Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 2/3

première partie

LA CHUTE DU SECOND EMPIRE


CHAPITRE II

LE DÉSASTRE



L’ARMÉE DE MAC-MAHON. — LA MARCHE VERS LE NORD. — LUTTE ENTRE MAC-MAHON ET PALIKAO. — JULES BRAME ET TROCHU. — PROPOSITION DE TRAITER DE LA PAIX. — REFUS DE L’IMPÉRATRICE. — DÉFAILLANCE GÉNÉRALE. — LE CARNAVAL DES FRANCS-TIREURS. — MENSONGES DES JOURNAUX. — SEDAN PRÉVU. — PRÉLUDE DU FINALE. — L’INTENDANCE. — LE PRINCE ROYAL DE PRUSSE À CHÂLONS. — OÙ EST MAC-MAHON ? — LE JOURNAL Le Temps L’APPREND À L’ÉTAT-MAJOR PRUSSIEN. — LE GÉNÉRAL DE FAILLY À BEAUMONT. — L’EMPEREUR REFUSE DE QUITTER L’ARMÉE. — LE CHAMP DE BATAILLE DE SEDAN. — TROIS COMMANDANTS EN CHEF SUCCESSIFS. — L’ARMÉE FRANÇAISE ÉCRASÉE. — LE DRAPEAU BLANC. — LA CAPITULATION. — LES FORCES FRANÇAISES ET LES FORCES ALLEMANDES. — LE ROI DE PRUSSE PRÉVOIT LA CONTINUATION DE LA GUERRE. — ENTREVUE À DONCHERY. — ÉTAT MORAL DE PARIS. — ON PROPOSE LA PRÉSIDENCE DU CONSEIL À THIERS. — « SOLDAT, CATHOLIQUE ET BRETON. » — POUR RÉDUIRE PARIS, LA FAIM SUFFISAIT.



DANS son emportement, Brame était un sage. Il savait que l’on avait adopté une mesure désastreuse, qu’il avait combattue vainement. L’armée de 100 000 hommes, reformée au camp de Châlons par le maréchal duc de Magenta, venait de recevoir une destination où elle devait se perdre et jeter la France à travers de formidables complications. Dans la pensée de l’Empereur, dans celle du général Trochu, dans celle de Mac-Mahon, cette armée, composée de recrues nouvelles et de soldats démoralisés par la défaite de Wœrth, était destinée à se masser sous Paris, de façon à retarder l’investissement et à ménager aux contingents que l’on réunissait le temps de se grouper derrière la Loire et la Garonne.

Ce projet était bon sous le double rapport politique et militaire ; s’il eût été adopté, bien des malheurs sans doute nous eussent été épargnés ; Paris, défendu par une armée dont les cadres auraient pu recevoir les soldats encore inexpérimentés, eût conservé sa liberté d’action ; en outre, un pouvoir régulier, reconnu par l’Europe entière, invoquant l’intervention courtoise des puissances neutres, aurait eu qualité pour traiter avec la Prusse. Mac-Mahon, manœuvrant devant Paris, évitait la catastrophe de Sedan, la captivité de l’Empereur, la révolution du 4 septembre, la chute de l’Empire et l’inutile prolongation de la guerre. En cette circonstance, ce fut encore l’opinion publique, corroborée et exploitée par de mesquines passions, qui devint la souveraine maîtresse à laquelle on obéit.

On doit rendre cette justice au général Trochu qu’il lutta énergiquement pour faire rapporter l’ordre expédié à Mac-Mahon, ce qui prouve du moins qu’à ce moment nulle ambition excessive — si jamais il en eut — n’était éveillée en lui. Il ne pensait alors qu’à la protection de Paris et à sa propre responsabilité. La partie n’était pas égale, car il était seul ou à peu près contre l’Impératrice, le ministre de la Guerre et la population parisienne, pour laquelle Bazaine était un héros d’élection. L’Empereur étant avec le maréchal Mac-Mahon, l’Impératrice ne pouvait supporter l’idée d’un retour qui lui eût enlevé la régence et l’eût réduite à un rôle de comparse, pour lequel la pauvre femme ne se croyait pas faite. Palikao, ancien officier de cavalerie, accoutumé aux chevauchées rapides de l’Algérie, aux coups de main en pays barbares, s’imagina sans doute que l’on déroberait sans peine à l’ennemi une marche de flanc des plus périlleuses et qu’il n’y avait qu’à se hâter « à mettre les morceaux doubles », comme il disait, pour surgir inopinément derrière les armées allemandes et les bousculer, afin de rouvrir à Bazaine la route qu’il avait sottement laissé fermer devant lui.

Une autre pensée moins avouable inspira peut-être à Palikao cette stratégie d’aventure. En qualité de ministre de la Guerre, il était, je l’ai dit, dans des termes très aigres avec le gouverneur de Paris, et il n’était probablement pas fâché de l’abandonner à ses propres forces. « Tire-toi de là comme tu pourras. » Ce n’est pas la première fois que notre histoire nous raconte que la jalousie entre généraux n’a pas été favorable à la victoire. Pendant le combat d’Auerstaedt, où Davout, avec 30 000 hommes, eut presque toute l’armée prussienne sur les bras, Bernadotte restait l’arme au pied, à portée de la lutte, refusant tout secours, et riait de l’embarras où se trouvait un de ses compagnons. On sait que le compagnon s’en tira à son honneur et que les résultats d’Auerstaedt furent plus considérables que ceux d’Iéna. En 1870, la fortune ne fut point si propice et Trochu ne ressembla guère à Davout.

L’Impératrice, Palikao, on aurait pu en avoir raison et leur imposer une volonté plus raisonnable que la leur ; mais l’opinion publique avait alors une telle puissance que l’on n’osa pas lui tenir tête et que l’on fit la sottise qu’elle exigeait. Or cette sottise lui avait été inspirée par le comité de la rue de la Sourdière, dont le mot d’ordre, glissé à toutes les oreilles, était qu’à tout prix et sans marchander les sacrifices il fallait secourir Bazaine, notre brave Bazaine. Toute la crainte du parti républicain, qui se comptait, était de voir une armée régulière occuper Paris et, par le seul fait de sa présence, protéger le gouvernement. Aussi, dès que l’on rencontrait dans les rues des soldats en régiments, en compagnies, en groupes ou isolés, il ne manquait point de braillards qui les escortaient en criant : « À la frontière ! » J’ai vu un peloton de cuirassiers assailli de la sorte mettre spontanément sabre au clair et se préparer à charger la foule ; l’officier s’y opposa et fit bien. On n’entendait alors que des gens, et parmi les plus sensés, qui disaient : « Il faut marcher au Nord, percer vers Bazaine et reconduire les Allemands chez eux, la baïonnette dans les reins. » Lorsqu’on leur répondait : « Il est plus sage de garder Paris, dont le sort emporte celui de la France », ils répondaient : « D’abord, les Prussiens n’oseront jamais attaquer Paris ; et puis, s’ils viennent, ne sommes-nous pas là ? » En effet, ils étaient là et ils y restèrent, si bien que Paris capitula, non point faute d’hommes, car on comptait près de 400 000 gardes nationaux, mais faute de combattants et faute de pain.

Malgré sa résistance, malgré son bon sens et son habitude des choses de la guerre qui l’éclairaient, Mac-Mahon obéit à contrecœur aux ordres qu’il recevait de son ministre. C’était un soldat soumis ; il accepta la presque certitude du désastre au-devant duquel il marchait. Le 19 août, il fit passer à Bazaine une lettre par laquelle il lui disait qu’il voudrait aller à son secours, mais qu’il craignait de découvrir Paris ; il espérait — il l’a dit depuis — que Bazaine serait assez bon militaire et assez désintéressé pour le dissuader de faire cette pointe excentrique qui, tout en le laissant en l’air, sans point d’appui ni sur ses flancs, ni sur ses derrières, ni en tête, ouvrait aux Allemands la Champagne et l’Île-de-France. Bazaine ne considéra sans doute que sa propre situation et répondit que, son intention étant de faire une trouée dans la direction du Nord, il était urgent de se diriger vers Montmédy.

Dès le lendemain, 20 août, Mac-Mahon leva le camp de Châlons, qu’il fit incendier, et se mit en route par Reims, Rethel et l’Argonne. Il s’arrêta à Reims ; évidemment il hésitait encore entre deux devoirs : celui d’obéir au ministre de la Guerre ; celui de défendre Paris, où le dénouement devait se produire. Aux Tuileries, on redoutait un coup de tête ; on craignait que le maréchal, faisant volte-face et refoulant sa voie, n’écoutât la sagesse qui lui parlait et lui indiquait le véritable objectif où le salut pouvait se rencontrer encore. Aussi Palikao écrit à l’Empereur : « Ne pas secourir Bazaine aurait à Paris les plus graves conséquences. » L’Empereur répond : « Nous partons demain pour Montmédy. » À Rethel, Mac-Mahon s’arrête encore ; il a reçu des lettres de Trochu qui le supplie de ralentir son mouvement et lui promet de faire rapporter l’ordre de marcher vers Metz.

