élevé. Incapable de former de nouveaux plans d’usurpations et de conquêtes, il semble désormais borner ses vœux à la conservation de ce qu’il possède et au maintien de la prépondérance qu’il doit à son habileté et à sa fortune. Ne pouvant échapper peut-être à la conviction intime de l’illégitimité de plus d’un de ses droits, jugeant du caractère des autres souverains d’après le sien, il éprouve enfin pour son propre compte les sentimens qu’il a si longtemps inspirés. Plein de soupçons et d’alarmes, il semble n’avoir d’autre but que de deviner les projets des cours de l’Europe sans en former lui-même. Il est inquiet de l’intimité qui unit la cour de Vienne à celle de Versailles[18], plus inquiet encore des avances que le cabinet français fait à celui de Saint-Pétersbourg et de la parfaite intelligence qui règne entre eux. Il est bien convaincu qu’il ne peut compter sur la maison d’Autriche qu’autant que l’intérêt cimente leur alliance, et que, le jour où elle cesserait d’y trouver avantage, les vieilles haines renaîtraient dans toute leur force. Il sait aussi que d’autres peuvent employer à Pétersbourg, pour y détruire son influence, les mêmes moyens dont il a usé pour rétablir, et sentant l’absolue nécessité, non-seulement de marcher d’accord avec la tsarine, mais encore de la diriger, il est résolu à ne rien épargner pour contrecarrer les négociations de toutes les cours de l’Europe avec elle. C’est dans cette pensée qu’il a proposé un second voyage à son frère le prince Henri[19], en accompagnant cette proposition de magnifiques promesses et d’un présent considérable. L’Espagne, le Portugal, l’Italie, ne l’occupent guère que pour servir de texte à des plaisanteries et à des propos de table. Le Danemark et la Suède ne méritent pas son attention, et ses dispositions à notre égard semblent de tous points les mêmes qu’elles sont depuis douze ans. Votre seigneurie peut conclure de tout cela que tant que durera la vie du roi de Prusse, il n’y a pas plus de danger de voir la paix de l’Europe troublée par lui que par l’Angleterre elle-même ; mais comme sa santé, unanimement jugée fort précaire, est, dans mon opinion, s’il m’est permis de vous le confier, assez compromise pour faire croire à un danger imminent, il se peut que le système politique du Nord prenne bientôt un aspect tout nouveau, et ouvre un vaste champ aux conjectures. »


En 1775 et de nouveau en 1777, l’état de santé de Frédéric II inspira à ses ennemis l’espoir d’être débarrassés de ce rude adversaire. Il se remit toutefois, et donna un démenti aux prévisions de M. Harris en vivant encore onze ans et en reprenant assez de vigueur pour commander ses armées en personne. — Cet esprit fort n’était pas à l’abri des défaillances de la nature humaine.


« Parmi les faiblesses inconcevables que présente un si grand caractère, il faut placer un certain degré de croyance à l’astrologie judiciaire. J’apprends d’une source digne de confiance que la crainte de voir s’accomplir cette année une prédiction faite par un diseur de bonne aventure saxon, que le roi a eu la faiblesse de consulter il y a quelque temps, pèse sur son esprit et augmente l’aigreur de dispositions naturellement peu aimables. Il serait très malheureux pour ses sujets que ces sortes de craintes s’augmentassent, car il deviendrait infailliblement soupçonneux et cruel et, ce qu’il n’a pas encore été jusqu’ici, tyran en détail. Je n’aurais pas fait attention à ces propos, qui sentent trop l’antichambre, si je n’avais pu observer moi-même sa contrariété à la vue d’un habit de deuil à ses levers, et le changement sensible qui s’opère sur ses traits à l’annonce de la mort subite de quelqu’un. Ces sensations sont l’indice si évident de dispositions superstitieuses que, quoique je ne garantisse pas l’histoire de mon sorcier saxon, cependant je la regarde comme assez probable. Frédéric II n’est pas le premier grand homme, le premier libre penseur qui ait été troublé par des craintes de ce genre, et l’histoire nous fournit plus d’une excuse de sa faiblesse, si des exemples peuvent en pareil cas servir d’excuse. » (Lettre à M. W. Eden, 11 mars 1775.)

……………………….

