Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 2/9

Hachette (Tome 2p. 175-199).
Deuxième partie

LA DÉFENSE NATIONALE


CHAPITRE III

LA DICTATURE DE GAMBETTA



LES OPINIONS POLITIQUES TIENNENT LIEU DE CAPACITÉ. — OBSESSION DE GAMBETTA. — IL SE SAISIT DE LA DICTATURE. — QUE FUT GAMBETTA ? — L’OPINION DU GÉNÉRAL DE LOE. — FREYCINET SUBDÉLÉGUÉ À LA GUERRE. — LEVÉE DES TROUPES. — PAS DE CARTES TOPOGRAPHIQUES. — LES PROPOSITIONS DE BISMARCK. — LE GOUVERNEMENT REDOUTE LES ÉLECTIONS ET REFUSE L’ARMISTICE. — LES BILLETS DE BANQUE. — MISSION À LONDRES. — LES CONSEILS GÉNÉRAUX PEUVENT ÊTRE RÉUNIS EN ASSEMBLÉE NATIONALE. — DÉCRET DE GAMBETTA QUI DISSOUT LES CONSEILS GÉNÉRAUX. — PROCÉDÉS JACOBINS. — À PARIS. — ENTRETIEN DE TROCHU ET DE GAMBETTA. — LE PLAN ADOPTÉ EN COMMUN. — MALENTENDU FUNESTE. — LA PEUR DE « LA RUE ». — RETOUR DE THIERS. — L’EUROPE CONSEILLE DE NÉGOCIER. — LA CAPITULATION DE BAZAINE. — LE 31 OCTOBRE. — THIERS ET BISMARCK NÉGOCIENT. — ON VA TOMBER D’ACCORD. — ENTREVUE AU PONT DE SÈVRES. — LES NÉGOCIATIONS SONT ROMPUES. — EN QUOI M. THIERS MÉRITE L’INDULGENCE DE L’HISTOIRE.



JE ne reviendrai plus sur ces deux personnages dont je regrette d’avoir eu à parler. Leur nomination au poste le plus important qui pouvait alors exister ne fut point l’effet du hasard ou le résultat d’une erreur ; elle fut voulue et elle met en lumière l’esprit qui animait le Gouvernement de la Défense nationale. Le choix des fonctionnaires, quelle que fût l’autorité dont ils devaient être revêtus, était déterminé par leur opinion, bien plus que par leur capacité. Je n’ai aucune notion d’art militaire, disait en 1793 Levasseur de la Sarthe au Comité de Salut public qui l’envoyait en mission près de l’armée du Nord ; on lui répondit : « Qu’importe, citoyen représentant ; si tu es un bon sans-culotte, il n’est besoin pour vaincre que d’être républicain. » Cette sornette semblait un mot d’ordre légué par la tradition jacobine et auquel on s’empressait d’obéir. On fut bien obligé d’utiliser les généraux et de leur confier les troupes réunies à la hâte, mais, à côté et au-dessus d’eux, on plaça des hommes dont le seul mérite était dans leurs tendances républicaines, c’est-à-dire systématiquement opposés à toute restauration de l’Empire ou de la monarchie.

Cette préoccupation apparaît nettement lorsque l’on étudie les actes de la Défense nationale, et elle ne laissait de doute à aucun homme sensé, à l’heure où ces actes se produisaient. Combattre l’ennemi, neutraliser ses efforts, rassembler toutes nos ressources pour lutter sans désavantage fut le devoir des membres du gouvernement issu du 4 Septembre ; ils y furent fidèles, autant que leur insuffisance le leur permit ; mais leur passion, qui, en toute conjoncture, les domina, fut de briser ce qui subsistait encore de l’administration impériale, d’imposer la République, qui restait indifférente à bien des cœurs, d’exciter la haine contre ce qui était tombé après la capitulation de Sedan et de déchaîner contre un rétablissement de l’Empire la véhémence de toutes les passions. C’est pourquoi Crémieux et Glais-Bizoin avaient été envoyés à Tours ; c’était moins les organisateurs que l’on voyait en eux, — ils ne l’étaient pas, — que les tribuns pouvant parler, gesticuler, faire des proclamations et rejeter sur le régime déchu, sur ce régime détesté, les fautes commises et les fautes à commettre.

L’action du Gouvernement de la Défense nationale fut l’essai d’une œuvre de salut, nul n’en peut douter ; mais ce fut, avant tout, une œuvre de propagande politique, destinée à enseigner au pays l’horreur du pouvoir écroulé et à le préparer aux formes d’un pouvoir nouveau. Pendant la guerre, au moment de l’armistice, à l’heure des élections législatives, la pensée de Napoléon III revenant à la tête d’une partie de son armée délivrée hante la cervelle de tous les hommes du 4 Septembre ; elle les affole, les pousse à des énormités et produit cette anomalie que, dans un pays en état de guerre, l’autorité militaire est subordonnée à l’autorité civile. Les opérations stratégiques sont non point dirigées, mais prescrites par Crémieux, par Glais-Bizoin, par Gambetta, par Freycinet, trois avocats et un ingénieur. C’est ce que Lanfrey[1] nommait : « La dictature de l’incapacité », et c’est ce que les mauvais plaisants appelaient : « La compagnie d’assurance contre le bonapartisme. » Il n’est, du reste, quolibet que l’on n’ait lancé contre le Gouvernement de la Défense nationale ; on jouait sur les mots : gouvernement de la démence, de la dépense nationale ; cela n’était point nouveau et j’en avais entendu bien d’autres sous la Restauration, la monarchie de Juillet, la République de 1848 et le Second Empire, car le respect semble incompatible avec le caractère français. Une réintégration de Napoléon III était-elle possible ; le souverain vaincu, prisonnier, pouvait-il sortir du château de Wihelmshœhe pour rentrer aux Tuileries ? En toute sincérité, je ne sais que répondre. Après la guerre, la France était tellement lasse, tellement désorientée, qu’elle eût peut-être accepté sans résistance n’importe quelle solution, semblable à un malade surmené qui ne demande rien, sinon qu’on le laisse dormir.

Gambetta, qui avait des visées naturellement plus hautes que celles de Crémieux et de Glais-Bizoin, ne put échapper à cette obsession de l’Empire, et c’est, je crois, à cela qu’il faut attribuer les incohérences qui ont marqué l’action qu’il exerça, presque sans contrôle, pendant quatre mois. Comme Macbeth épouvanté par le spectre de Banco, il était poursuivi par un fantôme d’empereur, qui faisait le geste de ressaisir la couronne. Il se crut Carnot et voulut, de plein cœur, organiser la victoire ; en réalité, les faits l’ont démontré, il n’a organisé que la défaite. D’une France blessée, il a fait une France moribonde.

Effort désespéré d’un patriote ou d’un ambitieux ? qui le saura jamais, qui a pénétré jusqu’au fond de cette conscience génoise, en a développé les replis et en a lu le secret ? Il est mort jeune, dans la force de sa virilité, déjà conspué par les énergumènes de son parti, ayant à peine ébauché sa destinée et emportant dans la tombe le mystère de sa pensée intime. Il eut des amis, des admirateurs, des familiers, mais il n’eut point de confident. Il avait de lui-même une opinion excessive ; il croyait à son génie — le mot n’est pas trop fort ; jamais il ne s’est ouvert, et l’on ignore de quels projets, de quels rêves son âme était travaillée, pendant qu’il fut le dictateur de la France.

