Souvenirs d’un demi-siècle/Tome 1/4

première partie

AU TEMPS DU ROI LOUIS-PHILIPPE


CHAPITRE II

LES PARTIS HOSTILES



LE CABRIOLET DE BERTHIER DE SAUVIGNY. — LA DUCHESSE DE BERRY. — ÉMISSION DE FAUX BILLETS DE BANQUE. — LA FABRIQUE DU CHÂTEAU D’HOLYROOD. — CROUY-CHANEL. — UN AVENTURIER. — L’INFANT FRANÇOIS DE PAULE. — CROUY-CHANEL AGENT DE LOUIS-NAPOLÉON. — LA REINE OLGA DE WURTEMBERG. — CROUY-CHANEL PRÉTENDANT À LA COURONNE DE HONGRIE. — JULES AMIGUES. — L’ATTENTAT BERGERON. — LA COPIE DE DUBOIS-GOBEY. — L’ATTENTAT FIESCHI. — LES COMPLICES. — LE CHANTIER DE LA GALIOTE. — JULES BASTIDE. — AUGUSTE BLANQUI. — LA NOURRICE. — L’AFFAIRE DE STRASBOURG. — MORNY. — LE LIEUTENANT OPPERMANN. — DÎNER CHEZ MORNY. — MARIE STELLA. — LE FAUX LOUIS XVII. — NAUNDORF. — LA CAPTIVITÉ DE LOUIS XVI ET DU DAUPHIN. — UN VIEUX FAUTEUIL. — VENTE DU MOBILIER DES GRANDS MAÎTRES. — LES PETITS PAPIERS. — ORIGINE DES RÉCLAMATIONS DE NAUDORF. — LE PROCÈS DE REVENDICATION. — JULES FAVRE.



LE complot Zaba m’a entraîné à raconter la mort du duc de Reichstadt et celle de sa mère ; il faut revenir sur nos pas, quitter Vienne et rentrer à Paris, où le nouveau roi est en butte aux attaques non seulement des napoléoniens, comme l’on disait alors, mais aussi des légitimistes, que l’on appelait carlistes, et des républicains, que l’on avait surnommés les bousingots. Le 17 février 1832, le roi, la reine et la princesse Adélaïde, sortis à pied sur la place du Carrousel, furent littéralement chargés par un cabriolet qui, deux fois, les pressa et faillit les écraser. Ce cabriolet était conduit par un jeune homme de trente ans, ancien officier de la garde royale, nommé Berthier de Sauvigny ; il comparut en Cour d’assises le 5 mai et fut acquitté. On avait remarqué avec surprise que le duc de Fitz-James et le duc de Noailles s’étaient assis près du banc des accusés, comme s’ils avaient voulu donner à Berthier de Sauvigny l’appui de leurs grands noms et de leur honorabilité. Au mois d’avril, la duchesse de Berry, sortie des États du duc de Modène, avait débarqué sur les côtes de Provence et commençait cette chevauchée romanesque qui devait provoquer les combats du Chêne et de La Pénissière. Petit-Pierre, ainsi que l’on avait surnommé Madame en Vendée, avait plus d’héroïsme que de bon sens ; elle aimait les aventures ; celle qu’elle courut à travers les halliers, les fermes du Bocage et derrière la cheminée d’une maison de Nantes se dénoua par un baptême peu désiré, dans la citadelle de Blaye, en présence d’un lieutenant de grenadiers très bien vu de la prisonnière, fort joli garçon, joueur de guitare, chanteur de romances et qui, plus tard, devait être le maréchal de Saint-Arnaud.

Attaquer la royauté de Louis-Philippe à coups de cabriolet, sur la place du Carrousel, à coups de fusil dans la Vendée, c’était déjà excessif, et cependant on alla plus loin. Ce que je vais raconter est tellement étrange, si peu « gentilhomme », que je n’oserais en parler si les preuves du méfait n’avaient été entre mes mains. En 1869, j’eus à m’occuper d’une étude sur la Banque de France[1] ; naturellement, je m’enquis de la fabrication des faux billets, qui parfois avait causé des émotions au monde de la finance et du commerce. Le secrétaire général, qui alors était Marsaud, le même qui, resté à son poste, y fut héroïque pendant la Commune, me remit les dossiers contenant les rapports officiels ou secrets qui avaient été faits sur cette matière délicate entre toutes, car, pour ne pas déprécier la valeur de sa monnaie fiduciaire, la Banque se contente le plus souvent de payer les billets faux qu’on lui présente et de faire faire une enquête par la police. Parmi les dossiers qui me furent confiés, il en est un dont j’ai extrait la substance, auquel je n’ai fait qu’une allusion incompréhensible dans mon étude, et qui me causa un étonnement que le lecteur va comprendre.

En 1832, au moment où le choléra avait affolé Paris, qui croyait à des empoisonnements et massacrait des passants inoffensifs, à l’heure où l’autorité municipale semblait désigner à la fureur du peuple les républicains et les carlistes, qu’elle accusait publiquement de forfaits improbables[2], des poignées de billets de banque faux, habilement imités, étaient jetés, la nuit, à la sortie des théâtres, sur le carreau des halles, devant la porte des grands restaurants : en une seule fois, quatre-vingt-huit billets de mille francs[3] furent ramassés, le matin, près de la halle aux blés. La police, mise en éveil, multipliait ses recherches et ne découvrait rien. Un jour, un homme convenablement vêtu, portant à la boutonnière le ruban d’un ordre étranger, se présenta au bureau du change de la Banque et demanda de l’or contre quatorze billets de mille francs, qui furent reconnus faux et de la même fabrication que ceux que l’on avait trouvés sur la voie publique. L’homme fut arrêté ; on tenait l’émissaire. De l’enquête menée simultanément à Paris et à Édimbourg, il résulta l’invraisemblance que voici.

Dans le château d’Holyrood, résidence de Charles X et de la famille de Bourbon exilée, on avait établi une fabrique de faux billets de la Banque de France. Un journaliste nommé Soufflot, qui, pendant les dernières années de la Restauration, avait été rédacteur en chef du Journal de la Cour, se livrait à cette étrange industrie ; il était aidé par l’ancien directeur de la Monnaie de Rouen, qui s’appelait Lambert. Lorsque les billets étaient terminés, on les remettait au comte Henry de Crouy-Chanel, agent de Charles X à Holyrood ; le comte de Crouy-Chanel les expédiait à son frère, le marquis Auguste de Crouy-Chanel, qui habitait Paris ; celui-ci les faisait parvenir au marquis de Sainte-Croix-Moley, ancien maréchal de camp, qui était chargé d’en faciliter l’émission, c’est-à-dire de les répandre par tous les moyens possibles. Le marquis de Crouy-Chanel, caché sous le nom de Collet ou Collette, reçut une liasse de ces billets par l’intermédiaire d’un certain François ; il en prit quatorze et alla impudemment les présenter à la Banque, persuadé que la hardiesse même du fait détournerait tout soupçon. Il n’en fut rien, et son incarcération préventive arrêta immédiatement l’émission des billets, dont la provenance était si extraordinaire que l’on ne crut pas devoir ordonner des poursuites sérieuses[4].

L’affaire en resta là ; mais, puisque j’ai parlé du marquis de Crouy-Chanel, il est bon de le suivre jusqu’à la fin de sa carrière, car il fut mêlé à des incidents qui touchent de près à notre histoire. Sans pouvoir l’affirmer, je crois bien qu’il n’était ni marquis, ni Crouy, et qu’il s’appelait simplement Chanel ; c’est du moins ce qui semble résulter d’un arrêt de la Cour royale, en date du 12 mai 1821, rendu à la requête de la famille de Croï d’Havré. C’était un intrigant, à la fois besogneux et hardi, qui ne reculait ni devant les fatigues, ni devant les risques pour parvenir à son but ; il était ambitieux et pauvre, il aimait les grandeurs et visait la fortune. Il se mettait volontiers au service des prétendants qui cherchaient un trône, en attendant qu’il en demandât un pour lui-même. En 1832, il était tout près d’avoir quarante ans, et son existence avait déjà traversé plus d’une aventure.

