Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 2/7

Hachette (Tome 2p. 124-145).
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Deuxième partie

LA DÉFENSE NATIONALE


CHAPITRE PREMIER

LE LENDEMAIN DE LA DÉCHÉANCE



LE PASSEPORT. — CONVERSATION AVEC NIGRA. — LE CHEF DE LA PREMIÈRE DIVISION DE LA PRÉFECTURE DE POLICE. — LA PRÉFECTURE. — LA FORTERESSE DE KÉRATRY. — LES DOSSIERS À CLASSER SOUSTRAITS À LA CURIOSITÉ DES NOUVEAUX VENUS. — BERRIAT SAINT-PRIX. — « ADIEU, JE VAIS MOURIR ! » — LES MOUSTACHES DE PIÉTRI. — À LA GARE DU CHEMIN DE FER DE LYON. — DEUX AGENTS DE LA SÛRETÉ. — EN SENTINELLE. — DÉPART. — « AUTRES TEMPS, AUTRES MŒURS. » — GENÈVE. — CLÉMENT DUVERNOIS. — LA POSSESSION. — LES FAUX BRUITS. — UN ESPION. — LE MARÉCHAL VAILLANT. — ROCHEFORT ET VILLEMOT. — ON VOUDRAIT TRAITER. — PAS UN DIPLOMATE DANS LE GOUVERNEMENT. — IGNORANCE DE L’ÉTAT DE L’EUROPE. — LE 4 SEPTEMBRE MET À NÉANT L’INTERVENTION DES NEUTRES. — L’ITALIE ARME ET VA PRENDRE ROME. — LE SOUVERAIN TEMPOREL ANNIHILE LE SOUVERAIN SPIRITUEL. — CE QUE PIE IX AURAIT DÛ FAIRE.



PIÉTRI s’étant réfugié chez moi, j’avais à pourvoir à son salut, car je savais que son successeur de la veille, le comte de Kératry, avait donné ordre de le rechercher et de le mettre en arrestation. Le lundi 5 septembre, j’allai donc, dans la matinée, voir Nigra, à l’ambassade d’Italie. Je lui parlai d’abord de l’Impératrice ; il m’assura que tout risque de danger avait disparu et qu’elle était déjà en Belgique, où elle avait trouvé bon accueil auprès du roi. J’ai dit plus haut ce qu’il en fallait penser. Je lui demandai un passeport pour Piétri, il me l’accorda avec empressement ; il fallait indiquer un nom et des prénoms correspondant à ceux que portait Piétri, afin qu’ils concordassent avec la marque du linge, J. M. P. Le passeport fut donc libellé pour Jacopo Marco Polloni, courrier de cabinet, chargé de dépêches pour le président de la République helvétique. Une brochure fut mise sous enveloppe et scellée du cachet de l’ambassade ; de cette façon, Piétri était muni des pièces d’identité fausses, mais nécessaires pour quitter la France et pénétrer en Suisse sans encombre.

Ceci fait, nous causâmes pendant quelques instants : « Que va faire l’Italie ? — Rien : votre précipitation et votre mauvaise fortune nous ont mis dans l’impossibilité d’agir. — Mais, sans entrer en ligne avec nous et nous apporter un secours effectif, ne pouvez-vous masser un corps d’armée en marge de la Savoie et nous donner ainsi un appui qui, du moins, nous servirait à obtenir des conditions meilleures ? — Je ne sais ce que fera le roi, mais nous devons beaucoup à la Prusse, qui nous a valu la Vénétie ; en ce moment même, on nous offre Nice et la Savoie en échange de notre neutralité. » Je ne crus pas un mot de ce que disait Nigra, car je sais que diplomatie et mensonge vont rarement l’un sans l’autre ; mais j’avais le cœur ulcéré et je ne pus m’empêcher de riposter : « Voilà tout ce que vous avez à répondre à ceux qui ont été les vainqueurs de Magenta, de Solférino, et qui, en sous-main, ont aidé à l’expédition de Garibaldi dans le royaume des Deux-Siciles ? » Il répondit d’un ton dégagé : « Eh ! que voulez-vous que nous fassions ? Vous vous jetez par la fenêtre, nous ne pouvons cependant pas vous suivre par amitié ; du reste, avant de songer à une action quelconque, nous avons à résoudre quelques difficultés intérieures. » Je me levai : « Adieu, Nigra ; tâchez que le pied ne vous glisse pas quand vous monterez au Capitole. »

Le hasard avait fait que je venais récemment de relire Tacite ; j’en étais encore tout frais émoulu ; je dis à Nigra : « C’est pour vous et non pour nous que nous défendons les barrières du Rhin contre les féroces Germains qui ont si souvent tenté d’échanger leurs forêts et leurs marécages contre les terres fertiles de la Gaule. Ce n’est pas moi qui vous dis cela, c’est Tacite, et Tacite a raison. Le Rhin est le fossé de la race latine ; nous venons d’y tomber et vous ne nous tendez même pas la main pour nous aider à en sortir. Tant pis pour vous, cela vous coûtera cher dans l’avenir. » Il fallait se fâcher ou prendre ma boutade en plaisantant ; il se mit à rire et, me serrant la main, il me dit : « Bah ! qui vivra verra ; adieu, prophète de malheur ; si je puis vous être encore bon à quelque chose, comptez sur moi. » Je n’ai jamais revu Nigra ; nous nous sommes trouvés dans la même ville pendant une quinzaine de jours, il y a huit ans, et nous n’avons point cherché à nous rencontrer. Depuis qu’il a quitté l’ambassade de Paris, il a occupé différents postes diplomatiques où nous n’avons pas eu à nous louer de lui.

Rentré chez moi, je remis le passeport à Piétri, qui me dit : « Tout passeport étranger, pour être valable, doit être visé au ministère des Affaires étrangères ou à la préfecture de Police ; ayez la bonté d’aller voir Mettetal et demandez-lui de contresigner ce papier. » Mettetal était alors chef de la première division, et, comme il avait dans ses attributions le bureau des passeports, des livrets, des ports d’armes, des permis de séjour, il avait droit de signature au lieu et place du préfet.

C’était un homme très actif, intelligent, verbeux comme tous les gens de police qui semblent vouloir compenser le secret professionnel par un abus de loquacité, très simple d’allures, protestant convaincu, très lié avec Guizot, de façons correctes, riche et d’une bonté rare. Je le connaissais beaucoup, car j’avais été très fréquemment en relation avec lui, lorsque, pour mon livre de Paris, j’avais étudié les malfaiteurs, la prostitution, la mendicité, le service de sûreté, les prisons et la guillotine. Nous étions bons amis et, bien souvent, dans son cabinet j’avais assisté à des arrangements d’affaires « officieuses », dont quelques-unes m’ont causé un étonnement qui n’est pas encore dissipé. J’allai donc le voir avec une confiance qui ne fut point trompée, et si je parle de cette visite, c’est parce qu’elle eut des conséquences que l’on n’a jamais soupçonnées et qui furent heureuses pour bien des gens qui ne s’en sont guère doutés.

