Souvenirs d’un caporal d’infanterie - L’heure H.

Georges Gaudy
Souvenirs d’un caporal d’infanterie - L’heure H.
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 326-344).
SOUVENIRS D’UN CAPORAL DU 57e RÉGIMENT D’INFANTERIE

L’HEURE H
(4-5 MAI 1917)

Le tunnel qui traverse le plateau de Craonnelle et dans lequel la 10e compagnie s’entasse est une prison fétide. L’unité qui nous a précédé l’a semé de détritus, de linges pouilleux, de boites de conserves, de débris hétéroclites. Une odeur acre imprègne l’atmosphère et nous suffoque. Nous ne sortirons de là que pour l’attaque. Elle est toute proche, chacun le sait. Elle se déclenchera peut-être ce soir, peut-être demain, peut-être un jour plus tard, mais elle ne tardera pas. J’écoute le grondement de la canonnade, plus fort d’heure en heure. Sur la terre, l’œuvre de massacre et d’écrasement s’accomplit. Tous les tocsins du monde sonnent un gigantesque glas dans la vallée de l’Aisne...

Les heures sont longues, longues. Le regard se lasse de suivre la marche pénible de l’aiguille sur le cadran des montres. Personne ne s’inquiète plus de savoir si le soleil a lui sur la bataille ou si la nuit la couvre de ses ombres. Et comme nous, des milliers d’hommes vivent enterrés, dans l’attente de ce qui se prépare, de ce qui s’ébauche dans les ténèbres ou dans la clarté du jour. Ils sont des milliers de soldats arrachés par la guerre à leur champ, à leur cité, à leur foyer tant chéri...

Je regarde l’un après l’autre les hommes de la section, éclairés par la lueur des bougies.

Les deux sergents sont assis près de moi. Sirey, le premier, est un boucher de Sainte-Terre, petit, carré, solide et calme, toujours prêt aux dévouements obscurs. L’autre, Arsicaud, est un grand gaillard mince de la Charente-Inférieure. Les lèvres serrées, le regard autoritaire disent son énergie : un violent, un entraîneur, un gars qui n’a peur de rien. Il relève les déprimés par son bagout mordant et frappe au cœur ceux qui se cabrent contre la discipline, avec des mots qui sont des coups de poing.

Plus loin, j’aperçois Dumora, placide et souriant, écrivant une lettre au crayon. Il ne « s’en fait » jamais, et Biraud, son meilleur ami, qui l’éclaire avec une lampe électrique, « s’en fait » moins encore, s’il est possible. Baussay, qui nous présenta rarement un visage rasé, évoque des souvenirs gastronomiques avec le gros Béret, batelier de Libourne. Tous deux parlent de noubas anciennes, de libations étourdissantes, et, se grisant de leurs souvenirs, gesticulent dans la pénombre.

En me retournant, je distingue, sur la marche supérieure de l’escalier, mon ami Castaing, l’aspirant. Son fin visage de demoiselle est amaigri, fané, mais ses yeux luisent, joyeux, et de ses lèvres moqueuses s’envolent des vers.

Enfin, l’un près de l’autre, les deux bleus de l’escouade, Vivien et Lhoumeau, arrivés récemment avec un renfort de la classe 17, lisent paisiblement. Je les plains, ces deux-là Ils n’ont pas encore vu le feu.

Les autres poilus se perdent dans le noir.

J’aime tous ces hommes, vivant ma vie, dans la plus complète égalité. Ils me sont devenus chers, insensiblement, et la perte de l’un quelconque d’entre eux me serait douloureuse...

Je m’endors... puis je me réveille... je fume et je rêve, longtemps...

Le sergent Arsicaud m’appelle :

— J’en ai assez d’être ici ! Venez donc faire un tour dehors !

Je me lève et nous partons, enjambant les corps recroquevillés. Les poilus se remuent, s’écartent, se tassent le long des murs, sur notre passage, en grognant. Il nous faut gravir des séries de vingt marches, séparées par des paliers sur lesquels s’entassent des hommes qui mangent, parlent ou dorment. Nous avançons péniblement, dans la demi-obscurité. Je renverse une bougie posée sur une boîte à masque, ce qui soulève une colère :

— Tu peux pas faire attention, idiot ?... Qu’est-ce qu’ils f... à se ballader, ceux-là ? T’es pas sur les boulevards, non ?

Je ne réponds rien. Nous continuons. En haut, à l’extrémité d’un escalier plus long, filtre une lueur. Nous arrivons à la sortie.

— Où allez-vous ? nous disent des sous-officiers qui fument, adossés aux planches du coffrage ; ça tape, dehors ! vous savez !

— Ça tape même plus fort depuis quelques instants !

— Tant pis, murmure Arsicaud. Il est temps de respirer un peu ! Je crèverais là-dedans !

Le charivari des obus s’entend mieux d’ici. Les coups de tonnerre des éclatements sont moins sourds qu’au fond de l’abri. L’impatience de voir me fait activer mon escalade.

— J’ai mes jumelles, me dit Arsicaud sans se retourner. Nous pourrons nous offrir le coup d’œil.