En 1821, il avait été un agent de l’insurrection grecque, auprès du duc de Richelieu ; en 1823, il fait réussir un emprunt espagnol, reçoit un million de courtage, obtient la concession des fabriques royales de drap de Guadalajara et s’y ruine en partie. À ce moment, il s’établit dans un hôtel de la place Vendôme, y reçoit « la ville et la cour », s’essaie à jouer un rôle politique et se fait rire au nez quand il demande à être nommé pair de France. Ses ressources étant épuisées, il retourne en Espagne avec une mission secrète du comte de Villèle. Les colonies espagnoles s’étaient soulevées ; afin de sauver les possessions les plus importantes et de rattacher les conquêtes de Cortez à la Couronne d’Espagne, Crouy-Chanel est chargé d’obtenir de Ferdinand VII que l’infant don François de Paule, son frère, soit proclamé empereur du Mexique ; Ferdinand refuse parce qu’il ne veut pas abdiquer son titre de roi des Indes.

Crouy-Chanel ne s’embarrasse pas pour si peu et devient l’agent direct de l’infant, auquel il bâcla, à Paris, un gouvernement qui n’avait plus qu’à se transporter à Mexico pour être au Mexique. Consulta-t-il les personnages dont il a prononcé les noms, obtint-il leur assentiment ? On en peut douter, mais le futur successeur de Montezuma acceptait sans hésiter un ministère d’inauguration, qui était composé de : le baron Alexandre de Talleyrand, aux Relations étrangères ; le duc de Dino, maréchal de camp, à la Guerre ; le capitaine de vaisseau Gallois, à la Marine ; le comte de La Roche-Aymon, major général de l’Armée. Pour faire réussir cette combinaison, il fallait de l’argent ; Crouy-Chanel se rendit à Londres, où Canning éleva quelques objections contre un si beau projet. En sous-main, l’Angleterre soutenait les insurgés ; Charles X et Ferdinand VII ne voulaient point entendre parler d’abdication en faveur de l’infant ; l’infant lui-même ne se souciait pas beaucoup d’aller guerroyer contre Vera-Cruz et Puebla. Le rêve d’un nouvel empire hispano-mexicain s’évanouit, et Crouy-Chanel passa au Portugal, où il continua son métier d’entremetteur politique. Après la révolution de Juillet 1830, il s’attacha au roi détrôné, qui l’employait à Paris ; en quelle qualité, nous venons de le dire.

Plus tard, Crouy-Chanel se fit présenter au prince Louis-Napoléon et le chambra si bien que, du mois de mai au mois de septembre 1839, il lui extorqua cent cinquante mille francs. Louis-Napoléon était crédule et s’imaginait que la France n’attendait que lui. Les exploiteurs — il y en eut beaucoup autour de lui — flattaient sa manie et vidaient sa bourse. Le prétendant s’aperçut que son agent l’exploitait, et lui donna congé ; mais la brouille ne fut pas longue, et, lors de la tentative de Boulogne-sur-Mer, on était réconcilié. Crouy-Chanel a raconté un fait dont je ne parlerais pas, si un écrivain sérieux, Élias Regnault, ne l’avait rapporté dans son Histoire de huit ans. Lorsque Louis-Napoléon résolut de s’embarquer en Angleterre et de partir pour conquérir la France, en compagnie de quelques écervelés, il confia son projet à Crouy-Chanel et le chargea d’aller à Saint-Pétersbourg demander à l’empereur Nicolas si une telle expédition ne serait point blâmée par lui et si l’alliance de la Russie était assurée à celui qui, bientôt, pouvait être Napoléon III. Nicolas haïssait et méprisait Louis-Philippe, auquel il ne pardonnait pas d’avoir usurpé un trône qu’il aurait dû, en parent loyal, assurer au duc de Bordeaux, après la double abdication du roi et du dauphin.

Crouy-Chanel a prétendu que l’empereur Nicolas avait approuvé l’entreprise et qu’il se serait engagé, dans le cas où l’événement répondrait à ses désirs, à être non seulement l’allié du prince Louis, mais à lui accorder la main de sa fille, la grande-duchesse Olga, qui était alors, comme dans les contes de fées, la plus belle princesse blonde que l’on eût jamais vue[5]. Je ne crois pas à la confidence de Louis Bonaparte à Crouy-Chanel ; je ne crois pas à la mission de celui-ci ; je ne crois pas à l’entrevue avec Nicolas ; je ne crois ni à la promesse d’alliance, ni à la proposition de mariage ; mais je crois que Crouy-Chanel a tâché de faire accepter ces fables au prince Louis Bonaparte. Cependant, je dois dire que j’en ai parlé à la grande-duchesse Olga, devenue reine de Wurtemberg.

Le 30 juin 1874, la reine Olga, étant à Baden-Baden, me demanda de l’accompagner à l’asile des aliénés d’Illenau, qu’elle voulait visiter et que je connaissais dans tous ses détails. En revenant de cette course, la reine, la grande-duchesse Marie de Russie (Leuchtenberg) sa sœur, la grande-duchesse d’Oldenbourg sa nièce, et moi, nous étions seuls dans le salon du wagon royal ; les gens de suite se tenaient dans un compartiment séparé. La conversation était devenue presque intime, et je me permis de dire à la reine : « Votre Majesté sait-elle qu’elle a failli être impératrice des Français ? » et je lui racontai les faits que je viens de reproduire. La reine m’écouta, sans manifester de surprise ; mais sa réponse n’en fut pas une, elle sourit et me dit : « Je suis étonnée que vous me disiez cela. » La grande-duchesse d’Oldenbourg, qui m’avait regardé fixement pendant que je parlais, adressa à la reine une phrase — russe — que je ne compris pas. La reine répondit : « Da », qui en russe signifie : oui. Le lendemain, je questionnai la grande-duchesse Marie à cet égard, et elle me répondit, dans le langage familier qui lui était habituel : « Je ne me suis jamais mêlée de micmacs politiques. »

Crouy-Chanel, s’il eût en réalité été chargé d’une si grave mission, fût certainement sorti de l’obscurité pendant le Second Empire ; il y resta, essaya de se mêler de politique interlope et, presque partout, fut éconduit. Je ne le retrouve qu’en 1861, à Turin, agent de qui ? du roi détrôné de Naples ? de l’Autriche ? du duc de Modène ? de Victor-Emmanuel ? Je n’en sais rien. Tout à coup, une billevesée des plus extravagantes lui passe par la cervelle : il n’est plus seulement marquis, il devient prince. Il produit des paperasses qui le font descendre d’André II, roi de Hongrie, mort en 1285 ; il remonte jusqu’à Etzel, qui fut Attila ; il est fils d’Arpad et, en cette qualité, il prétend à la couronne du roi Mathias et au trône de Hongrie. Il demande que, selon la tradition, la diète des magnats se réunisse à cheval et le proclame souverain du Danube, de Transylvanie et de Croatie. Il n’y avait qu’à rire. Quelques nigauds prirent cette pantalonnade au sérieux et rêvèrent une entrée triomphale à Buda-Pesth. Un journaliste se consacra à cette cause et s’évertua à l’imposer à l’incrédulité publique.

Ce journaliste s’appelait Jules Amigues ; il vint me voir, m’expliqua les titres de son Crouy, me pria de les faire valoir auprès de personnages hongrois — le général Türr, Eber Nandor, Téléki Sandor, Almasy Layack, la comtesse Bathyani Augusta — qui étaient de mes amis et m’égaya pendant quelques instants. Ce Jules Amigues était un écrivain prétentieux, qui fit représenter à la Comédie-Française un Maréchal de Saxe dont les jours furent promptement comptés. Il avait fini par entrer en relation avec le Prince impérial, réfugié à Chislehurst, et lui coûta quelque argent. Après la mort de celui qui croyait devenir Napoléon IV, et qui le serait probablement devenu, Jules Amigues eut presque de l’importance. C’est lui qui, le premier, dans un journal intitulé Le Petit Caporal, évinça le prince Napoléon[6] (Jérôme) de la succession possible des Bonaparte et inventa ce que l’on appelle à cette heure (1882) la candidature du prince Victor. Quant à Crouy-Chanel, il est mort à Turin, je crois, assez misérable et tout à fait inconnu.