La préfecture de Police occupait alors des bâtiments provisoires, successivement construits selon les exigences du service, et qui s’étendaient dans la partie comprise aujourd’hui entre la place Dauphine et l’escalier du Palais de Justice. À l’aide d’un couloir en planches, on rejoignait l’hôtel du préfet, qui était l’ancienne résidence des premiers présidents du Parlement, et qui s’ouvrait sur le quai des Orfèvres. Ce n’étaient que coins et recoins, passages, corridors, chambrettes servant de bureaux, avec issues de tous côtés, sur la place Dauphine, sur la rue de Harlay, sur le quai de l’Horloge, sur le quai des Orfèvres, sur la rue de Jérusalem et sur les cours intérieures du Palais de Justice. C’était, comme disaient nos grand-mères, bâti de boue et de crachat. Lorsque la Commune y mit le feu, ça flamba mieux que paille.

D’habitude on y pénétrait ainsi que sur une place publique ; un vieil aphorisme avait dit : « Maison de police est ouverte à tous. » Ce n’était point l’avis du comte de Kératry, qui s’était trop souvenu qu’il avait été officier et qui, craignant sans doute d’être attaqué, — je ne sais par qui, — avait pris ses précautions, comme s’il avait commandé un poste perdu devant l’ennemi. Grand-gardes avancées sur la place Dauphine et sur les quais, pelotons devant les portes, cordons de sentinelles à toutes les issues ; on en eût plaisanté, si le cœur n’avait été si triste. Un capitaine, le sabre au poing, m’interrogea : « Où allez-vous, citoyen ? — À la première division. — Affaire de service ou affaire particulière ? » Je compris que j’allais être mis à la question, et je répondis impudemment : « De la part de Son Excellence l’ambassadeur d’Italie. » On me mit entre deux gardes nationaux, qui me conduisirent jusqu’à l’antichambre du cabinet de Mettetal, dont je leur indiquai le chemin. Les deux garçons de bureau, qui me connaissaient, ne purent s’empêcher de rire en me voyant si bien escorté. Il est à remarquer que, dès qu’à la suite d’une révolution la liberté est proclamée et confiée à la protection de la garde nationale, les vexations commencent pour tout le monde et que l’on ne peut plus traverser les rues sans permission.

Je remis le passeport à Mettetal, en le priant de le viser ; il le signa sans mot dire, en lut les nom et prénoms, le replia lentement, me le rendit, puis, me prenant dans ses bras, il me serra contre sa poitrine et me dit : « Vous êtes un brave garçon ; s’il a besoin de moi, je suis à sa disposition. » Aux initiales, il avait deviné, en bon policier qu’il était, que le passeport appartenait à Piétri. Il ajouta : « Dites-lui d’être très prudent ; il n’a rien à craindre de nous, mais on a donné ordre de l’arrêter. » Nous bavardâmes des événements de la veille, de ceux qui nous menaçaient, et, au cours de la causerie, je lui dis : « Qu’allez-vous faire ? » Il répondit : « Je ne sais trop ; mon préfet a été très aimable pour moi. » « Mon préfet », c’était Kératry. Je ne répliquai rien ; il me parut surpris et me demanda ce que je ferais à sa place.

Je fus très net : « Je m’en irais, je tomberais avec l’administration que j’ai servie ; vous êtes le doyen des chefs de division, vous êtes membre du Consistoire protestant, vous avez quatre-vingt mille livres de rente ; votre femme est hémiplégique, ce qui est un prétexte, sinon un motif, à la conduire hors de Paris, qui va être assiégé. Allez-vous-en ; car je m’imagine que vous aurez à subir une série de préfets et de secrétaires généraux qui vous feront la vie dure. Vous avez été fidèle à l’Empire ; l’Empire s’en va, partez avec lui. » Il se leva brusquement, fit deux ou trois fois le tour de son cabinet, en faisant virer son binocle, selon son habitude, et me dit : « Vous avez raison ; je vais donner ma démission ; j’ai une maisonnette dans le Jura, j’irai. »

Je pris congé ; au moment où, lui serrant la main, j’allais sortir, mes yeux tombèrent sur une armoire de chêne, fermée à triple serrure, qui occupait toute une paroi du cabinet. Cette armoire, je la connaissais ; j’en avais eu les clefs, je l’avais ouverte et j’avais lu, un à un, avec une curiosité passionnée, les papiers qu’elle contenait. C’est là que l’on enfermait les « dossiers à classer », c’est-à-dire les dossiers des affaires auxquelles on n’avait pas donné suite, que l’on n’avait point communiquées à la justice et dont la divulgation aurait causé à la société française un préjudice irréparable. Le premier dossier que j’y avais examiné était celui qui relatait et reproduisait les faux en écritures publiques commis par cet adversaire de l’Empire dont j’ai déjà parlé[1]. La quantité et surtout la qualité des gens qui avaient là leur nom, avec une tache que la publicité eût rendue ineffaçable, étaient douloureuses et m’avaient fait comprendre que Gabriel Delessert, après son entrée à la préfecture de Police, en 1835 ou 1836, fût tombé malade de dégoût.

Je dis à Mettetal : « Vous n’allez pas laisser cette armoire ici ? — Mais elle appartient à l’administration. » Évidemment je fus éloquent, car je le persuadai. Je lui dis que, si cette armoire appartenait à une administration régulière, elle devenait une sorte de péril social sous une administration de hasard, dont la durée n’était rien moins que probable. « Il n’est pas excessif de supposer que, dans un mois, la préfecture de Police sera sous la direction de Blanqui, de Delescluze ou de Félix Pyat. Mis aux enchères, sur une table de « chantage », les dossiers qui sont là valent plusieurs centaines de millions ; il faut les soustraire à des curiosités malsaines, à des indiscrétions et, coûte que coûte, les faire disparaître, quitte à les remettre à qui de droit, lorsque l’on sera rentré dans un ordre de choses sérieux. Mettetal m’avait écouté attentivement et me dit : « Vous avez encore raison. J’arrangerai cela avec Lecour. » Lecour était le chef de bureau qui lui succéda à la première division ; c’est le fonctionnaire le plus droit, le plus probe, le plus laborieux que j’aie rencontré dans mes longs voyages d’études à travers les administrations de Paris.