Au gouvernement que Gambetta allait représenter à Tours et absorber à son profit, l’on peut appliquer la parole que Thiers, dans son Histoire du Consulat et de l’Empire, a prononcée sur la première Restauration (1814) : « Ce n’était pas un gouvernement, c’était un parti au pouvoir, et un parti au pouvoir, c’est un enfant méchant dans les mains duquel on a remis la foudre. » Cependant le besoin de se raccrocher à quelque chose d’apparence régulière était si poignant qu’on ne lui marchanda pas la confiance et que l’on ne répudia aucun sacrifice. Aussi, tous les cœurs se dilatèrent et s’enivrèrent d’espérance, lorsque l’on apprit que Gambetta, ce jeune Gracque de trente-deux ans, avait quitté Paris en ballon et que, poussé par un bon vent de fortune, il avait atterri près de Montdidier, non loin de tirailleurs allemands auxquels il avait pu échapper (8 octobre). Son premier mot me déplaît et me donne douteuse opinion de lui. Il s’écrie de sa voix tonitruante : « Nous avons fait un pacte avec la victoire ou avec la mort ! » Parole emphatique qui ne lui appartient pas ; il l’emprunte à la Convention ; c’est l’apostrophe de Mercier et la riposte de Bazire. Du reste, en ce temps-là, tous les reliquats de la rhétorique jacobine passèrent dans les harangues et dans les proclamations.

À la délégation de Tours, Gambetta s’était fait la part du lion, sans se soucier de ses collègues, qu’il rejeta d’emblée en sous-ordre, ce qui était leur faire encore beaucoup d’honneur. Il réunit dans ses mains les ministères de la Guerre, de l’Intérieur et des Finances ; autant dire qu’il prit tout le pouvoir et n’en laissa grignoter que quelques miettes à ses compères. Les circonstances l’excusaient, mais on ne peut sans étonnement constater que cet accaparement était fait par l’adversaire le plus ardent que le pouvoir personnel ait jamais eu. En cela, il ressemblait à Thiers, qui combattit énergiquement le pouvoir personnel toutes les fois qu’il ne l’exerça pas lui-même. La charge était écrasante pour Gambetta et pour tout autre ; il en résulta des désordres administratifs, de la confusion militaire, le gaspillage du trésor public et de la cacophonie en toute chose. Pour faire la clarté dans le chaos où la France s’agitait, il eût fallu être à la fois Frédéric II et Bonaparte ; or, j’en demande pardon aux mânes de Léon Gambetta, il n’était ni l’un ni l’autre.

Que fut-il en somme ? je n’en sais rien, car je ne l’ai pas connu et jamais je ne l’ai approché. Je l’ai aperçu deux fois ; il m’est apparu comme un gros homme débraillé, commun, radieux de lui-même, exagérant l’expression de ses traits et l’acuité du regard de son œil unique. Il avait le type méridional très accentué, ce qui faisait dire à Louis Veuillot : « C’est un Odilon Barrot à l’œil. » Le mot est spirituel et, sur bien des points, ne porte pas à faux. Il a eu des détracteurs systématiques et des admirateurs passionnés ; il ne laissa personne indifférent, ce qui est un signe de force. La gloire n’est que du bruit ; les sifflets y tiennent autant de place que les applaudissements et forment cette rumeur retentissante qui sort des trompettes de la renommée.

À l’heure de sa dictature, il a été très sévèrement jugé. Thiers, qui, plus tard, lui a fait des avances bien accueillies, l’a traité de fou furieux ; George Sand, dans sa solitude de Nohant, déjà vieille, raisonnable et calmée, voyant les choses de loin, par conséquent dans leur ensemble, écrivait : « N’avoir pas de talent, pas de feu, pas d’inspiration en de telles circonstances, c’est être bien au-dessous de son rôle. Gambetta est-il organisateur, comme on le dit, qu’il agisse et qu’il se taise. Et si, pour mettre le comble à notre infortune, il était incapable de nous organiser, de nous éclairer ! avec un dictateur sans génie, nous voilà sans gouvernement… Nous avons bien le droit de maudire ceux qui se sont présentés comme capables de nous mener à la victoire et qui ne nous ont menés qu’au désespoir. Nous avions le droit de leur demander un peu de génie, ils n’ont même pas eu du bon sens. Ce sont deux malades, un somnambule et un épileptique, qui ont consommé la perte de la France. » Jugement sévère, qui fut celui des contemporains sans passion.

Cette opinion n’est point partagée par un des bons soldats de l’Allemagne, qui combattit contre nous. Le baron de Loe a été attaché militaire à la Légation de Prusse à Paris ; pendant la guerre, il était colonel du régiment des hussards du roi ; actuellement (1887), il commande en chef le corps d’armée dont l’état-major est à Coblence. J’ai connu le général de Loe autrefois à Paris ; tous les ans il vient à Bade, dans le courant de l’automne, à l’époque où le vieil empereur Guillaume y passe trois semaines auprès de sa fille. Le général de Loe et moi, nous nous sommes revus, nous sommes dans d’amicales relations et nous causons de bien des choses, car il a été convenu une fois pour toutes, entre nous, que, dès que nous aborderions certains sujets, nous nous considérerions comme un Chinois et comme un Japonais bavardant à l’arrière d’un navire, pendant une traversée entre la presqu’île de Malacca et la pointe de Galles. Grâce à cette convention que nous avons toujours observée, j’ai pu recueillir bien des impressions qui m’ont été précieuses et constater que, malgré nos défaites, la France n’est pas sans inspirer des craintes à l’Allemagne.

Cette année même, 1887, le général de Loe est venu me voir ; le temps, qui était pluvieux, ne le conviait sans doute pas à la promenade, car il est resté quatre heures chez moi, en compagnie de Guillaume de Pourtalès. Nous en sommes arrivés à parler de la guerre franco-allemande, sujet où je retombe involontairement et qui ressemble à une blessure toujours saignante à laquelle on ne peut s’empêcher de toucher. Non seulement de Loe a fait la campagne de France, mais il l’a étudiée théoriquement, car il a été chargé, je crois, par le feld-maréchal de Moltke, de reviser la relation qu’en a faite le grand État-Major allemand. La conversation ayant glissé vers Gambetta, il m’a dit : « Nous avons été surpris de ses conceptions stratégiques, qui, le plus souvent, ont été remarquables ; elles étaient de nature à nous causer de graves préjudices. Mais il a voulu trop faire ; la confiance qu’il avait en lui a neutralisé en partie les mouvements qu’il avait imaginés. Il en a prescrit le mode d’exécution, au lieu de l’abandonner simplement à vos généraux, qui étaient sur le terrain et qui seuls étaient en mesure de juger de l’opportunité et de la direction des opérations. Vous aviez des hommes de guerre de premier ordre, le général d’Aurelle de Paladines qui nous a fait reculer à Coulmiers, l’amiral Jauréguiberry dont la ténacité nous a parfois déroutés, Chanzy surtout, Chanzy qui, par sa retraite sur la Loire, a témoigné de qualités militaires que nous avons tous admirées. Pourquoi imposer à de tels hommes le détail des opérations ? Il suffisait de leur indiquer l’objectif et il fallait s’en rapporter à eux pour l’atteindre. C’est presque toujours en se conformant aux instructions secondaires de Gambetta qu’ils ont échoué, là où ils auraient pu réussir s’ils avaient été laissés à eux-mêmes. On dirait qu’entre ses conceptions et les ordres expédiés aux chefs de corps il y a un nuage qui rend tout obscur et empêche l’action de concorder à la pensée. D’Aurelle de Paladines a été immobilisé, Chanzy a été paralysé, Bourbaki a été perdu par les ordres auxquels ils ont dû se conformer. »