Mac-Mahon écrit à Palikao ; il lui dit que le passage des Ardennes lui offrira des difficultés cruelles ; qu’il peut être coupé par le Prince royal et qu’on le met, lui maréchal de France, dans une situation dont la responsabilité retombera sur lui, dont les périls sont innombrables, dont l’issue est plus que douteuse. Palikao se fâche et répond : « Vous avez trente-six heures, peut-être même quarante-huit heures d’avance sur le prince de la Couronne ; vous n’aurez devant vous qu’une partie des forces qui bloquent Metz ; marchez sans vous retourner. » Craignant que la lettre ne soit pas suffisante, il expédie dépêches sur dépêches et somme Mac-Mahon d’aller chercher Bazaine en passant à travers le « rideau » de troupes qui l’en sépare. Mac-Mahon n’hésita plus et partit pour la direction qui lui était infligée et qui devait aboutir à la catastrophe. La plus grande part en incombe à Palikao, dont la capacité militaire était discutable et dont la politique prêta l’oreille inconsciemment aux politiciens de la rue de la Sourdière.

À la nouvelle que le maréchal Mac-Mahon s’en allait vers Bazaine, Paris fut en joie et l’on crut encore à une victoire prochaine. Ce sentiment fut tellement vif dans la partie de la population — et c’était la plus nombreuse — qui se préoccupait avec intensité du salut national, que le groupe dont les assises se tenaient à l’ancien Club des Jacobins finit par en être pénétré. Là, on se sentit découragé ; Jules Simon, de sa voix douce et caressante, disait : « Il n’y a rien à faire ; s’il est victorieux, nous sommes bâtés pour plus de cinquante ans. » Dans d’autres régions, on était moins confiant, et Jules Brame, dont le patriotisme éclairé ne fut pas une seule fois en défaut, se désespérait du but indiqué à Mac-Mahon et ne se gênait point pour dire qu’il fallait traiter, en tâchant de se tirer de là les bagues sauves, s’il était possible. Il voulut, poussé par sa franchise habituelle, s’en expliquer avec le gouverneur de Paris et il alla le voir ; l’entrevue est du mercredi 24 août. Brame insista pour qu’à tout prix Mac-Mahon fût rappelé, car il savait que le Prince royal s’avançait à grandes marches sur Paris.

Trochu répondit qu’il avait d’autres nouvelles et que le Prince royal, abandonnant son premier projet, avait rebroussé chemin et se dirigeait vers le Nord. Du reste, on n’avait rien à craindre, puisque les forts couvrant Paris du côté de l’Est étaient occupés et seraient défendus par les marins de la flotte, sous le commandement des amiraux. Il eût voulu, — il le répéta plusieurs fois, — lui aussi, assurer à la capitale le concours de l’armée de Mac-Mahon, mais le ministre de la Guerre en avait décidé autrement ; il fallait donc tirer parti de la situation, telle qu’elle était ; et, en réalité, cette situation n’était point mauvaise. Si notre armée était battue, elle se retirerait à Paris, dont la route était ouverte ; si elle était victorieuse, elle pousserait vigoureusement sa pointe en avant ; si elle n’obtenait qu’un demi-succès, on en profiterait pour obtenir ou imposer un armistice qui ne serait que le préliminaire de la paix.

Brame riposta : « Pourquoi ne pas tenter d’ouvrir des négociations dès aujourd’hui ? » Trochu répondit : « Ce serait escompter les bonnes chances de notre avenir ; la guerre se terminera sous Paris et nous ferons en sorte qu’elle se termine bien. » Brame n’était point le seul à désespérer. Le même jour, pendant la séance du Corps législatif, un député nommé de Bussières s’approcha de Schneider, qui présidait, et lui raconta que son parent, receveur général à Colmar, avait été enlevé et conduit à Rastatt, où il était retenu prisonnier. Bussières demandait à Schneider de faire, s’il se pouvait, intervenir la diplomatie, afin que le captif fût remis en liberté. Schneider répondit : « Ah ! votre cousin est à Rastatt, il est bien heureux ; je voudrais être à sa place. »

Le lendemain 25, le Conseil des ministres fut assez agité. Brame, ne se contenant plus, avait mis le feu aux poudres, déclaré que la défense était incohérente, qu’à une grave défaite on allait ajouter des défaites irréparables, qu’il fallait ne plus se payer de mots, voir les choses telles qu’elles étaient, que l’on serait coupable de ne pas éclairer l’opinion publique, de ne pas dire la vérité, si lamentable qu’elle fût, que l’on ne jouait pas ainsi le sort d’une nation et que le vrai courage, en ce moment, était non pas d’envoyer des hommes à la boucherie, mais de reconnaître sa faiblesse, d’avouer le tort d’une agression mal justifiée et de demander à ouvrir des négociations en y intéressant les puissances neutres. Ce fut un haro, et Brame se vit littéralement injurié par ses collègues en portefeuille.

L’Impératrice, qui rêvait de jouer les Jeanne d’Arc, s’étonna que l’on osât tenir un pareil langage, au moment où les nouvelles qu’elle avait reçues étaient plus favorables que l’on n’eût été en droit de l’espérer ; elle ne pouvait pas dire qu’elle savait que la jonction de Bazaine et de Mac-Mahon était faite, mais elle affirmait qu’elle n’en doutait pas ; que, du reste, elle avait donné son fils, son fils unique à cette guerre, et que c’était tout ce que l’on pouvait exiger d’elle ; mais que, si, par malheur, notre courage n’arrêtait pas l’ennemi, si l’Allemand tentait de s’approcher de Paris, elle serait la première à monter à cheval et à prouver qu’entre ses mains le sceptre de France n’était point tombé en quenouille. Que répondre ? On ne répondit pas ; et une fois de plus, rentré dans son cabinet de travail, Brame put dire : « Tout est perdu ! » Oui, tout était perdu, perdu sans ressource, sans possibilité de se ressaisir. La France ressemblait à ces hommes frappés par la foudre qui, dit-on, gardent les apparences de la vie et tombent en cendres dès qu’on les touche.

Dans le groupe d’amis qui vivaient autour de moi, qui chaque soir, à l’heure du dîner ou après, venaient m’apporter et chercher le contingent des nouvelles, on ne se faisait plus d’illusion. Après nous être non pas enivrés, mais saoulés d’espérances, nous nous trouvions face à face avec la réalité, et la réalité était horrible ; tout nous y ramenait ; l’angoisse était si violente que l’on n’y pouvait échapper ; les prévisions les plus sombres nous accablaient et nos prévisions ont été dépassées. Ce qui augmentait notre douleur et — pourquoi ne pas le dire ? — notre découragement, c’est que nous comprenions que nul homme, ni dans le gouvernement, ni à l’armée, n’était de taille à nous arracher à l’abîme où nous roulions. Dans le gouvernement — régence, ministère, Corps législatif, Sénat, — toutes les cervelles étaient en débandade ; dans l’armée, toutes les énergies étaient en défaillance ; la France a si peu l’habitude d’être vaincue que personne n’avait plus le sens commun et que l’on semblait fermer les yeux pour ne pas voir le péril.

Les jours ne s’écoulaient plus ; ils se traînaient, haletants, lourds, sans air ni clarté. On vivait dans la nuit, et la nuit est propice aux cauchemars. L’émotion nous débordait ; je me rappelle que, revenant du Journal des Débats avec Albert Petit, nous fûmes arrêtés sur les quais par un régiment — d’infanterie de marine si je ne me trompe — qui se rendait à une gare de chemin de fer. Il y avait du désordre dans les rangs ; quelques hommes que l’on avait trop « régalés » n’étaient point de bonne tenue et avaient des oscillations qu’en d’autres temps la salle de police aurait punies. Sans parler, nous les regardions défiler ; au milieu du peloton d’honneur le drapeau parut ; instinctivement nous le saluâmes et nous ne pûmes réprimer un sanglot.

Si nous étions si profondément troublés en voyant ces soldats qui s’en allaient mourir, en brûlant « les dernières cartouches », nous n’avions pas envie de rire en apercevant les déguisements grotesques dont les « francs-tireurs » aimaient à se revêtir. Veste de velours, ceinture de laine bleu de ciel, armés d’un revolver, sifflet d’appel à la boutonnière, pantalon de toile entré dans la botte, chapeau tyrolien à plume de coq, ils se pavanaient dans les rues, se miraient dans les glaces des cafés, semblables à des bandits d’opéra-comique, se délectant à ce carnaval de patriotisme et empruntant leurs costumes aux titis ou aux débardeurs des journaux de mode.

Ô misère de la patrie ! ces jeunes hommes vigoureux, emportés par le goût du cabotinage et de la mascarade, jouaient à la guerre et n’avaient même point l’idée, puisqu’ils voulaient combattre, d’aller s’engager dans les régiments qui marchaient vers la frontière. Là, on eût pu utiliser leur bon vouloir qui resta stérile, parce qu’il échappa à toute discipline et à toute direction. Ils tuèrent quelques hommes à l’ennemi, des hommes isolés allant au grappillage et à la maraude, mais, sauf les « tirailleurs de la Seine », qui tinrent au pont de Sèvres pendant toute la période de l’investissement, on peut dire que ces partisans firent à l’armée allemande un mal qui retomba au centuple sur nous, car partout où leur présence fut signalée les Prussiens brûlèrent les fermes et les villages.