On procéda avec une simplicité qui dérouta les soupçons. Aidé de son secrétaire, nommé Coné, de ses deux garçons de bureau, de Lecour, dont le garçon était l’ancien valet de chambre de Chateaubriand, Mettetal transporta les dossiers, par les couloirs intérieurs de la Préfecture, dans une voiture de déménagement, que l’on avait introduite dans une des petites cours du Palais de Justice. À un officier de la garde nationale qui, par simple curiosité peut-être, demanda : « Qu’est-ce donc que ces liasses de papiers ? » on répondit : « Mais vous savez bien : c’est le service des dossiers qui se fait tous les mois au parquet du Procureur de la République. » L’officier, qui voulut donner bonne opinion de ses connaissances administratives, riposta : « Ah ! parfaitement ; je n’y pensais pas. »

La voiture de déménagement, dans laquelle était monté Mélier, un des garçons de bureau, s’en alla paisiblement à Jouy-en-Josas, où Mettetal possédait une maison de campagne. On enleva les dalles de la cave, dans laquelle on creusa un trou qui reçut les dossiers. On replaça les dalles, on y roula des tonneaux, et l’armoire, toujours fermée, resta vide contre la muraille du cabinet du chef de la première division. Pendant la période d’investissement, l’état-major d’une brigade allemande occupa la propriété de Mettetal ; on en but le vin, ce qui est naturel ; mais nulle fouille ne fut opérée dans la cave, où les dossiers furent retrouvés intacts après la guerre. Ah ! si les Prussiens avaient découvert ces paperasses, que n’auraient-ils pas dit encore de cette pauvre moralité française et de la Babylone moderne ! Nul n’a jamais revu ces dossiers, que Mettetal a détruits.

Bien souvent, pendant que les Duval, les Raoul Rigault, les Théophile Ferré, les Edmond Levrault se gobergeaient à la préfecture de Police au temps de la Commune, j’ai mentalement remercié Mettetal de leur avoir enlevé cette proie de scandale et d’avoir ainsi sauvé l’honneur de bien des familles qui n’étaient point responsables des tares d’un de leurs membres. Je ne veux point que le lecteur puisse se méprendre sur l’importance des découvertes que l’on aurait faites : outrages aux mœurs, trop d’habileté au jeu, chantages exercés par d’anciennes maîtresses, menaces sous condition, c’est là tout ; rien de ce qui ressemble à un crime n’était soustrait à la justice. L’affaire la plus grave était celle des faux en écritures, et encore est-elle rendue excusable par l’amour paternel. L’Empereur, je l’ai raconté, avait du reste interdit toute poursuite à ce sujet. J’imagine que, si certains personnages avaient pu apprendre que cette fameuse armoire ne contenait plus que ses planches, ils se seraient frotté les mains de satisfaction.

J’avais un vieil ami qui s’appelait Berriat Saint-Prix ; il était même allié à ma famille par Champollion le jeune — le grand Champollion — dont mon oncle maternel avait épousé la fille.

Berriat n’était pas le premier venu ; il était doué d’esprit d’investigation ; il avait fouillé les greffes de Paris et de province, y avait recueilli une prodigieuse quantité de notes, à l’aide desquelles il avait fait une monographie du Tribunal révolutionnaire, livre froid, qui a la sécheresse d’un procès-verbal, mais qui est basé sur pièces authentiques et sera un précieux document pour l’écrivain de talent que tentera cette période de notre histoire. Il était conseiller à la Cour impériale, magistrat estimé, méticuleux, trop enclin aux discussions dogmatiques, mais droit et d’existence irréprochable. Il était sur le point, ou venait d’atteindre les soixante-cinq ans qui le mettaient à la retraite. Nous étions fort liés, malgré la différence d’âge, et nous avions sur la Révolution française des discussions qui se renouvelaient souvent.

Le 5 septembre, il vint me demander à dîner ; c’était sans inconvénient pour Piétri, qui restait dans ma chambre à coucher. Nous étions cinq à table ; je n’ai pas à dire que le repas fut morne. Vers neuf heures du soir, Berriat Saint-Prix se retira. Je l’accompagnai dans l’antichambre et l’aidai à mettre son paletot. Il m’embrassa, ce qu’il ne faisait jamais, et me dit : « Adieu, je vais partir. — Et où allez-vous ? — À Montauban, chez mon frère. » Il demeura silencieux pendant un instant, puis, éclatant en larmes, il s’écria : « Adieu, je vais partir ; adieu, je vais aller mourir, tout est fini pour moi. Je ne verrai pas, non je ne veux pas voir la ruine de mon pays, je ne veux pas être en contact avec les Prussiens ; mes fils feront leur devoir ; je suis trop vieux pour porter un fusil ; tout est perdu, tout ! Des bas-fonds révolutionnaires les bandits vont sortir ; ils égorgeront les honnêtes gens, ils mettront la ville au pillage, ils la brûleront ; assez d’horreurs ! La tâche de ma vie est terminée ; adieu, je vais mourir. » Il m’embrassa et sortit en courant. Je savais qu’il était parfois emphatique ; je crus que les événements lui avaient un peu troublé l’entendement ; je n’attachai point grande importance à ses paroles. Le pauvre homme avait eu pour lui et pour la France une vision de l’avenir. Il arrivait le 7 septembre à Montauban ; le 8, il y mourait, frappé d’une congestion foudroyante. J’ai cité ce fait qui n’a pas dû être isolé à cette époque ; c’est le témoignage de l’état de certains esprits.

Il avait été convenu que Piétri prendrait le train de Genève dans la soirée du mardi 6 septembre ; j’étais décidé à l’accompagner jusqu’en lieu sûr et à revenir préparer le départ de sa femme, qui, étant accouchée le 28 août, n’était pas encore en état de supporter le voyage. Piétri était très connu à Paris, car il ne se ménageait pas et se montrait volontiers où sa vigilance lui semblait nécessaire. Il portait la moustache et la mouche ; s’il les enlevait, son visage serait modifié et il pourrait mieux échapper aux regards. Je lui en fis l’observation, qu’il accueillit. Je lui remis tout ce qu’il fallait pour se raser et il passa dans ma chambre à coucher, pendant que je rangeais des paperasses dans mon cabinet. Il reparut presque aussitôt et, jetant le rasoir encore fermé sur la table, il s’écria : « Non ! je ne changerai rien à ma barbe, je ne me déguiserai point comme un malfaiteur ; voilà vingt ans que je suis fonctionnaire ; je ne suis ni un assassin, ni un voleur ; je ne fuirai pas, je partirai ; que l’on m’arrête si l’on veut ; je n’ai rien à cacher dans ma vie et je ne me cacherai pas. » L’indignation de cet honnête homme m’avait ému ; je lui pris les mains : « Mon bon ami, il en sera ce que vous voudrez ; à la grâce de Dieu ! »

Le train express que nous devions prendre partait ordinairement à 7 heures 55 minutes du soir ; pensant que les voyageurs seraient nombreux, nous étions arrivés en gare à sept heures un quart. C’était un encombrement ; la foule remplissait la salle des pas perdus, les salles d’attente, se pressait aux guichets et voulait forcer les portes des quais du départ. On eût dit l’émigration d’un peuple ; les bagages arrivaient par charretées ; les gens de service perdaient la tête ; tout le monde les interpellait ; c’était — on le pouvait croire du moins — à qui s’évaderait de la ville que l’ennemi allait menacer et que guettait la révolution. Grâce à un chef d’équipe auquel j’avais jadis été utile et que ma bonne fortune me fit apercevoir, je pus obtenir immédiatement nos billets. Piétri était fort calme, nous nous promenions en parlant italien, bras dessus bras dessous, au milieu de la foule, paraissant indifférents et n’en examinant pas moins les visages, afin de reconnaître ceux qui auraient pu nous inspirer quelques soupçons.