Lorsqu’il était son agent, Jules Amigues savait-il que celui dont il publiait les titres d’hérédité royale avait fait jadis acte délictueux, sinon plus, en distribuant de faux billets de banque ? J’en doute, car cette histoire est toujours restée obscure, sinon ignorée. En 1832, le gouvernement s’en préoccupa et y vit ce qu’il appela des manœuvres carlistes ; son attention ne s’y arrêta pas longtemps, car les manœuvres républicaines allaient prendre des allures redoutables. Qu’importaient quelques billets faux, quelques mille francs mal encaissés, lorsque l’on attaquait directement la royauté à coups de fusil et aux cris de : « Vive la République » ? L’émeute de juin 1832, qui éclata derrière le cercueil du général Lamarque, fut grave ; elle tint Paris en alerte pendant trois jours et fut difficilement comprimée. La défaite de l’insurrection laissa dans certains cœurs un relent de rancune qui ne devait pas tarder à s’aigrir ; le régicide va naître, et l’on sait à quelles tentatives nombreuses, savantes, désespérées, Louis-Philippe échappa. Son gouvernement fut sans violence et sans oppression ; aussi ne peut-on comprendre pourquoi il suscita tant de haines. L’auteur du premier attentat fut acquitté devant la Cour d’assises, parce que nulle preuve positive de sa culpabilité ne put être produite. Cependant il était coupable ; à l’heure où nous écrivons, on peut le dire sans péril pour lui.

Le 19 novembre, Louis-Philippe avait solennellement ouvert la session parlementaire de 1832. À cheval, escorté de sa maison militaire, à laquelle s’étaient joints plusieurs officiers généraux, il était sorti des Tuileries par la porte des Lions et s’était engagé sur le Pont Royal, afin de suivre le quai d’Orsay jusqu’au palais du Corps législatif. Au moment où, arrivé devant la rue du Bac, il allait tourner à droite, un coup de pistolet fut tiré sur lui. Au bruit de la détonation, le comte d’Houdetot se précipita vers le roi et lui dit : « Sire, on vient de tirer un coup de fusil sur Votre Majesté. » Le roi répondit : « Non, c’est un coup de pistolet, je l’ai vu. » Un pistolet de poche encore chaud fut ramassé près du parapet ; plus loin, on en trouva un autre, chargé, amorcé, semblable au premier. On recueillit aussi un fragment de papier, où l’on distinguait deux syllabes à désinence latine, qui avait servi de bourre. On eut bientôt arrêté plusieurs personnes qui pouvaient être soupçonnées, et entre autres un certain Bergeron, sur lequel pesaient des présomptions dont la gravité était lourde.

Ce Bergeron avait alors vingt et un ans, il avouait s’être battu au cloître Saint-Merry et se vantait d’avoir « descendu » plus d’un soldat. C’était une nature sombre, un mécontent de son sort, ardent aux discussions politiques, affilié à la Société des Droits de l’Homme, où il était chef de section, énergique et barbu : « un bousingot ». Il était maître d’étude — pion — à la pension de Reusse, qui allait en répétition au collège Saint-Louis, et il était chargé de surveiller les élèves de quatrième. Le professeur de la classe de quatrième, au collège, était alors Étienne Gros, auquel on doit une bonne traduction de Dion Cassius ; il était malade et se faisait suppléer depuis quelques jours par un agrégé, nommé Landois. La police, la justice étaient certaines d’avoir mis la main sur le coupable, mais comment déterminer la culpabilité, comment apporter devant le jury des témoignages irrécusables, des preuves qui entraîneraient la conviction ? Bergeron invoquait un alibi ; dans la confusion qui avait saisi la foule après l’attentat, nul témoin n’osait le reconnaître d’une façon certaine ; les dépositions variaient sur son costume ; les uns affirmaient qu’il était en redingote, les autres qu’il portait un habit ; le pistolet n’avait point été trouvé en sa possession et on ne pouvait lui prouver qu’il lui appartenait ; restait la bourre, qui devenait une pièce à conviction accablante, si l’on arrivait à démontrer qu’elle avait été arrachée au devoir d’un des élèves dont l’inculpé avait la garde.

On la montra à de Reusse, le maître de pension, qui eut soin de ne la point reconnaître, afin de ne pas compromettre son institution. Il fut même d’une habileté qui paraîtra excessive à des magistrats. Spontanément, il offrit au juge d’instruction de lui apporter les cahiers des élèves que surveillait Bergeron ; le juge accepta et de Reusse lui remit tous les cahiers ; tous : non ; il dissimula celui de Fortuné Dubois-Gobey, un romancier qui, de mon temps, a ravi d’admiration les cuisinières, les filles entretenues et même les « madames ». Le juge d’instruction compara les fragments d’écriture de la bourre avec les écritures des cahiers et fut plus dérouté que jamais. Il fit appeler Landois et, lui montrant le petit papier brûlé sur les bords et noirci de poudre, il lui dit : « Reconnaissez-vous cette écriture ? » Landois m’a raconté qu’il avait éprouvé à ce moment une angoisse inexprimable ; comme d’un seul choc, il reçut toutes les commotions à la fois. Il vit le combat du cloître Saint-Merry, la colère du parti conservateur, le désir, la volonté exprimée de faire un exemple ; il comprit que de sa parole allait dépendre une condamnation ; en perspective, il aperçut l’échafaud, où montait un jeune homme — un enfant — de vingt et un ans ; il feignit de regarder attentivement l’écriture, et répondit : « Non, je ne la reconnais pas. » Il l’avait reconnue : c’était celle d’un de ses élèves de la pension de Reusse, c’était celle de Dubois-Gobey. La preuve matérielle faisait défaut ; Bergeron fut acquitté. Il alla voir Landois pour le remercier ; Landois le mit à la porte, en lui disant : « Vous êtes un misérable ! »

Ce Bergeron se mêla de tous les complots contre le gouvernement et contre la vie de Louis-Philippe ; il vivait encore en 1877 ; il habitait alors Maisons-Laffitte et était courtier dans une compagnie d’assurances. Un commissaire de police aux délégations judiciaires, Gustave Macé, qui, aujourd’hui (1882), est le chef du service de sûreté, que j’avais eu à interroger fréquemment, lorsque je fis une étude sur les malfaiteurs[7], me donna sur Bergeron un renseignement dont j’aurais été stupéfait, si déjà je n’avais su à quoi m’en tenir sur la rigidité morale de bien des émeutiers et de bien des révolutionnaires. Vers la fin du règne de Louis-Philippe, Gustave Macé était secrétaire de son père, commissaire de police, chargé du service politique. Il m’affirma que Bergeron était en relations fréquentes avec ce dernier, et que souvent, lui, Gustave Macé, avait eu à transcrire pour le préfet, Gabriel Delessert, les renseignements dont le régicide converti n’était pas avare. Gustave Macé n’avait aucun intérêt à me tromper, et le fait en lui-même n’a rien d’improbable. Si l’on soulevait le masque de bien des personnages qui ont marqué dans les révolutions, et surtout dans la Commune, on ferait de singulières découvertes. En tout cas, il cacha bien son jeu, car il fut un des rares initiés au complot dont Morey était l’âme, Pépin le bailleur de fonds, Fieschi le bras et Boireau l’acteur apparent. Lorsque j’ai raconté l’histoire de l’attentat de Fieschi, il est des faits que j’ai passés sous silence, il en est d’autres que je me suis contenté d’indiquer par allusion. Tous les acteurs, tous les spectateurs du drame dorment depuis longtemps du sommeil dont on ne se réveille pas ; je n’ai plus à craindre de compromettre un survivant ; je puis parler.