Cette opinion du général de Loe a une grande valeur et m’a beaucoup frappé. Oui, un nuage fut interposé entre Gambetta et les généraux ; ce nuage porte un nom ; c’est Charles-Louis de Saulces de Freycinet, qui transmettait ses ordres en qualité de délégué à la Guerre, car la délégation de Tours avait une sous-délégation. Malgré l’avis du général de Loe, qui est fort savant en telles matières où mon incompétence est absolue, je crois que Gambetta avait des aspirations, plutôt que des conceptions. Ses envolées pouvaient être grandioses, car c’était un rhéteur dans lequel il y avait un poète que la prédominance de l’imagination enlevait trop à la réalité et maintenait souvent dans les régions du rêve. Il s’emballait, comme dit le mauvais langage d’aujourd’hui ; mais, si sa monture l’emportait, il savait où il aurait voulu aller ; il connaissait son but et l’avait indiqué. Il était fort ignorant et, à cet égard, ne se faisait pas d’illusion. Il ressemblait, en quelque sorte, à un artiste qui, après avoir indiqué un sujet de tableau, le ferait composer et peindre par un autre. Or, pendant la durée de sa dictature, Gambetta eut Freycinet pour bras droit, pour conseil, bien plus : pour metteur en œuvre.

Gambetta disait : « Voici ce qu’il faut faire ; arrangez cela », et Freycinet, avec une confiance que rien n’émouvait, se mettait à la besogne et préparait un plan de campagne, comme il eût réduit une équation du troisième degré, car, en qualité d’ingénieur des mines, c’était un mathématicien, rien de plus. Les projets d’opérations dont il envoyait le programme — ne varietur — aux généraux n’ont réalisé que des résultats négatifs : ses déconvenues ne l’ont point troublé. Depuis l’année 1870, il a joué les grands personnages sur le théâtre du monde ; à l’heure où j’écris, il vise la succession de Grévy et la présidence de la République[2].

La confiance que Gambetta eut dans Freycinet, dont la science lui faisait illusion, ne porta pas des fruits heureux. Néanmoins, l’un parlant, l’autre écrivant, tous deux aidés parfois des conseils du général de Loverdo, ils levèrent des hommes, continuèrent avec ardeur l’œuvre commencée par l’amiral Fourichon et formèrent des armées. On dit qu’un billet écrit par le maréchal Mac-Mahon, retenu par sa blessure à Pouru-au-Bois, avait recommandé d’employer le colonel Chanzy, alors en Algérie. L’avis fut écouté, heureusement ! Chanzy, colonel, général de brigade, général de division, commandant en chef, fut l’âme et la gloire de la guerre en province. Par ce qu’il a fait avec des troupes à peine équipées et sans instruction, on peut deviner ce que son audace, sa prudence et son habileté eussent pu faire à la tête d’une armée véritable, comme celle qui était acculée devant Metz.

Lorsque les troupes furent rassemblées en nombre qui parut suffisant et que l’on crut que le moment était venu de commencer les opérations, on s’aperçut qu’il manquait un « outil » indispensable, sans lequel la machine militaire risquait de ne faire que des mouvements incohérents. Quoi donc ? Peu de chose, en vérité : les cartes topographiques. Nulle part on n’en pouvait découvrir, et personne ne savait que les cuivres étaient à bord d’un navire en rade de Cherbourg ; le général Martin des Pallières, commandant la première division du quinzième corps d’armée, en était réduit à se servir d’un guide Joanne, acheté chez un libraire de Tours.

Paul Dhormoys, un journaliste, aidé de son beau-frère nommé Jusselain, eut une idée lumineuse qui n’était venue à aucun des membres de la délégation, dont le désespoir cependant était sincère, en présence de cette pénurie des instruments de première nécessité. Il put se procurer un atlas départemental de la France destiné aux écoles de l’enseignement primaire. Les cartes n’en étaient point parfaites, mais, à la rigueur, on pouvait s’en servir et elles étaient suffisamment lisibles. Il offrit de les faire multiplier par la photographie ; rien n’était plus facile ; mais à toutes ses propositions on répondait que l’on n’avait point de fonds disponibles pour cette dépense qui n’était pas ordonnancée. Il fallut aller jusqu’à Freycinet, qui, comprenant l’importance du projet, donna immédiatement ordre de se mettre au travail. Et voilà comment il se fait que, grâce à deux hommes intelligents, étrangers à toute administration, nos officiers furent pourvus de cartes photographiées et ne marchèrent point à l’aveuglette au cœur même de la France.

Si l’on rassemblait des hommes pour la bataille, on ne paraissait pas se préoccuper beaucoup d’en réunir afin de constituer une autorité légale ayant pouvoir de négocier avec l’ennemi. Et cette Constituante que l’on devait convoquer ; et ces élections si souvent annoncées, à date fixe, que l’on reculait toujours ; et ces représentants que l’on avait solennellement promis à la nation ? On semblait ne plus s’en préoccuper, et, en réalité, on ne s’en préoccupait pas. On tenait la dictature et on ne se souciait pas de s’en démettre. Bismarck désirait qu’un Corps législatif fût élu en France, afin d’avoir en face de lui une puissance réelle ; il avait fait proposer, dès le 9 octobre, à Jules Favre, par deux Américains, MM. Forber et Burnside, un demi-armistice de huit jours pour préparer les élections générales, un armistice complet de quarante-huit heures pour les faire et le droit accordé aux députés de traverser les départements envahis, afin de pouvoir se réunir à Tours.

Le Gouvernement de la Défense nationale en avait délibéré et l’on s’en méfiait. À Paris, elles eussent été socialistes et révolutionnaires ; en province, elles eussent probablement donné la majorité à la réaction. Ici et là, elles auraient été non seulement contraires, mais hostiles au gouvernement né le 4 Septembre ; c’est pourquoi on n’en voulait pas.

Thiers n’a pas été tendre pour Gambetta, qui, à aucun prix, n’a voulu appeler la nation à prononcer sur son sort. À l’Assemblée de Versailles, au mois de juin 1871, parlant de cette guerre poursuivie, quoique nul espoir ne subsistât depuis longtemps, il a dit : « Pour continuer cette politique insensée, on avait l’audace de vouloir ôter au pays l’exercice de ses droits ; on ne voulait pas qu’il y eût une assemblée. Pour moi, j’ai lutté autant que je le pouvais, à Tours et à Bordeaux, contre cette prétention antinationale, atroce par ses résultats, arrogante, insolente, de vouloir, à quelques-uns que l’on était, se substituer à tous, contre la France elle-même, quand il s’agissait de son salut. Reportez-vous à la situation que nous avions à Bordeaux. Quelle idée vous a dominés ? Vous avez songé à une seule chose, à enlever le pouvoir aux hommes aveugles, aux despotes qui prétendaient retenir la France dans leurs mains. »

Il faut convenir que parfois Thiers ne cherchait pas ses mots, ils lui venaient d’abondance. Je ne sais quel jugement l’histoire portera sur la conduite de Gambetta pendant l’exercice de sa dictature, mais je jour où Thiers a ainsi parlé devant les représentants de la nation, il n’a été que le porte-voix de la conscience publique, j’entends la conscience publique de ce temps-là.

À un moment déjà désespéré, lorsque la délégation avait été chercher un refuge à Bordeaux, derrière la Gironde, vers la fin de décembre, Gambetta fut mis à même de réunir une assemblée délibérante dont l’Allemagne eût reconnu la validité et accepté les décisions relatives à la continuation de la guerre ou à l’ouverture de négociations pour la paix. Aux sages propositions qui lui étaient adressées, il répondit par une mesure arbitraire. Ceci demande explication et exige la révélation d’un fait peu connu.