Je vis passer plus d’un personnage qui se hâtait : le vicomte de Vougy, directeur des Télégraphes, Alfred Blanche, secrétaire général de la préfecture de la Seine, et des magistrats et des conseillers d’État, et des députés, et des sénateurs qui, trois jours auparavant, pouvaient croire encore à leur importance. Les heures passaient, la bousculade était telle que les trains ne pouvaient partir. Nul ne semblait faire attention à Piétri. Tout à coup, il me serra le bras et, des yeux, m’indiqua deux hommes qui nous regardaient ; je les reconnus et, tout en repoussant la pensée qui me vint à l’esprit, j’eus un battement de cœur, car c’étaient deux agents du service de la sûreté.

L’un se nommait Mélin ; très adroit, en relations constantes avec les grandes maisons financières et les administrations de chemins de fer, habile à découvrir les faux billets, il m’avait initié aux procédés des faussaires, lorsque j’avais fait mon étude sur la Banque de France ; l’autre était le bras droit de Claude, chef de la sûreté ; il s’appelait Souvras, était brigadier du service de la voie publique et cachait sous des apparences un peu mièvres, qu’augmentait encore son joli visage, une finesse redoutable et un courage sans intermittence. C’est avec Souvras que j’avais parcouru les garnis infâmes, les bals interlopes, les cabarets périlleux, les fours à chaux des carrières d’Amérique où logent, se divertissent, se grisent et se réfugient les malfaiteurs. Tous deux étaient d’anciens sous-officiers. À travers la foule et ne me perdant pas des yeux, ils vinrent vers moi si directement qu’il n’y eut pas moyen de les éviter. Je dis à Piétri : « Quittez-moi. » Il me répondit : « C’est inutile, ils m’ont vu. »

Ils m’abordèrent, sans paraître même apercevoir mon compagnon ; nous échangeâmes un bonjour et voici, comme si je l’avais sténographiée sur place, la conversation que j’eus avec eux : « Eh ! que faites-vous ici ? — Nous faisons une filature. Nous sommes chargés par notre préfet d’aujourd’hui de filer notre préfet d’avant-hier et de l’arrêter, si nous le rencontrons ; mais c’est un malin et il ne se laissera pas pincer. — Êtes-vous nombreux à sa recherche ? — Ici il n’y a que nous ; mais à toutes les gares il y a deux agents, pour lui mettre la main dessus. Quand je dis que c’est une « filature », je me trompe, c’est plutôt une flânerie ; nous ferons buisson creux. — Pourquoi ? — Pourquoi ? mais simplement parce que nous savons où il est, notre préfet ; il n’a pas été si bête ; il s’est donné de l’air. — Où donc est-il ? » Mélin, qui me parlait, regarda Piétri, dont le sourire se dissimulait mal, et me répondit : « Il est à Bruxelles, depuis hier matin. » Puis, changeant brusquement de ton, il me dit : « Vous ne vous amusez guère au milieu de cette cohue ; voulez-vous monter tout de suite en wagon ? Je connais le chef de gare ; rien n’est plus facile. » Une pression du bras de Piétri me fit comprendre que je pouvais accepter. Mélin nous plaça près d’une petite porte vitrée en me disant : « Attendez-moi là », et disparut.

Cinq minutes après, il revenait et nous le suivîmes ; nous nous trouvâmes sur le quai de départ, en face d’un train en formation. Mélin appela un employé, nous fit ouvrir un wagon, nous aida à y monter, referma la portière et nous dit avec un gros éclat de rire : « Vous pouvez dormir, si vous en avez envie ; je vous réponds que personne ne viendra vous déranger. » Il était alors environ neuf heures un quart ; le convoi ne partit qu’à minuit. Pendant ces trois heures, Souvras et Mélin, comme de bons soldats en faction, se promenèrent devant notre wagon. Lorsque enfin le train s’ébranla, ils se découvrirent et saluèrent Piétri, qui leur fit un signe de la main.

Ces deux braves gens venaient de sauver leur ancien maître et d’éviter une sottise à leur nouveau préfet. Quelques minutes avant notre départ, je m’étais penché à la portière et j’avais dit à Souvras d’envoyer le lendemain matin sa femme chez Mme Piétri, pour la prévenir que tout s’était bien passé. Je dirai tout de suite que Mme Piétri rejoignit son mari à Genève, huit jours plus tard. La chute de l’Empire, la chute de son mari lui avaient causé une douleur intense, mais ce qui lui tenait le plus au cœur, c’est qu’elle avait appris que Kératry se servait de sa voiture. Deux ans après, elle m’en parlait encore avec ressentiment.

Notre voyage s’effectua sans incident ; nous étions dans notre wagon avec trois Valaques bruyants qui riaient, plaisantaient et dont la joie nous rendait silencieux. Piétri était triste, mais d’attitude résolue, sans récriminations contre la fortune adverse, sans reproche contre les vainqueurs. La seule parole amère qui lui échappa est celle-ci : « Je pars peut-être pour l’émigration. » Auprès de Dijon, dans une prairie en contrebas, il aperçut deux ou trois compagnies de gardes mobiles qui faisaient l’exercice ; les larmes lui vinrent aux yeux et il me dit : « La vraie force est tombée à Sedan ; elle est bloquée à Metz ; tout cela ne servira plus à rien. » À Ambérieu, pendant l’arrêt du train, un homme monta dans notre compartiment. Vêtu de noir, rasé, portant sous le bras une « serviette d’avocat », il soufflait avec force comme s’il eût été furieux. À peine assis, il tira des journaux de sa poche et se mit à les lire, haussant les épaules, donnant des signes d’impatience et parfois s’écriant : « Quelles brutes ! »

À Bellegarde, le train s’arrêta ; un commissaire de police ouvrit la portière et nous demanda nos noms ; les Valaques, Piétri et moi, nous montrâmes nos passeports, qui nous furent rendus sans observation. Le voyageur qui avait pris place parmi nous à Ambérieu dit avec violence : « Je suis M. X… ; il y a quatre jours, j’étais procureur impérial à… (j’ai oublié les noms). Arrêtez-moi, si vous voulez ! » Le commissaire de police repoussa la portière en disant : « Autres temps, autres mœurs ! » Pensée profonde, monsieur le commissaire, qu’il me semble cependant avoir déjà entendu exprimer quelquefois.

