Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 2/13

Hachette (Tome 2p. 266-295).
Troisième partie

APRÈS LA GUERRE


CHAPITRE II

LE COMPLOT BONAPARTISTE



LE LUMBAGO DE L’EMPEREUR D’ALLEMAGNE. — RENTRÉE À BERLIN. — LA COMMUNE. — DIVERGENCE DES OPINIONS. — LES ÉTRANGERS À PARIS. — INCOHÉRENCE. — Divide et impera. — LE LIBÉRATEUR DU TERRITOIRE. — ÉPISODE DES NÉGOCIATIONS DE FRANCFORT. — LES MONARCHISTES. — ARRIVÉE DE NAPOLÉON III EN ANGLETERRE. — ENTREVUE AVEC LORD MALMESBURY. — CONFIANCE. — FATALISME. — LETTRE INTÉRESSANTE. — NAPOLÉON III PRÉPARE SON RETOUR. — COLLABORATION DU GÉNÉRAL FLEURY. — APPROBATION DE BISMARCK. — LE COMTE CHOUVALOFF À VARZIN. — SECONDE VISITE DU COMTE CHOUVALOFF. — REFUS DE BISMARCK. — PROJET ET PLAN ARRÊTÉS. — LE GÉNÉRAL BOURBAKI. — LES PARTISANS DE L’EMPIRE À PARIS. — DERNIERS ARRANGEMENTS AVEC LE PRINCE NAPOLÉON. — SOUFFRANCES. — OPÉRATION. — MORT DE NAPOLÉON III. — « IL N’A PAS EU DE VEINE. » — « CE SONT DES ÉTRANGERS. » — LA RÉUSSITE ÉTAIT DOUTEUSE.



L’ARMÉE allemande pliait bagage et se retirait du territoire qu’elle devait évacuer au fur et à mesure que les cinq milliards de l’indemnité de guerre lui seraient payés. L’Empereur se préparait à partir, mais il en était fort empêché par ce diable de lumbago qui ne le lâchait pas. Son intention était, avant de prendre définitivement route pour l’Allemagne, d’aller à Rouen passer en revue les corps de troupes qui occupaient la Normandie. Il ne lui plaisait pas de se promener en voiture devant le front de bandière ; il avait l’habitude de ne se montrer qu’à cheval à ses soldats, et le rhumatisme, qui lui bouclait les reins, lui faisait sentir qu’il ne pourrait ni se mettre, ni rester en selle. Il voulut cependant s’y exercer, et sa tentative ne fut pas heureuse. C’est au livre déjà cité de Schneider que j’emprunterai l’anecdote.

Ce Schneider est un témoin précieux ; il note les incidents les plus insignifiants de la vie de son maître, n’éclaire l’histoire que bien peu, mais fournit quelques données utiles pour apprécier le caractère de Guillaume. C’était peu de chose, en somme, que ce Schneider ; il avait été acteur ; de ce métier il avait gardé la personnalité débordante ; il parle de l’Empereur, mais il parle surtout de lui ; c’est une sorte de valetaille, un homme d’antichambre, comme les grands de la terre aiment en avoir dans leurs entours, parce qu’ils n’ont point à se gêner avec eux. Le roi de Prusse l’a probablement admis dans une sorte de familiarité domestique, parce qu’il rédigeait un journal intitulé : L’Ami du soldat, qui servait au souverain à se mettre en relations directes et presque quotidiennes avec son armée. Schneider était en Bohême (1866), il était en France ; chaque matin il voyait Guillaume, lui lisait les journaux et lui contait les cancans de l’État-Major.

Il paraît professer une affection sincère pour celui qu’il appelle avec trop d’affectation « mon bon maître » ; aussi fut-il très effrayé, lorsque, le 6 mars, entrant pour la dernière fois à Versailles dans la chambre à coucher de l’Empereur, celui-ci lui dit : « Comme je dois passer demain une grande revue à Villiers, j’ai voulu essayer si mes douleurs me permettraient de supporter longtemps le cheval. Je me suis donc placé sur le bras de ce grand fauteuil, en me levant et en me baissant, pour imiter le mouvement du cavalier, mais ce siège est monté sur des roulettes et je me suis sans doute agité trop fort, car soudain le fauteuil a glissé sous moi et je suis tombé tout de mon long. La chute et l’ébranlement ont été tels que j’ai perdu connaissance. Toutefois, quand je revins à moi, je pus me relever seul et je n’ai pas ressenti plus de douleur qu’auparavant[1]. »

L’intention était louable, je le reconnais ; mais n’importe, je me figure malaisément l’empereur et roi Guillaume Ier, le Charlemagne moderne, — disent ses sujets, — l’héritier dans l’histoire de Frédéric Barberousse, le vainqueur et le conquérant, allant à dada sur le bras d’un fauteuil, au cours de sa soixante-quatorzième année.

Le lumbago persista ; l’Empereur n’alla pas à Rouen, mais il put continuer son voyage et, le 17 mars, il rentra dans sa bonne ville de Berlin. Se souvint-il alors que, vingt-trois ans auparavant, presque jour pour jour, le 18 mars 1848, il avait vu son frère, le roi Frédéric-Guillaume IV, obligé de se montrer au balcon du palais et de se découvrir devant les cadavres des insurgés tués pendant l’émeute ; se rappelait-il que lui-même dut se réfugier en Angleterre, tant il redoutait les ressentiments démagogiques ? Cette vision du passé lui apparut-elle, pendant que la population, affolée de joie, ivre d’orgueil, l’acclamait comme le dieu de la Victoire et lui criait : Heil Kaiser !

Pendant que Berlin exultait, que l’Allemagne se préparait à consoler ses armées de n’avoir pu entrer à Paris, en leur faisant une ovation triomphale, la populace parisienne, vêtue du costume de la garde nationale, guidée par des meneurs évadés des estaminets, des bureaux de rédaction du journalisme révolutionnaire, des prisons politiques, allait inaugurer le gouvernement de son choix, c’est-à-dire mettre la civilisation à sac. Le premier acte de ces guerriers à outrance, qui réclamaient les sorties torrentielles et ne sortaient pas, fut de massacrer deux généraux. Il en résulta la Commune, qui, née le samedi 18 mars 1871, sur les buttes de Montmartre, mourut de mort violente sous Belleville, le dimanche 28 mai, après avoir incendié Paris et égorgé les plus honnêtes gens du monde. Peu de dates dans notre histoire auront été aussi funestes que celles-là. De cette aventure, digne de figurer dans le récit des exploits de Cartouche et de Mandrin, je n’ai plus rien à dire, car je l’ai racontée en quatre gros volumes[2].

Jamais on ne pourra se figurer ce que cet ouvrage, où je n’ai dit qu’une partie de ce que je savais, m’a valu d’injures, de médisances et de calomnies. Beaucoup de dénégations, pas une seule rectification ; nulle preuve en effet ne pouvait être produite contre mes assertions, car je n’avais travaillé que sur pièces authentiques. On se récria, on me vilipenda, je restai impassible et je fis bien. On m’engagea à répliquer, je m’en donnai garde ; car tout mon temps eût été pris par des polémiques, et j’estimai que le meilleur moyen de répondre aux communards était de continuer à écrire leur histoire. Des amis trop zélés me poussèrent à traduire les insulteurs devant les tribunaux ; des magistrats m’y incitèrent confidentiellement ; je n’eus même pas à lutter contre moi pour ne pas suivre ces conseils, car je suis, je l’ai déjà dit, résolument partisan de la liberté de la presse. J’en avais le bénéfice, il n’était que correct d’en supporter le préjudice.

Avant d’être mis en librairie, ces volumes furent successivement publiés, chapitre par chapitre, dans la Revue des Deux Mondes, dont j’étais, dont je suis encore un collaborateur fidèle. Le premier article parut le 15 mai 1877 ; la date est à retenir, car il est de tradition dans le monde des assassins et des incendiaires, qui fut celui de la Commune, que mon livre a provoqué les exécutions militaires du camp de Satory, dont la dernière est du 18 novembre 1872 (Herpin Lacroix). J’ai gardé le silence sur bien des faits qui n’étaient point douteux et, parmi les coupables, je n’ai nommé que ceux qui avaient été l’objet d’une instruction judiciaire, ou qui étaient morts pendant la bataille des sept jours, tués comme Delescluze, fusillés comme Raoul Rigault.

Comment donc ai-je été si bien renseigné ? Tous les rapports sur les recours en grâce adressés à la commission parlementaire[3] m’ont été confiés. Voici comment : le secrétaire, ou l’un des secrétaires, de la commission était Félix Voisin, qui, à l’heure où j’écris, est conseiller à la Cour de Cassation. Ancien procureur impérial à Melun, magistrat inaccessible aux influences, méticuleux paperassier, étudiant « les affaires » chez lui, à tête reposée, il avait fait copier les rapports, afin de les examiner à loisir et de pouvoir donner un avis motivé. Il avait conservé les copies exécutées pour lui, il a offert de me les prêter ; j’ai accepté avec une gratitude que l’on peut comprendre. Sans trop de scrupule, j’ai, à mon tour, fait transcrire les plus intéressants de ces rapports ; on les trouvera avec les autres papiers que j’ai déposés à la Bibliothèque de l’Institut et qui forment une masse assez considérable. Félix Voisin m’avait demandé le secret ; je le lui ai gardé et je crois que ce n’est point manquer à ma promesse que de le révéler dans le siècle à venir.