À Tours, Gambetta dirigeait le ministère de la Guerre en s’en rapportant à Freycinet pour la rédaction des plans de campagne ; il dirigeait le ministère de l’Intérieur, en laissant la bride sur le cou aux préfets ; le ministère des Finances, qu’il dirigeait également, lui coûtait quelque souci ; ce n’est pas que la France fût pauvre ; elle regorgeait des richesses qui étaient l’épargne de l’Empire, sous le régime duquel le pays avait joui d’une prospérité matérielle extraordinaire ; mais les impôts rentraient mal ; en présence de la révolution et de la guerre, les capitaux étaient devenus si timides qu’ils se cachaient ; les conseils généraux et les conseils d’arrondissement ne se refusaient à aucune dépense utile et pourvoyaient aux nécessités locales ; mais les caisses de l’État ne s’en vidaient pas moins avec une rapidité inquiétante, épuisées par les armements et le mouvement des armées en formation. Gambetta avait besoin d’argent, s’ingéniait à en découvrir et n’en trouvait pas.

Sa première pensée fut naturellement une idée jacobine ; il se souvint de Cambon, le César des assignats, et voulut l’imiter ; il n’y réussit pas. La Banque de France était représentée à la délégation de Tours par un de ses sous-gouverneurs, Frédéric Cuvier, neveu du grand naturaliste, homme froid, protestant, très rompu aux choses de finances et professant pour notre premier établissement de crédit le culte que j’ai constaté chez tous ceux qui y furent employés. Gambetta le fit venir et lui demanda, sans autre préambule, de faire tirer quelques centaines de millions en billets de banque. Cuvier refusa, disant que la Banque de France émettait de la monnaie fiduciaire, mais non point du papier-monnaie, et que la valeur des billets en circulation ne pouvait sous aucun prétexte n’être pas en rapport absolu avec la valeur de l’encaisse métallique. Agir autrement, ce serait faire œuvre destructive, car on ruinerait le crédit de la Banque de France, dont les billets, ne représentant plus rien de réel, deviendraient de simples chiffons de papier ; on verrait alors se reproduire une dépréciation analogue à celle qui avait frappé les assignats, lorsque le louis de vingt-quatre livres était échangé contre 8 000 francs en papier-monnaie. Argument auquel Gambetta n’avait point pensé et devant lequel il dut s’incliner d’autant plus bas que Cuvier resta inflexible et repoussa tous les compromis qui lui furent suggérés.

Gambetta était fort mécontent de sa déconvenue et ne le cachait pas. C’est alors que Cuvier lui dit : « Faites un emprunt à l’étranger ; le crédit de la France est intact et ses ressources sont une garantie dont tout banquier se contentera. Une tentative de ce genre serait certainement bien accueillie en Angleterre ; expédiez-y un homme de confiance et croyez au succès. » Gambetta avait auprès de lui, à Tours, un avocat de ses amis, nommé Clément Laurier, garçon d’esprit, très sceptique, ambitieux à ses heures, aimant ses aises et lié d’affection avec le dictateur, ce qui ne l’empêchait point de s’en moquer et d’en raconter toute sorte de turlupinades. Gambetta répondit immédiatement aux conseils de Cuvier : « Vous avez raison ; je vais envoyer Clément Laurier à Londres ; il est « débrouillard » et se tirera bien d’affaire. » Cuvier approuva et se contenta de dire : « Il serait peut-être prudent de lui adjoindre un homme du métier » ; et il proposa le comte Adrien de Germiny, receveur général dans le département de la Seine-Inférieure et, je crois, l’un des régents de la Banque de France. Gambetta s’était saisi du projet qui devenait le sien ; il voulut le mettre sans délai à exécution ; dès le 16 octobre, Clément Laurier et Adrien de Germiny, munis des pouvoirs nécessaires pour contracter un emprunt de deux cent cinquante millions — qui fut l’emprunt Morgan — partirent pour Londres.

On tomba rapidement d’accord, car la France, quoique envahie et en révolution, offrait une solidité de premier ordre ; mais des négociations de détail suivirent qui traînèrent en longueur, de sorte que les deux mandataires de Gambetta durent prolonger leur séjour à Londres. Ils rencontraient souvent un des gros financiers de Paris, très connu dans le monde des affaires et du sport, que l’on nommait Edmond Archdeacon, qui les avait puissamment aidés de ses conseils et de sa souscription très considérable, dans la conclusion du traité d’emprunt. Archdeacon, que j’ai intimement connu, m’a souvent entretenu des faits que je vais raconter.

Pendant son séjour à Londres, il voyait fréquemment un prince de Mecklembourg, — je ne sais lequel, — et de quoi eût-il causé avec lui, si ce n’est de la guerre dont on désirait la fin en Europe, en Allemagne et dans la majeure partie de la population française ? Puisque les élections législatives semblaient ajournées indéfiniment en France, où l’on ne pouvait les faire avec sécurité sur un territoire envahi, ne pourrait-on trouver moyen de les remplacer et de constituer un pouvoir légal qui serait appelé à se prononcer, au nom du pays, sur la question que ni le gouvernement de Paris, ni la délégation de Tours ne semblaient oser ou vouloir aborder ?

Archdeacon eut une excellente idée, qui nous eût évité bien des misères, si elle avait reçu exécution. Il proposa de réunir les conseils généraux en Assemblée nationale dans une grande ville — Bordeaux ou Toulouse — placée en dehors des opérations militaires et de remettre à sa décision les destinées de la France. Le prince de Mecklembourg approuva le projet, qui, selon lui, conciliait toutes les exigences, et se chargea de le faire accepter à Bismarck. Celui-ci, consulté par dépêche télégraphique, se montra favorable à la proposition ; il demanda seulement qu’un article de journal fût fait pour expliquer à l’Allemagne la valeur morale, le mécanisme et la légalité des conseils généraux.

Adrien de Germiny et Clément Laurier s’étaient ralliés à cette combinaison que recommandait Lord Granville[3], mis au fait par le prince de Mecklembourg. L’article fut écrit par Laurier, si je ne me trompe, traduit en allemand et publié dans je ne sais plus quel journal important d’outre-Rhin. On croyait bien avoir enfin découvert une solution pratique pour sortir du gâchis sanglant où l’on risquait de se noyer, mais on avait compté sans Gambetta. Laurier quitta l’Angleterre après deux mois de séjour, rentra en France et arriva le 17 décembre à Bordeaux, où la délégation tenait ses assises. Gambetta était alors à Bourges ; dès qu’il en fut revenu, Clément Laurier lui fit connaître le projet formé à Londres et auquel Bismarck avait donné son adhésion.

Gambetta y répondit, le 25 décembre, pendant que les troupes allemandes célébraient la fête de Noël autour de Paris, par un décret qui prononçait la dissolution immédiate des conseils généraux et des conseils d’arrondissement. L’émotion fut vive en France et l’indignation très accentuée. Peu s’en fallut que l’on ne fît une révolution contre la révolution. Gambetta n’aimait point l’opposition, lorsqu’elle était dirigée contre lui, et le démontra. Le conseil général de Maine-et-Loire ayant voulu s’assembler, malgré le décret dictatorial, le préfet, Engelhard, demanda par dépêche des instructions à Gambetta, qui lui répondit : « Les membres de l’ancien conseil font mine de résister ; dispersez-les ; qu’avez-vous à attendre pour faire ces choses ? » Le français n’est pas irréprochable, mais la phrase est claire.