La ville de Genève était pleine ; on ne savait où loger ; les auberges regorgeaient de monde. Piétri réussit, vaille que vaille, à s’installer à l’hôtel de la Couronne. La voix de la France blessée nous poursuivait par les cris des aboyeurs de journaux. « Demandez les nouvelles de la guerre ! La défaite des Français ! La révolution à Paris ! Les actes du nouveau gouvernement ! La proclamation de la République ! » C’était à fuir. Là, chez ce peuple neutre, qui restait spectateur désintéressé de la lutte, je pus constater combien notre sort inspirait peu de sympathie. On eût dit que Genève se sentait soulagée par l’écroulement de cet empire qu’elle avait toujours redouté, surtout depuis l’annexion de la Savoie. Un homme considérable du pays, de tempérament froid et d’esprit indifférent, me disait : « Vous vous êtes donné le tort de l’agression et le tort de la défaite ; c’est trop de deux. »

Je rencontrai Clément Duvernois, qui se promenait sur le quai du Rhône avec un député de l’Hérault, nommé Cazelle. Je causai pendant quelques instants avec ce ministre éphémère ; il me dit : « Ils vont vouloir continuer à se battre ; c’est de la folie ; nous ne le pouvions plus ; avec nous, la partie était mauvaise, et c’est à peine si l’on pouvait la jouer ; avec eux, elle est perdue ; je les connais, je les ai fréquentés, j’ai été des leurs ; tout ce que l’on peut en dire de plus poli, c’est qu’ils sont incapables. Ils voient dans ce mot de République je ne sais quoi de prestigieux qui les abuse et les aveugle. La vérité, voulez-vous que je vous le dise, elle est bien simple : la République de 1792 a fait trembler l’Europe, celle de 1848 l’a inquiétée ; celle d’hier la fait rire. Le 2 septembre, nous étions à plaindre ; le 4, nous sommes devenus ridicules ; on s’en apercevra, quand il s’agira de traiter. »

Il me raconta alors que le 4 septembre, après que les députés eurent été chassés du palais législatif, il était sorti avec le prince de La Tour d’Auvergne ; ils étaient entrés ensemble au ministère des Affaires étrangères et là, dans son cabinet, feuilletant des dépêches, le prince lui avait dit : « Ce qui se passe pour la dynastie est épouvantable ; mais c’est encore plus épouvantable pour le pays, parce que nous avions ce matin l’appui de l’Europe conservatrice pour conclure une paix honorable et que, ce soir, nous ne l’avons plus. » Triste parole et prophétie plus triste encore, car elle a été réalisée. Avant de quitter Duvernois, que je savais non seulement sans fortune, mais assez besogneux, je lui fis la question que tout le monde s’adressait à cette époque : « Qu’allez-vous faire ? » Il me répondit : « La crise une fois terminée, les affaires reprendront avec énergie ; mon passage au ministère me donne l’exclusion en politique, je me jetterai dans les opérations financières. » Il s’y est jeté, en effet, si étourdiment qu’il y est tombé. On a dit de lui que c’était un homme politique qui aurait eu de l’envergure ; c’est possible, mais il n’a pas eu le temps de déployer ses ailes.

Le lendemain, je quittai Piétri et ce ne fut pas sans émotion que nous nous donnâmes l’accolade de l’adieu. Je ne devais le revoir qu’un an plus tard, presque jour pour jour, au milieu de cruelles angoisses, à Bade, où j’avais amené la créature la plus chère que j’aie au monde, celle sur qui depuis quinze ans se concentrait la vie de mon cœur et que la guerre, la révolution, nos défaites avaient rendue folle. Je m’étais constitué son gardien de jour et de nuit, la protégeant contre elle-même et l’empêchant d’obéir aux impulsions de suicide dont elle était obsédée. J’ai vu là, j’ai touché du doigt et j’ai pu étudier la possession que le moyen âge traitait par le bûcher et qui n’est autre que l’hystéro-mélancolie, la névropathie agitée dont on ne meurt pas et par laquelle on est en enfer. Aidé par le docteur Carl Hergt, dont on disait qu’il ressemblait à un Esculape doublé de saint Vincent de Paul, j’ai pu l’apaiser et j’ai pu la sauver. La crise a été longue, puisqu’elle a duré vingt mois, mais elle s’est dissipée pour ne jamais reparaître. Toute la raison est revenue, et le bon sens, et la santé, qui est meilleure qu’avant cet accès terrible. Tout à l’heure, j’étais sur mon balcon, je l’ai vue passer dans notre jardin, lourde, blanche, mais alerte encore et toujours de vaillante humeur. Elle m’a aperçu et m’a fait le bon sourire de ceux qui s’aiment depuis trente-deux ans, qui ne se sont jamais quittés et dont l’affection n’a point connu de défaillance. Passons, ce n’est pas l’histoire de mes sentiments que je raconte.

À Paris, on était moins gai, moins écervelé que dans la soirée du 4 septembre, mais le bruit y était le même et La Marseillaise ne se fatiguait pas d’être chantée. Les rumeurs les plus absurdes continuaient à trouver créance et on était mal venu de n’y pas ajouter foi. Comme des naufragés battus en plein par la tempête, sur le radeau, avec une voile de fortune faite d’une vieille chemise, comptent sur l’apparition d’un navire qui va les sauver, de même la population parisienne, crédule entre toutes, sans raisonnement et emportée par son imagination, croyait que la journée du 4 septembre allait entraîner l’écroulement de tous les trônes d’Europe. Dès le 5 au matin, le bruit courait dans les postes de la garde nationale que la République avait été proclamée à Munich. On affirmait cela avec une raideur qui n’admettait pas d’objection. À un sergent-major que j’avais entendu pérorer à ce sujet, j’avais dit : « Comment savez-vous cela ? » Il m’avait répondu de cette voix de gorge particulière à l’homme des faubourgs de Paris et avec des yeux furibonds : « Mais puisque je vous dis que je le sais ; est-il drôle encore, celui-là ! »

Que cette sornette ait traversé des cervelles sans culture, que nulle fable n’a jamais étonnées, cela peut, à la rigueur, se comprendre ; mais des intelligences d’élite n’ont pas eu le courage de repousser cette illusion. Le 6 septembre, vers quatre heures de l’après-midi, Jules Simon, qui venait de prendre possession du ministère de l’Instruction publique, réunit ses chefs de service et leur dit : « Nous lutterons en rase campagne, aux forts détachés, à l’enceinte des fortifications ; nous nous défendrons dans les rues de maison en maison ; nous referons Sagonte et Saragosse ; donc faites partir vos femmes et vos enfants ; à moins que la République n’ait été proclamée à Berlin, ce qui, dans l’état actuel de l’opinion allemande, n’aurait rien d’improbable, car, hier, nous avons offert un grand exemple à l’Europe. » Une heure après, Armand du Mesnil, directeur de l’Enseignement supérieur, actuellement conseiller d’État, me répétait ces paroles et levait les épaules, en me disant : « Ma parole d’honneur, ils sont fous ! »

Quoi que l’on ait pu penser du caractère de Jules Simon, l’homme était doué d’une intelligence remarquable ; en cette circonstance, il était pénétré, à son insu, malgré lui peut-être, par les idées, par les erreurs ambiantes dont les foules s’étaient engouées.