Je prie le lecteur de m’excuser, si je donne tant d’importance à un fait qui m’est exclusivement personnel ; j’ai voulu, du fond de la tombe, protester, au nom de la vérité, contre des imputations d’inexactitude que j’ai systématiquement dédaignées, alors que je contemplais « la douce lumière des cieux » dont les poètes grecs ont parlé ; j’ai voulu aussi affirmer que le livre des Convulsions de Paris s’appuie sur des documents dignes de toute confiance. Ceci dit, pour n’y plus revenir, je reprends le récit, non point de ce que j’ai fait, mais de ce que j’ai vu et de ce que j’ai appris.

Lorsque la Commune eut fini, comme elle avait commencé, dans le sang, on fut étonné de ne voir apporter aucune modification à la forme du gouvernement. L’armée venait de vaincre la plus formidable insurrection qui fut jamais ; ses chefs étaient, pour le plus grand nombre, rien moins que républicains ; la plupart avaient des attaches avec les dynasties déchues ; on s’attendait tous les jours à quelque pronunciamiento, et l’on était si las de ces deux guerres supportées coup sur coup, si harassé de tant de misères morales, si humilié d’avoir subi la Commune, si indigné de toutes les horreurs, de toutes les insanités dont on avait été le témoin, que l’on eût accepté sans murmure un maître, un maître quelconque, qui eût rétabli l’ordre et imposé le silence. On était prêt à tout, comme aux heures des grands découragements. Thiers se déclarait inconsolable ; les mages de l’Assemblée nationale attendaient l’étoile qui devait les guider vers un nouveau Messie ; mais nul astre n’apparaissait dans le ciel obscur.

Pendant que l’on se battait dans Paris, où tout flambait, et que l’on se demandait avec désespoir si l’on était de la même race que les misérables qui voulaient achever l’égorgement de la France, j’ai vu trois des généraux de division auxquels la besogne ne manquait pas, au cours de ces exécrables journées. Je les connaissais depuis longtemps, depuis le mois de janvier 1845, alors que, jeune et vigoureux, j’allais chasser le sanglier dans les gorges de la Chiffa[4], en compagnie des capitaines d’état-major. Tous les trois, faits prisonniers à Metz, revenaient de captivité, et leur colère était ardente contre ceux qui les contraignaient à combattre des Français et à employer leurs premières heures de liberté à emporter de haute lutte la grande ville que les Allemands s’étaient contentés de faire mourir de faim. Je les vis isolément, pendant la bataille, ou immédiatement après.

Chacun d’eux disait : « Ça ne peut pas durer comme ça ! » À ma question : « Qu’allez-vous faire ? » l’un répondit : « Nous allons ramener Napoléon, à la condition qu’il nous laisse pendre Émile Ollivier. » L’autre dit : « Il faut proclamer le comte de Paris ; après tout, il est de famille militaire, il rétablira la discipline dans l’armée. » Le troisième s’écria : « Ce que nous allons faire ? Mais c’est bien simple ; il n’y a pas deux solutions, il n’y en a qu’une : rappeler le comte de Chambord, le conduire à Reims, où l’on saura bien retrouver une Sainte Ampoule et casser la figure à tous ceux qui ne seront pas contents. » Ce général légitimiste, qui était de pleine roture, jurait comme un Templier et roulait des yeux furibonds. Je lui demandai : « Et la République, qu’en faites-vous ? » Il éclata. « Vous me la baillez belle avec votre République ; il y a peut-être des va-nu pieds qui en veulent, mais vous savez bien que personne n’y croit ; ne vous moquez pas de moi, je vous en prie. La République, je vous parie cent mille écus contre un balai de chiendent qu’avant six semaines elle sera culbutée. » Je n’ai pas tenu le pari, je le regrette.

Ces trois braves gens représentaient assez correctement l’opinion, qui était divisée en trois tronçons de forces à peu près égales, car la Commune semblait avoir porté un coup mortel au parti républicain doctrinaire. Dans les combinaisons politiques où l’on se complaisait, la République tenait bien peu de place, si peu de place en vérité qu’elle ne comptait pour rien. Dans cette lutte d’ambitions de trois systèmes qui se neutralisaient les uns les autres, elle fut le quatrième larron, ce qui étonna et ne satisfit guère les Orléans, les Bourbons et les Bonaparte.

À ce moment précis (juin 1871), Paris avait repris une animation extraordinaire. Les étrangers y affluaient et s’y promenaient, levant le nez, regardant les murailles écroulées, les maisons émiettées par l’incendie, les statues de la place de la Concorde coupées en deux par les obus, les arbres hachés par la mitraille, les soldats vêtus de draps de toute couleur, les théâtres éventrés, qui montraient les mystères de leurs coulisses ravagées par le feu. On les voyait par les rues, tenant en main et consultant des yeux le Guide de l’étranger à travers les ruines, poussant des exclamations de surprise et s’amusant prodigieusement. C’était un spectacle insupportable ; nous étions passés à l’état de bêtes curieuses, et l’on venait nous voir comme on regarde des animaux féroces, devenus inoffensifs à force d’avoir été blessés. Non seulement on nous contemplait, mais on nous donnait des conseils. Il n’est cokney de Londres, perruquier de Bergame, maquignon de Budapesth qui ne nous ait honorés de ses avis ; tous les aliborons d’Europe ont rué sur nous leur sottise et leur pitié. Ce fut très pénible.

Les Français étaient-ils plus réservés ou plus sages que la bande cosmopolite qui nous avait envahis et semblait s’être emparée de notre ville saignante et mutilée ? Pas beaucoup plus ; chacun avait son petit projet en tête et le voulait faire prévaloir. Jamais je n’ai entendu autant de calembredaines ; les journaux y aidaient et présentaient, chaque matin, une infaillible solution. Déjà, à cette époque, on sentait que l’opinion publique se cherchait et ne se trouvait pas ; elle ne se divisait pas, elle se pulvérisait. Le pays ne savait, comme l’on dit, à quel saint se vouer ; il avait passé par toutes les formes de la république, de l’empire militaire et conquérant, de la royauté légitime, de la monarchie parlementaire, de l’empire despotique, de l’empire libéral. Il ressemblait à un voyageur égaré, la nuit, dans une forêt ; tous les chemins qu’il a pris l’ont ramené au point de départ.

Une seule chose semblait le préoccuper : se défendre d’avoir désiré la guerre ; il poussa de telles clameurs que l’histoire en reste assourdie et en perd l’esprit de justice. Du monceau de calomnies, de faussetés, de mensonges que l’on a versés sur la réalité des faits, il se dégage ceci : nul n’a voulu accepter la responsabilité d’une lutte qui nous laissa vaincus ; chacun l’eût réclamée avec ardeur si nous eussions été victorieux. Chateaubriand a raison : « Tout mensonge répété devient vérité ; on ne saurait avoir trop de mépris pour l’opinion des hommes. »

Au milieu de l’affaissement général et des compétitions plus bruyantes qu’habiles des partis qui visaient le pouvoir, Thiers se démenait avec désinvolture, comme s’il eût été dans son élément naturel. Il connaissait et mettait en pratique la vieille maxime : Divide et impera. Il divisait et gouvernait. S’il ne tenait en main le sceptre royal, il avait le bâton de commandement présidentiel et ne se faisait faute de s’en servir. Il opposait les monarchistes aux républicains, les républicains aux monarchistes ; à ceux-ci il promettait la république, à ceux-là il laissait entrevoir la monarchie. Il répétait : « Donnez-moi le temps, faites-moi crédit ; que pouvons-nous fonder de sérieux, tant que les troupes allemandes ne seront pas retournées chez elles ? Il faut d’abord libérer le territoire. » Il n’était point avare de belles paroles ; c’était sa monnaie courante ; il la prodiguait. Son patriotisme ne voulait rien écouter, tant que le sol du pays ne serait point purgé de l’élément étranger qui le souillait. Était-ce à lui, était-ce à la France qu’il pensait, lorsqu’il faisait ces sortes de confidences aux groupes parlementaires qui le pressaient pour tenter de le faire incliner de leur côté ? Certaines révélations faites en 1887 pourront répondre à cette question.

Paul Dhormoys a publié un volume intitulé La Comédie politique, souvenirs d’un comparse[5]. Sténographe du Corps législatif et de l’Assemblée nationale, un peu préfet après l’armistice, lié avec beaucoup d’hommes politiques, ayant rendu des services en quelques circonstances difficiles, ayant écouté bien des récriminations, noté bien des propos, recueilli bien des anecdotes, sceptique, connaissant le dessous des choses et le dedans des hommes, il était placé aux premières loges pour voir ; son témoignage a du poids, car son récit est éclatant de sincérité ; or il raconte que Thiers, volontairement et de propos préconçu, a reculé l’époque de la libération possible du territoire. Voici comment :

Le traité de Francfort, qui consacrait définitivement les préliminaires de paix débattus à Versailles, ratifiés par l’Assemblée nationale, fut signé le 10 mai 1871 à Francfort-sur-le-Main par les plénipotentiaires allemands et français.