Le tunnel s’ouvre sur une tranchée profonde. Je sors derrière le sergent, ébloui tout d’abord par la lumière, saisi par l’air et par une violente odeur de poudre. Les fatigues, les privations des jours passés, cette vie de larve dans l’humidité m’ont tellement affaibli que je chancelle et m’appuie au clayonnage qui soutient les déblais. Puis je monte près d’Arsicaud sur la banquette et je regarde. Devant nous, de l’autre côté d’un ravin, se dresse, de l’Ouest à l’Est, une falaise abrupte et ravagée, sans une touffe d’herbe, où surgissent çà et là des geysers noirs. C’est la partie Sud du plateau de Craonne, le mur qui, le 16 avril, barra la route au 1er corps. A l’extrémité Est du plateau, un peu plus haut qu’à mi-côte, s’étalent des monceaux de décombres surmontés de deux piliers soutenant un fragment de voûte. Je reconnais Craonne et ce qui fut son église. Plus à l’Est encore, s’étend la plaine de Reims, où courent les sillons jaunes des tranchées.

Les obus passent sur nos têtes, par rafales multiples, et partout le spectacle est d’une grandeur inégalée. Tous les calibres, avec leurs sifflements, leurs ululements, leurs souffles rauques s’engouffrent dans le ravin, assaillant la falaise, croulant sur Craonne, martelant la campagne. Des gerbes de terre et de matériaux sautent dans des tourbillons de fumée.

Notre tranchée longe le rebord du plateau de Craonnelle qui s’abaisse sensiblement à notre droite. Elle a été furieusement battue, elle aussi, retournée, comblée en maint endroit. Des obus allemands dégringolent derrière nous. Leurs éclats bourdonnent sans répit et sèment leur grêle en tous sens. Nous n’y prêtons guère plus d’attention qu’à la pluie : la débauche de nus projectiles sur les positions boches nous captive. J’observe dans la plaine onze masses sombres, immobiles au milieu des nuages qui se traînent presque au ras du sol. Qu’est-ce que cela ? Le sergent dirige sur elles ses jumelles.

— Des tanks ! dit-il.

En effet, des chars d’assaut sont restés là enlizés dans les terres.

Je pose une question à mon camarade :

— Où sont nos premières lignes ?

— Quelque part, dans les trous d’obus, sur la pente, répond-il. Le 15 avril, la première ligne était la tranchée, où nous sommes. Les poilus du 1er corps ont traversé le ravin et se sont accrochés en face. Malheureusement, ils n’ont pu aller plus loin.

— D’ailleurs, ajoute-t-il, le ravin est plein de morts.

Il me passe ses jumelles, et je distingue nettement, en bas, à nos pieds, de nombreuses formes étendues qui font des taches bleues sur le sol gris.

— Ce qu’ils ont dû prendre comme barrage, dans ce ravin ! murmure Arsicaud.

— Voyez donc, lui dis-je, voyez donc le village, comme il encaisse !

Des 220 en effet s’abattent sur les ruines avec une furie vertigineuse. Leur mugissement monte, se détache entre tous les bruits, puis se perd dans les hauteurs. Quelques secondes... et parmi les murs déchirés, deux colonnes de fumée couleur d’encre s’élancent, immenses et verticales. Au moment où les deux obus s’enfoncent dans le sol avec un tremblement d’enfer, on entend déjà venir les suivants, avec leur haleine colossale, et, sous leurs coups de bélier, Craonne chancelle encore, s’abat par fragments, se morcelle. On dirait des marteaux-pilons qui frappent à coups répétés, qui pulvérisent et qui broient. Quand la fumée se disperse un instant, le dernier vestige de voûte soutenu par ses deux piliers apparaît, résistant toujours au sein de l’universel chaos.

Et nous pensons que des Allemands sont tapis sous ces décombres. Malgré notre haine, notre cœur est saisi de pitié pour ces chairs souffrantes. Craonne, dit-on, est occupé par la Garde. Fameux soldats que ceux qui savent résister à de telles épreuves !...

Il est près de cinq heures. Le soir est d’un bleu lumineux. J’ai rarement vu le ciel si beau...

Ensemble, nous poussons un cri. Les piliers et les arceaux viennent de s’abattre dans un tourbillon aux teintes de suie. J’entends, — ou je crois entendre, — bruit clair à travers les bruits sombres, la dégringolade des pierres. Nous sautons de joie, puis nous nous sentons l’âme oppressée. Car ce qui tombe sous nos coups, c’est un peu des reliques sacrées de la vieille patrie. Il est cruel de martyriser les villages français pour les reconquérir. Et la rage monte, de nos cœurs à nos têtes, et nous serrons les poings. De combien de sang paieront-ils ces ravages ! lisseront battus, battus, battus, et c’est eux qui nous rebâtiront des cités toutes neuves...

Le vaste nuage qui flotte sur Craonne s’élève. Il ne tombe plus d’obus sur le plateau. Les sifflements, cependant, passent toujours aussi denses, plus denses même, et, à l’arrière, il me semble percevoir un crépitement forcené des 75. Nos petits canons viennent d’allonger le tir.

Arsicaud me saisit le bras brusquement :

— Regardez donc ceux-là ! que font-ils ?