On ne se repaissait pas seulement de rêves, assez innocents en somme, on en faisait de plus mauvais, qui pouvaient conduire à des crimes. Le 6 septembre dans la journée, une foule composée de gardes nationaux, de gardes mobiles, de francs-tireurs de tout travestissement, de curieux et de femmes, encombre la rue de Rivoli et entoure un fiacre qui marche au pas. Qu’est-ce donc ? On s’informe, on questionne. Des gens, tous très bien informés, répondent que c’est un espion prussien que l’on vient d’arrêter, au moment où il levait les plans du château de Vincennes. C’était clair, nul doute n’était possible. L’espion prussien, dont les vêtements étaient en lambeaux, était un homme court, trapu, de visage assez renfrogné et de chevelure toute blanche ; il ne baissait pas les yeux devant les injures de la multitude. Malgré sa force apparente, on reconnaissait en lui un vieillard, presque un octogénaire. Le peloton en armes qui serrait la voiture de près empêchait ce malheureux d’être massacré. À ceux qui criaient : « À mort le Prussien, à mort l’espion ! » on répondait : « Il va passer devant une cour martiale. » À grand-peine on put amener le fiacre jusqu’à l’hôtel du général Trochu. La foule s’engouffra dans la cour. La rumeur était énorme ; on n’entendait qu’un cri : « À mort ! »

Trochu et son aide de camp, le général Schmitz, accoururent sur le perron, ne sachant ce que signifiait ce tumulte. Au milieu des vociférations, Trochu comprit qu’on lui amenait un espion dangereux et que le peuple demandait justice. Il prononça son quos ego ! La tourbe populaire fit silence un instant ; elle entendit la promesse qui lui fut faite de livrer le coupable à la vindicte des lois et fut flattée d’être félicitée de sa vigilance. On fit descendre l’espion ; en mettant le pied sur la première marche du perron, il dit : « Quels imbéciles ! » On se hâta de le faire entrer et disparaître dans l’hôtel du gouverneur de Paris, où — nul n’en doutait — la cour martiale siégeait en permanence.

L’homme qui venait d’échapper à la mort horrible que le peuple, comme les Ménades, réserve à ceux qu’il n’aime pas, était le vieux maréchal Vaillant[2]. Grand amateur d’horticulture, il avait une maison avec assez grand jardin à Saint-Mandé ; il y cultivait des fleurs, des légumes et surtout des pommes de terre, qu’il déclarait supérieures aux meilleures truffes du Périgord. Il avait été, le matin, se promener devant le fort de Vincennes, l’examinant avec l’œil d’un officier du génie et se demandant sans doute de quels ouvrages on devait l’entourer, dans le cas où les Allemands forceraient la ligne des forts détachés qui, de ce côté, protégeaient les approches de Paris. Des francs-tireurs qui flânaient par là, en quête de filles ou de cabarets, l’aperçurent. Un homme qui regarde un château fort ne peut être qu’un espion.

Cela remet en mémoire une charge de Daumier : un bourgeois est collé contre un arbre et écarquille des yeux effarés en voyant une vache ; il dit : « Un animal à cornes ! Ce ne peut être qu’un taureau ; si c’est un taureau, il doit être furieux ! » Ainsi raisonnent les bourgeois de Daumier, ainsi raisonne la foule. En temps de choléra, elle égorge les passants qu’elle accuse d’empoisonner les fontaines publiques ; en temps de guerre, elle tente de massacrer les maréchaux de France qu’elle prend pour des espions. Le plus cruel, c’est qu’elle est de bonne foi. La persuasion que les peuples vont venir tendre la main à la République française, la croyance aux espions qui sortent de terre ou tombent des nuages dureront pendant toute la guerre et aussi pendant la Commune.

Ce même jour mardi 6 septembre, dans la matinée, j’avais été rue Jacob, n° 36, voir Camille Depret, le gendre d’Alexandre Bixio, afin de lui demander s’il avait des nouvelles du capitaine Lichtenstein, actuellement colonel attaché militaire auprès du président de la République, que j’aimais beaucoup et dont j’étais inquiet. Depret sortit avec moi ; dans la cour, nous rencontrâmes Villemot, qui habitait dans la maison. Sait-on encore ce que c’est que Villemot ? Écrivain d’esprit, chroniqueur infatigable de L’Indépendance belge, du Figaro, de dix autres feuilles périodiques, bienveillant, joueur effréné de dominos, commun d’allure, grand diseur de plaisanteries salées, très correct dans une vie de bohème et à qui on pouvait appliquer le vers de Clément Marot :

Au demeurant, le meilleur fils du monde.

Tous les trois, nous nous arrêtâmes à causer sur le pas de la porte cochère. Depret, né en Belgique, nationalisé Russe ; Villemot, indifférent et gouailleur ; moi connaissant bien l’Allemagne, nous avions la même pensée et nous l’exprimions vertement : « Il faut traiter ; à quoi bon épuiser ses forces ? » Un coupé de remise s’arrêta et Rochefort en descendit. Villemot, qui jamais ne perdait une occasion de dire une drôlerie, s’écria : « Tiens ! voilà mon gouvernement ! » Sans faire attention à nous, Rochefort lui dit : « J’allais chez toi ; mets une sourdine à tes articles ; évite de dire à Guillaume qu’il a le nez fait comme un pied de marmite, que Bismarck est un Jean-fesse et que Moltke est cocu ; nous allons tâcher de nous arranger avec ces gens-là ; il faut les ménager, au moins pendant quelque temps. » Villemot fit le salut militaire et répondit : « C’est bien, mon général, on se conformera à la consigne. » Ils se prirent le bras, s’éloignèrent et se promenèrent sur le trottoir pendant quelques minutes. Rochefort remonta en voiture et Villemot revint vers nous. « Eh bien ? — Il paraît que l’on a la certitude d’être appuyé par la Russie et même par d’autres puissances en vue de négocier ; allons ! ayons bonne espérance. » C’est sur cette espérance que je quittai Depret et Villemot. Celui-ci, je ne devais plus le revoir ; trois ou quatre jours après, il était foudroyé par une congestion cérébrale, comme le pauvre Berriat Saint-Prix.