Pouyer-Quertier pour la France et Bismarck pour l’Allemagne avaient été les seuls et vrais maîtres de la discussion, qui s’était terminée par un accord sans dissonance. Un goût semblable avait servi de trait d’union entre eux et les avait rapprochés ; tous deux caressaient volontiers la bouteille, tous deux étaient des buveurs énergiques. Ils se livraient ensemble à des passes de verres et s’admiraient mutuellement, car leur capacité était prodigieuse. Pouyer-Quertier, qui, sous une apparence épaisse, cachait beaucoup de finesse, était un gros Normand, filateur à Rouen, ou fabricant de cotonnade, je ne sais plus, éloquent à sa manière, très rond, mais très roué, aimant les longs repas, les historiettes grivoises, le large rire et surtout le bon vin. On a dit qu’en qualité de Rouennais il a sacrifié Mulhouse, qu’il eût pu conserver à la France, car les pays tisseurs de l’Allemagne, notamment la Saxe, n’en voulaient point, par crainte d’une concurrence qu’ils redoutaient. Je n’en crois rien.

À cette époque, Bismarck, gigantesque et ventripotent, ne s’était point encore soumis au régime que lui imposa le docteur Schweninger et qui, de cent vingt-sept kilos, le ramena au poids plus raisonnable de quatre-vingt-dix ; sa forte tête n’était point émue par la boisson et souvent, avant de se mettre à table, il buvait deux bouteilles de vin de Champagne en guise d’apéritif.

La veille du jour où l’instrument diplomatique devait recevoir les signatures, les paraphes et les cachets, Bismarck et Pouyer-Quertier avaient passé la soirée côte à côte, relisant les articles, soupesant les phrases, calculant l’exacte portée des mots ; la besogne était fastidieuse ; afin de la rendre moins pénible, on buvait de la bière pour se rafraîchir, puis de l’eau-de-vie pour réchauffer la bière, puis de la bière pour refroidir l’eau-de-vie, et ainsi de suite, sans désemparer. On eût dit que l’honneur national était en jeu. Les deux compères étaient de belle humeur, pour un peu ils eussent entonné le refrain :

D’abord nous trinquerons pour boire.
Et puis nous boirons pour trinquer.

Pouyer-Quertier, voyant Bismarck en si bonne disposition, lui demanda, à brûle-pourpoint, de faire évacuer immédiatement le territoire français par les troupes allemandes. Bismarck répondit : « Cela nous conviendrait d’autant mieux que nous sommes accablés par les doléances des familles, qui souffrent de l’éloignement de leurs parents ; si nous pouvions être certains du paiement des trois milliards que vous nous devez encore, nous nous retirerions sans délai. » Pouyer-Quertier lui proposa un système de traites endossées par les maisons de banque d’Europe dont le crédit était le plus solide. Le Chancelier estima que la garantie était suffisante et l’accepta, tout en réservant l’approbation de l’Empereur, qui était à Berlin, et dont il promit de prendre les ordres le plus rapidement possible ; avec le télégraphe, ça devait être tôt fait.

Lorsque l’on se sépara, il était deux heures du matin ; Pouyer-Quertier se coucha et dormait profondément, lorsque, à cinq heures et demie, Bismarck en grand uniforme entra dans sa chambre : « L’Empereur accepte votre proposition : l’affaire est conclue. » Pouyer-Quertier fit un bon de joie. « Mais je n’ai pas les pouvoirs pour traiter cette question ; il faut que je retourne à Versailles, afin de les demander à M. Thiers. » Bismarck répondit : « Allez et revenez vite ; vous avez notre parole. » Pouyer-Quertier était heureux de ce succès inespéré ; il croyait avoir fait un coup de maître et qu’on lui en témoignerait bonne gratitude.

Il fut désappointé. Dès que Thiers apprit par lui que l’empereur d’Allemagne consentait, sous les conditions stipulées, à rappeler ses troupes, il devint furieux. « Qui vous a prié de vous mêler de mes affaires ? Vous ne comprenez donc pas que j’ai besoin de la question de la libération du territoire pour être maître de cette assemblée ? Une fois les Allemands retournés chez eux, je ne serai plus qu’une de ces vieilles bornes contre lesquelles les chiens lèvent la patte ; j’ai besoin de deux ans pour terminer ce que j’ai entrepris. » « Et voilà pourquoi, ajoute Paul Dhormoys, pendant deux années encore, la France supporta les charges de l’occupation, le paiement, l’entretien des troupes allemandes et leur présence sur notre territoire[6]. »

Si sincère que fût ce récit, si vraisemblable qu’il fût pour ceux qui avaient connu l’ambition de Thiers, j’hésitais à y ajouter foi sans restriction. J’imaginais que le fond en était vrai ; mais que d’une conversation après boire, entre deux plénipotentiaires bien disposés l’un pour l’autre, on avait fait un projet de convention près d’être exécuté. Je voulus savoir, autant que possible, à quoi m’en tenir et, au mois de septembre 1887, peu de temps après avoir lu le volume de Paul Dhormoys, j’interrogeai le comte Lehndorf — le beau Lehndorf, — aide de camp de l’empereur Guillaume, profondément dévoué à son vieux maître, très galant homme, un peu bébête et la coqueluche des Berlinoises de toute catégorie.

Il n’éluda point la réponse et fut très net : « Le récit est exact ; on eût, sans tarder, donné l’ordre de ramener en Allemagne le corps d’occupation ; l’Empereur fut même contrarié du résultat négatif de la négociation ; il s’exprima en termes vifs sur M. Thiers. Il fut d’autant plus mécontent que Manteuffel[7] redoutait pour nos soldats l’influence socialiste des théories françaises. Cela seul nous eût engagés à nous retirer, si votre gouvernement, en ne tenant pas compte des pourparlers de Francfort, ne nous avait, en quelque sorte, contraints à rester chez vous plus longtemps que nous n’aurions voulu. » J’étais fixé ; avec le récit prêté par Dhormoys à Pouyer-Quertier et la confirmation apportée d’emblée par le comte Lehndorf, le doute ne me parut plus possible.

Thiers n’en passa pas moins pour le libérateur du territoire, ainsi que l’a proclamé Gambetta, faisant cause commune avec lui, afin de tenir en échec le gouvernement de Mac-Mahon. Dans le langage familier des hommes politiques de ce temps-là, on eût dit : « Le fou furieux s’est allié au petit serpent à lunettes, au sinistre vieillard, pour combattre l’« idiot providentiel », car c’est par cette dernière injure qu’Émile de Girardin désignait le maréchal duc de Magenta.

Les factions monarchistes s’agitaient dans l’Assemblée et imaginaient toute sorte de combinaisons pour disposer à leur gré de la couronne de la France. C’était la cour du roi Pétaud ; on ne s’y entendait guère au milieu du brouhaha des revendications. Chacun naturellement voulait faire prédominer son parti au détriment de celui des autres ; c’est à qui crierait : Vive le Roi ! d’une façon correcte. Il y avait les purs, les moins purs, les tout à fait purs et les impurs. Les billevesées les plus baroques couraient par les cervelles. Je demandai un jour à M. de Boisgelin, que j’avais rencontré : « Quel est votre idéal politique ? » Il me répondit : « Le gouvernement de Louis XIV exercé par Henri V » ; et il me regarda avec la satisfaction d’un homme qui vient de lancer un trait de génie.

Lorsque à ces pauvres gens l’on parlait d’une Constitution qui serait, une fois de plus, « le pacte fondamental et définitif », ils secouaient la tête et répliquaient : « Que la France se soumette d’abord et reconnaisse les droits imprescriptibles des Bourbons, le roi verra ensuite ce qu’il croira opportun de faire pour elle. » On ne pouvait les tirer de là et ils ne s’en sont pas tirés. Les légitimistes et les orléanistes se faisaient les yeux doux, parce qu’ils comprenaient qu’ils auraient besoin les uns des autres, lors d’un vote possible, mais ils s’exécraient en bons cousins germains qu’ils étaient. Édouard Bocher[8], qui fut le serviteur attentif et le conseiller des Orléans, me disait : « Nous serons sans doute forcés de subir le comte de Chambord ; par bonheur, il n’a pas d’enfant et le comte de Paris l’aura bientôt remplacé. »

Égarées dans leurs conceptions divergentes, perdant leurs forces dans des discussions byzantines, nourries d’illusions, les diverses fractions du parti monarchique inspiraient peu d’inquiétude ; elles avaient trop de têtes pour une seule couronne et trop de mains pour un seul sceptre. Thiers ne s’en troublait pas et laissait croire à chacune d’elles qu’il n’était pas éloigné de se convertir à leur principe. On m’a dit que, tout en les jouant sous jambe, il regardait avec défiance du côté de l’Empire ; oui, de l’Empire tombé à Sedan, chassé le 4 Septembre, de l’Empire discrédité, devenu le but de tous les quolibets et de toutes les haines. Il voyait juste, car le danger était là. Personne n’en parlait cependant, mais cet Empire si méprisé, son chef si vilipendé n’en avaient pas moins des partisans, des partisans d’autant plus redoutables qu’ils gardaient le silence, comme des soldats sous les armes.