Le jeudi 1er septembre, mon valet de chambre, en entrant à sept heures du matin chez moi, tenait un journal à la main et avait le visage rayonnant. « Est-ce donc une victoire ? — Non, monsieur, c’est bien mieux, le roi de Prusse est devenu fou ; la guerre va finir. » Il me tendit le journal Le National ; je l’ai gardé et je copie textuellement l’article que j’y lus avec un sentiment de colère et de dégoût dont je ne fus pas maître :

« Le roi Guillaume est fou. Les vives émotions qu’il a éprouvées à la suite des combats du 14, du 16 et du 18, dans lesquels a été fauchée la fine fleur de l’aristocratie prussienne, avaient déjà ébranlé sa raison, qui n’aurait pu tenir devant les détails de l’horrible scène dont ont été témoins les carrières de Jaumont. L’état du roi a été dissimulé le plus longtemps possible, et M. de Bismarck s’est rendu en toute hâte auprès de la reine Augusta pour tâcher de parer au coup fatal porté à la dynastie des Hohenzollern. Il serait revenu précipitamment au quartier général pour empêcher le départ du roi, qui voulait rentrer en Prusse. L’état d’hostilité dans lequel se trouvent le Prince royal et le prince Frédéric-Charles pourrait amener les plus graves conséquences, si l’apparence de l’autorité du roi n’était là pour les contenir. Voilà des incidents avec lesquels n’avaient point compté ni la diplomatie de M. de Bismarck, ni la stratégie de M. de Moltke. »

C’est le commencement de ce système de fausses nouvelles qui prévaudra pendant toute la guerre, afin, disait-on, de remonter le moral de la population. Il n’est bourde si invraisemblable, mensonge si honteux que l’on ne jette en pâture à la crédulité publique ; c’est ainsi que l’on entretiendra ces illusions qu’il eût été sage de dissiper, car elles n’ont produit que d’inutiles massacres et la prolongation de souffrances où le peuple de Paris s’est démoralisé. Une fois engagé sur cette voie, on ne saura plus où s’arrêter ; et, dans le mois de novembre, un journal ira jusqu’à publier cette dépêche extravagante : « Nous apprenons de source certaine qu’avant-hier six cent mille Américains ont débarqué à Bordeaux avec leur attirail de guerre complet, pour venir débloquer Paris. » Cette calembredaine fit-elle hausser les épaules à tout le monde ? Je n’en répondrais pas.

Ce jour même, ce jeudi 1er septembre, j’allai de bonne heure à l’État-Major de la place pour voir le général de Malroy. Ses plantons me connaissaient ; j’entrai sans frapper. Au lieu de trouver le général assis à sa table, au milieu de ses paperasses, dans la chambrette carrelée qui lui servait de cabinet, je le vis debout, appuyé de l’épaule contre la muraille, les yeux fichés en terre et comme pétrifié dans sa méditation. Il leva la tête, me fit bonjour du regard et me dit : « Tu sais la nouvelle ? — Non. — Failly s’est laissé rattraper, surprendre et battre à Beaumont ; sa retraite est une déroute ; Mac-Mahon ne peut plus secourir Bazaine. » Je restai assommé du coup. « Et que va-t-on faire ? » De Malroy haussa les épaules : « Eh ! que sais-je ce qu’ils vont inventer encore ? L’affaire de Beaumont prouve que toute l’armée allemande est à leurs trousses ; ils vont chercher un point d’appui ; ils n’en ont d’autre que Sedan. Or Sedan est un cul de basse-fosse ; si on s’y laisse enfourner, on y sera étouffé. — Mais la place est très forte. — Elle était forte, oui, avec la vieille artillerie de courte portée ; mais, avec l’artillerie moderne, la place sera mortelle. » Avisant une cuvette placée sur le marbre du poêle, il me dit : « Tiens, voilà Sedan ; si nous sommes au fond et si les Allemands sont sur les bords, il n’y aura plus qu’à dire son in manus et à mourir. »

Il était sans colère, comme un vieux soldat qui a traversé le fer et le feu. À ma question : « A-t-on d’autres détails ? » il répondit : « Non, c’est tout ce que l’on sait, et en vérité cela suffit. On dit que l’Empereur a pu se jeter en Belgique avec l’armée, mais ce n’est qu’un on-dit et nulle dépêche ne l’a confirmé. — Que dit Trochu ? — Le gouverneur de Paris pérore ; il explique ce que l’on aurait dû faire, mais n’explique pas ce qu’il fera. Il répète : « Je vous l’avais bien dit. » Il lève les bras au ciel et s’écrie : « Si l’on m’avait écouté ! »

De Malroy continuait, pensant tout haut : « Vinoy est parti avec 45 000 hommes ; heureusement il n’arrivera pas à temps ; il ramènera ses troupes sous Paris. 45 000 hommes ramassés un peu partout, sans esprit de corps, sans grande cohésion, pour faire face à l’Allemagne qui va nous canonner et pour maintenir la tranquillité dans nos rues, où 400 000 gardes nationaux sont tout disposés à chanter La Carmagnole, ce n’est pas trop. La bataille au-dehors, l’émeute au-dedans, c’est complet ; nous pouvons reconnaître, comme Guatimozin[1], que nous ne sommes pas sur un lit de roses. » Je regimbais contre l’évidence, je me débattais. « Mais enfin un pays comme le nôtre n’est pas anéanti pour deux ou trois batailles malheureuses ; nos ressources sont à peine entamées et Palikao est homme de bon conseil. » De Malroy ébaucha une grimace qui voulait être un sourire et répondit : « Palikao, je l’ai vu cette nuit ; j’ai été prendre ses ordres pour attirer à Paris tous les contingents que nous pouvons encore réunir ; il a perdu la tête, et, en la perdant, il ne perd pas grand-chose. »

C’est ainsi que j’appris la défaite du général de Failly à Beaumont ; c’était le prélude du finale. L’écroulement allait se produire ; je raconterai ce que j’ai appris par le général Lebrun, le marquis de Galliffet et le lieutenant-colonel von Sommerfeld, qui était aide de camp du Prince royal de Prusse. Il est certain que Mac-Mahon avait au moins trente-six heures d’avance sur l’armée allemande et que, s’il eût fait diligence, il pouvait arriver du côté de Montmédy sans avoir été attaqué. Cela n’aurait rien préjugé sur son action pour délivrer Bazaine, mais du moins il eût gardé ses troupes intactes et à portée de concentration. Sa marche de flanc, qui ne pouvait réussir qu’à la condition d’être menée rondement et conduite avec une extrême énergie, fut d’une inconcevable lenteur. Il rechignait à s’éloigner vers le Nord, cela n’est point douteux ; mais puisqu’il avait fini par se résigner à une opération qu’il désapprouvait, il aurait dû profiter des avantages qu’il avait et ne les point aliéner par mauvaise humeur, par nonchalance et surtout avec l’arrière-pensée qu’il serait rappelé de façon à couvrir Paris.

À ces causes morales de retard vinrent s’ajouter des motifs matériels produits par le désarroi de l’intendance. Je regrette que, dès le début des hostilités, on n’ait pas fait pendre deux ou trois intendants ; cela aurait donné aux autres un peu moins de mépris pour leur devoir. Jamais pareille incurie, pareille insouciance ne vint en aide à l’ennemi, en aggravant, pour ainsi dire, l’infériorité numérique de nos troupes, qui, plus d’une fois, manquèrent de munitions et, presque toujours, en furent réduites à la maraude pour se nourrir. La cavalerie, au lieu de marcher en avant, afin d’éclairer l’armée, était forcée de rester à deux ou trois étapes en arrière, parce que les distributions de fourrages n’étaient jamais faites à l’heure opportune. En France, dans notre pays même, au milieu de nos ressources, à travers les villes qui s’empressaient autour de nos soldats, ceux-ci ne recevaient que des rations de biscuit, au lieu de pain, comme s’ils eussent manœuvré en plein Sahara contre les Touareg. On m’a dit que l’organisation de l’intendance militaire avait été modifiée de fond en comble depuis la campagne de 1870-1871 ; je l’espère, car une armée qui attend ses vivres et n’a pas de munitions en surabondance est une armée compromise, sinon perdue[2].

La marche fut lente et décousue ; on semblait s’en aller à l’aventure ; les traînards et les maraudeurs quittaient les rangs, pillaient la basse-cour des fermes, ne se souciaient guère de la discipline, toujours relâchée en temps de guerre, et jetaient du désordre moral au milieu de troupes déjà découragées par leurs échecs. Les trente-six heures d’avance furent perdues et bien d’autres encore. Pendant que nous défilions en courtes étapes et en fluctuations, le Prince royal de Prusse arrivait rapidement droit sur Châlons, où il comptait surprendre Mac-Mahon en formation au milieu de ces fameux Champs Catalauniques où jadis périt l’armée d’Attila. Le camp était évacué, les baraquements, les meules de fourrages, les magasins avaient été incendiés ; l’armée avait décampé, et, comme disent les veneurs, les Allemands faisaient buisson creux. Le Prince royal apprit, sans longue recherche, que le maréchal Mac-Mahon s’était dirigé sur Reims. Mais Reims n’était qu’une étape sur une route qui pouvait conduire à Paris par Soissons, ou vers le Nord par Rethel et Mézières. Le Prince royal était perplexe et restait indécis. Ce fut un journal français qui mit fin à son hésitation et lui indiqua le but qu’il devait atteindre.