On se rappelle les préliminaires de l’attentat. Un bourrelier nommé Morey, vieux jacobin exalté, sous une apparence endormie, affilié aux sociétés secrètes, surexcita jusqu’au délire la vanité de Fieschi, homme résolu et capable de tous les crimes pour sortir de la misère qui l’étreignait ; avec l’argent soutiré à un épicier vaniteux et sot que l’on appelait Pépin, on fit construire un châssis en bois que l’on arma de vingt-quatre canons de fusil auxquels Fieschi devait mettre le feu au moment où le roi se présenterait devant sa maison, sise au boulevard du Temple, en passant, le 28 juillet, la revue de l’armée et de la garde nationale. Un quatrième complice, Boireau, garçon évaporé et de mœurs douteuses, sembla n’avoir été choisi que pour entraîner les recherches de la police sur une fausse piste. La veille de l’attentat, Boireau s’était promené à cheval sur le boulevard, afin que Fieschi pût prendre son point de mire : cette précaution de l’assassin sauva le roi, qui, marchant près du trottoir, par conséquent dans la partie déclive de la chaussée, se trouva placé en dessous du point de mire déterminé par la hauteur d’un cavalier arrêté sur la partie la plus élevée, sur le dos même de la chaussée.

Morey avait dit à ses complices que les « sections », prévenues, feraient une révolution, aussitôt que la mort du roi serait connue. Les sections, en effet, étaient convoquées ; le signe de ralliement était un œillet rouge ; mais la convocation était vague, et, quoique les affiliés fussent à leur poste de combat, nul d’entre eux ne savait quel événement allait se produire. Fieschi, Pépin, Boireau n’étaient point en contact avec les hommes d’action, avec les chefs des comités secrets ; Morey seul pouvait révéler le projet régicide ; mais il s’en garda bien, car il était prudent et savait que le meilleur moyen de ne pas mal placer ses confidences est de n’en point faire. Il ne s’ouvrit sans réserve qu’à un seul homme, à Godefroy Cavaignac, dans l’énergie duquel il avait une confiance illimitée et peut-être exagérée. Godefroy Cavaignac et Recurt avaient déjà quelques soupçons, car Pépin, allant les voir à Sainte-Pélagie, leur avait demandé des fusils, pour « tuer le tyran ».

Le 12 juillet, vingt-huit détenus politiques s’évadèrent de Sainte-Pélagie, et la plupart se rencontrèrent, le 14 juillet, au Palais-Royal, chez le restaurateur Corraza, à un repas commémoratif de la prise de la Bastille. Morey s’y trouvait et ne cacha rien à Godefroy Cavaignac, qui approuva et promit de mettre les sections sur pied ; c’est tout ce qu’il voulait. Les détails fournis à Godefroy Cavaignac étaient précis, et le lieu de l’attentat lui avait été désigné. On résolut de se tenir à portée de l’endroit choisi pour l’exécution du crime, afin de soulever le peuple en criant : « Vive la République ! » Six chefs de section, six dignitaires de la Société des Droits de l’Homme furent avertis par Godefroy Cavaignac. Ce groupe de sept hommes jeunes, ambitieux, décidés à ne reculer devant aucune violence, se réunit dans le chantier de la Galiote et attendit l’événement.

Le chantier de la Galiote était situé boulevard Beaumarchais, au point de jonction avec le boulevard du Temple ; il occupait un vaste terrain qui s’étendait en contrebas du boulevard. Ces quartiers, alors peu habités, où des masures étaient disséminées çà et là, où nulle maison bourgeoise ne s’élevait encore, ne ressemblaient en rien au quartier populeux et marchand que nous voyons aujourd’hui. C’était boueux, sale, fréquenté par les saltimbanques et sans grande sécurité dès que tombait la nuit ; cette partie des anciens « remparts » est la dernière qui ait été appropriée aux besoins d’une grande ville. Le chantier de la Galiote appartenait à Jules Bastide, le même qui fut ministre des Affaires étrangères pendant les pouvoirs du général Cavaignac.

J’ai connu Jules Bastide ; c’était un homme de mœurs douces, que la politique, ou, pour mieux dire, l’ambition déçue avait saturé de haine. Avec sa moustache en brosse, son long visage, sa haute taille, sa grande redingote bleue toujours boutonnée, il ressemblait à un gendarme habillé en « civil ». Je l’ai vu éclater en larmes, parce qu’il venait de retrouver inopinément une lettre écrite par son père, mort depuis vingt ans ; je l’ai entendu pousser de véritables cris de rage, en parlant de Louis-Philippe et de Napoléon III. Pendant l’insurrection de juin 1848, il mit des pistolets dans sa poche, se fit accompagner par deux agents de police et fouilla Paris afin de découvrir le prince Louis-Napoléon Bonaparte, auquel il voulait brûler la cervelle ; il ne le trouva pas ; le prince était caché rue du Cherche-Midi, chez Chabrier, qui, sous le Second Empire, fut directeur général des Archives et sénateur.

Jules Bastide mettait depuis longtemps son chantier à la disposition des conspirateurs ; c’est là, sous l’abri des piles de bois, que furent décidés les soulèvements de 1832 et de 1834. Le lieu était bien choisi, et, comme le propriétaire du chantier était un chef de société secrète, on était en sûreté et l’on n’épargnait pas les motions. Les initiés qui s’y réunirent le 28 juillet 1835, dans la matinée, furent Jules Bastide, Godefroy Cavaignac, le docteur Recurt, qui fut ministre de l’Intérieur pendant quelques semaines en 1848, Bergeron, qui, la veille, avait eu une entrevue avec Boireau, Benoist, Groseiller, deux chefs de section, et Degouve-Denuncque, journaliste sans talent, directeur d’une agence de correspondance provinciale dont le siège était place de la Bourse, tout fier d’avoir reçu la confidence d’un secret qu’il avait presque trahi déjà en écrivant à La Gazette de Metz : « Pour la cinquième et probablement la dernière fois, les ex-glorieuses et mémorables vont être célébrées à Paris », et à L’Industriel de la Meuse : « On continue à dire que Louis-Philippe sera assassiné, ou plutôt qu’on tentera de l’assassiner, à la revue du 28 juillet. »

Là où ils étaient, l’œil aux aguets et l’oreille à l’écoute, ils entendirent le bruit de la détonation, ils virent la fuite de la foule ; puis un immense cri de : « Vive le roi ! » vint jusqu’à eux et ils aperçurent Louis-Philippe et ses fils qui marchaient lentement devant les troupes exaspérées. Ils détalèrent, se jetant au hasard des rues ouvertes devant eux pour se sauver plus vite. Une femme les vit et les dénonça ; mais, comme elle ne les connaissait pas et ne pouvait les désigner, sa déposition — qui est consignée dans les procès-verbaux de l’instruction judiciaire — resta sans effet. La plupart de ces jeunes gens purent quitter la France, grâce à des passeports « de questure » qui leur furent remis par un député de la Haute-Garonne, nommé Dugabé. Godefroy Cavaignac s’embarqua à la baie de la Somme, escorté par Charles Louandre, l’historien, qui, sous prétexte d’une partie de pêche, avait réussi à se faire prêter la patache de la Douane.

Un autre homme connut le complot ; c’est Auguste Blanqui, auquel Pépin raconta tous les détails de l’attentat projeté, dans un rendez-vous qu’ils eurent, le matin du 28 juillet, chez un libraire de la rue de l’Estrapade. Blanqui passa la journée chez Barbès, rue de la Verrerie, à proximité de l’Hôtel de Ville, et là, il dicta à son futur complice dans l’émeute du 13 mai 1839 une proclamation furibonde : « Citoyens ! Le tyran n’est plus ! La foudre populaire l’a frappé… Peuple… mets nus tes bras : qu’ils s’enfoncent tout entiers dans les entrailles de tes bourreaux[8] ! » Avant de se rendre auprès de celui qu’il devait trahir plus tard, dans les notes secrètes qu’il adressait du Mont-Saint-Michel à la préfecture de Police pour obtenir son transfert dans une autre prison, Blanqui avait pris une précaution, s’était créé un alibi moral qu’il est bon de rappeler.