L’armée était ulcérée ; toutes les injures prodiguées à Napoléon III, à Bazaine, à Mac-Mahon, à ces capitulards, à ces traîtres, à ces sires de Fich-tong-Kang, avaient rejailli sur elle et l’avaient exaspérée. Elle savait qu’elle avait fait tout son devoir ; elle trouvait le sort injuste et, sans mot dire, songeait avec colère à ceux qui l’insultaient. La plupart des généraux commandant les corps d’armée étaient restés dévoués à l’Empereur exilé, estimant que son châtiment avait dépassé ses fautes. Dans les campagnes bien des paysans, dans les villes bien des commerçants qui s’étaient enrichis sous son règne, dans les administrations bien des fonctionnaires craignant d’être remplacés le regrettaient. Le savait-il ? C’est possible ; l’homme qui, toute sa vie, avait conspiré, ne devait point abandonner la partie sans avoir jeté les dés une dernière fois.

Dès que sa captivité eut pris fin, il vint s’établir en Angleterre. Il débarqua à Douvres, le 20 mars 1871, au jour anniversaire de la rentrée à Paris de Napoléon Ier, lors du retour de l’île d’Elbe. Il se rendit à Chislehurst, dans la maison de Camden-Place, qu’il ne devait plus quitter. La foule se pressait sur son passage et lui fit une ovation. Le peuple anglais n’avait point oublié la Crimée. Le lendemain, Lord Malmesbury[9] alla le voir, et il a consigné l’impression qu’il emporta de cette visite. « Il entra seul dans le salon où je me trouvais et me serra la main avec ce sourire qui éclairait si singulièrement sa physionomie toujours sombre. J’avoue avoir été extrêmement ému. Sa dignité calme et tranquille, son absence de toute surexcitation et de toute irritation étaient l’indice d’une force morale digne du stoïcien le plus sévère. Tout le passé me traversa la mémoire : notre jeunesse à Rome en 1829, ses rêves ambitieux de cette époque et les tentatives désespérées qu’il fit dans la suite pour les réaliser… tous ces souvenirs affluèrent dans mon esprit, quand je vis devant moi cet homme, dont la carrière avait été si aventureuse et si prospère, sans couronne, sans armée, sans patrie, sans un pouce de terre qu’il pût appeler sien, autre que la maison qu’il avait louée dans un village anglais. Ma physionomie décela sans doute mes sentiments, car il me serra de nouveau la main en me disant : « À la guerre comme à la guerre, c’est bien à vous de venir me voir. » Pas un mot de plainte ne lui échappa pendant notre entretien. Il me dit avoir été trompé sur la force et l’état de son armée, mais sans faire de reproches à personne, jusqu’au moment où je parlai du général Trochu, qui avait abandonné l’Impératrice, après avoir juré de la défendre, et qui avait livré Paris à la populace. L’Empereur alors s’écria : « Ah ! en voilà un drôle !… » Il causa avec une résignation telle que le fatalisme seul peut l’inspirer et que ne pourrait donner aucune autre foi… Je le revis plus tard et le trouvai beaucoup plus affecté des calamités de Paris et de l’anarchie qui régnait en France qu’il ne l’avait été de ses propres malheurs ; le fait que les Communards se rendaient coupables de semblables horreurs, en présence des armées prussiennes, lui paraissait le comble de l’humiliation et de l’infamie[10]. »

Lord Malmesbury a bien jugé l’homme, en disant qu’il était fataliste ; il acceptait la destinée telle qu’elle se présentait ; il avait dit un jour aux Tuileries, en présence d’une femme qui me l’a répété : « Nous sommes une race tragique ; lorsqu’on s’appelle Napoléon, on doit s’attendre à tout. » Mais c’était aussi un visionnaire ; il marchait l’œil fixé sur un astre invisible pour tout autre que pour lui, l’astre des Bonaparte, celui que l’on cherchait dans le ciel, en 1815, lorsque l’on faisait la traversée de Porto-Ferrajo au golfe Juan. Puisque Napoléon Ier était revenu de l’île d’Elbe, pourquoi Napoléon III ne reviendrait-il pas d’Angleterre ? Avait-il lié partie pour préparer une restauration impériale, aussitôt qu’il avait été libre ? Je l’ignore ; mais je sais qu’au mois de janvier 1872, à Camden-Place, causant pendant le déjeuner avec Rouher d’une question d’économie ouvrière qui l’intéressait, il dit : « Lorsque je serai revenu à Paris, j’arrangerai cela. » Rouher en était suffoqué et disait : « Il a un tel aplomb, il paraît tellement sûr de son fait, que je finis par en être troublé. »

Il se retrouvait en exil, après sa défaite, ce qu’il avait été toute sa vie. C’était bien le même homme qui, en 1840, reconduit à sa prison, après s’être entendu condamner à la détention perpétuelle, montrait l’uniforme des gendarmes à son avocat et lui disait : « Le collet s’emmanche mal avec l’entournure et doit gêner les mouvements du bras ; plus tard, je modifierai cela », et en effet il le changea. Nul raisonnement ne peut pénétrer ces cerveaux, chez lesquels la rêverie ou la conception prend la vigueur et la persistance d’une idée fixe. Ils s’engagent dans une aventure, sans regarder ni derrière, si sur les côtés ; ils marchent à leur but comme des somnambules, et c’est pourquoi ils réussissent souvent ; car ils déroutent toutes les prévisions.

Je dois à Franceschini Piétri, qui fut secrétaire de Napoléon III aux Tuileries et à Camden-Place, qui l’est encore (1888) de l’impératrice Eugénie, communication d’une lettre que j’ai copiée, dont la signature avait été effacée avec soin. Cette lettre, m’a-t-il dit, a exercé une influence considérable sur un projet qui ne put recevoir exécution. À ma question : « Est-elle d’un homme politique ? » Franceschini répondit, avec un vif accent de franchise : « Non. » Elle est timbrée de La Haye et porte la date du 11 janvier 1872. J’en ai toujours ignoré l’auteur, qui était doué de perspicacité, ainsi qu’on pourra s’en convaincre par les citations suivantes :

« Un deuil de famille m’a contraint d’aller à Paris, où je n’ai pas mis les pieds depuis le mois de juin 1871. J’ai été très frappé de l’effarement des esprits, même les meilleurs. Tout le monde attend quelqu’un, et, parmi les noms que l’on prononce, celui qui revient le plus souvent est celui de Votre Majesté !… On sent que ce qui existe ne peut durer et que M. Thiers n’est qu’une médiocrité arrivée à l’ancienneté ; il a trompé successivement tous les partis qui lui en gardent rancune. On comprend que l’Assemblée nationale est lasse de lui et qu’elle cherche un moyen légal de le mettre au rancart ; une fraction assez considérable voudrait, par une surprise de vote, lui substituer le duc d’Aumale ; mais, si cette manœuvre était tentée, la droite et la gauche se jetteraient dans les bras l’une de l’autre et reculeraient devant une mesure qui préjugerait l’avenir, en renversant leurs espérances mutuelles ; dans ce cas, elles se coaliseraient et produiraient une sorte de compromis d’où Jules Grévy sortirait sans doute avec le titre de président de la République. Tout cela ne serait encore que du provisoire ; or ce que l’on veut, ce que l’on demande, c’est à tout prix quelque chose qui ressemble à du définitif.

« L’Empereur n’est pas à l’île d’Elbe, il n’a pas près de lui des troupes qui pourraient servir de point d’attraction et de ralliement à l’armée française ; je crois néanmoins que l’heure est propice ; sans me permettre de dire : hodie aut nunquam, sans recommander une hâte intempestive, je suis d’avis qu’il ne faut pas perdre beaucoup de temps, parce que, d’une part, la lassitude publique ne fait point pressentir de résistance et que, d’autre part, l’Assemblée nationale, nerveuse et surexcitée, peut tout à coup prendre une résolution grave, soit en proclamant la république, soit en restaurant la monarchie dite légitime. Je ne livre ici qu’une impression ; il est certain que l’Empereur est mieux renseigné que moi ; cette impression a cependant été assez vive pour que j’aie cru devoir examiner le mode du retour. J’en ai fait l’objet d’une note que je prends la liberté d’adresser à Votre Majesté, la priant de la jeter au feu et de m’excuser si j’ai dépassé la limite des plus strictes convenances. »

Dans sa note, l’auteur de la lettre étudie ce qu’il nomme « le mode du retour » ; il passe en revue trois moyens : la tentative individuelle, comme à Strasbourg et à Boulogne ; il la rejette parce qu’il l’estime trop périlleuse ; l’appel au peuple : les députés le redoutent par-dessus tout, monarchistes et républicains le repousseraient avec ensemble. À cette déclaration, le correspondant ajoute des considérations d’un ordre plus élevé. « Pour plus d’un motif, dit-il, dans l’intérêt même de l’Empereur et de sa dynastie, il est préférable que l’appel à la nation n’ait point lieu. En effet, ce serait une sorte d’élection nouvelle, un contrat appuyé sur des bases que chacun aurait la prétention de fixer à sa manière, une promesse d’oubli de part et d’autre. L’Empereur, revenant à la suite d’un vote plébiscitaire, est lié d’avance. Ce n’est plus un souverain qui rentre dans une possession légitimée par délégation de la souveraineté populaire ; c’est un chef d’État désigné par le suffrage universel ; il n’a plus d’histoire ; il ne continue pas ; il commence. Le justicier disparaît ; il n’y a plus qu’un père de famille qui est forcé de pardonner, parce qu’il ne peut pas punir. Tout ce qui s’est passé tombe dans le néant, et l’on part étourdiment pour la terre promise avec le reliquat de la Commune, du 4 Septembre, des facéties gambettistes, des assassinats de Lyon, des massacres et de l’incendie ; dans ce cas, l’Empereur manque à la mission que la France lui réserve, celle qui consisterait à la débarrasser, une bonne fois, de toutes ces scories politiques et sociales qui, semblables à un corps étranger introduit dans les muscles, produisent des abcès dans toute société où on leur permet de subsister. Quels ont été les chefs de bandes du 4 septembre, du 31 octobre, du 18 mars, du 22 mai ? tous les graciés de la déportation. »