Le plus singulier de cette aventure, où nous trouvâmes un surcroît de souffrance, fut que Clément Laurier, qui était, à Londres, partisan de la convocation des conseils généraux, en fut un adversaire énergique dès qu’il connut les intentions de Gambetta ; il prouva ainsi qu’il regardait d’où soufflait le vent, pour mieux tendre sa voile. Gambetta, qui était retors et ne comprenait guère les idées simples, a prétendu que cette proposition cachait un piège qu’il avait éventé et auquel nul homme politique franchement républicain ne pouvait se laisser prendre. Selon lui, Bismarck savait que les conseillers généraux, élus sous l’Empire, gardaient de secrètes sympathies pour le régime tombé ; il conseillait donc de les réunir et de les consulter, parce que sa pensée secrète était de favoriser le retour et la restauration de Napoléon III, avec lequel sans doute il avait contracté quelque louche arrangement, après la bataille de Sedan. On en croira ce que l’on en voudra croire ; mais j’estime que Gambetta — s’il a été de bonne foi — se trompait. Bismarck était las de la guerre, qui se prolongeait au-delà de ses prévisions ; il eût voulu être à même de discuter, sous la réserve de l’approbation d’un pouvoir légal, des conditions qui eussent paru acceptables à la nation vaincue et à l’armée victorieuse, dont l’État-Major général, parlant par la bouche du comte de Moltke, formulait des exigences excessives, qu’il était le premier à repousser.

Les hommes qui ont connu Gambetta et qui ont pu apprécier jusqu’où allait la frénésie de son ambition ont affirmé qu’en cette circonstance il était l’avocat d’une mauvaise cause et qu’à aucun prix il ne voulait abandonner le pouvoir. Or sa dictature cessait de fait et de plein droit le jour où une assemblée quelconque était appelée à représenter le pays et à en faire connaître la volonté. Il prononça la dissolution des conseils généraux, non point parce qu’ils étaient plus ou moins attachés à l’Empire, non point parce que Bismarck comptait sur leur adhésion pour s’ingérer dans notre politique intérieure, mais parce que, s’ils avaient été réunis en assemblée plénière, il redevenait un simple avocat, quitte à courir autour d’une table, comme avait fait Crémieux, et à crier : « Je suis déchu ! » Le jour où, pour rester maître et dictateur d’un pays qui ne l’avait point chargé de son salut, il refusa de le consulter, il a justifié le mot de Jules Grévy, qui lui avait dit : « Vous êtes un charlatan et vous mourrez dans la peau d’un factieux. »

J’ai gagné au pied dans mon récit ; je me suis laissé devancer par les événements, parce que je n’ai point voulu quitter Gambetta avant de l’avoir montré tel que je l’aperçois, à travers ses actes, avec ses tares, sa force emphatique qui n’est point sans grandeur, l’incohérence et l’avortement de ses efforts, son grossier talent de parole, sa rouerie originelle qu’il prenait et que l’on a prise pour du génie.

Pendant qu’il secouait la France pour y trouver des soldats et y constituer des armées, Paris continuait sa vie agitée, à laquelle on s’accoutumait avec cette facilité d’assimilation qui est un des caractères du Parisien. Les bestiaux avaient été abattus ; on en était réduit aux rations de viande de cheval, que l’on ne trouvait point mauvaise ; on riait, en se souvenant de s’être apitoyé sur quelque grand-oncle qui avait fait la retraite de Russie et qui nous avait fait frémir de commisération en nous racontant, aux jours de notre enfance, qu’il avait mangé du cheval. Pour économiser l’approvisionnement de houille, le gaz éclairait peu les rues ; les âmes sensibles en profitaient et bien souvent, le soir, au long des trottoirs, on dérangeait involontairement des duos qui ne chantaient point précisément les litanies de la Vierge. Les marins, enfermés dans les forts comme dans un navire de guerre, canonnaient les batteries ennemies ; les soldats de ligne et les mobiles — les petits moblots — tiraillaient aux avant-postes ; les gardes nationaux jouaient toujours au bouchon, plus nombreux, moins disciplinés, mieux payés que jamais, et le général Trochu faisait des proclamations.

Gambetta, avant de partir pour aller renforcer et annihiler la délégation de Tours, avait eu un long entretien avec le général Trochu, car il était indispensable de se mettre d’accord sur les opérations à venir, afin de les faire concourir à une action commune, sans quoi l’on risquait de tomber dans l’incompréhensible et de marcher de désastre en désastre. L’objectif était de débloquer Paris, de lui rendre la liberté de ses mouvements et de réunir les troupes qu’il contenait à celles que la province avait rassemblées, car on comprenait que ce n’était pas trop de toutes les forces de la France pour reconduire jusqu’à la frontière et au-delà, s’il était possible, la masse allemande qui nous étreignait. J’imagine que Gambetta et Trochu, ces deux avocats, ont dû longtemps parler, mais, à voir le résultat de leur conférence, on pourrait croire qu’ils ne se sont point écoutés ; car c’est de l’entrevue de ces deux dictateurs militaires que date cette cacophonie où nous avons sombré. Les dispositions qu’ils vont adopter donneront l’impulsion définitive à la seconde période de la guerre, à celle qu’entreprend et que soutiendra la nation française qui, ayant rejeté l’Empire, ne veut pas en accepter les défaites.

Longuement, avec mille détails, indiquant du doigt sur les cartes de l’État-Major la route qu’il faudrait suivre, le général Trochu, professeur ès arts de stratégie, développe son plan — ce fameux plan dont il a été tant parlé — à Gambetta. Or le plan du général Trochu, que je ne me permettrai pas d’apprécier, mais que j’ai entendu louer sans réserve par des hommes de guerre, était celui-ci : sortir de Paris en masses profondes, par l’Ouest, tout en occupant fortement l’ennemi vers le Nord et vers le Sud ; franchir la presqu’île de Gennevilliers, malgré les deux bras de la rivière qu’il faudra traverser ; marcher lestement vers Rouen, en gardant toujours, comme fossé de défense, la Seine à sa gauche ; s’établir au débouché sur la Manche de façon à utiliser la flotte qui pourrait transporter en Picardie des troupes, à l’aide desquelles on tenterait de rétablir des communications par le Nord avec Paris, que l’on parviendrait peut-être à ravitailler. La Normandie est un pays riche, très abondant, l’on y vivrait à l’aise. La province, que le délégué du Gouvernement de la Défense nationale avait mission de soulever et d’équiper, de façon à y trouver les éléments d’une armée de secours qui donnerait la main à l’armée assiégée, ne devait viser qu’un seul but : s’établir en Normandie et se tenir prête à marcher sur Paris. Où se rencontrerait-on ? à Vernon, à Mantes, à Meulan ? Qu’importe ! C’est à se réunir sur cette route que tous les efforts devaient converger.

Gambetta partit, laissant Trochu en pleine confiance que nul sacrifice ne resterait inutile, puisque la province et Paris avaient communauté de pensées et agiraient en vue d’une opération déterminée. Trochu était satisfait et ne tarissait point sur Gambetta : « C’est un homme intelligent ; nous nous sommes entendus tous les deux ; on peut compter sur lui. » La première chose que fit Gambetta, lorsqu’il fut arrivé à Tours, fut de chercher l’accès sur Paris par Orléans et Fontainebleau, c’est-à-dire par le côté exactement opposé à celui que lui avait indiqué Trochu. Le choix peut ne point paraître heureux, car, dès le 11 octobre, le général von der Tann, à la tête de ses Bavarois, avait pris la ville d’Orléans. À la question qui lui fut faite à Tours par l’amiral Fourichon : « Avez-vous pris vos dispositions avec le général Trochu ? » Gambetta répondit : « Ah bah ! Trochu est un imbécile, il n’entend rien à la guerre. »

La situation est donc très simple : Trochu et Gambetta n’ont d’autre intention, ne peuvent avoir d’autre but que de se rencontrer, parce que de leur réunion le salut du pays dépendra peut-être ; ils ont convenu de tout ; les explications ont été prolixes et répétées ; or l’un veut sortir par la barrière de Clichy, l’autre veut entrer par la barrière de Fontainebleau, de telle sorte qu’en arrivant Gambetta n’aurait aperçu que le dos de Trochu. Lorsqu’un cheval tire à hue et que l’autre tire à dia, la voiture verse, et c’est ce qui est arrivé. Trochu et Gambetta ont prétendu plus tard qu’ils ne s’étaient point mis d’accord ; si les résultats parurent leur donner raison, la vérité leur donnait tort, car la conférence eut lieu. On fit semblant de les croire et l’on détourna la tête, en rougissant de s’être confié à eux.