Il demeurait alors rue des Fossés-Saint-Jacques, n° 13, au troisième étage. Il avait à son service, en qualité de nourrice de son fils Estève, né le 19 septembre 1834, une Champenoise de Troyes nommée Aimée Poire. Cette femme était très dévouée et témoignait à son nourrisson une affection maternelle. Blanqui, après son entretien avec Pépin, revint chez lui et engagea la nourrice à aller voir la revue. À l’objection : « Et le petit ? » il répondit : « Emportez-le ; vous n’avez rien à craindre ; à Paris, une femme qui tient un enfant dans les bras est toujours respectée. » Puis, entrant dans de longues explications sur le chemin à suivre et sur la place à choisir, il lui désigna le café du Jardin Turc comme l’endroit propice et tranquille où elle pourrait, tout à son aise, regarder passer le roi et le cortège royal.

Aimée Poire obéit aux prescriptions de son maître et prit son poste d’observation, devant les murs du Jardin Turc, c’est-à-dire en face de la maison où Fieschi avait dressé l’instrument de mort que Morey appelait « une belle mécanique ». Elle fut renversée, foulée aux pieds, mais ne reçut pas de blessure et protégea l’enfant. C’était là une preuve d’innocence à invoquer si Blanqui avait été arrêté comme complice de ce massacre ; quel juge — quel homme — aurait pu croire à un tel excès de perversité ? La place de ces monstres n’est ni au bagne, ni dans les maisons centrales ; elle est dans la cellule des fous agités, avec la camisole de force.

Aimée Poire a vécu jusqu’en 1867 ; elle est restée, pendant vingt ans, la cuisinière de Mme Florent Provost, veuve d’un préparateur au Muséum d’histoire naturelle ; elle fut admirable de dévouement pour Estève Blanqui, lorsque la mère de celui-ci fut morte et que Blanqui eut pris l’habitude de vivre en prison. Le souvenir de son maître lui faisait horreur, car elle se rappelait à quel danger il l’avait exposée, et ne le cachait pas. Estève a pu reconnaître les soins dont elle a entouré son enfance et les sacrifices qu’elle n’a point épargnés pour lui faire donner quelque instruction ; il a hérité de la fortune de son parrain, marchand de papiers peints du faubourg Saint-Antoine, qui lui a laissé une quinzaine de mille livres de rentes.

C’est un garçon doux et timide, détestant les opinions de son père ; le nom qu’il porte lui paraît lourd ; il fuit le monde ; il est marié et vit à Montreuil-aux-Lions, dans l’arrondissement de Château-Thierry ; il habite une petite propriété d’agrément, ornée d’une terrasse et d’un jardin propret, comme un jardin de curé. Souvent il a cherché à venir en aide à son père, qui jamais n’a voulu accepter de lui une pension annuelle de 1 200 francs. Il a su que, le 28 juillet 1835, alors qu’il était au maillot, son père l’a offert en sacrifice à ses haines et surtout à sa sécurité ; c’est là un sujet dont il n’aime pas à parler. Quant à la présence des sept conspirateurs au chantier de la Galiote, Bastide, pendant la durée du Second Empire, semblait en tirer gloire et la rappelait avec complaisance. Un an après, le 25 juin 1836, Alibaud tentait d’assassiner le roi ; c’était encore une main républicaine ; mais les bonapartistes, qui semblaient depuis longtemps avoir abandonné la partie, allaient rentrer en scène avec éclat. L’aventure de Strasbourg est du 30 octobre. Elle fut moins ridicule que celle qui se produisit quatre ans plus tard à Boulogne-sur-Mer ; mais elle échoua misérablement, quoique le 4e régiment d’artillerie, commandé par le colonel Vaudrey, se fût prononcé pour le prince Louis et eût crié : « Vive l’Empereur ! » On fut maladroit, on fut inhabile, on manqua de présence d’esprit et l’on n’excita dans le pays qu’un accès d’hilarité. La conspiration était grave cependant, bien plus grave qu’on ne l’a laissé supposer. Louis-Philippe, qui était bien renseigné sur l’esprit public, disait : « Je ne redoute rien des carlistes, rien des républicains, si ce n’est un coup de fusil ; des impérialistes je crains tout, car un mouvement bien conduit peut soulever une telle émotion en France que le gouvernement serait renversé avant d’avoir eu le temps de prendre une mesure de salut. » Cette opinion n’est pas excessive, et c’est elle qui a engagé le roi à permettre à Thiers de tendre le traquenard de Boulogne où le prince Louis s’est jeté comme un étourneau.

On a intentionnellement diminué l’importance de l’affaire de Strasbourg ; on a eu peur d’en laisser voir le fond, on a eu peur même d’y regarder, pour n’y point reconnaître la quantité et la qualité des gens qui étaient prêts à se rallier au complot, s’il n’eût été déjoué dès la première heure. Les conjurés étaient en relations avec Metz, avec Lunéville, avec Nancy, avec Châlons, avec Lyon et avec Lille. Si la garnison de Strasbourg s’était ébranlée et mise en marche sur Paris, elle eût recueilli bien des contingents sur sa route, et l’on ne sait trop si la folie du retour de l’île d’Elbe ne se fût pas renouvelée. J’ai ouï dire à M. Kratz, qui fut maire de Strasbourg en 1848 et qui actuellement (1882) y est président du consistoire protestant, qu’un hasard seul avait neutralisé la rébellion des troupes et que, sans ce hasard, la proclamation de l’Empire était assurée[9]. Je crois, pour ma part, que l’heure de la restauration des Bonaparte n’était point encore sonnée ; pour que cette heure vînt, il fallut l’affaiblissement intellectuel de Louis-Philippe, la révolution de 1848, l’imbécillité de la Seconde République et l’insurrection de Juin.

Un personnage qui joua un grand rôle sous le Second Empire, dont il fut le metteur en œuvre et le conseiller le plus écouté, Morny, était à Strasbourg en octobre 1836, à la disposition de son frère adultérin. On ne l’a pas su alors et on l’ignore aujourd’hui. Auguste de Morny était toujours resté en relations avec sa mère, la reine Hortense ; de plus, il était en correspondance avec le baron de Haber, qui habitait Carlsruhe et était le bailleur de fonds du prince Louis. Il avait été initié au complot et s’était tenu prêt à agir, avec cette résolution et cet esprit d’astuce dont il a depuis donné tant de preuves. Il était encore au service militaire, qu’il ne quitta qu’en 1838 ; il était lieutenant au Ier régiment de lanciers, détaché en Afrique à l’état-major général. Il avait obtenu un congé qu’il passait gaiement à Paris, où nul genre de succès ne lui faisait défaut ; sa vingt-cinquième année avait toute la fleur de l’élégance et de la grâce. Dans le courant d’octobre, il alla faire une courte visite à Fontainebleau, où son régiment était cantonné, et parut se lier de préférence avec un sous-lieutenant à la suite, d’origine alsacienne, nommé Oppermann. Morny partit, se rendit à Strasbourg, descendit à l’hôtel de la Maison Rouge, où il donna comme papier d’identité un passeport au nom d’Oppermann. Le 30 octobre, à huit heures du matin, le mouvement bonapartiste était neutralisé ; Morny ne reparut pas à son auberge et décampa ; le 2 novembre, il arrivait à Paris ; le 8, il s’embarquait à Toulon et prenait terre, le 12, à Bône, de façon à se joindre le lendemain à la colonne expéditionnaire qui se dirigeait sur Constantine. À l’assaut infructueux du 28, il sauva la vie du général Trézel.