Reste un moyen que l’on préconise et qui seul peut donner un bon résultat : c’est un mouvement militaire, dirigé par un des généraux populaires de l’armée. Pour plusieurs raisons, dont les unes sont très honorables et les autres fort médiocres, Mac-Mahon doit être laissé de côté. On recommande de se méfier du gouverneur de Paris, qui était alors, si je ne me trompe, le général Ladmirault[11]. Après avoir analysé et rejeté certaines hypothèses, l’auteur de la note continue ainsi : « Je ne vois guère que Lyon ou Lille qui soient assez près de la frontière pour que l’Empereur puisse s’y jeter avec des chances presque favorables. J’ignore qui commande à Lille, où, du reste, il n’existe point un corps d’armée suffisant pour imprimer, par sa seule mise en marche, un caractère entraînant à l’expédition. Lyon a bien des avantages, car une simple promenade militaire peut aller recevoir l’Empereur à la frontière. L’homme qui y commande se rappellera-t-il qu’il doit sa haute situation à l’Empereur ; se souviendra-t-il, au contraire, qu’il a été élevé aux frais de la cassette privée de la princesse Adélaïde d’Orléans ; a-t-il gardé rancune du rôle sacrifié d’avance que Gambetta lui a imposé dans l’Est, au mois de janvier 1871 ; sera-t-il tenté par le bâton de maréchal de France et même par l’épée de connétable ? Ce sont là des questions auxquelles sa sœur, qui est auprès de l’impératrice Eugénie, pourrait peut-être répondre.

« Je ne sais réellement pas qui s’opposerait à un mouvement pareil, s’il était bien conduit, après entente préalable avec les chefs militaires sur lesquels on peut compter ; les légitimistes sont si bien entortillés dans les plis du drapeau blanc qu’ils ne peuvent s’en dépêtrer ; les républicains sont plus divisés qu’une galette au jour des Rois, et chacun prétend posséder la fève ; les orléanistes, on en a beaucoup parlé, mais je ne les crois pas redoutables ; ils se déconsidèrent en réclamant de l’argent à la France appauvrie.

« La France est actuellement comme la Sœur Anne ; elle regarde du haut des tours et ne voit rien venir ; elle bénira celui qui la délivrera de Barbe-Bleue. Chaque année qui s’écoule ajoute douze mois à l’âge de l’Empereur : il est temps d’agir, car il ne faut pas que l’on puisse dire de lui : « Il est trop vieux. »

La note se terminait par l’énumération d’une série de mesures destinées à remettre le pays sur pied et à le guérir, s’il se pouvait, des défauts qui l’ont poussé à sa perte. Dans ces conseils, dont quelques-uns m’ont paru sages, j’ai relevé cette phrase : « Quant à son grand vice, à son vice essentiel, l’infidélité, elle n’en guérira jamais, car il est inhérent à son sexe ; la France est femme. » Je reconnais que le correspondant de Napoléon III était peu galant, mais son projet était bien conçu et n’avait rien d’impraticable. C’était pour tenter l’esprit aventureux de l’homme qui avait vécu dans les « ventes » des conjurés de la « Jeune Italie », qui, par goût naturel, aimait les machinations ténébreuses et qui avait fait les équipées que l’on sait à Strasbourg et à Boulogne. Le général que l’on désignait à son choix était, de tous les chefs d’armée, celui qui devait le moins se refuser à une telle aventure ; c’était le dernier commandant de la garde impériale ; c’était Bourbaki[12].

Est-ce cette lettre qui décida Napoléon III à tenter de nouveau la fortune ; ne fit-elle que donner un corps aux rêveries qui certainement devaient l’occuper ? On ne sait, et Franceschini Piétri n’a pu ou n’a voulu me le dire ; mais on peut considérer comme certain que la détermination de rentrer en France par une surprise, suivie au besoin d’un coup de force, était arrêtée, dès les premiers mois de 1872. On comptait à la fois sur un complot qui entamerait l’action et sur un mouvement militaire qui l’achèverait.

Le confident et le plénipotentiaire de Napoléon en cette aventure fut le général Fleury[13] ; du moins, tout le fait supposer : car, à cet égard, je ne puis rien affirmer avec certitude. L’homme était bien choisi. Par les services qu’il avait rendus, lors du coup d’État du 2 décembre 1851, on pouvait augurer de ceux que l’on pouvait en attendre encore. Pendant la durée du règne, il avait été initié à plus d’un mystère politique et à bien des amourettes qui se dénouaient parfois dans son appartement même. La partie était grosse pour lui, il y allait de sa tête ; l’enjeu ne le fit pas reculer. Il se mit en campagne, moitié paladin, moitié aventurier, et muni de pleins pouvoirs qui permettaient des largesses.

C’est au prince Napoléon, à J.-M. Piétri, le dernier préfet de Police de l’Empire, à Franceschini Piétri, secrétaire de l’Empereur, au comte Chouvaloff[14] que je dois les détails que je vais placer sous les yeux du lecteur. Ces détails, je ne les ai eus que grosso modo, comme on en peut recueillir au cours d’une conversation ; ils seront sans doute exposés complètement si, comme on l’a dit, le général Fleury a laissé des Mémoires. Ce que je sais et ce que je vais dire suffit cependant pour reconstituer le plan de l’expédition, tel qu’il devait être exécuté, si rien n’y apportait obstacle.

Trois commandants en chef, selon le prince Napoléon, neuf, selon J.-M. Piétri, étaient acquis au complot. Des sommes importantes, mais dont j’ignore le chiffre, avaient été déposées à la Banque de Londres ; elles assuraient les récompenses promises en cas de succès ou de larges compensations si l’aventure, tournant mal, entraînait la ruine des principaux acteurs. Un seul d’entre eux savait sur quel point du territoire l’Empereur avait l’intention de prendre pied ; les autres, prévenus par télégraphe, devaient immédiatement mettre leurs troupes en marche, afin de rallier, s’il se pouvait, la première colonne insurrectionnelle, ou du moins de se diriger sur Paris, qui forcément servirait de théâtre au dernier acte de cette équipée.

On croyait pouvoir compter sur le concours promis et l’on y comptait ; on était convaincu que nulle résistance sérieuse n’était à redouter de la part de la population ; on s’attendait à quelques vociférations que l’on était résolu de dédaigner ; à peine croyait-on pouvoir craindre, dans les grandes villes, une tentative d’opposition armée dont on viendrait facilement à bout. Sous ce rapport, on affectait, on éprouvait une confiance sans bornes ; on s’imaginait que l’on était attendu par la France, que l’on serait acclamé et que l’on allait simplement entreprendre une seconde représentation du retour de l’île d’Elbe. Mais que dirait l’Allemagne, l’Allemagne victorieuse, ayant encore un nombreux corps d’occupation en France, et qui ne se soucierait peut-être pas de laisser relever le trône qu’elle avait renversé ? Si la rentrée de Napoléon III à Paris avait pour résultat de déterminer un mouvement agressif de la part des troupes allemandes, c’était, pour le patriotisme même le moins scrupuleux, un devoir de s’abstenir et de renoncer à toute velléité de restauration impériale.

Il fallait donc savoir exactement ce que dirait Bismarck, et le seul moyen de connaître sa pensée de « derrière la tête » était de le prendre pour confident. Ce fut le général Fleury qui se chargea de la négociation et qui, ne pouvant, sans éveiller bien des soupçons, aller interroger lui-même le Chancelier, s’adressa à un intermédiaire choisi avec discernement. Le comte Chouvaloff, qui était dans l’intimité des Cours de Pétersbourg et de Berlin, qui était lié avec Bismarck, que Fleury avait connu, lorsqu’il représentait Napoléon III auprès d’Alexandre II, était en Suisse pendant l’été de 1872 ; Fleury alla le voir et, sans réserve, s’ouvrit à lui, en le priant de s’arrêter à Berlin, lorsqu’il retournerait en Russie, et de demander à Bismarck quelle serait l’attitude du gouvernement allemand envers l’empereur Napoléon, si celui-ci remontait sur le trône, soit à l’aide d’un coup de force, soit en vertu d’un vote de la nation. Le comte Chouvaloff accepta la mission qui lui était confiée. Six semaines après, il était à Varzin[15] et avait avec le Chancelier une conversation qu’il m’a répétée par le menu.

Il n’y a pas à tâter les hommes pareils au prince de Bismarck ; aller droit au but, leur parler sans restriction ni sous-entendu, c’est le meilleur moyen de provoquer et d’obtenir leur franchise.