Frédéric II disait : « Ce pauvre M. de Soubise est toujours battu ; cela n’a rien d’étonnant ; il a un espion et dix-huit cuisiniers ; moi, je n’ai qu’un cuisinier, mais j’ai dix-huit espions. » L’espionnage est en guerre d’usage traditionnel. À Paris, le 27 août, on avait fait un exemple terrible. Un certain capitaine Hart, déguisé en peintre paysagiste, avait été surpris et arrêté, pendant qu’il levait le tracé des routes qui aboutissent à Gien. Conduit à Paris, traduit devant un conseil de guerre ou une cour martiale, il fut condamné à mort. Jusqu’au bout, il fut arrogant : « L’Allemagne me vengera, ici même, dans votre Paris dont vous êtes si fiers. » On le fusilla au point du jour dans un des préaux de l’École militaire, et son corps fut porté sur un fourgon au cimetière Montparnasse, où il fut inhumé au no 4 de la troisième ligne de la vingt-deuxième division.

Aussitôt après nos dernières défaites, on vit des espions partout, et, en réalité, l’État-Major allemand en a utilisé un nombre considérable. À quoi bon ? Nos journaux n’ont rien caché ni de ce qu’ils pouvaient dire, ni de ce qu’ils auraient dû taire. Les journaux étrangers ont rivalisé avec les nôtres ; il semble qu’il y ait eu émulation pour dévoiler à l’Allemagne les mouvements militaires de la France ; les correspondants des journaux de Belgique, sous prétexte de fournir de bonnes informations à leurs lecteurs, étaient souvent en visite dans nos villes frontières et ne ménageaient point les renseignements dont l’ennemi profitait. On peut lire dans la Perseveranza du 25 septembre 1870 une dépêche ainsi conçue : « Berlin, 22 septembre. La Gazette de l’Allemagne du Nord reporte le mérite de la victoire de Sedan au correspondant de L’Indépendance Belge, qui, de Mézières, signalait tous les mouvements de Mac-Mahon. »

Ce ne fut point, hélas ! L’Indépendance Belge qui apprit au Prince royal la direction que le maréchal Mac-Mahon avait prise en quittant Reims ; ce fut un journal français, un journal parisien, Le Temps, dont les correspondances militaires avaient été remarquées. Le journal avait, je crois, ses entrées au ministère de la Guerre ; il y surprit le secret qu’il était nécessaire de dissimuler le plus longtemps possible ; et il le divulgua sans scrupule. Dès que le Prince royal fut instruit de ce qu’il avait tant d’intérêt à savoir, il brisa sa marche par une évolution à angle aigu et, se hâtant vers les Ardennes, parallèlement à Mac-Mahon, il y arriva avant lui et se posta à Beaumont, ayant encore le temps de donner à ses soldats un repos que les étapes forcées ne rendaient point inutile[3].

Le général de Failly, qui commandait le cinquième corps de l’armée de Mac-Mahon, arriva le 30 août à Beaumont, où, sans qu’il s’en doutât, il était attendu par le premier corps bavarois appartenant à l’armée du Prince royal et placé sous les ordres du général von der Tann. Le général de Failly s’était distingué à Mentana par un mot intempestif : « Les fusils Chassepot ont fait merveille. » Cette expression au moins déplacée lui fut reprochée avec amertume. S’il avait la parole malheureuse, ses actions ne valaient guère mieux. À la journée de Wœrth, son corps d’armée était posté à distance égale de Frossard et de Mac-Mahon ; il fut, comme l’âne de Buridan, immobilisé entre deux points qu’il pouvait secourir et vers lesquels il ne marcha pas, sous prétexte ou par la raison qu’il avait mal lu un nom de lieu dans une dépêche de pressant appel que le duc de Magenta lui avait adressée. Ses troupes auraient dû être intactes, mais, pour les amener des Vosges à Châlons, il leur avait fait faire tant de marches et de contremarches qu’elles étaient harassées, avaient semé bien des traînards au long des routes, perdu leurs bagages et qu’elles se sentaient démoralisées par les fatigues excessives qu’on leur avait imposées. Néanmoins, au matin du 20 août, elles avaient encore une apparence respectable ; le soir, ce n’était plus qu’une bande dispersée, où les bataillons se cherchaient sans se retrouver.

Le général de Failly, plein de confiance, en pays ami, ne sachant rien des manœuvres allemandes, marchait en masse compacte, avec l’insouciance française, n’étant pas plus éclairé par sa cavalerie que Douai ne l’avait été à Wissembourg, Mac-Mahon à Frœschwiller, Frossard à Forbach, l’Empereur à Borny, lorsque, le 14 août, il franchit la Moselle. On arriva vers onze heures du matin au campement indiqué de Beaumont. Les soldats formèrent les faisceaux et firent la soupe ; on mena les chevaux boire à la Meuse, où bien des hommes se baignèrent. Des paysans accoururent, pénétrèrent, non sans peine, auprès du général de Failly, qui déjeunait chez le maire et pestait d’être dérangé : « Mon général, les bois sont pleins de Prussiens ; ils ont une cavalerie nombreuse et beaucoup d’artillerie ; vous allez être attaqué par des forces supérieures. » De Failly levait les épaules. « Ah ! çà ! avez-vous la prétention de m’apprendre mon métier ? » On insistait ; il riait ou s’impatientait et demandait qu’on le laissât tranquille. D’autres émissaires arrivaient : « Général, méfiez-vous ; il y a des Prussiens de tous côtés. » Il riposta : « Tas de c…, vous voyez des Prussiens partout ; les Prussiens ! je sais où ils sont, moi ! Ils sont à vingt lieues d’ici ; f…-moi la paix ! »

Dix minutes après, des paquets de mitraille, tombant de plein fouet au milieu de ses troupes, qui mangeaient, lavaient le linge ou dormaient, lui apprirent que les Allemands étaient moins éloignés qu’il ne l’avait supposé. Nos soldats étaient ébranlés avant d’avoir pu combattre ; cette fois, les fusils Chassepot ne firent point merveille. On abandonna le champ de bataille, où l’on se sentait menacé d’être détruit, et l’on se dirigea vers Sedan par une marche de nuit mal ordonnée, confuse, qui mêla les régiments et produisit plus que du désordre.

Il ne suffit pas de bien se battre ; nous y excellons et, à cet égard, nos adversaires nous ont rendu justice ; il faut savoir faire la guerre, c’est une science difficile et complexe, à laquelle, en 1870, on n’entendait plus rien. L’école militaire de la France, l’Algérie, a été funeste. La seule bataille rangée qu’on y livra, Isly, nous a coûté quatre-vingt-un morts. En Crimée, en Italie, malgré les grands combats, parfois si meurtriers, il n’y eut que des rencontres d’où celui qui frappait le plus fort sortait victorieux, où l’ensemble des héroïsmes individuels tint lieu de stratégie. L’entrain personnel a tout fait dans ces campagnes, mais que peut-il contre des masses disciplinées, menées avec une science mathématique, en vertu d’un plan conçu dès longtemps, profondément médité et dont l’on ne s’est pas écarté ?

Nos ennemis ont fait plus d’une faute, je le crois, mais nous en avons tant fait que nous n’avons pas eu le loisir de nous apercevoir de celles qu’ils ont commises et qui, en tout cas, ne paraissent pas leur avoir été bien préjudiciables. Je ne veux point m’en prendre au destin et accuser les dieux immortels, mais notre mauvaise fortune dépassa la mesure et fut empirée par une série d’incidents qui semblent avoir été suscités contre nous par des divinités hostiles. Ce n’était pas assez d’être vaincus, désordonnés, mal dirigés, il fallait qu’au cours d’une bataille — de la bataille suprême — le commandement en chef passât dans trois mains différentes.

Après l’affaire de Beaumont, qui mettait fin à toute tentative de Mac-Mahon pour rejoindre Bazaine, la retraite fut ordonnée sur Sedan et ainsi se trouva réalisée la prédiction du général de Malroy. Nul parmi les officiers généraux n’avait plus foi dans nos armes. Quelle que fût l’issue d’une bataille nécessairement prochaine, on savait qu’elle serait meurtrière et pleine de périls ; on voulut y soustraire l’Empereur, ne fût-ce que pour conserver un chef d’État pouvant traiter de la paix, en cas d’une défaite qui, d’heure en heure, semblait devenir plus probable. On le conjura de se retirer sur Mézières, pendant que la route en était libre encore ; là il serait en sûreté et, ralliant le treizième corps, commandé par Vinoy, il pourrait rétrograder sur Paris et en activer la défense. Quant à l’armée, malgré le découragement qui avait saisi les âmes, on restait encore convaincu que le plus grand désastre dont elle pourrait être frappée était de se voir contrainte à franchir la frontière et à se jeter en Belgique.