Cependant la police de Strasbourg, qui avait fouillé les hôtels garnis et les maisons meublées, avait mis la main sur le passeport Oppermann. On l’expédia à Fontainebleau avec une commission rogatoire. Le sous-lieutenant Oppermann, interrogé, reconnut son passeport et ne put expliquer comment on l’avait trouvé dans une chambre de l’hôtel de la Maison Rouge ; il ne lui fut pas difficile de prouver qu’il n’avait point quitté Fontainebleau, où ses camarades l’avaient vu tous les jours ; le 30 octobre, il avait été de service et avait fait une promenade militaire avec sa compagnie, commandée par le capitaine. Ces faits restaient si clairement établis que, l’interrogatoire terminé, Oppermann ne fut plus rappelé chez le juge d’instruction. Quoique l’alibi invoqué eût été démontré jusqu’au-delà de l’évidence, une note fâcheuse demeura sur Oppermann ; son avancement fut très lent ; il se fatigua d’une carrière qui n’avait plus d’avenir et il prit sa retraite avec le grade de chef d’escadron, après la campagne d’Italie. Assez philosophe, quoiqu’un peu grognon et se plaignant de l’injustice du sort à son égard, il vivait paisiblement à Paris, faisant le soir sa partie de dominos au café Tabouray, se couchant tôt, allant regarder les joueurs de boules et les soldats que l’on exerçait. Les jours avaient marché, depuis la tentative de Strasbourg, et les événements aussi ; d’abord le coup d’État du 2 décembre, puis la présidence décennale ; enfin, l’Empire, l’Alma, Sébastopol, Magenta, Solférino et le reste. Son camarade Auguste de Morny avait eu plus d’avancement que lui ; il était devenu haut personnage, très consulté, presque tout-puissant.

Un soir que le commandant Oppermann se promenait en sifflotant, dans les Champs-Élysées, il se trouva face à face avec Morny, qui lui tendit les mains : « Que je suis heureux de te rencontrer ! » On se prit le bras, on chemina dans la longue avenue ; les souvenirs de jeunesse se pressaient dans la mémoire des deux anciens camarades : « Qu’es-tu devenu depuis que tu as quitté le régiment ? » demanda Morny. Oppermann raconta son histoire ; elle était simple et dénuée ; il disait : « Que veux-tu ? J’ai eu de la déveine. » Morny répliqua : « Cette déveine, je puis te l’avouer aujourd’hui, c’est à moi que tu la dois » ; et il lui apprit qu’il s’était emparé, au mois d’octobre 1836, du passeport découvert à Strasbourg, d’où avait résulté sans doute la note fâcheuse qui avait entravé son avancement. Oppermann fut très étonné ; mais depuis longtemps il avait accepté son existence manquée ; il se contenta de rire et de répondre : « Que le diable t’emporte ; tu aurais bien dû choisir un autre passeport que le mien. »

Morny, avec cette grâce avenante qu’il possédait au plus haut degré, fit des offres de service à Oppermann, lui proposa une place de receveur en province ou de percepteur des finances à Paris : « Il sera facile de trouver le cautionnement ; ne t’en inquiète pas ! » Oppermann refusa courtoisement, mais avec fermeté : « J’ai ma pension de retraite ; j’y ajoute une rente de mille huit cents francs. Mon budget me suffit ; j’ai arrangé ma vie en conséquence ; il en est qui sont plus à plaindre que moi ; je te remercie de tes bons offices ; et puis je te dirai, quoique tu sois un gros monsieur dans le gouvernement d’aujourd’hui, que ton chien de Badinguet ne me convient guère. » Morny en avait entendu bien d’autres et n’était point pour s’émouvoir de quelques propos malsonnants ; il insista ; en vain. Oppermann fut inébranlable. « Viens au moins me demander à dîner. » Oppermann répondit : « Volontiers, mais à une condition, c’est que nous serons seuls ; je n’ai point l’habitude de tes messieurs et de tes « madames » ; je n’aime pas le tralala ; un dîner en tête-à-tête, comme deux troupiers qui veulent parler du régiment ; cela te va-t-il ? — De tout mon cœur », répondit Morny ; on prit date et l’on se sépara.

Au jour convenu, Oppermann brossa sa redingote neuve et fut exact. Morny l’attendait, seul au coin du feu, et lui dit : « Ne te fâche pas trop ; j’ai invité un de mes amis, un vieux camarade, qui sera heureux de faire ta connaissance. » Oppermann fit un peu la moue et n’en crut pas ses yeux lorsqu’il vit entrer Napoléon III, « ce chien de Badinguet », comme il le nommait : « J’ai tenu, monsieur, à vous remercier moi-même du service qu’autrefois vous avez rendu, un peu malgré vous, au comte de Morny. » Oppermann garda bonne contenance, car il sentait que toute retraite lui était interdite. Avec lui, l’Empereur fut charmant, plein de prévenance et même de coquetterie. Oppermann ne résista guère et fut séduit. « Le mâtin ! disait-il à Morny, quand ils furent seuls, il m’a ensorcelé ; ma foi, tu as bien fait de prendre mon passeport. »

Deux ou trois jours après, Oppermann était nommé maréchal des logis du palais, sous les ordres du maréchal Vaillant. Il accepta et son dévouement fut sérieux. Dans bien des circonstances, il fut un conseiller utile, et c’est le plus souvent par ses mains que passaient les charités occultes auxquelles Napoléon III ne se refusait pas. Il avait fort à faire, car la distribution des secours pris dans la cassette impériale se montait à la somme quotidienne de dix mille francs, soit trois millions cinq cent mille francs par année. Cette aventure, honorable pour les trois personnages en jeu, a été racontée en ma présence par Oppermann lui-même à Albert Tachard, qui fut nommé député dans le Bas-Rhin, aux élections de 1869, et qui, après la révolution du 4 septembre, fut ministre plénipotentiaire de France en Belgique, pendant la guerre franco-allemande[10].

Louis-Philippe avait donc à se défendre contre les faux billets de banque de la légitimité, contre les émeutes, les coups de fusil, les machines infernales du parti républicain, contre les complots militaires d’un descendant de Napoléon Ier. Sa royauté constitutionnelle faisait face à bien des périls ; elle était, en outre, revendiquée par deux prétendants qui s’agitaient dans Paris et s’étonnaient de n’être point redoutables, mais ils eurent des partisans, car le premier besoin de la crédulité publique est d’être dupée. Quelqu’un se souvient-il encore de Marie Stella, qui habitait au coin de la rue Mondovi et de la rue de Rivoli, et dont le balcon servait de lieu de réunion aux hirondelles près de partir ? Personne, assurément. Elle eut son heure, cependant, et fit tant de bruit autour de ses prétentions qu’après quatre ou cinq années de patience on la mit en voiture, au mois de décembre 1839, et on la reconduisit à la frontière.

Elle affirmait qu’elle était la fille de Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon-Penthièvre et de Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, dit Égalité, que le duc et la duchesse d’Orléans, désespérés d’avoir une fille, l’abandonnèrent et lui substituèrent un garçon nouveau-né, enfant du peuple, que l’on acheta à son père, qui était postillon à la poste aux chevaux. Elle indiquait la date de sa naissance, 6 octobre 1773, et déclarait que cette substitution avait pour but de réserver les droits éventuels de la maison d’Orléans au trône de France. Elle n’ignorait pas qu’elle vivait en pays de loi salique, aussi ne réclamait-elle pas la couronne, mais seulement sa part d’héritage dans les successions d’Orléans et de Penthièvre. Selon elle, Louis-Philippe avait usurpé son rang et lui devait restituer sa fortune ; elle proposait de le renvoyer aux chevaux de son père légitime, qu’il conduirait sans doute avec plus d’habileté que le « char de l’État ». Il n’y avait qu’à sourire ; mais Marie Stella écrivit des libelles, publia un volume de revendications et l’on se fâcha.

Du haut de son balcon de la rue de Rivoli, lorsqu’elle voyait passer le roi, elle lui criait : « Postillon ! rends-moi le nom que tu m’as volé ! » Ce n’était qu’une folle. Elle était née dans la Suisse allemande, si ma mémoire n’est pas en défaut, et se nommait Marie Newborough-Steinberg. Elle avait fini par être convaincue de la réalité de l’histoire qu’elle avait inventée et était de bonne foi, lorsqu’elle parlait de sa haute lignée. Quelques secours qu’on lui avait envoyés des Tuileries ne faisaient que la confirmer dans son erreur ; elle disait : « On veut acheter mon silence, dans la crainte d’être forcé à une restitution », et elle piaillait de plus belle. Elle fit tant de sottises qu’on l’expulsa ; il eût simplement fallu la confier à un médecin aliéniste et payer les frais du traitement.