Le comte Chouvaloff, qui était un fin diplomate, le savait, et il agit en conséquence. Il transmit les paroles du général Fleury, faisant observer que, pour sa part, il était un mandataire de bon vouloir, mais désintéressé dans la question, et ajoutant qu’il ferait connaître la réponse, quelle qu’elle fût, sans la discuter. Bismarck l’écouta attentivement et s’écria : « Rien ne pourrait nous faire plus de plaisir. » Il fut abondant et, comme me le disait le comte Chouvaloff, « il vida son sac ». Il se montra tel qu’il était alors, avant que l’exercice d’un pouvoir sans contrôle, mais non sans lutte, n’eût modifié son caractère et n’eût développé, à côté de sa haute intelligence, les petitesses d’esprit qui l’ont rendu acariâtre, haineux et taquin. À cette époque, dix-huit mois après la guerre, il avait une sorte de sérénité qu’il n’a plus à cette heure, où l’ombre d’une contradiction le jette hors de lui.

Fumant sa longue pipe d’étudiant et buvant des chopes de bière, parlant avec cette bonhomie qui bien souvent n’était pas feinte, il disait au comte Chouvaloff : « J’ai fait ce que j’ai pu pour conserver la couronne à ce malheureux Napoléon, je me suis brisé contre la volonté de Thiers, contre le fanatisme de Jules Favre, qui n’a jamais voulu consentir à laisser désarmer sa garde nationale, sa populace de Paris, qu’il gardait comme le bataillon sacré de la démagogie pour s’opposer à un retour de l’Empereur. C’était leur cauchemar ; ils le voyaient toujours revenant à la tête de ses soldats prisonniers en Allemagne et demandant des comptes à ce Gouvernement de la Défense nationale qui a mis la France dans l’état que vous savez. D’accord avec le Roi, et sans que les messieurs de l’État-Major en aient rien su, j’ai été bien plus loin que l’on ne pense, car j’ai offert de ne prendre ni Metz, ni la Lorraine allemande, à la condition de signer le traité de paix avec Napoléon ; on m’a signifié que l’on préférait continuer la guerre ; j’ai dû céder, je crois que j’ai eu tort ; car nous étions les maîtres, et nous étions en droit, nous étions en mesure d’imposer notre volonté. Napoléon rentré aux Tuileries, humilié, vaincu, ayant perdu toute influence morale en Europe, c’était la paix assurée pour longtemps[16]. Je reconnais, du reste, que je me suis trompé sur la France ; je la croyais plus vigoureuse et moins riche ; nous le saurons désormais, si nous devons encore avoir affaire à elle. Les événements ont renversé toutes mes combinaisons ; mon désir secret, mon vœu le plus ardent, lorsque je suis arrivé aux affaires, était de nouer une alliance intime avec la France ; le diable ne l’a pas permis. En 1867, lorsque cette sotte histoire du Luxembourg a failli nous brouiller, notre attaché militaire à Paris est venu me trouver et m’a dit : « Jamais l’occasion ne sera plus propice pour tomber sur la France ; le Mexique a absorbé bien des hommes ; on modifie l’armement, tout est en désarroi ; la victoire est certaine. » Je lui ai répondu : « La guerre entre la Prusse et la France serait un tel malheur pour l’humanité que je n’y consentirai que si j’y suis forcé[17]. » Les Français ne nous ont point pardonné la bataille de Königgrätz [Sadowa] ; mon amour pour la paix ne va pas jusqu’à me laisser donner des coups de pied au derrière. On nous a cherché querelle ; nous ne pouvions faire que relever le gant que l’on nous jetait. Napoléon a été le bouc émissaire de son parlementarisme et du chauvinisme de ses sujets. Nous avons regretté sa chute, car il avait mieux gouverné que ses prédécesseurs[18]. S’il revient, nous nous applaudirons de son retour et nous le lui prouverons en lui laissant désigner celui de nos diplomates qu’il désirera voir accréditer auprès de lui. Dites tout cela au général Fleury, et qu’il agisse en conséquence. Au reste, sauf l’Italie, qui se remettra à trembler pour Rome, je suis persuadé que tous les Cabinets d’Europe verraient favorablement une restauration napoléonienne en France. »

Après avoir écouté le comte Chouvaloff, j’ai résumé son récit dans la note que l’on vient de lire ; cette note, je la lui ai montrée, afin d’être certain que je n’avais point commis d’erreur. Il la lut et me dit : « Faut-il signer pour copie conforme ? » Il était convaincu que Bismarck était sincère et qu’il n’avait fait qu’exprimer son opinion ; soit, mais entre les mains du tout-puissant chancelier de l’Empire allemand, Napoléon, redevenu empereur des Français, eût été, par la force même des choses, un instrument docile ; l’expérience était trop récente, elle avait été trop cruelle pour permettre autre chose qu’une sorte de soumission attentive ; en outre, le souverain d’un peuple exaspéré de sa défaite, outré de sa mutilation, travaillé par tous les partis, ne pouvait gouverner qu’en supprimant toutes les libertés, comme après le 2 décembre 1851, et les monarchies de l’Europe profiteraient de l’exemple, ainsi qu’elles l’avaient déjà fait : j’en conclus que l’intérêt sentimental du prince de Bismarck se trouvait d’accord avec son intérêt politique.

La bonne volonté du Chancelier n’était pas douteuse, mais elle s’exerçait en faveur d’un homme désigné et n’avait pas la portée que l’on chercha plus tard à lui attribuer. C’était Napoléon III qu’il acceptait et non pas un représentant de sa dynastie. De ceci, j’ai la preuve, et c’est encore au comte Chouvaloff que je la dois. Vers le mois de mai 1873, c’est-à-dire cinq mois après la mort de l’Empereur, il vint à Paris et alla voir le général Fleury ; il lui exprima ses regrets de voir que de douloureuses circonstances eussent mis à néant le projet dont le secret lui avait été confié. Le général Fleury se récria : « Mais pas du tout, le projet n’est point abandonné ; l’Empereur est mort, vive l’Empereur ! Au lieu du père, nous avons le fils ; la tentative n’est qu’ajournée et nous ferons de notre mieux pour qu’elle réussisse. Nous vous serions même très reconnaissant d’en parler au prince de Bismarck, dont les intentions sont probablement toujours les mêmes. » Un mois après, le comte Chouvaloff était à Berlin et communiquait au Chancelier la nouvelle combinaison dont le général Fleury l’avait entretenu.

Bismarck secoua la tête : « Les conditions sont modifiées et je ne pourrais que désapprouver cette aventure, qui serait de conséquence grave ; je n’y donnerai jamais les mains, vous pouvez en avertir le général Fleury. » Le Chancelier n’était pas versatile, comme on l’a dit alors à Camden-Place ; il était logique. Il voulait bien voir sur le trône de France un vieillard affaibli, malade, rêveur et sans énergie ; mais il ne lui convenait pas d’entrer en relations politiques avec un enfant animé de toutes les ardeurs, de toutes les intempérances d’un patriotisme exalté, d’autant plus dangereux qu’il était le filleul du pape et qu’il serait dirigé par une mère superstitieuse, catholique passionnée, prête à tout pour combattre le Kulturkampf. C’était l’heure où Bismarck jurait, par les dieux immortels, qu’il n’irait point à Canossa. Il ne s’en cacha pas, du reste, car, parlant de l’impératrice Eugénie, il dit : « Elle déchaînerait contre nous une tempête de curés. » La réponse était telle qu’il n’y avait plus à y revenir et que l’on n’y revint pas.

Pour épuiser le sujet, j’ai anticipé sur les événements ; celui que l’on avait préparé touchait à son dénouement, qui ne répondit guère aux espérances dont on s’était grisé. Le prince Napoléon, qui, en cette circonstance, comme en tant d’autres, fut le confident de la pensée secrète de l’Empereur, avait été, dans les premiers jours du mois de décembre 1872, à Camden-Place, pour arrêter les dernières dispositions du plan dont l’Impératrice ne soupçonnait même pas l’existence, car on se méfiait de sa frivolité et de ses indiscrétions. Les deux cousins, qui devaient se montrer et revenir côte à côte, faisant cause commune au nom de la « légitimité napoléonienne », étaient tombés d’accord et avaient fixé le jour de l’action définitive au 31 janvier 1873. Voici quelles étaient les résolutions que l’on avait adoptées.

Le prince Napoléon quittait l’Angleterre, emportant dans ses bagages l’uniforme militaire de l’Empereur[19]. Celui-ci s’embarquait aussi secrètement que possible et gagnait la Hollande ; puis, à travers l’Allemagne et la Suisse, il se rendait à Prangins, chez le prince Napoléon, qui possède là une propriété faisant partie de l’ancien domaine de Joseph, devenu comte de Survilliers. Il y était attendu par plusieurs généraux, partisans de l’Empire et prévenus au dernier moment ; de qui se composait cet état-major de l’échauffourée ? Je ne saurais le dire, le seul nom que je puisse prononcer avec certitude est celui du général Fleury. L’Empereur exposait le but et les moyens de l’expédition ; qui m’aime me suive ! Puis, sur le yacht à vapeur du prince, on traversait le lac Léman et l’on prenait terre en France, à Thonon, où des chevaux avaient été réunis.