Avec l’impassibilité qui jamais ne l’abandonnait, ni pendant ses souffrances matérielles, ni au cours de ses angoisses morales, l’Empereur refusa. Il avait désapprouvé l’opération dont il allait, avec son armée, être victime ; comme Mac-Mahon, il s’était soumis aux ordres du gouvernement, représenté par la régente et par le ministre de la Guerre. Il avait accepté un devoir qui était au-dessus de ses forces, il le reconnaissait trop tard pour y renoncer ; il ne voulut pas s’éloigner et déclara qu’il ne quitterait point les soldats dont il partagerait le sort. Le bruit courut dans les rangs qu’il avait fait comme Napoléon Ier à la fin de la campagne de Russie et après Waterloo ; on se répétait à voix basse, et même à voix haute, qu’il avait décampé. Pour faire taire ces rumeurs, il lança une proclamation qui fut lue aux troupes dans la matinée du 31 août. Il tentait de réveiller la confiance de l’armée qu’il adjurait de faire son devoir. À travers les phrases obligatoires en pareil cas, on comprenait que le découragement les avait dictées.

Lorsque la proclamation impériale — la dernière du Second Empire — fut portée à la connaissance des troupes, elles étaient réunies en demi-cercle devant Sedan. Les quatre corps d’armée étaient massés de façon à faire face à l’ennemi que l’on attendait, mais la rive gauche de la Meuse restait libre et permettait des approches qui nous furent cruelles. À cette heure décisive, Mac-Mahon avait-il un plan arrêté ? avait-il, en sa pensée, résolu la question de la retraite à laquelle il ne pouvait douter d’être réduit ; savait-il s’il prendrait sa route à l’Ouest, sur Mézières, à l’Est, vers Carignan, au Nord, pour se réfugier en Belgique ? J’en doute, et tous les généraux qui étaient présents à la bataille et que j’ai pu interroger en ont douté comme moi. Avait-il compté que Sedan était en état d’offrir un point de résistance capable d’arrêter les avalanches allemandes qui se précipitaient sur nous ? Je ne puis le croire.

Malgré son classement de ville fortifiée, Sedan n’était plus qu’une masure de guerre, un refuge propre à attirer une armée en déroute, où elle serait écrasée sans pouvoir en sortir. Les pièces de rempart n’avaient même pas leur approvisionnement réglementaire ; les magasins étaient vides, les murailles défectueuses n’auraient pu supporter deux heures de bombardement. C’est la lenteur de nos marches — on avait employé cinq jours à faire vingt-six lieues — qui nous avait acculés à cette impasse ; les Allemands y étaient arrivés sur nos pas ; nous ne pouvions plus éluder la bataille qu’ils nous offraient et que nous fûmes obligés de recevoir dans de déplorables conditions.

Le 31 août, avant la fin de la journée, nous avions été refoulés ; je me hâte de dire que nous combattions un contre trois ; les Allemands nous avaient chassés des hauteurs que nous occupions, ils étaient sur les bords de la cuvette ; nous étions rejetés dans le fond, sous le feu plongeant d’une artillerie formidable. Déjà des soldats surmenés avaient quitté leur régiment et se glissaient dans la ville. Le 1er septembre, vers cinq heures du matin, le combat reprit de plus belle et sembla porter tous ses efforts vers Bazeilles, où le douzième corps fut admirable ; il était commandé par le général Lebrun et comptait dans ses rangs la division de l’infanterie de marine qui, sous les ordres du général Vassoigne, fut héroïque. L’Empereur était au feu, et si fort en péril que, voulant épargner son état-major, où plus d’un officier était déjà tombé, il força son escorte à s’abriter derrière une muraille près de laquelle un bataillon de chasseurs à pied attendait le moment d’entrer en ligne. Napoléon III resta exposé aux projectiles ennemis, n’ayant à ses côtés que l’aide de camp de service, qui était le général Pajol, le premier écuyer, Davilliers, le docteur Corvisart et un officier d’ordonnance, le capitaine d’Hendecourt, qui fut tué.

Avant six heures du matin, Mac-Mahon, qui était sur une hauteur d’où il essayait d’étudier le terrain, car il lisait imparfaitement les cartes, fut démonté et blessé. Un éclat d’obus renversa son cheval et le frappa grièvement lui-même à la hanche. Le commandant en chef était hors de combat. Il fit appeler le général Ducrot, lui remit la direction des opérations militaires et lui confia les dispositions qu’il avait cru devoir adopter pour sauver l’armée, s’il en était temps encore. Ducrot était un homme brave et expérimenté ; la charge était lourde, à ce moment où le salut était plus que compromis ; il l’accepta sans observation et se mit à l’œuvre. L’Empereur et le maréchal Mac-Mahon se rencontrèrent, ils échangèrent quelques paroles ; l’un, après avoir appris que le général Ducrot commandait en chef, s’éloigna vers une batterie que l’on venait d’installer pour arrêter un mouvement que l’ennemi accentuait contre nous ; l’autre, porté sur un brancard d’ambulance, s’en alla vers Sedan.

L’Empereur errait sur le champ de bataille, au hasard, cherchant toujours à gagner les collines où il comprenait que les Allemands allaient se renforcer. Silencieux, courbé, pliant sous le faix qui l’accablait, il put répéter la parole que Napoléon Ier prononça le 18 juin 1815 : « Tout est fini ! » Pendant qu’il traversait le fond de Givonne, un officier de chasseurs à pied s’élança vers lui et lui dit : « Je suis du pays et je le connais bien ; si on laisse tourner le bois de la Garenne, l’armée sera entourée et se trouvera dans une situation désespérée. » L’Empereur ordonna à l’un de ses officiers d’état-major d’aller transmettre cet avis au général Ducrot. L’officier revint et dit : « Le général Ducrot n’est plus commandant en chef ; c’est le général de Wimpffen. » L’Empereur ne put réprimer un geste de surprise et murmura : « Nous sommes vraiment trop malheureux. » Quelques instants après, dans un chemin encaissé, il rencontra Wimpffen et lui donna le conseil de faire protéger le bois de la Garenne ; Wimpffen répondit : « Que Votre Majesté ne s’inquiète pas ; avant deux heures, je les aurai jetés dans la Meuse. » Ceci se passait vers neuf heures et demie du matin. Ainsi, dans l’espace de quatre heures, trois commandants en chef s’étaient succédé et chacun d’eux avait essayé de mettre à exécution un plan différent. Dans une manœuvre de champ de Mars, de si brusques modifications produiraient du désordre ; on peut imaginer ce qu’il en résulta sur un champ de bataille fouaillé par la mitraille, labouré par les obus et sur lequel on ne se maintenait qu’avec peine.

Wimpffen s’était emparé du commandement dans des circonstances qu’il faut faire connaître. Après la conduite inepte du général de Failly pendant la journée de Wœrth, on avait décidé de le remplacer à la tête du cinquième corps et, à cet effet, on avait appelé le général de Wimpffen, qui, alors, était en Algérie. Il était accouru et, en traversant Paris, il avait vu Palikao, le ministre de la Guerre, qui, séduit par sa faconde et ses belles phrases, lui avait remis des lettres de service en vertu desquelles il devait prendre le commandement en chef, au cas de mort ou de blessure grave du maréchal Mac-Mahon. Il avait donc en poche sa nomination éventuelle et s’était gardé d’en parler, lorsque arrivé à l’armée le 30 août dans la soirée, il avait été reçu par l’Empereur. Quand le maréchal Mac-Mahon remit aux mains du général Ducrot le sort de l’armée, Wimpffen ne réclama pas et resta muet ; mais, trois heures plus tard, remarquant que l’attaque des Bavarois sur Bazeilles — qui n’était qu’une fausse attaque destinée à masquer le mouvement tournant qu’exécutaient le Prince royal de Prusse et le Prince royal de Saxe — semblait repoussée par le général Lebrun, il prit bonne espérance, s’imagina que la journée pourrait être nôtre, voulut en saisir la gloire et communiqua au général Ducrot les lettres de service qui l’appelaient au commandement en chef. Ducrot, qui, par obéissance, avait accepté la charge — c’en était une — que lui avait confiée Mac-Mahon, s’inclina devant le général Wimpffen et se conforma aux instructions inattendues qu’on lui transmettait. Il expliqua à son successeur le plan qu’il suivait ; Wimpffen répondit : « C’est bien », et se hâta de donner des ordres contradictoires à ceux que les troupes avaient reçus.