« Dans une lettre qui m’a été communiquée sous la promesse du plus grand secret et que le roi de Prusse a adressée à sa sœur, la princesse Amélie, un jour avant son accès de goutte, il se plaint si vivement d’être abandonné de tout le monde, de n’avoir pas un ami, et montre une telle tristesse, pour ne pas dire une telle faiblesse, que, si je n’étais certain qu’il ne pouvait se figurer que cette lettre dût être lue de qui que ce soit, je serais tenté de supposer qu’il l’a écrite avec quelque intention cachée. » (Lettre à lord Suffolk, 7 octobre 1775.)

………………………..

« Le roi de Prusse n’est pas assez bien pour s’occuper d’affaires quelconques. Le commandant de Potsdam donne le mot d’ordre tous les matins, et, singulière comédie, annonce régulièrement aux officiers de la garnison que le roi assistera à la garde montante, puis, avec la même régularité, leur apprend, quelques minutes avant l’heure, « que des affaires de la plus haute importance empêchent ce jour-là sa majesté de s’y rendre. » Personne à Potsdam n’oserait s’informer de sa santé. Chacun observe à cet égard le plus profond silence, et nul, à l’exception du chirurgien et de quelques gens à gages, n’a la permission d’approcher de Sans-Souci. » (Lettre à lord Suffolk, 17 octobre 1775.)


Il faut citer en entier une lettre remarquable écrite à lord Suffolk le 18 mars 1776 :


« La base du système du roi de Prusse, depuis son avènement jusqu’à ce jour, semble avoir été de considérer l’espèce humaine en général, et en particulier ceux sur lesquels il était appelé à régner, comme des êtres créés uniquement pour servir d’instrumens à ses volontés et de moyens à son ambition dans tout ce qu’elle lui ferait entreprendre pour augmenter sa puissance et ajouter à ses possessions. Agissant d’après ce principe, il n’a pris pour guide que son seul jugement, ne consultant jamais aucun de ses ministres ou de ses officiers supérieurs, et cela beaucoup moins par le peu de cas qu’il faisait de leurs talens que par la conviction, fondée sur ses propres sentimens, qu’en se servant d’eux autrement que comme de simples instrumens, il risquait de les voir, avec le temps, penser et vouloir d’eux-mêmes, sortir d’un rôle subalterne et viser à une action dirigeante. Pour persévérer dans ce système, il a dû renoncer à toute compassion, à tout remords, et bien entendu à toute religion et à toute morale. Il a remplacé l’une par la superstition, l’autre par ce qui s’appelle en France sentiment et c’est là ce qui peut, jusqu’à un certain point, expliquer ce singulier mélange de cruauté et d’humanité qui forme un des traits distinctifs de son caractère. Je l’ai vu pleurer à une tragédie, soigner un chien malade comme une tendre mère soignerait un enfant chéri, et le lendemain il faisait dévaster une province, réduisait par des taxes exorbitantes des populations entières à la misère, ou, ce qui peut paraître pis encore, hâtait la fin de son propre frère[20], en ne cessant de lui donner, dans sa dernière maladie, des marques de son mécontentement.