Le sixième régiment de dragons, alors en garnison à Chambéry, devait être, à l’époque indiquée, envoyé en promenade ou en manœuvre militaire à Thonon ; il y eût figuré le premier corps de troupes qu’il se fût agi d’enlever, afin de former le noyau autour duquel les soldats viendraient successivement se grouper. Ce régiment appartenait à l’armée de Lyon, que commandait le général Bourbaki ; il avait été choisi avec discernement, et l’on peut croire que ce n’est point le hasard ou le tour de service qui l’aurait conduit sur les bords du lac de Genève, car quinze officiers supérieurs et subalternes étaient recordés, comme l’on dit en style de police, c’est-à-dire avaient été pratiqués et étaient acquis au mouvement. Ils avaient promis leur concours et répondaient de celui de leurs cavaliers.

L’Empereur se serait présenté devant le front de bandière ; on voit la scène d’ici : « Soldats, reconnaissez-vous votre vieux général, que la fortune a trahi, mais qui se rappelle avec orgueil les grandes choses qu’il a faites avec vous, grâce à vous, sur le champ glorieux de Magenta et de Solférino ! » Les officiers agitaient leur sabre, étaient saisis d’enthousiasme, criaient : « Vive l’Empereur ! » Les soldats se laissaient entraîner et la farce était jouée. On se mettait en marche sur Lyon, d’où le général Bourbaki sortait, à la tête de ses troupes, pour repousser « l’usurpateur », ou pour faire cause commune avec lui, selon les circonstances. Bourbaki se prêtait de bonne grâce au projet, mais à la condition que son corps d’armée acclamerait Napoléon III ; si, au contraire, une résistance morale se manifestait, il faisait entourer le régiment insurgé et s’emparait de l’Empereur, quitte à lui fournir l’occasion de s’évader. La convention avait été ainsi réglée dans plusieurs conférences mystérieuses que Fleury et Bourbaki avaient eues ensemble.

En admettant l’adhésion du régiment placé à Thonon, la complicité du corps d’armée de Lyon, on se croyait maître de la destinée ; on lançait des proclamations et l’on se dirigeait vers Paris, où l’on s’attendait à quelque tumulte. Les autres commandants en chef rattachés à la conspiration mettaient leurs troupes en mouvement et tâchaient de rejoindre l’Empereur. Quoique l’on ne fût pas sans inquiétude sur la réception que la population parisienne réservait à « l’homme de Sedan », on se croyait en mesure de réprimer toute tentative d’opposition qui se manifesterait par des actes ; un nombre considérable de partisans de l’Empire existaient encore à Paris, qui ne se seraient point armés pour le ramener, ni même pour le défendre ; mais qui, semblables aux comparses d’un drame, pouvaient se réunir autour du personnage principal, l’acclamer, battre des mains et grossir son cortège jusqu’à en faire une foule.

Bien plus sérieux eût été l’appoint que l’on eût rencontré dans les services actifs de la préfecture de Police, composés d’anciens soldats de Crimée, d’Italie, du Mexique, dévoués à leur vieux maître, irrités au souvenir de la journée du 4 Septembre qui les avait humiliés, furieux contre la Commune qui les avait assassinés, rêvant de prendre leur revanche d’un état de choses qui diminuait leur importance et semblait les tenir en suspicion. C’est à ceux-là, agents du service des garnis de la sûreté, officiers de paix et sergents de ville que le soin de « la rue » est confié, au début des émotions populaires. On peut apprécier ce qui en eût été ; ils se fussent portés au-devant de Napoléon III. J.-M. Piétri, qui connaissait bien son ancien personnel, avec lequel il était resté en relations secrètes, m’a dit : « Au premier cri de : Vive l’Empereur ! ils auraient tourné casaque et, par leur exemple, eussent entraîné la garde municipale. »

Un homme qui, pendant les dernières années du Second Empire, avait été chef du service des mœurs et chargé de la surveillance du Bois de Boulogne, Carlier, qui est actuellement (1888) chef du bureau des titres à l’administration des chemins de fer de l’Ouest, avait été mis dans le secret. Très énergique, ultra-bonapartiste, plein de malice, policier supérieur, connaissant les hommes et sachant les manier, il avait ramassé, pour une œuvre qu’il n’avait pas dévoilée, une sorte de bataillon de sacripants, prêts à toute besogne et qu’une haute paie maintenait en discipline. C’eût été là, au besoin, une avant-garde ou une réserve de combattants dont le concours n’était pas à dédaigner. On peut, je crois, affirmer que l’ancienne police se serait jetée avec ardeur dans le complot et eût fait avorter les essais de résistance ; or qui a la police a Paris. On le savait à Camden-Place. On paraissait assuré du succès. L’entreprise avait été préparée de main de maître, les rares obstacles que l’on pouvait rencontrer n’étaient point pour faire avorter l’expédition ; on avait tout prévu, tout, excepté que Napoléon III pouvait mourir.

Le 9 décembre 1872, l’Empereur et le prince Napoléon eurent une dernière conférence ; les détails de cette invasion — c’en était une — furent examinés un à un. Sans que l’on se laissât dominer par de funestes prévisions, on était triste, comme à l’heure des résolutions suprêmes ; les deux cousins qui, malgré tant de divergences de caractère et d’idées, s’étaient toujours témoigné de la confiance, car leur fortune était liée par d’indissolubles attaches, les deux cousins allaient se quitter, pour ne se revoir qu’au moment de monter à bord du bateau à vapeur voguant vers la terre de France. Ils étaient émus, mais fermes, et se demandaient si, cette fois encore, « l’aigle impériale volerait de clocher en clocher ».

Napoléon III, l’œil perdu dans des contemplations lointaines où si souvent il s’égarait, dit tout à coup : « Ce qui peut m’arriver de pis, c’est d’être fusillé, comme ce pauvre empereur Maximilien ; ça vaut mieux que de mourir en exil et dans mon lit. » Le prince Napoléon lui demanda : « Êtes-vous du moins certain de pouvoir vous mettre en selle et d’y rester quelque temps ? car il nous faudra marcher à la tête des troupes. » L’Empereur répondit : « Je le crois. Après-demain, j’irai voir Louis[20] à Woolwich ; je tâcherai de faire la route à cheval : l’expérience sera concluante. » Concluante en effet, car elle fut mortelle. Le soir même, le prince Napoléon avait quitté l’Angleterre, se dirigeant vers la Suisse, où il allait veiller aux derniers préparatifs.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, l’Empereur monta à cheval, le 11 décembre, dans l’intention de se rendre à Woolwich ; il n’avait pas fait un kilomètre qu’il était obligé de rentrer à Camden-Place, tant les douleurs éprouvées avaient été intolérables. Il avait dans la souffrance matérielle une énergie extraordinaire, et dont souvent il n’avait pas ménagé les preuves. Il donna l’ordre d’atteler son brougham[21] et fit la route en voiture. La fatigue fut telle qu’il fut pris d’un accès de fièvre qui dura trois jours. Ce qui se passa dans son âme n’est pas difficile à deviner : « Montrer à l’armée, à la population un souverain impotent, réclamer le trône du fond d’une calèche, parce que l’on ne peut plus le reconquérir à cheval, faire rééditer contre un Bonaparte toutes les sornettes dont on avait, en 1814, égayé le public, aux dépens de Louis XVIII, demander le sceptre et se voir offrir des béquilles, cela ne peut pas être et ne sera pas. »

Il savait qu’il avait la pierre et il comprenait maintenant, mais trop tard, pourquoi il souffrait depuis plusieurs années et pourquoi ses stations à cheval, pendant la campagne de 1870, avaient été pour lui un véritable martyre. Il voulut, coûte que coûte, pouvoir faire bonne figure au milieu de son état-major ; cavalcader devant ses régiments de dragons et descendre les Champs-Élysées, comme au bon temps, droit en selle, une main sur les arçons et, de l’autre, saluant la foule. Il résolut de se faire opérer.

Il avait alors soixante-quatre ans. Ce n’est pas l’âge de mourir de vieillesse, mais c’est l’âge d’être prudent et de ne point tenter, sans nécessité absolue, les épreuves que seule la jeunesse est presque assurée de traverser sans péril. Sa constitution était affaiblie, ou plutôt épuisée. Les péripéties de son existence n’avaient point été sans répercussion sur la résistance nerveuse, qui, chez lui, avait sensiblement diminué. Il ne s’était guère surveillé, et sa passion pour les femmes l’avait parfois entraîné, sinon à des excès, du moins à des fatigues qui avaient laissé trace dans l’organisme ; les oscillations du pendule vital n’avaient plus d’ampleur ; il avait bu toute sa provision d’eau de Jouvence. Il eût pu traîner encore longtemps, mais à la condition d’éviter toute émotion, tout accident, tout incident même qui eût pu le troubler. En un mot, pour continuer à vivre, il eût fallu capitonner sa vie.

L’opération de la lithotritie, qui est des plus faciles, fut faite et réussit. On le croyait sauvé, son calme faisait croire à l’entrée prochaine en convalescence ; ce n’était plus qu’une affaire de quelques jours. Bientôt il sera debout et pourra reprendre l’exercice du cheval qui lui plaît tant. Le 9 janvier 1873, on s’aperçut que le pouls s’affaiblissait, que la respiration devenait hésitante, que les yeux regardaient et ne reconnaissaient plus. On envoya en toute hâte à Woolwich chercher le Prince impérial. Lorsqu’il arriva, il ne put que s’agenouiller au chevet du lit funèbre et prier pour le repos de l’âme de celui qui avait été son père.