Attaqués de toutes parts, décimés par une artillerie dont les pièces semblaient se multiplier, nous faisions bonne figure à l’infortune, et nous luttions avec une énergie sans espoir, qui arracha des cris d’admiration au roi Guillaume. Voyant la charge des chasseurs d’Afrique que menait le général marquis de Galliffet, charge inutile qui ne pouvait rien changer à l’issue de la journée, charge chevaleresque et meurtrière, faite pour l’honneur, il s’écria : « Oh ! les braves gens ! » Jusqu’à deux heures, on lutta pied à pied ; les actes de courage personnels furent extraordinaires ; vieux soldats et conscrits se battaient comme à Roncevaux, car chacun sentait instinctivement que là, sur cet implacable terrain, c’était le sort même de la France qui se décidait. À ce moment, le Prince royal de Prusse venant de l’Ouest et le Prince royal de Saxe arrivant de l’Est firent leur jonction sur le plateau d’Illy, que Wimpffen avait refusé de faire occuper en forces, malgré les objurgations du général Ducrot. Dès lors, l’armée française était cernée ; coupée de Mézières, d’où elle tirait ses vivres et ses munitions, elle était rejetée dans Sedan, dans une place sans étendue où l’encombrement seul était un péril et qui était battue par plus de cinq cents bouches à feu placées sur le cercle de hauteurs dont elle est dominée. C’en était fait ; une trouée même était impossible ; on la tenta ; on n’avait pas fait vingt pas qu’il y fallut renoncer.

La muraille, c’est-à-dire l’apparence d’un abri, exerce sur le soldat dérouté une invincible attraction, car il est naturel de vouloir échapper à la mort. Sedan, qui allait devenir un tombeau, semblait un refuge, on s’y précipita. Les soldats n’écoutaient plus leurs officiers entraînés dans le recul général. On se battait, on se massacrait aux portes : à qui entrerait le plus vite. Nul raisonnement, nul respect de soi-même ; on était affolé : l’homme avait fait place à la bête humaine, la plus féroce de toutes, lorsqu’elle a pris peur et que son salut est en jeu. Les fantassins, les cavaliers, les équipages du train, les batteries incomplètes, les voitures d’ambulance, les fourgons de la manutention, les charrettes réquisitionnées, tout fuyait, convergeait vers Sedan, se mêlait, s’étouffait, s’écrasait dans les baies trop étroites et risquait, à toute minute, de rompre la chaîne des ponts-levis. Un témoin oculaire m’a dit : « C’était une tempête de gémissements et de malédictions. Au milieu de la foule massée dans les rues, si nombreuse, si pressée qu’on pouvait s’y mouvoir à peine, les obus tombaient, éclataient et faisaient des vides rapidement comblés. Sur sept ou huit points, la ville flambait. Des femmes folles de terreur criaient : « C’est la fin du monde », se frappaient la poitrine et priaient. »

Vers trois heures, l’Empereur, qui était venu conférer avec le maréchal Mac-Mahon, voulut sortir de Sedan, pour aller se rendre compte par lui-même de la situation, qu’il s’obstinait peut-être à ne pas croire aussi désespérée qu’elle l’était. Cela lui fut impossible ; il était bloqué par ses troupes, qui s’y étaient réfugiées et qui formaient un obstacle infranchissable. Les commandants de corps purent, après des efforts inouïs, parvenir jusqu’à l’Empereur et lui dirent qu’après douze heures d’un combat inégal leurs soldats, exténués de fatigue, épuisés par la faim, — depuis près de deux jours nulle ration n’avait été distribuée, — découragés par cette série d’échecs, n’étaient plus qu’une proie pour l’ennemi, auquel ils ne pouvaient opposer de résistance sérieuse. L’Empereur envoya trois officiers d’ordonnance porter au général Wimpffen le conseil de demander un armistice. Les officiers ne revinrent pas, soit qu’ils n’aient pu réussir à traverser la foule qui encombrait la ville, soit qu’ils n’aient point découvert le général en chef, soit qu’ils soient morts en route. Napoléon III se souvint alors qu’il était souverain et qu’il était responsable vis-à-vis de la nation, vis-à-vis de lui-même, du sang inutilement versé. Il eut pitié de ces pauvres gens qui avaient fait leur devoir, plus que leur devoir, et qui tombaient sans défense, sans possibilité de défense, comme des épis abattus par la faux. Il fit arborer le drapeau blanc sur la citadelle. Peu de minutes après, le feu avait cessé.

Le roi de Prusse dépêcha immédiatement un officier en parlementaire qui, au nom de son souverain, réclama la reddition de la place. L’Empereur en référa au général de Wimpffen, qui répondit en envoyant sa démission de général en chef. C’en était trop ; avoir inopinément revendiqué la direction souveraine, parce que l’on croyait à la victoire ; avoir, sous le feu de l’ennemi et avec des troupes engagées à fond, bouleversé un plan adopté ; avoir refusé de faire occuper le seul point qui ouvrît encore une issue pour passer, quitte à se jeter en Belgique, comme plus tard Bourbaki devait pénétrer en Suisse ; avoir demandé deux heures, pas plus, pour pousser les Allemands dans la Meuse ; avoir, en accumulant faute sur faute, converti une défaite en catastrophe et, à la minute suprême, répudier toute responsabilité, c’était inadmissible.

L’Empereur refusa d’accepter la démission et fit bien. Un tel fait n’est pas unique, nous eûmes à le subir de nouveau. Qui ne se rappelle la proclamation du général Trochu : « Le gouverneur de Paris ne capitulera pas », suivie peu après de la démission du susdit et de la capitulation que la pudeur du Gouvernement de la Défense nationale décora du nom de traité d’armistice ? Je me suis souvent demandé comment ces compromis de conscience, qu’en tout autre sujet on qualifierait de pantalonnades, parvenaient à s’accommoder avec les exigences de l’honneur militaire ? J’en suis encore à me répondre.

L’Empereur, avec cette résignation flegmatique qui tenait au fatalisme que les incidents extraordinaires de son existence lui avaient sans doute inspiré, accepta le désastre sans récriminer. Il espérait, a-t-on dit, mettre fin à la guerre en se constituant prisonnier et en s’offrant aux rancunes allemandes ; cela est possible, mais il est plus probable qu’il adopta une si dure résolution, parce qu’il ne lui en restait pas d’autre à prendre. Il envoya le général de brigade Reille, son aide de camp, porter au roi de Prusse la lettre suivante :

« Monsieur mon frère, n’ayant pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu’à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté. Je suis de Votre Majesté le bon frère : Napoléon. »

Le roi Guillaume répondit :

« Monsieur mon frère, en regrettant les circonstances dans lesquelles nous nous rencontrons, j’accepte l’épée de Votre Majesté, et je la prie de bien vouloir nommer un de vos officiers, muni de vos pleins pouvoirs, pour traiter de la capitulation de l’armée qui s’est si bravement battue sous vos ordres. De mon côté, j’ai désigné le général de Moltke à cet effet. Je suis de Votre Majesté le bon frère : Guillaume. Devant Sedan, le 1er septembre 1870[4]. »

Fraternité de souverain, fraternité de Caïn ; il y a longtemps que le mot a dû être dit pour la première fois. L’Empereur essaya d’avoir une entrevue immédiate avec le roi de Prusse ; il eût voulu s’entendre avec lui, en tête-à-tête, sans témoin, avant que les délégués militaires eussent fait leur œuvre ; il croyait sans doute pouvoir obtenir de Guillaume victorieux des conditions meilleures que celles que lui imposeraient de Moltke et Bismarck. Ses efforts furent vains. Le roi se méfiait d’un accès de sensibilité, des égards que l’on se doit entre têtes couronnées ; il refusa, ajournant l’entrevue au lendemain, lorsque les préliminaires de la capitulation auraient été réglés par les personnages officiels et selon les lois — selon les rigueurs — de la guerre.

Dans la soirée du 1er septembre, le général de Wimpffen se rencontra avec le général de Moltke, en présence de plusieurs officiers des états-majors allemand et français. Il est inutile de rapporter les incidents de ce conciliabule, qui ne pouvait aboutir pour nous qu’à une soumission presque absolue aux volontés d’un vainqueur, contre lequel il nous était devenu impossible de lutter sur ce terrain où notre armée venait de subir une déroute complète. De Moltke, sec, froid, avec son regard d’acier et son visage d’eunuque, ne se laissait égarer par aucune considération. Il connaissait le but qu’il visait, et il y allait implacablement. Il établit entre ses forces et les nôtres un bilan qu’il faut retenir, car on y trouve l’explication de cette suite ininterrompue de défaites qui nous battaient depuis le commencement de la campagne ; il dit au général de Wimpffen, qui argumentait et semblait menacer de rouvrir les hostilités : « Votre armée ne compte pas en ce moment plus de 80 000 hommes ; nous en avons 230 000 qui l’entourent complètement ; notre artillerie est toute en position et peut foudroyer la place en deux heures ; vos troupes ne peuvent sortir que par les portes et sans possibilité de se former en avant ; vous n’avez de vivres que pour un jour et presque plus de munitions. Dans cette situation, la prolongation de la défense ne serait qu’un massacre inutile, la responsabilité retombera sur ceux qui ne l’auront point empêché. »

Ce qu’il y a de triste, c’est que le général de Moltke n’avait pas énoncé un fait qui ne fût de la plus scrupuleuse exactitude. Se rappelle-t-on la discussion de la loi du maréchal Niel en 1867 et Thiers s’écriant à la tribune : « L’Allemagne peut nous opposer 300 000 hommes, pas un de plus ! En outre, nous aurons toujours deux ou trois mois devant nous pour préparer les gardes mobiles. » Deux ou trois mois ! Le 20 août 1870, au moment où Mac-Mahon allait marcher vers le Nord, c’est-à-dire moins d’un mois après la déclaration de guerre, quinze jours à peine après la bataille de Wœrth, les forces allemandes étaient ainsi distribuées : devant Metz, le prince Frédéric-Charles avec 210 000 hommes ; le Prince royal de Saxe près de la frontière belge avec 100 000 hommes, reliant sa gauche à la droite du Prince royal de Prusse, qui, à la tête de 150 000 hommes, avait établi son quartier général à Bar-le-Duc. Donc 460 000 hommes, auxquels nous pouvions à peine en opposer 220 000 ; là est le secret de nos désastres, qui furent singulièrement aggravés par une intendance détestable, par l’incohérence de notre commandement et par la rectitude du commandement prussien.