Ce malentendu a été funeste ; il s’est prolongé jusqu’au jour où le général Trochu, comprenant enfin que Gambetta ne l’avait pas compris, renversa son plan de bout en bout et livra la bataille de Champigny ; il était trop tard ; quand même il eût passé sur le corps de l’ennemi qui lui barrait la route, il n’eût plus trouvé personne pour lui tendre la main ; la province était en retraite. Je ne pense pas que Paris eût jamais pu se délivrer, ni que la province eût réussi, malgré l’énergie de son effort, à battre les armées qui nous frappaient sans relâche ; il faut se souvenir que la masse dont nous étions piétinés s’est élevée jusqu’à neuf cent mille hommes, masse très compacte, instruite, respectueuse de ses chefs, idolâtre de son vieux roi, disciplinée jusque dans les moindres détails, et que nous n’avons réussi à lui opposer que des multitudes, animées de bon vouloir et désireuses de bien faire, mais sans résistance, parce qu’elles étaient nouvelles au métier et dépourvues.

Non, certes, après les premiers désastres, si durs et si profonds, nous ne pouvions plus vaincre ; mais, au moins, des opérations bien conduites, ne s’éloignant pas d’une ligne tracée, auraient pu contraindre l’ennemi à des conditions de paix moins lourdes. Non, la Fortune n’était plus pour nous et elle se vengeait cruellement des faveurs que jadis elle nous avait prodiguées.

Nous avons voulu la violenter, sans avoir en main de quoi la mettre à merci, et elle nous a conduits jusqu’à l’impasse d’où nous n’avons pu sortir qu’en subissant un intolérable sacrifice.

À cette époque, les proclamations dont on n’était avare ni à Tours, ni à Paris, ont causé un grand mal à la France, en lui faisant concevoir une fausse idée de la situation. Je reconnais que rien n’est plus difficile de conserver la mesure, lorsque l’on parle à un peuple envahi, auquel on demande un effort de tout individu et de toute heure. Rester dans la vérité stricte, c’est le décourager ; embellir la réalité, en l’enveloppant d’espérances, c’est faire naître des illusions périlleuses. La juste proportion ne fut point gardée, c’est la rhétorique qui domina. Paris disait : « L’héroïque province se lève et va bientôt accourir. » La province disait : « L’héroïque Paris s’arme, se concentre et va sortir. » On abusa de l’héroïsme, qui cependant ne se ménagea pas ; mais, en son nom, trop souvent célébré, on fit tant de promesses que l’on se prépara, sans le savoir, les plus cruelles des déceptions.

De ce double courant d’énergie que l’on signalait, en phrases ronflantes, de Paris à la province et de la province à Paris, il naquit une confusion qui eut des suites déplorables. La province, — « l’ingrate province », — comme disait le président Bonjean, s’imagina que les 500 000 hommes enfermés dans Paris allaient rompre les lignes d’investissement pour venir combattre les ennemis qui la foulaient, tandis que Paris, donnant, par sa résistance, à la province le temps de se lever, de se former, de devenir redoutable, était persuadé qu’elle était en marche pour le délivrer et disperser les troupes dont il était entouré. Paris et la province se trompaient ; comment ne se seraient-ils pas trompés et auraient-ils pu croire que leurs mouvements respectifs n’avaient point été combinés d’avance et menés avec un ensemble convenu entre le Gouvernement de la Défense nationale et la délégation de Tours !

Vers la fin d’octobre, à Paris, les cœurs étaient encore très surexcités ; on se disait : « Ce n’est plus qu’affaire de patience ; à la première sortie générale, nous en viendrons à bout. » Quelques gens sages, seuls, sachant s’abstraire de la passion publique, ne croyant guère à la victoire et redoutant les futures exigences du roi de Prusse, pensaient que, l’honneur étant sauf, il était patriotique de négocier, afin de conserver à la France des forces qu’il serait imprudent de gaspiller dans des combats dont l’inégalité s’accroissait de jour en jour. Parmi les membres du gouvernement, plus d’un raisonnait ainsi. Malgré leur incompétence militaire, il ne leur avait point été difficile de constater que les moyens de défense n’étaient point en proportion avec les moyens d’attaque, et plusieurs — qui me l’ont dit — regrettaient que l’on n’eût pas réussi à s’accommoder à Ferrières.

C’est dans le secret de leurs conciliabules qu’ils exprimaient ces idées d’apaisement et presque de soumission, car, lorsqu’ils passaient en revue quelques bataillons de ces gardes nationaux qui ne s’étaient point encore battus et ne devaient point se battre, loin de les préparer à une paix possible, ils embouchaient la trompette de Bellone et sonnaient leur fanfare la plus belliqueuse, car ils savaient qu’à ces gens de désordre tout prétexte servirait à faire montre de faux patriotisme et à tenter un soulèvement. Ils l’ont dit, ils l’ont répété ; ils avaient peur de « la rue » ; or la rue, c’était la garde nationale.

On attendait le retour de Thiers. L’ambassadeur extraordinaire du Gouvernement de la Défense nationale et de la Troisième République aura certainement convaincu les grandes puissances que leur intérêt est d’intervenir officieusement en notre faveur ; les conditions que nous aurons à discuter seront plus douces que celles de Ferrières et nous les pourrons faire accepter par la population. Double illusion qui ne devait pas être de longue durée. Thiers était revenu ; son effort pour amener Gambetta, qu’il vit à Tours, à l’idée d’un armistice fut considérable et peu utile ; il réussit plus facilement auprès du gouvernement de Paris, où l’on ressentait déjà quelque lassitude. Il ne laissa point ignorer qu’en Europe nous étions dans un isolement moral qui ressemblait à un abandon. Sans nous être hostile, on nous témoignait une indifférence absolue ; on ne nous pardonnait pas d’avoir été les agresseurs en déclarant une guerre qui eût pu s’étendre sur le continent tout entier ; on nous blâmait de la continuer et de ne pas vouloir reconnaître notre défaite ; partout le même conseil avait été donné : « Négociez et nous pourrons peut-être faire écouter notre voix ; plus tard, il serait trop tard et nous ne serions plus en droit d’en appeler à la modération de la Prusse. »

Ces avis, on les admettait en principe et l’on eût bien voulu les faire prévaloir, mais on se méfiait de la partie agitée de la population parisienne ; on savait, par les rapports de police, que la garde nationale contenait 20 000 repris de justice, aptes aux mauvaises besognes, et 10 000 sectaires capables de tout. Or la théorie du parti républicain avait toujours été qu’avec trois cents hommes résolus une révolution est possible. Les membres du gouvernement n’ignoraient pas cela et ne se sentaient point rassurés. En tout cas, il ne pouvait être question de traiter de la paix, car il était impossible de traiter pour la France qui n’avait pas de représentation légale ; il ne s’agissait donc que d’obtenir un armistice pendant lequel on ferait des élections.