« Loin d’être sanguinaire, c’est tout au plus s’il laisse appliquer la peine capitale à d’autres qu’aux plus grands criminels, et cependant, dans la dernière guerre, il avait, par des ordres secrets, enjoint à plusieurs chirurgiens de son armée de laisser mourir ses soldats blessés plutôt que d’augmenter par des amputations le nombre et par conséquent la dépense de ses invalides. C’est ainsi que, ne perdant jamais de vue le but qu’il se propose, il foule aux pieds toutes considérations qui y sont étrangères; c’est ainsi que, se montrant souvent et étant réellement, comme homme, humain, bienveillant, capable d’amitié, il ne garde plus traces de ces qualités du moment qu’il agit comme roi, et porte partout sur ses pas la désolation, la ruine et la persécution. — Par une application, facile à concevoir, de ses doctrines erronées à l’administration intérieure de ses états, il n’a jamais su apprendre ni pu se persuader que l’accumulation de grosses sommes immobilisées dans son trésor était une cause d’appauvrissement pour son royaume, que la fortune publique s’accroît par la circulation du numéraire, que le commerce ne peut subsister sans réciprocité de profits, que les monopoles et les privilèges exclusifs tuent toute concurrence et partant toute industrie, et enfin que la vraie richesse d’un souverain consiste dans l’aisance et la prospérité de ses sujets. — Ces erreurs, quelque graves qu’elles soient, ont, il faut le reconnaître, plus augmenté la misère de son peuple qu’entravé les progrès de sa grandeur personnelle. S’il a échoué dans quelques détails, la résolution et l’adresse, employées à propos et toujours soutenues par de grands talens, ont assuré le succès de presque toutes ses entreprises importantes. Nous l’avons vu sortir par une paix avantageuse d’une guerre avec presque toutes les grandes puissances de l’Europe, et depuis exercer, sur ceux même qui devaient être ses ennemis les plus naturels, un tel ascendant qu’il les faisait concourir à l’accomplissement de ses ambitieux projets. L’immense accroissement de son revenu, la force colossale de son armée, la prépondérance merveilleuse qu’il a acquise en Europe, seront un jour un sujet d’étonnement. Il trouva à la mort de son père un revenu de 13 millions d’écus, un trésor de 16 millions sans dettes et une armée de cinquante mille hommes. Cela paraissait alors le plus prodigieux effort d’économie. Il a maintenant 21 millions d’écus de revenu, au moins le triple de cette somme dans ses coffres, et un effectif de près de deux cent mille hommes. Sans doute il doit à sa supériorité personnelle la majeure partie de ces résultats, mais je crois que nous pouvons en trouver une autre cause dans le caractère et la condition de ses sujets. Ils sont en général pauvres, vains, ignorans et sans principes. Si sa noblesse avait été riche, il ne l’aurait jamais réduite à servir avec zèle et ardeur jusque dans les rangs subalternes. A de telles gens la vanité persuade que la grandeur de leur souverain est leur propre grandeur, et l’ignorance étouffe dans leurs cœurs toute idée de liberté et de résistance. L’absence de principes en fait les instrumens dociles de tous ordres donnés, justes ou injustes. Le roi de Prusse a su tirer parti de ces dispositions de ses sujets en les tenant à une effrayante distance de lui. Un mot, un sourire sont regardés comme une faveur, et le mérite réel, n’obtenant jamais sa récompense, en est venu à s’ignorer lui-même. La supériorité des dons que le roi a reçus de la nature, la prééminence qu’il affecte en toute chose, le font considérer comme une divinité, et quoique son sceptre de fer pèse lourdement sur tous, bien peu s’en affligent, et nul n’oserait en murmurer. Dans les momens mêmes où, mettant de côté la royauté, il se livre à toute espèce de débauches, il ne permet jamais aux compagnons ou aux complices de ses excès de prendre sur lui la moindre influence. Il en a récompensé quelques-uns, disgracié plusieurs; la plupart sont restés tels qu’il les a pris. — D’après tout ce que je viens de dire, il paraîtra peut-être moins étonnant qu’un tel souverain, régnant sur un tel peuple, ait élevé à un si haut degré de gloire un pays qui, par sa situation géographique, son climat, son sol, ne semblait destiné qu’à un rôle très secondaire parmi les puissances européennes. Il n’est pas difficile de prévoir qu’un changement de maître le fera grandement déchoir... »


Les lettres de M. Harris sur Frédéric II seront lues avec intérêt, même après tout ce qui a déjà été écrit sur ce personnage extraordinaire. Parmi les hommes auxquels l’histoire accorde le nom de grands, il en est peu qui offrent plus de petits côtés, plus de contrastes et plus de fâcheux aspects. Quoique M. Harris fasse ressortir avec fermeté les ombres de ce caractère singulier et les taches de cette vie si remplie, quoique la justice de ses jugemens soit parfois sévère, cependant son esprit est trop éclairé pour le conduire jusqu’au dénigrement vis-à-vis d’un prince que le malheur ne put jamais abattre ni la prospérité égarer, à qui la défaite n’arracha pas une faiblesse, que la victoire ne poussa jamais à une imprudence, et qui, grâce à ce don merveilleux, sut, au milieu de fortunes diverses, se faire toujours craindre en même temps qu’envier, qui prit la Prusse au second rang pour la laisser au premier, portant si haut sa grandeur et préparant si bien sa prospérité qu’après lui cette dernière seule put s’accroître.


CASIMIR PERIER.