Au cours de sa discussion avec Wimpffen, le général de Moltke laissa échapper ou lâcha intentionnellement une boutade très dure pour nous, mais qu’il est bon de rappeler, car nous y pouvons trouver un enseignement profitable ; il s’écria : « Eh ! la voilà bien, votre nation présomptueuse ! Sur tous vos officiers prisonniers, nous avons trouvé des cartes de l’Allemagne et pas une seule de vos régions du Nord-Est ; cela cependant ne vous eût pas été inutile. » Hélas ! ce fait ne fut pas isolé et nous le verrons se reproduire pour les armées que Gambetta improvisait.

Au lever du jour, le 2 septembre, Sedan était un cercle enfermé dans un autre cercle. Pendant que les débris de nos troupes se tassaient dans la ville, sans ordre, au hasard, dans les rues où l’on se couchait les uns contre les autres, dans les caves dont on défonçait les tonneaux, l’armée allemande avait pris position. Notre dernier refuge était hermétiquement entouré. Les corps se touchaient, comme à un défilé de revue, et, au-dessus d’eux, l’artillerie occupant les hauteurs se tenait prête à faire feu de toutes pièces. Les soldats regardaient Sedan, disaient : « Kaiser ist da ; l’Empereur est là », et se réjouissaient, car ils croyaient la guerre terminée ; ils étaient loin de compte. Les états-majors étaient ivres de joie ; les officiers s’embrassaient ; un seul homme ne s’y trompa point. Le roi Guillaume, aux félicitations de ses généraux, répondit : « Vous croyez la guerre terminée ; elle va commencer. »

Le 2 septembre, l’Empereur eut une entrevue particulière avec Bismarck et un entretien secret avec le roi de Prusse. Les deux souverains se rencontrèrent au petit château de Bellevue. Quelles pensées agitèrent le roi Guillaume pendant qu’il se rendait auprès de « son bon frère » ? Rappelait-il à sa mémoire les souvenirs de 1806, alors qu’âgé de neuf ans il fit le voyage haletant de Berlin à Stettin, de Küstrin à Kœnigsberg, et que l’on se penchait aux portières des voitures, pour voir si la cavalerie de Murat ne galopait pas sur la route ? Revit-il la petite ville de Memel ? C’est tout ce qui restait du royaume. Il y regardait manœuvrer quelques bataillons : c’est tout ce qui restait de l’armée, de cette armée du grand Frédéric qui avait fait trembler l’Europe. Évoqua-t-il l’image de sa mère, de cette belle reine Louise dont il avait vu couler les larmes, dont il avait entendu les imprécations, lorsque, revenant de Tilsitt, où elle n’avait pu attendrir Napoléon Ier, qu’elle appelait le génie du mal, elle se désespérait de ne pas être rentrée en possession de Magdebourg ? Elle avait compté sur sa grâce, sur son esprit, qui était supérieur, pour charmer le vainqueur d’Iéna et de Friedland ; elle n’en avait obtenu qu’une rose et quelques plaisanteries d’un goût douteux.

Que se passa-t-il entre les deux souverains, entre ce victorieux et ce vaincu ? On ne le sait pas[5].

Un officier de l’État-Major du roi de Prusse a prétendu que, dressé sur ses étriers, il avait aperçu l’Empereur et le roi Guillaume penchés sur une carte et y traçant des lignes au crayon. Il concluait que, à ce moment précis, il avait été question d’un abandon de territoire et d’une modification de frontière. Le fait est possible, mais il me paraît invraisemblable. À toute invitation de traiter, Napoléon III répondit en se dérobant ; il n’était plus rien ; ni chef d’armée, ni chef de gouvernement ; c’était à la régente et non pas à lui à formuler ou à écouter les propositions qui pourraient être faites. En réalité, nul ne voulait accepter une si lourde responsabilité ; l’Empereur se récusait, l’Impératrice se fût récusée ; il faut souvent plus de courage pour faire la paix que pour combattre.

Dans de telles circonstances, au milieu du désarroi général des esprits et des volontés, un seul pouvoir, agissant au nom de la nation qu’il représentait, avait qualité pour mettre fin à la guerre, en acceptant les faits accomplis ; c’était le Parlement, composé du Sénat et du Corps législatif, réunis en congrès. L’Empereur et le roi de Prusse y comptaient certainement pendant leur colloque ; mais ils avaient compté sans la population de Paris, qui allait se hâter d’envoyer le Parlement rejoindre dans les catacombes de la politique, sans scrupule, l’Assemblée législative du 2 décembre 1851 et la Chambre des députés du 24 février 1848. Seulement, cette fois, c’était devant l’ennemi et à son bénéfice que l’acte de violence serait exécuté.

Deux dépêches expédiées par le roi de Prusse à la reine Augusta apprirent à Berlin, ivre de joie, à l’Allemagne, folle d’orgueil, le résultat de la bataille.

« Devant Sedan, le 2 septembre 1870, une heure et demie après midi.

« La capitulation par laquelle toute l’armée dans Sedan est faite prisonnière vient d’être conclue avec le général Wimpffen, qui a pris le commandement à la place du maréchal Mac-Mahon blessé. L’Empereur n’a voulu se rendre qu’à moi-même, attendu qu’il n’exerce plus le commandement et qu’il a transféré tout pouvoir à la régente à Paris. Je fixerai le lieu de son séjour, après que j’aurai eu avec lui un entretien qui va avoir lieu immédiatement. Quels changements accomplis par la volonté de Dieu ! »

« Varennes, 4 septembre, huit heures du matin. Quel moment saisissant que celui de la rencontre avec Napoléon ! Il était abattu, mais digne dans son attitude et résigné. Je lui ai donné pour résidence Wilhelmshœhe, près Cassel. Notre entrevue a eu lieu dans un petit château devant le glacis Ouest de Sedan. L’accueil que m’ont fait les troupes, tu peux te le figurer ! Indescriptible. Que Dieu nous favorise encore ! »

Il y avait, je crois, quelque raillerie dans le choix de la résidence assignée à Napoléon III. Le château de Wilhelmshœhe avait été le lieu de prédilection de Jérôme, roi éphémère de Westphalie. C’est là qu’il fit bien des « bamboches », avec son ami Pigault-Lebrun[6], expert aux inventions drolatiques, et avec son chambellan Camus, qu’il avait créé comte de Fürstenstein, et dont le fils est actuellement (1887) attaché à la maison de l’impératrice Augusta. Si l’Empereur s’aperçut de l’ironie, il n’en laissa rien paraître ; il se soumit, sans faire une observation. Le roi Guillaume ne s’était pas trompé en disant : « Il est résigné. »

Pendant que le Second Empire perdait sa dernière partie à Sedan, Paris, à la fois nerveux et abattu, prêtait l’oreille aux bruits du dehors, achetait des vivres en prévision d’un siège dont l’idée eût fait rire six semaines auparavant, et s’arrêtait, bouche bée, devant des affiches insignifiantes, dans l’espoir d’y découvrir quelque nouvelle où son angoisse pût s’apaiser. Depuis que la dépêche annonçant la défaite du corps de Failly à Beaumont était venue détruire la dernière illusion, on s’agitait dans le vide, sans concevoir un projet raisonnable. L’Impératrice, qui jusque-là avait fait bonne contenance, qui laissait deviner, quand elle ne le disait pas, qu’elle recevait d’excellentes nouvelles que son devoir de régente l’obligeait à garder secrètes, l’Impératrice était consternée ; toute son exaltation était tombée ; elle ne sentait autour d’elle que des défaillances et même des hostilités sourdes. Le 1er septembre, lorsque déjà la bataille de Sedan était engagée et désespérée, elle fit demander par Daru[7] à Thiers s’il consentirait à devenir président du Conseil des ministres, promettant de lui abandonner la haute main sur la direction des affaires. Le petit homme refusa, déclarant qu’il n’avait point d’aptitudes pour être le pilote du radeau de la Méduse.