Rochefort n’avait point menti en disant que l’on voulait traiter de la paix ; on a pu le nier depuis, comme on a nié tant de choses, mais le fait n’en est pas moins certain. La majorité du Gouvernement de la Défense nationale désirait arrêter la guerre afin d’en laisser, devant l’histoire et devant le pays, toute la responsabilité à l’Empire. C’était sage, mais qui était capable de nouer de telles négociations avec un vainqueur ivre d’orgueil et naturellement dur en sa façon d’être ? Je cherche vainement parmi les membres du gouvernement inauguré le 4 septembre quel est celui qui avait les qualités d’intelligence, d’instruction, d’habileté pour sortir sans trop d’avaries d’un pas si difficile.

J’y compte un général qui, par ce qu’il a déjà fait, prouve ce qu’il ne saura pas faire, Trochu ; des avocats qui ont plus ou moins de talent, plus ou moins de vogue : Jules Favre, Emmanuel Arago, Crémieux, Gambetta, Ernest Picard ; des hommes politiques démodés : Garnier-Pagès, Glais-Bizoin ; des journalistes : Eugène Pelletan, Jules Ferry ; un professeur en Sorbonne : Jules Simon ; enfin j’y vois un pamphlétaire : Rochefort, que l’on a fourré dans ce conseil suprême non parce qu’il y pouvait être utile, mais parce qu’on le redoutait et qu’on voulait l’annihiler ; je n’aperçois pas un seul diplomate, c’est-à-dire l’homme ayant fait des études spéciales, connaissant les traités, ayant une opinion raisonnée sur l’intérêt des différentes cours d’Europe et possédant cette tradition qui enseigne l’art de tourner les difficultés et d’éluder parfois de pénibles contraintes, à l’aide de subtilités de langage. C’était de diplomatie cependant que l’on avait besoin, car, tôt ou tard, même en prévision d’une victoire, le dernier mot devait lui appartenir.

L’étourderie des hommes du 4 Septembre fut telle qu’ils n’y pensèrent même pas, ou leur infatuation leur fit croire qu’ils suffiraient à tout. Ce qui tendrait à prouver que cette dernière hypothèse est juste, c’est que Jules Favre s’empara du ministère des Relations extérieures. Son ignorance, en pareille matière, dépassait l’imagination ; ayant découvert que les titres de l’empereur d’Autriche se formulaient en abrégé : S. M. I. et R. A., il traduit ces cinq lettres majuscules par Sa Majesté Impériale et Royale Altesse ; il ne savait même pas que le souverain d’Autriche est Apostolique, celui d’Espagne Catholique, celui de Portugal Très Fidèle et celui de France, au temps des Bourbons, Très Chrétien. De cette absence des notions diplomatiques les plus élémentaires, il résulta que, lorsque Jules Favre se trouva vis-à-vis de Bismarck, il ne sut négocier et plaida.

Aucun des hommes qui siégeaient à l’Hôtel de Ville ne connaissait l’état de l’Europe. Comme l’Empire, qu’ils combattaient à outrance, les avait éloignés des affaires, ils en concluaient, peut-être avec bonne foi, que l’Europe avait tenu l’Empire à l’écart et que, maintenant qu’elle n’avait plus devant elle que la France, la France gouvernée par elle-même, elle allait accourir les bras ouverts, pour lui porter secours et l’arracher au péril. La passion politique, qui ferme les yeux les plus clairvoyants et oblitère les esprits les meilleurs, a produit plus d’une aberration de cette nature. En tout cas, les membres du Gouvernement de la Défense nationale semblaient ne point se douter que la révolution du 4 Septembre et la chute de l’Empire avaient modifié l’opinion de l’Europe et fait taire ses sympathies, qui n’étaient pas très chaudes. Nulle monarchie ne pouvait soutenir la cause d’une république née d’un coup de main, qui avait brisé le principe même des monarchies. Cela s’indiquait de soi-même ; mais on était si aveuglé par ce qu’on appelait « cette grande victoire intérieure » que l’on ne s’en doutait même pas. Or l’état de l’Europe est à considérer, car il en est résulté que nous sommes tombés dans un isolement redoutable qui n’a pas encore pris fin à l’heure où j’écris. On nous a traités comme des pestiférés et l’on nous a mis en quarantaine.

Lorsque la guerre éclata, l’Europe nous aimait peu ; nos allures suffisantes l’avaient parfois mécontentée et parfois aussi nous avions contrecarré sa politique. La brusquerie de nos procédés, lorsque se produisit l’incident Hohenzollern, l’agression dont nous nous rendions coupables dans une affaire qui n’exigeait qu’un échange de notes diplomatiques, ne ramenèrent point les esprits en notre faveur. La sottise d’Émile Ollivier, la suffisance du duc de Gramont, la superbe du maréchal Lebœuf et la docilité de l’Empereur n’étaient point de nature à nous concilier des sympathies, et l’on nous regarda comme une nation trop irritable et toujours près de se jeter sur ses voisins. La défaite de Wœrth, la catastrophe de Sedan émurent l’Europe, et l’on estima que, si l’imprudence avait été excessive, le châtiment dépassait la mesure. Chacun, néanmoins, y trouva sa satisfaction ; la Russie fut vengée de la prise de Sébastopol ; l’Italie se sentit débarrassée de l’embargo que nous mettions sur Rome ; l’Autriche y voyait une contrepartie de Solférino, et l’Angleterre y trouvait une compensation à l’annexion de la Savoie, qu’elle ne nous avait jamais pardonnée.

Tous les Cabinets d’Europe, délivrés par le fait de l’ingérence souvent encombrante de la France, désiraient que la guerre ne se prolongeât pas. Il leur convenait d’avoir désormais des relations avec une France affaiblie, mais il y avait un danger sérieux pour l’équilibre politique à la laisser amoindrir dans de graves proportions. La France vaincue cessait d’être puissance dirigeante ; elle devenait puissance consultante, c’était bien ; c’était assez pour apaiser les rancunes et rassurer l’avenir, car toutes les nations d’Europe — même l’Allemagne — ont besoin de notre contrepoids. On peut affirmer, sans craindre d’être démenti par les documents qui seront connus plus tard, que tous les Cabinets se seraient mis d’accord et auraient entrepris une action commune pour garantir l’intégrité de notre territoire et maintenir sur le trône un souverain que sa défaite eût rendu docile.