  1. Voyez la Revue du 15 août dernier.
  2. Ces îles, situées près du détroit de Magellan, sont aussi appelées Malouines.
  3. On trouve cette pièce dans l’Histoire de ta Diplomatie française, par M. de Flassan, t. VI, p. 562.
  4. Entre la Russie et la Turquie.
  5. Frère de Frédéric II.
  6. Sœur de Frédéric II.
  7. La Prusse devait attendre longtemps encore cette acquisition si désirée. Les restes de la Poméranie suédoise et l’île de Rugen furent d’abord cédés au Danemark par la Suède en échange de la Norvège à la paix de Kiel le 14 janvier 1814. Le Danemark les rétrocéda à la Prusse en 1815, en échange du Lauenbourg, que la Prusse elle-même avait reçu du Hanovre par le traité du 29 mai de la même année. Quant à la Russie, la réalisation complète de ses vues ambitieuses sur la Finlande devait être également ajournée. Déjà, la paix de Nystadt en 1721 lui avait donné, sous Pierre le Grand, outre la Livonie et l’Esthonie, l’Ingrie, une partie de la Karélle, quelques districts de Finlande et plusieurs ports sur la Baltique. Le traité d’Abo en 1743 ajouta encore aux agrandissemens de la Russie; mais ce n’est qu’en 1809 que se consommèrent les sacrifices de la Suède et l’abandon de tout le reste de la Finlande par le traité de Frédériksham. La Suède, après un siècle écoulé, portait la peine des alarmes que sa gloire passée et l’épée de Charles XII avaient causées à ses puissans voisins. Elle était cruellement punie de son union momentanée à l’Angleterre, car c’était la France, cette ancienne alliée, qui livrait à l’ennemie géographique (*) de la Suède la Finlande, promise à Alexandre par les conventions secrètes de Tilsitt.
    (*) Ce sont les propres expressions de Napoléon répétées par Alexandre, racontant à M. de Caulaincourt ce qui s’était passé à Tilsitt. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. VII, p. 618.
  8. Imprimé à Stockholm en 1847.
  9. Ce recueil a déjà été consulté avec grand profit par l’auteur d’une intéressante série d’études sur le Nord scandinave dans la question d’Orient, M. A. Geffroy. Cette série a été publiée dans la Revue; voyez notamment les livraisons du 15 février et du 1er juillet 1855.
  10. A la suite d’une explication sur des accusations injustes dont l’héritier du trône s’était rendu l’écho et que le ministre réduisit à néant, le dauphin reconnut ses torts et alla jusqu’à assurer M. de Choiseul qu’il serait heureux de pouvoir compter un jour sur ses services. Celui-ci, qui savait à qui il avait affaire, répondit fièrement : » Je puis être destiné à être votre sujet, votre serviteur jamais.» Le dauphin ne lui pardonna pas. On a prétendu qu’il avait fait jurer à son fils de ne jamais prendre M. de Choiseul pour ministre, et que ce fut là le principal motif de la résistance inflexible de Louis XVI aux instances qui lui furent faites pour qu’il plaçât M. de Choiseul à la tête de ses conseils.
  11. La convention dont parle M. Harris fut signée à Pétersbourg le 17 février 1772 entre la Prusse et la Russie; l’Autriche adhéra le 4 mars. Cette première convention fut suivie d’une seconde, conclue à Pétersbourg entre les trois cours le 5 août.
  12. Ministre de Russie à Londres.
  13. Ministre des affaires étrangères à Berlin.
  14. Œuvres du grand Frédéric, Berlin 1846-47, t. VI, p. 27.
  15. Armés par la confédération de Bar.
  16. Ministre d’Autriche à Berlin.
  17. Alors ministre de la guerre.
  18. L’avènement de Louis XVI au trône, en 1774, avait naturellement rapproché les deux cours.
  19. Ce prince était très avant dans les bonnes grâces de Catherine. Lors de son premier voyage à Saint-Pétersbourg, en 1770, les bases du partage de la Pologne avaient été posées entre lui et l’impératrice. — Son second voyage devait avoir pour résultat le mariage de la petite-nièce de Frédéric (la duchesse de Wurtemberg) avec l’héritier du trône de Russie (le grand-duc Paul).
  20. Après la journée de Kolin en 1757, dans la guerre de sept ans, où Frédéric, battu pour la première fois, dut se mettre en retraite devant les Autrichiens commandés par le maréchal Daun, il divisa son armée en plusieurs corps dont l’un fut confié au prince de Prusse. Ce corps éprouva des pertes considérables, et le roi maltraita fort durement son frère, qui en fut affligé au point de tomber malade et de mourir après avoir langui quelque temps et sans avoir pu fléchir la colère royale.