Thiers fut chargé de la négociation, qui était si clairement indiquée par les circonstances que les gens raisonnables de France et d’Allemagne ne doutèrent pas du succès. Il quitta Paris le lundi 31 octobre dans la matinée, pour retourner à Versailles discuter avec Bismarck les conditions de l’armistice, qui devait s’étendre à la France entière et même à Metz, dont on était sans nouvelles, mais où bien des naïfs croyaient encore que Bazaine ferait « sa trouée ». Bazaine — l’héroïque Bazaine — avait été, comme Trochu, l’enfant chéri de l’opinion publique ; l’un et l’autre passaient pour être en assez mauvais termes avec le gouvernement impérial et il n’en avait pas fallu davantage pour qu’on les douât de toutes les vertus et de toutes les aptitudes. Or Bazaine avait capitulé le 27 octobre ; capitulé pour la ville qui n’avait pas reçu un projectile ennemi, capitulé pour son armée en rase campagne, ce qui est un crime puni de mort par le code militaire.

Sans combats sérieux depuis celui de Woippy (8 octobre), il rendait trois maréchaux, plus de 6 000 officiers, 173 000 soldats, dont 20 000 blessés ou malades, 53 drapeaux, 541 pièces de campagne, le matériel de 85 batteries, 800 canons de place, 66 mitrailleuses et plus de 300 000 fusils. Metz la pucelle n’était plus à nous. Cette chute d’une telle ville forte et d’une armée si considérable devait accélérer la conclusion de l’armistice ; la logique révolutionnaire raisonna autrement que la logique des faits, et ce fut précisément ce nouveau désastre qui nous empêcha d’échapper à ceux dont nous étions encore menacés. On ne fit du reste que se conformer à la tradition et surtout à l’exemple qui récemment avait été donné. À la capitulation de Sedan, l’on avait répondu par une révolution, par le renversement de l’Empire et par l’inauguration du Gouvernement de la Défense nationale ; il parut donc naturel à quelques énergumènes de répondre à la capitulation de Metz par une révolution nouvelle, par le renversement du Gouvernement de la Défense nationale et par la proclamation de la Commune.

Dès le 30 octobre, on avait fait courir à Paris le bruit de la reddition de Metz, immédiatement et vivement démenti par Jules Favre. Pendant une suspension d’armes de quelques heures, aux environs de Romainville, pour ramasser les morts et enlever les blessés, un certain Dardenne de la Grangerie, chef de l’ambulance de la Presse, causant avec un ambulancier allemand, en apprit la capitulation de Bazaine. Rentré presque immédiatement à Paris, Dardenne prévint Rochefort ; celui-ci courut le dire à Flourens, lequel en donna avis à Félix Pyat, qui fit une édition supplémentaire du Combat, dont il était le rédacteur en chef, pour annoncer la nouvelle au bon peuple, que cela ne parut pas émouvoir outre mesure. Mais l’occasion d’une sottise qui prenait le caractère d’une trahison devant l’ennemi parut bonne à Blanqui, à Gustave Flourens, à Ranvier et à toute cette séquelle d’inconnus, de malandrins, d’ivrognes et d’incendiaires dont l’avènement devait, quelques mois plus tard, être pour Paris une catastrophe sans exemple. Maître des bataillons franchement révolutionnaires, cherchant leurs ennemis dans les demeures de la bourgeoisie et non pas aux avant-postes, ils marchèrent vers l’Hôtel de Ville en criant : « À bas les traîtres ! Pas d’armistice ! La guerre à outrance ! »

Je n’ai pas à raconter cette soirée du 31 octobre, qui serait comique si elle n’était pas honteuse ; on se rappelle les membres du Gouvernement de la Défense nationale, le général Trochu et Jules Favre, Jules Simon et Garnier-Pagès et les autres ficelés sur leur fauteuil. Pendant que Gustave Flourens se promène, en grandes bottes, sur la table du Conseil et s’embrouille si bien, au milieu de ses motions, qu’il s’arrête et dit : « Je ne sais plus ce que je voulais dire », il eût pu dire aussi bien : « Je ne sais pas ce que je veux faire » ; et, en vérité, ni lui, ni ses compères, ni ses comparses ne s’en doutaient ; ils se sont emparés de l’Hôtel de Ville, ils ont fait le gouvernement prisonnier et ils sont restés, comme des aliénés qu’ils étaient, à échanger des injures et des menaces avec leurs adversaires. Instinctivement, ils sentaient que la masse de la population était contre eux et ils en étaient paralysés. Ce ne fut qu’une tentative de révolution de palais, à la mode turque et byzantine. Je ne puis que répéter ici ce que j’ai dit ailleurs[4] :

Le dénouement fut ridicule. Ernest Picard s’esquiva spirituellement par une porte dérobée, alla chercher la garde et remit l’Hôtel de Ville à peu près en ordre. Le général Ducrot a dit à l’Assemblée nationale, dans la séance du 28 février 1871 : « Je ne perdrai jamais le souvenir des divisions horribles que les hommes de désordre sont venus apporter à la défense nationale et je me sens bondir le cœur d’indignation à la pensée que le 31 octobre il m’a fallu quitter les Prussiens pour venir à l’Hôtel de Ville et, chose misérable à noter, pas un des chefs de ce parti, si disposé à l’insulte et à l’étalage du patriotisme, ne s’est exposé devant l’ennemi. » À la suite de cette échauffourée, les hommes du gouvernement, qui, sans exception, avaient combattu le dernier plébiscite de l’Empire, firent appel à la population parisienne et en obtinrent un vote de confiance, en vertu duquel ils conservèrent le pouvoir. Ceci prouve qu’en politique on est parfois contraint de recourir aux mesures que l’on avait condamnées, à moins que l’on n’ait du génie ; mais le génie est une maladie rare et jusqu’à présent peu contagieuse.

Pendant qu’à Paris les émeutiers de profession essayaient de culbuter le gouvernement et ne parvenaient qu’à le bousculer, Thiers, arrivé à Versailles dans la journée du 31 octobre, négociait avec Bismarck. Le petit homme et le colosse étaient aux prises et semblaient près de s’entendre, car entre les conditions proposées et les conditions offertes l’écart n’avait rien d’infranchissable. On calculait que vingt jours étaient nécessaires pour procéder aux élections et constituer l’assemblée, de telle sorte qu’elle pût faire entendre sa voix, qui eût été celle de la France. La question du ravitaillement de Paris pendant l’armistice n’était point contestée ; il y avait seulement divergence sur la quantité de vivres à introduire ; on pouvait, dès le 2 novembre, considérer la suspension d’armes comme conclue.

Bismarck et le roi de Prusse voulaient la paix ; ils sentaient que la prolongation de la guerre devenait cruelle et n’ajouterait que bien peu de résultats à ceux que déjà l’on avait acquis ; Bismarck aspirait à reprendre le premier rôle, qu’il avait dû abdiquer entre les mains du général de Moltke ; le roi, saturé de gloire, désirait retourner à Berlin. L’occasion était propice ; Thiers a constaté les intentions pacifiques de nos adversaires ; il les reconnaît, il les proclame ; à cet égard, sa loyauté est irréprochable. Il a dit qu’il poursuivait en même temps avec Bismarck deux négociations corollaires, mais différentes : celle qui déterminait les conditions de l’armistice ; celle qui préparait les conditions de la paix ; car, dans la pensée des deux hommes d’État, l’armistice ne devait être que le prélude, mais le prélude certain de la paix. J’ajouterai que les conseils de l’Europe et l’insistance de la Russie n’étaient point sans avoir fait impression sur l’esprit du roi Guillaume.