La mort de Napoléon III produisit à Paris une impression plus profonde que je ne l’aurais soupçonné. Ses partisans furent atterrés, ce qui est naturel, mais la masse indifférente ressentit une émotion réelle, en voyant disparaître celui qu’elle avait parfois acclamé avec passion et qui avait été son maître. Je me rappelle avoir passé sur le boulevard de la Chapelle, quelques jours après le 9 janvier, alors que des journaux illustrés publiaient des portraits de l’Empereur et un, entre autres, assez grossièrement gravé sur bois, qui le représentait sur son lit de mort. Devant un libraire, qui avait exposé cette estampe à sa vitrine, un groupe nombreux d’ouvriers et de commères du quartier était arrêté, regardant, bouche béante, ce visage que la caricature avait si souvent défiguré. On était silencieux et comme recueilli ; pas une plaisanterie, pas une injure, rien qu’une sorte de compassion mêlée d’inquiétude. Un homme leva les épaules et dit : « Après tout, le pauvre diable, il n’a pas eu de veine. » La phrase était plus énergique, mais personne ne protesta, car c’était le résumé de l’impression générale.

Dans le monde orléaniste qui l’avait tant haï, chez les légitimistes qui l’avaient servi, tout en s’en moquant, chez les républicains pour lesquels il avait eu parfois des sévérités excessives, l’émotion fut assez vive ; on semblait dérouté ; on était déprimé, comme si tout à coup un grand silence, un silence inexplicable s’était fait au milieu du tumulte. Le sentiment qui dominait était une sorte de malaise vague dont on était atteint, sans trop savoir pourquoi, et que l’on subissait malgré que l’on en eût. J’étais étonné, car je retrouvais cette espèce d’effarement chez des gens de catégories très différentes. J’en parlai à Sylvestre de Sacy[22], que je rencontrai. Je n’ai pas oublié sa réponse, qui renferme peut-être l’explication de cet état d’âme particulier : « C’est bien simple ; nous sommes dans des catacombes dont nous cherchons à sortir, nous venons d’entendre une porte se fermer, c’est une chance de plus qui nous échappe et cela nous effraie. » Et il ajouta : « C’était un sauveur in extremis ; on est troublé de ne plus l’avoir. »

Pendant que Napoléon III régnait et depuis qu’il est mort, j’ai entendu porter sur lui les jugements les plus disparates. Dans le même salon et à la même heure, selon que vous interrogiez les uns ou les autres sur la valeur intellectuelle et morale de l’Empereur, vous entendiez dire : « C’est un idiot. — C’est un homme remarquable. — Il ne distingue pas sa main gauche de sa main droite. — Il a presque du génie. — Son ambition épouvante les nations voisines. — Sa sagesse rassure l’Europe. — Il perd et déshonore la France. — Il fait de nous le premier peuple du monde. » On ne s’est pas mis d’accord pour le juger, et aujourd’hui encore, après quinze années de tombeau qui auraient dû apaiser les passions, éclairer les esprits et dégager la vérité, on n’en parle qu’avec des cris d’admiration ou des grincements de dents. L’histoire débrouillera ce chaos et dira, je crois, que sa bonne volonté a souvent dépassé ses forces, qu’une sorte de nonchalance a paralysé les efforts qu’il voulait faire, qu’il a été méconnu par ses adversaires, souvent mal compris par ses serviteurs et maladroitement aidé par ses amis ; je me figure qu’il n’a jamais eu de la France qu’une notion imparfaite. Le mot le plus vrai peut-être que j’aie entendu dire sur lui a été prononcé par Sainte-Beuve, qui revenait du château de Compiègne, où il avait été fort en coquetterie avec l’Empereur et l’Impératrice. Comme on lui demandait : « Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? » il répondit : « Ils sont charmants, mais ce sont des étrangers. »

Quel eût été le résultat de sa tentative de restauration impériale, si la fortune ne l’avait brusquement mise à néant ? Bien habile qui pourrait le savoir ; je n’ai même pas une présomption ; je vivais alors, comme toujours, dans une ignorance complète des choses politiques, pour lesquelles je n’ai jamais pu me guérir d’une indifférence qui pourrait porter un autre nom. J’ignorais les tendances de l’opinion publique, la force des partis, l’esprit de l’armée. Il est possible qu’une population surmenée par la guerre, encore épouvantée des horreurs de la Commune, écœurée de la stérilité des débats parlementaires, vivant dans l’incertitude permanente du lendemain, eût fait bon accueil au vieux « sauveur », qu’elle avait déjà vu à l’œuvre. J.-M. Piétri le croyait ; un peu égaré par la chaleur de son dévouement personnel, il était persuadé que l’Empereur eût été reçu avec enthousiasme.

Je ne partage point sa conviction. « Autant lui qu’un autre » eût été, à mon avis, la seule bienvenue qui eût salué le retour de l’homme dont le règne, commencé le 2 décembre 1851, s’était terminé à Sedan. Le prince Napoléon était très affirmatif ; il disait : « Si nous n’avions pas été sabrés par le régiment de cavalerie posté à Thonon, nous aurions réussi ; le corps d’armée de Bourbaki se serait joint à nous ; nulle troupe ne nous eût arrêtés, car il est sans exemple que les soldats tirent les uns sur les autres. Tout dépendait du début, et le début eût été heureux. » Un jour qu’il me racontait encore cet épisode, je lui dis : « Une fois rentré à Paris, qu’est-ce que l’Empereur aurait fait ? » Le prince Napoléon avait souvent la dent dure ; il me répondit : « Des bêtises, selon son habitude. »

  1. Schneider, loc. cit., tome III, p. 240-241.
  2. Les Convulsions de Paris (Paris, Hachette, 1878-1880. 4 vol. in-8o). Tome I, Les Prisons pendant la Commune. Tome II, Épisodes de la Commune. Tome III, Les Sauvetages pendant la Commune. Tome IV, La Commune à l’Hôtel de Ville.
  3. L’Assemblée nationale avait désigné un certain nombre de députés pour former une commission parlementaire des grâces. (N. d. É.)
  4. La Chiffa est une rivière du département d’Alger, sur les bords de laquelle se livrèrent des combats pendant la conquête de l’Algérie. (N. d. É.)
  5. Paris, Ollendorff, 1886-1887, 1 vol. in-16 de 345 pages.
  6. Paul Dhormoys, loc. cit., p. 231-237.
  7. Commandait les troupes d’occupation en France. (N. d. É.)
  8. Bocher (Édouard), 1811-1900. Député à l’Assemblée législative de 1849. Administrateur des biens de la famille d’Orléans. Député de 1871 à 1875, sénateur de 1876 à 1891. (N. d. É.)
  9. Malmesbury était, à cette époque, Lord-Garde du sceau privé. (N. d. É.)
  10. Mémoires d’un ancien ministre, par Lord Malmesbury, Paris, Paul Ollendorff, 1886, 1 vol. in-16, p. 374-375.
  11. Le général Ladmirault fut, en effet, gouverneur de Paris de 1871 à 1876. (N. d. É.)
  12. Le général était fils de ce Bourbaki, capitaine d’une felouque grecque, qui partit de Marseille pour aller en Égypte porter à Bonaparte la lettre par laquelle Joseph, futur roi de Naples et d’Espagne, l’engageait à rentrer en France et à s’emparer d’un pouvoir que le Directoire avait avili. Le messager secret remplit bien sa mission et périt plus tard en Grèce, pendant la guerre d’indépendance : je crois même qu’il fut tué, avec Odissès, au pas des Thermopyles, comme Léonidas.
  13. Fleury (Émile-Félix, comte), 1815-1884. Aide de camp de Napoléon III (1856-1870). Ses mémoires ont été publiés sous le titre : Souvenirs du général Fleury, Paris, Plon, 1897-1898, 2 vol. in-8o. (N. d. É.)
  14. Chouvaloff (1828-1889). Général et diplomate russe, ambassadeur à Londres de 1873 à 1879. (N. d. É.)
  15. Résidence du prince de Bismarck, en Poméranie. (N. d. É.)
  16. Ces faits m’ont été confirmés par Bamberger, qui, pendant la durée de la guerre, fut un des confidents et le correspondant de Bismarck.
  17. L’attaché militaire était le baron de Loe ; je lui ai répété le propos attribué à Bismarck par le comte Chouvaloff ; il m’a dit : « Rien n’est plus exact, vous pouvez l’affirmer en vous autorisant de mon témoignage. » C’est ce que je fais.
  18. Cette idée est souvent exprimée par le roi de Prusse dans ses conversations avec Schneider. Cf. Schneider, L’Empereur Guillaume, passim.
  19. Cet uniforme, qui est celui de général de division, sauf que la couronne impériale remplace les trois étoiles des épaulettes, est resté à la villa de Prangins, où je l’ai encore vu au mois d’août 1887.
  20. Le Prince impérial, qui était à l’École militaire de Woolwich. (N. d. É.)
  21. Voiture à quatre roues et à un cheval, mise à la mode par Lord Brougham. (N. d. É.)
  22. Sylvestre de Sacy (Samuel), 1801-1879. Fils du célèbre orientaliste. Critique littéraire, membre de l’Académie française et sénateur sous l’Empire. (N. d. É.)