L’autre prétendant, aussi tenace et plus sérieux, prenait le titre de duc de Normandie, comme Mathurin Bruneau avait pris celui de prince de Navarre, et se donnait pour Louis XVII, miraculeusement arraché aux prisons de la République. Malgré son mauvais français, son orthographe incorrecte, malgré les invraisemblances sur lesquelles il basait son récit, il convertit plus d’une personne à ses prétentions et étonna quelques anciens serviteurs de Marie-Antoinette par la précision des détails et la réalité des faits qu’il invoquait en preuve de son identité. La concordance de ses souvenirs avec ceux qu’il réveillait était de nature à inspirer la confiance. L’impression qu’il causa fut telle que des magistrats donnèrent leur démission pour le suivre et s’attacher à sa fortune. Il eut une cour et vécut de la libéralité de ses partisans ; un archevêque le protégeait, un curé s’était déclaré son homme lige, une ancienne femme de chambre de la reine, un ancien jardinier de Trianon juraient qu’il était le dauphin ; il fonda un journal : La Justice, pour faire connaître et reconnaître ses droits ; il offrit à la duchesse de Berry de l’épouser, oubliant qu’il était marié lui-même et qu’elle était devenue la femme légitime du comte Lucchesi-Palli ; il ne redemandait pas le trône de ses pères, parce qu’il s’inclinait « devant la souveraineté du peuple », mais il réclamait son état civil et assigna, le 13 juin 1836, Louis-Philippe devant le tribunal de la Seine, pour être remis « en possession d’état ». Le duc de Normandie, qui écrivait au roi en l’appelant « mon cousin » et en priant Dieu qu’il l’ait en sa sainte garde, avait, cette fois, dépassé la mesure ; on l’arrêta, on le maintint en prison pendant trois semaines et on le mit hors de France. Il séjourna en Angleterre, puis à Delft, où il mourut le 10 août 1845. L’inscription de sa pierre tombale porte : « Ici gît Louis XVII, roi de France et de Navarre. » Les épitaphes sont accoutumées à ne pas toujours dire la vérité.

Quel était donc ce personnage qui avait presque traité de puissance à puissance avec les souverains, qui avait eu de longs entretiens avec un des aides de camp de Louis-Philippe, qui puisa sans compter dans la bourse de ses adhérents, que l’on appelait Sire, et qui, jusqu’après sa mort, poursuivit l’affirmation de son mensonge ? C’était un horloger ambulant, juif, revendeur, brocanteur, faux-monnayeur au besoin, incendiaire en ses moments perdus, sans instruction, de façons vulgaires, et qui se nommait Naudorf[11]. Issu d’une famille israélite et misérable de Posnanie, il était né à Potsdam ; il s’établit à Berlin pendant deux ans et y fit le métier d’horloger colporteur. Il vécut ensuite à Spandau, fabriqua de ces horloges en bois que l’on appelle des coucous, et, en 1822, ayant vendu ses outillages, il vint s’installer à Brandebourg. Sa boutique ayant brûlé, il fut accusé d’y avoir mis le feu et acquitté « faute de preuves suffisantes ». La même année, il est condamné à trois ans de prison pour émission de fausse monnaie. En sortant de prison, 1828, il se retira à Crossen. C’est là et c’est alors qu’il s’aperçut qu’il était Louis XVII. Il alla à Dresde, il alla en Suisse et enfin à Paris, où il arriva en 1833. Ceci est la vérité, qui ne ressemble guère au roman que Naudorf débitait. Comment avait-il donc été initié à des particularités de la vie du dauphin à Versailles, à Trianon, au palais des Tuileries, pendant le voyage de Varennes ; comment savait-il des faits qui n’étaient ou n’auraient dû être connus que de certaines personnes attachées au service de Louis XVI et de Marie-Antoinette ? On peut répondre.

Lorsque le duc de Normandie, vivant à Paris, étala ses prétentions dans quelques salons bien hantés, la police s’émut et, par voie diplomatique, demanda qu’une enquête fût faite en Prusse, d’où le prétendant arrivait. L’enquête fut très habilement menée et poursuivie par ordre du ministre de l’Intérieur à Berlin, qui, je crois, se nommait Rochow. Les résultats de l’enquête, résumés dans un rapport, me furent racontés par le comte Fleming, que j’ai connu, à Baden-Baden, ministre plénipotentiaire de Prusse près la cour de Carlsruhe et mari de la fille de Bettina d’Arnim. Ce rapport établissait que le duc de Normandie n’était autre que Carl Wilhelm Naudorf et relatait les faits dont je viens de parler : on le qualifiait d’homme de peu, capable d’escroqueries, mais sans énergie pour un crime ; cette dernière observation répondait évidemment à des appréhensions de régicide. Si les hommes qui ont conduit l’enquête n’ont point été abusés, s’ils ont découvert la vérité, ce qui reste à dire est extraordinaire et ressemble à une fiction propre à préparer un dénouement dramatique.

Né le 27 mars 1785, le dauphin avait sept ans accomplis lorsque, le 13 août 1792, il fut enfermé, avec la famille royale, dans la prison du Temple. Louis XVI ne garda pas de longues illusions sur le sort qui l’attendait ; il était persuadé que son fils lui serait enlevé pour être conduit à la campagne, confié à des paysans, afin qu’il pût perdre tout souvenir de sa naissance, de son milieu, et être incapable de revendiquer plus tard l’héritage de ses pères. Cette crainte le poignait ; il voyait son fils, Louis-Charles de France, réduit à une condition obscure, ignorant ses droits et laissant déchoir dans la médiocrité le nom des Bourbons. Sa préoccupation la plus vive fut donc de graver, dans la cervelle de l’enfant, certains souvenirs qui, s’il en était besoin, lui serviraient à se faire reconnaître par des personnes dont la loyauté ne serait pas soupçonnée.

Il lui rappelait sans cesse des détails de son enfance, de ses jeux dans le jardin de Trianon, détails intimes, détails infimes, mais d’une importance capitale puisque l’on en pouvait faire sortir une constatation d’identité ; il s’attachait surtout aux choses corporelles, qui ne pouvaient être connues que de gens l’ayant directement servi et lui ayant rendu les soins qu’exige un enfant. C’est ainsi qu’il insista sur la forme grêle et pointue d’une canine qui affectait la forme d’une dent de lapin, dent de première dentition, qui n’était pas encore remplacée et que souvent l’on avait remarquée. Pour mieux fixer ces observations dans la mémoire de son fils, Louis XVI les écrivait sur d’étroites bandes de papier et les lui faisait lire. C’étaient en quelque sorte les archives familières de l’enfance, à l’aide desquelles le dauphin pourrait imposer plus tard et faire éclater sa personnalité. Mais ces notes si précieuses pour l’avenir, comment les dérober aux yeux des surveillants, où les cacher, pour que l’on puisse les retrouver un jour et les offrir en témoignage d’une vérité contestée ? C’est alors que cette histoire, si cette histoire est vraie, semble tourner à la fantaisie.

Dans la chambre que Louis XVI occupait à la tour du Temple, il y avait un vieux fauteuil qui datait du temps des grandes maîtrises. En chêne massif, avec de gros pieds, de gros bras, un dossier très élevé, il était recouvert en cuir de Cordoue. Lourd à manier, difficile à mouvoir, il était placé près d’une table et servait de siège au roi. Le cuir qui garnissait la face externe du dossier n’était point adhérent au bois ; lorsque l’on frappait dessus, cela « sonnait creux ». Louis XVI y fit un petit trou à la partie supérieure et y glissait les bandes de papier portant ses annotations, qu’il avait eu soin de rouler préalablement en forme de ces allumettes que l’on nomme des allégradors. Comme la fameuse armoire de fer du château de Versailles, le fauteuil du Temple recelait des secrets dont le dauphin pourrait s’emparer en des heures propices, afin d’en appuyer ses réclamations.