On en était là et l’on peut dire que l’on allait se frapper dans la main, lorsque, le jeudi 3 novembre, Bismarck vint voir Thiers. Son visage était triste et son attitude trahissait quelque embarras. Le « chancelier de fer » comprenait que les événements étaient plus forts que lui et dominaient sa volonté. Il raconta à Thiers les insanités du 31 octobre, commises au cri de : « À bas l’armistice ! » Et il parla, non sans amertume, de la proclamation que Gambetta venait d’adresser « au peuple français », pour lui apprendre la « trahison de Bazaine », pour vilipender l’armée, qui n’avait été qu’un « instrument de règne et de servitude », et pour faire le serment, tant qu’il restera un pouce du sol sacré sous ses semelles, de tenir ferme le glorieux drapeau de la Révolution française. Cette proclamation démontre à quel point la passion peut oblitérer l’intelligence. Bismarck dit : « À quoi bon l’armistice, puisque les gens de Paris et ceux de Tours n’accepteront point la paix ? » Thiers se débattait dans son patriotisme désespéré et ne pouvait pas ne point reconnaître que Bismarck avait raison. Le roi de Prusse, dérouté par les événements de Paris, outré de cette proclamation furieuse où le maréchal Bazaine était présenté comme « complice de l’envahisseur », se retournait vers le parti de la guerre qui dominait dans son État-Major général et déclarait que, s’il consentait à l’armistice, ce serait en mettant obstacle au ravitaillement.

Pour Thiers et pour Bismarck, la déconvenue était complète ; restés seuls, face à face, ils se demandèrent s’ils ne pourraient faire la paix et l’imposer l’un à son souverain, l’autre à sa nation. Pendant presque toute la nuit, ils en parlèrent et remuèrent des projets qui paraissaient acceptables ; la vivacité méridionale que Thiers n’a jamais pu atténuer s’accommodait de la bonhomie bourrue où Bismarck est passé maître ; j’imagine que les digressions ont été fréquentes, que les anecdotes se sont introduites dans la discussion, et que, par esprit d’habitude, on a joué de grosses parties sur l’échiquier de la politique. Bismarck n’est pas homme à cacher ses pensées ; ça lui a trop bien réussi de les dévoiler avec une imprudence qui parfois faisait sourire et qui n’était que de l’habileté.

Rien cependant de cet entretien n’a transpiré et, à l’heure qu’il est (1887), comme au premier jour, on en est réduit aux conjectures. Ce que Thiers a dit devant la commission d’enquête est tout ce que l’on sait, et ce qu’il a dit n’apprend rien : « Nous passâmes la nuit ensemble et, sans raconter des choses que l’histoire seule saura et devra dire, j’acquis la certitude que la paix, une paix douloureuse, mais moins que celle qu’il a fallu accepter plus tard, était dès lors possible. »

Thiers voyait la situation en homme politique, froidement, comme un joueur qui, ayant perdu la partie, sait qu’il doit payer l’enjeu. À la suite de cette conversation, il résolut de retourner à Paris, de s’assurer par lui-même de l’état de l’esprit public et d’inspirer peut-être au Gouvernement de la Défense nationale la sagesse — le courage — de traiter quand même, afin d’éloigner les tempêtes que l’on semblait s’étudier à amonceler sur la France. Bismarck ne voulut point consentir à le laisser rentrer dans cette ville prompte aux révoltes, qu’au temps de la Ligue Henri IV appelait « une spéluncque de bestes farouches ». « Vous ne sortirez pas vivant des mains de ces furieux », disait-il à Thiers. Celui-ci l’écouta et envoya à Paris Cochery[5], qui, près de lui, faisait fonction de secrétaire.

Le résultat de la mission confiée à Cochery fut que Thiers se rencontra au pont de Sèvres avec Jules Favre, accompagné du général Ducrot. Jules Favre, après une expérience de deux mois, avait perdu de sa superbe. Il était abattu et visiblement découragé ; là, au milieu de ces avant-postes bouleversés, où toute hostilité était momentanément suspendue, protégé par le drapeau blanc des parlementaires, convaincu que les circonstances exigeaient la paix et n’osant la faire, il se voyait contraint de céder à la passion de ceux qu’il s’était flatté de diriger. Thiers a donné la note juste lorsque, racontant son entrevue avec le vice-président du Gouvernement de la Défense nationale, il a dit : « M. Jules Favre me fit connaître la situation de Paris et me fit sentir l’impossibilité, en ce moment, d’amener la population à une résolution raisonnable. Il appréciait ce que je lui proposais ; il le trouvait sage, acceptable, nos malheurs étant donnés ; mais évidemment la Commune de Paris dominait déjà la situation, quoiqu’elle n’eût pas encore le gouvernement matériel de la capitale. D’ailleurs, il faut bien le dire, les honnêtes gens eux-mêmes, trompés sur nos moyens de résistance, partageaient les erreurs des anarchistes, sans partager la perversité de leurs sentiments. On était dans l’erreur, soit ; mais qui donc avait trompé les honnêtes gens sur nos moyens de résistance, si ce n’est le gouvernement de Paris et la délégation de Tours ? »

On rompit les négociations, et le sort de la France fut remis au hasard des armes, qui, depuis longtemps, en avait décidé. Jules Favre était atterré, Bismarck très contrarié, et Thiers s’en alla désespéré. Ce que l’on peut dire de Thiers, je le sais, et je crois que l’histoire, si elle est impartiale, ne lui sera pas clémente. Il fut brouillon, tracassier, souvent perfide, toujours de l’opposition quand il n’était pas au pouvoir, ce qui suffit à enlaidir son caractère et à faire douter de sa bonne foi. Il ne fut pas sans influence sur des catastrophes qui n’ont pas fait de bien à notre pays ; il ne se mêla que d’une façon indirecte à certains événements, mais il n’est pas loin et son action est saisissable en juillet 1830, en février 1848 et septembre 1870. Ses opinions n’ont eu rien de stoïque et la durée en fut limitée à celle de ses intérêts. Les contradictions abondent et se heurtent parfois, non sans comique, dans son existence ; il sera obligé de prendre les fortifications qu’il a déclarées imprenables, parce qu’il les a faites, et il sera président d’une république, lui qui a solennellement déclaré, du haut de la tribune parlementaire, que toute république est destinée à finir dans le sang ou dans l’imbécillité.

Certes, on en peut rire, et de son vivant les railleries ne lui ont pas été épargnées, mais il demeure respectable et il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il a passionnément aimé la France. Il l’a rêvée grande, forte, respectée au temps de sa fortune, et, lorsqu’elle a fléchi sous le poids de ses fautes et des désastres qu’elle avait attirés sur elle, il a fait des efforts surhumains pour la sauver et pour rendre son sort moins douloureux. Que ceci plaide en sa faveur et lui vaille l’indulgence de l’avenir.

  1. Lanfrey (Pierre), 1828-1877. Auteur d’une Histoire de Napoléon Ier (1867-1875). (N. d. É.)
  2. Actuellement (septembre 1888), de Freycinet est ministre de la Guerre dans le cabinet dont Floquet est le président et Goblet le ministre des Affaires étrangères.
  3. Alors ministre des Affaires étrangères (voir page 149, n. I). (N. d. É.)
  4. Les Convulsions de Paris, tome I, chap. premier.
  5. Cochery (Adolphe), 1820-1900. Avocat, député du centre gauche au Corps législatif (1869-1870), député (1871-1888), ministre des P. T. T. (1879-1885), sénateur (1888-1900). (N. d. É.)