Repoussée de ce côté, ne sachant à qui se fier, de qui réclamer un avis, la malheureuse femme, pour qui commençait l’expiation de tant de futilité, fit appeler le général Trochu et, dans un élan d’abnégation dont l’histoire lui saura gré, elle lui dit : « Il ne s’agit ni de l’Empereur, ni de l’Empire, ni de mon fils, ni de moi, il s’agit du pays qu’il faut sauver coûte que coûte. Si vous croyez que les princes d’Orléans soient de taille à prendre le commandement des troupes et à repousser l’invasion, n’hésitez pas à me le dire, et je vais signer le décret qui leur rouvrira les portes de la France. » Le général Trochu la calma ; selon son habitude, il parla longtemps, mêlant les considérations militaires aux considérations politiques ; il essaya de la rassurer, lui affirma qu’une bataille malheureuse était chose commune à la guerre ; qu’il en avait vu bien d’autres, que le maréchal Bugeaud, son maître, lui avait appris à se servir d’une défaite pour obtenir la victoire ; que Paris serait le tombeau de l’Allemagne ; quant aux mauvaises volontés intérieures, la force morale suffisait à les contenir ; il termina en disant qu’il répondait de tout. L’Impératrice l’avait écouté en silence ; lorsqu’il eut enfin arrêté son flux de paroles, elle le regarda fixement et lui dit : « Alors je puis compter sur vous ? » Sa réponse est devenue historique : « Madame, je suis soldat, catholique et breton ! » Ah ! le bon billet ! Cet homme était-il de bonne foi ? Je n’en doute pas ; il se croyait quand il parlait, et comme il parlait sans cesse, il se croyait toujours. Il se payait de mots, ce qui est une mauvaise monnaie.

L’inquiétude redoubla dans la journée du 2 septembre. Pas de nouvelles de Mac-Mahon, pas de nouvelles de Bazaine ; nulle clarté dans la nuit qui nous environnait. On eût dit que tout travail chômait, et comme il faut un but ou un prétexte à la curiosité parisienne, on allait tourner autour du Bois de Boulogne, dont les grilles étaient closes, afin de tâcher d’apercevoir les deux mille bœufs et les cent cinquante mille moutons que l’on y avait réunis. On se groupait autour des portes où les ponts-levis étaient déjà installés et on regardait « la banlieue » qui se réfugiait à Paris au détriment de la prolongation de la défense ; car une ville de guerre, résolue à garder bonne attitude, doit d’abord se débarrasser des bouches inutiles. On était entraîné par un patriotisme irréfléchi et mal entendu.

Beaucoup de personnes quittèrent Paris ; plus encore s’y précipitèrent et ne servirent à rien qu’à encombrer les rues, à prendre part aux distributions de vivres et à se rallier à ces bataillons de gardes nationaux qui, se souciant peu d’entrer en contact avec l’ennemi, formèrent les légions de fédérés dont Paris a failli périr pendant la Commune. Le nombre seul des habitants de Paris en assurait la chute ; quand une ville assiégée renferme une population de deux millions d’âmes, elle est perdue dans un temps déterminé. Les armes sont superflues pour en avoir raison, la faim suffit.

  1. Dernier empereur indigène du Mexique, capturé et mis à mort par les Espagnols en 1522. (N. d. É.)
  2. Je citerai un fait, un seul entre mille, qui démontrera comment l’intendance comprenait sa mission. Lors de la guerre d’Italie, en 1859, le premier combat fut celui de Palestro. Nos blessés furent pansés avec de la mousse, parce que les boîtes d’ambulance ne contenaient même pas de charpie. Or, à cette époque, le service médical des armées relevait immédiatement de l’intendance militaire.
  3. C’est à Bar-le-Duc que l’on apprit la direction prise par Mac-Mahon ; on hésitait à y croire ; enfin, sur l’insistance du général Blumenthal, chef d’état-major du Prince royal, on se décida à marcher vers le Nord. M. de Moltke dit au comte Lehndorf (qui me l’a répété) : « Il me paraît impossible que les Français aient commis cette faute, mais, s’ils l’ont commise, nos succès seront extraordinaires. » Après le second jour de marche, on avait repris contact à Grandpré et on s’avançait sur Beaumont.
  4. J’ai scrupuleusement respecté le texte, quoique les phrases en soient boiteuses et passent trop facilement de la troisième à la seconde personne.
  5. [Note de l’Auteur, sept. 1886.] Depuis que ceci a été écrit, on a publié des extraits du Journal (Tagbuch) de l’empereur Frédéric III. J’y emprunte et je reproduis ce qui se rapporte à l’entrevue de Donchery.

    « 2 septembre 1870. — Je suis sous l’empire d’un axiome : « l’histoire est le grand tribunal du monde », que j’ai appris sur les bancs de l’école. Wimpffen fait des difficultés, Napoléon arrive ; il se tient au milieu d’un champ de pommes de terre, près Donchery. Bismarck et Moltke courent au-devant de lui ; il voudrait des conditions de capitulation plus douces et le passage de l’armée en Belgique. Moltke croit que ce sont des prétextes et que l’Empereur ne se sent pas en sûreté à Sedan ; il craint pour ses voitures et ses bagages. Moltke est à la recherche d’un logement convenable. Bismarck cause avec Napoléon. Le Roi insiste pour la reddition sans conditions ; les officiers peuvent se retirer en engageant leur parole d’honneur. À midi, signature de la capitulation. Bismarck et Moltke reviennent de leur promenade quotidienne ; ils ont parlé de tout, sauf de politique. Moltke est décoré de la croix de fer de première classe. Il propose Wilhelmshœde et demande que Napoléon soit dispensé de se montrer sur les hauteurs devant les troupes.

    « Nous allons à travers les bivouacs bavarois à Bellevue, où se trouvent une calèche impériale et des fourgons avec valets et postillons poudrés à la Longjumeau. Nous sommes reçus par le général Castelnau. Napoléon paraît en grand uniforme à l’entrée du pavillon vitré. Il y conduisit le Roi. Je fermai la porte et restai dehors.

    « Le Roi raconta plus tard qu’il commença par demander à Napoléon : « Maintenant que le sort de la guerre s’est déclaré contre vous et que vous m’avez remis votre épée, quelles sont vos intentions ? » Napoléon mit son avenir entre les mains de Sa Majesté, qui répondit qu’il voyait avec une véritable pitié son adversaire dans cette situation, d’autant plus qu’il savait que l’Empereur ne s’était pas facilement décidé à la guerre.

    « Cette affirmation fit visiblement du bien à Napoléon, qui dit avec chaleur qu’il n’avait fait que céder à l’opinion publique.

    « Le Roi répondit : « Si l’opinion publique a pris cette tournure, c’est par la faute de vos conseillers », et, passant au véritable but de la visite, le Roi demanda à Napoléon s’il avait l’intention de négocier.

    « Napoléon répondit que non, en ajoutant que, maintenant qu’il était prisonnier, il n’avait aucune influence sur le gouvernement. « Maintenant où est ce gouvernement ? — À Paris. »

    « Le Roi dirigea alors l’entretien sur la situation personnelle de l’Empereur.

    « Napoléon accepta le séjour de Wilhelmshœhe et apprit avec satisfaction qu’on lui donnerait une escorte d’honneur jusqu’à la frontière. Quand, au cours de l’entretien, l’Empereur émit la supposition qu’il avait eu devant lui Frédéric-Charles, le Roi rectifia en disant qu’il n’avait eu que moi et le prince de Saxe. À la question où se trouvait Frédéric-Charles, le Roi répondit avec un accent particulier : « Avec sept corps devant Metz. » L’Empereur recula d’un pas, en faisant une grimace douloureuse ; il savait maintenant qu’il n’avait pas eu toute l’armée allemande devant lui. Le Roi fit l’éloge de l’armée française. Napoléon approuva volontiers, mais ajouta qu’elle manquait de cette discipline qui distinguait notre armée. Notre artillerie était la première du monde et les Français n’avaient pu y résister.

    « Après l’entrevue, qui dura un quart d’heure, ils sortirent : la haute taille du Roi paraissait encore plus grande à côté de la petitesse de l’Empereur, qui, m’apercevant, me tendit la main, tandis que de l’autre il séchait des grosses larmes qui coulaient le long de ses joues. Il exprima toute sa reconnaissance pour la générosité que lui avait témoignée le Roi. Je répondis dans le même sens et demandai s’il avait pu reposer un peu la nuit. Il répondit que l’inquiétude pour les siens lui avait enlevé tout sommeil.

    « Sur mon observation qu’il était regrettable que la guerre eût pris un caractère aussi sanglant, il dit que cela était d’autant plus terrible « lorsqu’on n’avait pas voulu la guerre ». Depuis huit jours il n’avait aucune nouvelle ni de l’Impératrice, ni du Prince impérial. Il demanda à leur télégraphier en chiffre ce qui fut accordé.

    « Nous nous séparâmes avec un shake-hand. Boyen et Lynar l’accompagnèrent. Son entourage en uniforme battant neuf lançait des regards sombres sur les nôtres qui avaient des uniformes ayant beaucoup souffert pendant la campagne. Après son départ, arriva un télégramme chiffré de l’Impératrice. Je le lui fis expédier par Seckendorff. On a des craintes que les résultats de la guerre ne répondent pas aux vœux légitimes du peuple allemand. »

  6. Pigault-Lebrun (1753-1835), auteur de romans comiques et parfois licencieux. (N. d. É.)
  7. Daru (Napoléon, comte), 1807-1890. Député à la Constituante et à la Législative (1848-1851), puis au Corps législatif en 1869, ministre des Affaires étrangères du 2 janvier au 13 avril 1870, député à l’Assemblée nationale de 1871, sénateur en 1876. (N. d. É.)