Le 21 janvier 1793, Louis XVI fut exécuté et n’entendit pas la fameuse phrase : « Fils de saint Louis, montez au Ciel ! » qui fut inventée par His de Butenval. Marie-Antoinette continua les leçons pratiques que le roi avait données à son fils. Des complots mal dirigés par de Jarjayes, de Batz, le général Dillon, les municipaux Michonis, Toulan et Lepître, et qui avaient pour but d’enlever le dauphin du Temple, furent découverts. On décida que l’enfant serait séparé de sa mère ; le 3 juillet 1793, il fut confié à la garde de Simon et mourut le 8 juin 1795 (20 prairial an III). Le 10, à sept heures du soir, il fut porté au cimetière de Sainte-Marguerite. En 1816, on y fit des fouilles et l’on ne retrouva aucun vestige du pauvre petit. En effet, il n’y était plus ; dans la nuit qui suivit l’enterrement, le corps fut exhumé et transféré au cimetière de Sainte-Catherine, que l’on a toujours confondu avec le cimetière de Clamart. Je crois me souvenir que Peuchet a donné le procès-verbal d’exhumation et de réinhumation dans son Histoire de la Police[12].

Et le fauteuil ? En 1811, l’empereur Napoléon, qui n’aimait guère les souvenirs désagréables aux puissants de la terre, qui, traversant une galerie du palais de Versailles et apercevant un portrait de Louis XVI, avait dit à Marie-Louise : « C’est notre oncle », Napoléon ordonna de démolir la tour du Temple et de faire place nette de cette prison régicide. Avant de jeter aux gravois l’ancien château des moines rouges, d’où Louis XVI était parti pour l’échafaud, on vendit les meubles qui le garnissaient ; les chenets gigantesques, les bahuts en bois de chêne ouvragé, les batteries de cuisine s’en allèrent dans l’échoppe des marchands de bric-à-brac. Parmi les brocanteurs qui se disputaient les vieux cuivres et les vieilles ferrailles, il y avait un Silésien appartenant à cette classe d’industriels, presque disparus aujourd’hui, que l’on nommait les convoyeurs d’armée. Il était venu jusqu’à Paris du fond de ses provinces, conduisant son chariot, escortant quelque régiment dont il portait les bagages, marchant par étapes, dépouillant les morts après les batailles, volant dans les villages qu’il traversait, grappillant partout, vendant de l’eau-de-vie, exploitant les soldats, prêtant à la petite semaine, gagnant sur chacun et criant misère. Il allait retourner au pays « à vide ». Au Temple, il acheta plus d’un objet, entre autres le fauteuil de « Capet », et, reprenant sa route au jour le jour, il revint en Prusse.

Comment Naudorf devint-il propriétaire de ce fauteuil ? On l’ignore ; mais on sait qu’il l’avait dans son mobilier, lorsqu’il habitait Spandau, où il séjourna pendant dix ans, de 1812 à 1822. Le fauteuil était vieux et son voyage dans une charrette, à travers la moitié de l’Europe, ne l’avait point rajeuni. Le cuir dont il était revêtu s’en allait en lambeaux, mais les bois restaient solides. Naudorf voulut le recouvrir ; il décloua le cuir de Cordoue, et de l’intérieur du dossier s’échappa une grande quantité de petits papiers roulés. Il les déplia, vit de l’écriture, chercha à la déchiffrer et n’y parvint pas. Il devina cependant que c’était du français. Il montra sa trouvaille à un apothicaire nommé Rebstock[13], qui savait bien la langue française.

Naudorf comprit, à certains détails, l’importance de sa découverte, fit traduire en allemand les phrases françaises et s’en pénétra si bien que, longtemps après, ce sont ces souvenirs du premier âge qui déterminèrent des contemporains de l’enfance du dauphin à le reconnaître pour Louis XVII.

Est-ce à ce moment qu’il commença à jouer son personnage ? Je ne le crois pas ; l’apothicaire était un témoin incommode. Il se transporta à Brandebourg, et c’est lorsqu’il est interrogé sur les faits de fausse monnaie (fin 1824) que pour la première fois il déclare qu’il est un prince de la maison de France. On crut à une mystification et on n’attacha aucune importance à ses paroles. Ses prétentions ne se sont point éteintes avec lui ; il les a léguées à ses enfants qui, pour éviter la prescription, saisissent, tous les dix ans, les tribunaux français de réclamations auxquelles les avocats n’ont jamais manqué[14]. Dans le dernier procès plaidé de mon temps pour cette cause singulière, c’est Jules Favre qui porta la parole en faveur de cette branche aînée et fantastique de la famille de Bourbon. Jules Favre paraissait convaincu, mais, au cours de sa vie, il a été convaincu de tant de choses, même du miracle de La Salette, que cela ne tire pas à conséquence.

  1. Voir Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie, Paris, Hachette, 1869-75, 4 vol. in-8. T. II, chap. XI : La Banque de France. Les Billets.
  2. Voir Souvenirs littéraires. T. I : Pièces justificatives. Circulaires de Gisquet, préfet de Police ; proclamation de Cadet (dit de Gassicourt), maire du IVe arrondissement.
  3. À cette époque, le billet de la Banque de France n’avait que trois coupures : 10 000, 1 000 et 500 francs.
  4. Au secrétariat général de la Banque de France, dossier intitulé : Émission des faux billets de banque en 1832.
  5. La grande-duchesse Olga a été visée par plus d’un prétendant. La duchesse de Berry, prisonnière à la citadelle de Blaye, écrit à Chateaubriand, en date du 7 mai 1833 : « Par mes divers rapports avec l’empereur de Russie, je sais qu’il a fort bien accueilli, à diverses reprises, des propositions de mariage de mon fils avec la princesse Olga. » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, 1850, t. X, p. 311.)
  6. Le prince Napoléon (1822-1891), fils de Jérôme, roi de Westphalie, et père de Victor-Napoléon, qui fut prétendant bonapartiste après la mort du Prince impérial, fils de Napoléon III. (N. d. É.)
  7. Paris, ses organes, etc. T. III, chap. XII.
  8. Les Ancêtres de la Commune ; l’attentat Fieschi. Chap. XVIII : « Les œillets rouges ». Paris, Hachette, in-8o, 1877.
  9. J’ai entendu affirmer par M. Kratz que le général Voiret, résidant à Strasbourg, commandant la 6e division militaire, et M. Chopin d’Arnouville, préfet du Bas-Rhin, avaient promis leur concours au prince Louis-Napoléon Bonaparte.
  10. Oppermann était à Sedan avec Napoléon III ; je crois, sans pouvoir l’affirmer, qu’il l’accompagna à Wilhelmshœhe.
  11. J’ai adopté l’orthographe la plus simple ; on lit : Naudorf, Naundorf, Naundorff, Nauendorf. Le faux Louis XVII a lui-même souvent varié. Naudorf est le nom d’un lieudit fréquent en Allemagne (in aue dorf : village dans la prairie).
  12. La version de Peuchet a été très énergiquement combattue par M. de Chantelauze, dans son livre sur Louis XVII. Selon lui, le corps du dauphin est resté et est encore (1887) à la place même où il a été déposé.
  13. Je crois bien que l’apothicaire se nommait Rebstock, mais je n’en suis pas certain. Naudorf fut également aidé dans ses revendications par un magistrat subalterne appelé Pezold.
  14. Les détails de la prétendue évasion du dauphin, enlevé à la prison du Temple, répétés à satiété par les faux Louis XVII, ont été puisés dans un roman royaliste intitulé : Le Cimetière de la Madeleine (Paris, 1800, 4 vol. in-12), par Regnault Warin. Les faux dauphins ont été nombreux. Je compte : Hervagault (1798) ; Fruchard (1815) ; Marassin (1816) ; Bruneau (1816) ; Dufresne (1818) ; Persat (1824) ; Mèves (1830) ; Fontolive (1830) ; Richemont (1831) ; Naudorf (1832) ; Diebitch (1832) ; Martin (1836) ; Jundt (1836) ; Trévisen (1836) ; Eliezer Williams (1849) ; Savalette de Lange (1856) ; Varney (1865) ; Ligny de Luxembourg (1867) ; Vincent (1873) ; Laroche (1882). Je dois en avoir oublié.