Le 2 septembre au soir, les neutres seraient volontiers intervenus en notre faveur ; deux jours après, il n’en était plus ainsi, et le Gouvernement de la Défense nationale ne parut même pas le soupçonner. La difficulté n’eut rien d’embarrassant ; on en fut quitte pour ne pas reconnaître le nouveau gouvernement ; nescio vos. Cela justifie toutes les désertions et toutes les palinodies. L’Europe a-t-elle gagné quelque chose à être brutalisée par l’Allemagne, au lieu d’être taquinée par la France ? L’avenir répondra à cette question. Après la chute de l’Empire, la République ne fut reconnue que par les États-Unis, dont le représentant, Washburn, nous témoigna une sympathie si discrète que bien des gens ne l’aperçurent pas.

Les deux nations sur lesquelles on avait cru pouvoir compter : l’Autriche, parce qu’elle haïssait la Prusse, l’Italie, parce qu’elle avait contracté une dette de reconnaissance envers nous — comme si la reconnaissance pouvait avoir une valeur quelconque en politique — se dérobèrent et abritèrent leur inaction derrière leur intérêt personnel. Celle qui eût agi le plus volontiers et de bon cœur, l’Autriche, s’était terrée après Wœrth, faisant la morte, espérant, à force d’immobilité, faire oublier ses velléités d’intervention armée. L’autre, l’Italie, poussa quelques soupirs de commisération, s’applaudit en secret de s’être tenue à l’écart d’une bagarre qui tournait si mal ; puis elle battit un ban, sonna le clairon d’alarme, rassembla ses troupes et alla prendre Rome, en répétant la parole de Charles-Albert : L’Italia farà da sè ! Vilaine besogne qui ne lui portera pas bonheur : c’est un libre volontaire de son indépendance qui le lui prédit[3]. Dès le lendemain du 4 Septembre, le Gouvernement de la Défense nationale avait expédié à Florence un vieil avocat[4], âgé de soixante-dix ans, ancien député, qui avait même été président de l’Assemblée nationale de 1848, pendant l’insurrection de juin. Il avait pour mission d’engager le roi Victor-Emmanuel à s’emparer de Rome, afin, comme on le disait alors, de « compléter les destinées de l’Italie ».

En échange de cette autorisation de manquer à la foi jurée, dont le gouvernement italien n’avait pas besoin, on demandait une intervention diplomatique et quelques troupes massées à proximité de la frontière, pour faire croire à une action possible et donner ainsi quelque confiance aux armées que la République française allait mettre sur pied. Emilio Visconti-Venosta, qui était alors ministre des Affaires étrangères en Italie, promit ou laissa croire qu’il promettait tout ce que l’on réclamait de lui, et l’on partit pour Rome, qui ne fut pas difficile à prendre. En réalité, elle n’était défendue que par un engagement d’honneur consenti par l’Italie elle-même. Je reconnais que c’est là un genre de fortification qui ne put arrêter son élan.

Je n’ai jamais été papalin, comme l’on dit au-delà des Alpes, et je ne le suis point devenu ; mais peu d’actions m’ont paru moins chevaleresques que celle-là ; elle a été sévèrement jugée, même par des Italiens. L’an dernier (1886), un haut personnage politique de la péninsule, qui vit dans la familiarité du roi Humbert, m’écrivait : « Il n’y a pas d’Italien digne de ce nom qui ne souffre à la pensée de ce que nous avons fait pour proclamer Rome capitale : nous y sommes entrés au mépris de notre propre engagement, d’un engagement d’honneur. Nous avons saisi le moment où la France, avec laquelle nous avions signé un contrat solennel, était vaincue, où l’Europe était absorbée par la guerre terrible qui se déroulait sous ses yeux. Nous avons surpris le vieillard avec des forces formidables. Croyez-vous que nous nous plaisions à Rome ? Le roi lui-même subit avec peine l’obligation d’y habiter. Du Quirinal, de son palais excommunié, il n’aime point à regarder du côté du Vatican. La présence de ce vieux prêtre vêtu de blanc, qui parle encore urbi et orbi, lui est insupportable. »

L’homme qui me parlait ainsi avait raison. Les vœux que la nation française avait faits en faveur de l’unité italienne ont été accomplis par le subterfuge et la violence. Rien n’a manqué à notre humiliation. Une armée a chassé le vieillard inoffensif que nous avions protégé. L’Italie nous a crus si bien morts qu’elle nous a donné son coup de pied, pendant que l’ambassadeur de Prusse auprès du Saint-Siège invoquait l’Évangile, parlait du Dieu de paix et faisait effort pour engager le pape à céder la place sans résistance. Ce fut honteux.

Pie IX donna ordre au commandant de ses gardes suisses, qui, je crois, était le général Schmidt, d’ouvrir les portes aux troupes de Victor-Emmanuel, dès qu’un boulet aurait touché les murailles. J’en suis fâché, mais j’estime que le vieillard des sept collines a eu tort. En cette décision, dans l’histoire de l’Église, il a oublié qu’il était pape. Il s’est conduit comme un principicule et non point comme le chef de la chrétienté, comme le successeur de celui à qui Jésus a dit : « Pais mes brebis » et à qui, dans le jardin même, il devait dire : « Pierre, remets ton glaive au fourreau. » Le gonfalonier de la République de Saint-Marin n’eût pas défendu son hameau d’une autre façon. Cela fut puéril, n’empêcha rien, ne sauvegarda rien et fit sourire.

Le souverain temporel oublia trop le souverain spirituel. Il aurait dû, couvert de ses vêtements pontificaux, la triple tiare au front, monté sur la sedia gestatoria, suivi de ses flabellifères, escorté de ses cardinaux, de ses archevêques, de ses gardes-nobles, de ses abbés et de ses prieurs, aller au-devant de l’armée italienne et lui donner sa bénédiction. L’armée italienne serait tombée à ses genoux, peut-être à plat ventre, et le pape serait rentré à Rome, dans sa Rome à lui, où nul n’aurait osé aller l’attaquer. Pie IX, qui, le premier, avait, en 1847, allumé l’incendie dont toute l’Europe sentit les flammes, n’était point homme à jouer ce grand rôle ; le souvenir de l’assassinat de Rossi l’obsédait. En revanche, par une étrange coïncidence que l’histoire remarquera, il proclama sa propre infaillibilité — qui faillit produire un schisme — le jour où la France, la fille aînée de l’Église, déclarait la guerre à la Prusse, à la puissance protestante continentale la plus considérable, à celle dont la Réforme avait préparé la haute fortune.

  1. Voir tome I, page 172.
  2. Vaillant (1790-1872). Ancien officier du Premier Empire maréchal en 1851, ministre de la Guerre (1854-1859) ; ministre de la Maison de l’Empereur (1860-1870). (N. d. É.)
  3. Maxime Du Camp avait suivi, en 1860, l’expédition des Deux-Siciles dirigée par Garibaldi. (N. d. É.)
  4. Sénard (Jules), 1800-1885. Bâtonnier de l’ordre en 1874-1875. (N. d. É.)