J’aperçois le long de la pente, des points noirs qui bougent. Ce sont des hommes. Ces points noirs se multiplient, surgissent des entonnoirs dans lesquels ils se cachaient, invisibles. Ils forment maintenant une ligne étendue qui monte, qui monte, vers les ruines du village.

Le sergent me secoue avec ivresse et crie :

— L’attaque ! c’est l’attaque de Craonne !

Nous grimpons sur le parapet pour mieux voir, insouciants du danger, électrisés, haletants. Nous hurlons :

— Ils avancent i Ils avancent ! Ah ! c’est épatant !

Je prends les jumelles des mains d’Arsicaud : je vois les assaillants se déployer en tirailleurs. Ils forment deux vagues qui se suivent, ondulent à travers l’océan des trous de marmites. D’autres montent, plus à l’Est, tournant le dos à la plaine de Reims. La gorge oppressée, je suis, de mes yeux fous, ce drame empoignant. Il y a là deux compagnies environ. En arrière et à une certaine distance, les petites colonnes de la réserve suivent, séparées par de larges intervalles. L’assaut parait mené par un bataillon. C’était, nous l’avons su le lendemain, un bataillon du 34e régiment d’infanterie. Sa mission était d’enlever le bourg et de s’établir au sommet de la falaise pour permettre à notre grande attaque de déboucher ultérieurement.

Notre poste d’observation est unique. Je n’aurai pas deux fois pareille chance au cours de cette guerre. Nous nous communiquons, brièvement, nos pensées tumultueuses. Pour un peu, nous crierions bravo !

La première vague atteint la lisière de Craonne. A ce moment, un 150 s’abat sur elle et des volutes épaisses de fumée roulent sur la ligne mince qui s’égaille.

Des fusées boches surgissent, pressées, angoissées, et un tir de mitrailleuses s’élève par saccades. Les émouvantes formes noires se dispersent, s’enfoncent dans les excavations du sol, reparaissent, se regroupent, entrent dans les décombres, se dressent sur les tas de moellons, passent au travers des murs éventrés. Et quand la réserve à son tour se déploie et s’élance à la conquête de ces pierres, la première vague est déjà au Nord du village. Elle s’immobilise un instant au sommet de la grande falaise, se découpant sur l’horizon bleu comme dans une apothéose, puis disparait brusquement, escamotée dans les entonnoirs, organisant déjà la position conquise.

Alors des sifflements inouïs nous enveloppent. Le sol autour de nous crache des flammes. Nous sommes précipités l’un sur l’autre, au fond de la tranchée, à moitié ensevelis sous le parapet qui s’affaisse. Des centaines d’abeilles d’acier croisent leur vol mortel sur nos têtes. Nous nous relevons, suffoqués. Nous fuyons sous une avalanche de tonnerres : le barrage allemand s’est déclenché !

— Trop tard ! pensons-nous, en dégringolant sur le dos les marches de l’abri, trop tard et trop long ! Craonne est pris !

Nous tombons comme des bolides au milieu des poilus qui ne savent rien et se lèvent effarés, et nous crions en agitant nos casques : « Victoire ! victoire ! victoire ! Craonne est pris ! »

La rumeur court dans le souterrain. Les hommes s’agitent, se dressent, lancent dans l’obscurité la nouvelle triomphale. Elle transfigure ces êtres affaiblis, privés de lumière et de joie. L’enthousiasme a balayé les miasmes d’un coup d’aile. Cependant des coups sourds résonnent sur nos têtes. Des bougies s’éteignent, de la terre tombe par paquets. Le tunnel est secoué comme un vaisseau dans l’orage. Va-t-il s’écrouler sous la fureur de l’ennemi ?

Des hommes se bousculent et voudraient sortir. La peur d’être écrasés dans l’ombre ? Peut-être, mais surtout le désir de contempler Craonne reconquis...

Des ordres nets nous arrivent. Que personne ne bouge ! Peu à peu, le calme renaît. Chacun reprend sa place, dans son coin. Biraud crie de sa voix métallique :

— Ils ne sont pas de poids ! Tu vas voir, camarade, ce qu’on va leur passer, demain !

…………………..

J’ai somnolé durant des heures dans le bercement de conversations confuses. Je me souviens d’avoir entendu parler du chiffre des prisonniers faits par le 34e. A plusieurs reprises, j’ai ouvert les yeux et, dans un demi-songe, j’ai vu Vivien, le visage calme, dans la clarté de sa bougie, les yeux baissés sur un livre. Tous les bourdons de la faiblesse ont sonné dans ma tête creuse. Chaque fois qu’un bélier de fonte a frappé notre plafond, j’ai frémi. Ma chair avait la prescience du danger prochain, de tout le fer amassé pour la broyer et la détruire.

Des poilus parlent fort maintenant, remuent des fusils, disent : « Passe-moi mon casque !... C’est mon bidon que tu prends ! » Et l’organe impérieux d’Arsicaud vibre tout près de moi :

— Allons, tout le monde dehors !

Je sursaute... Il est minuit... Vite, mon équipement, mes musettes, mon lebel. Voilai... Quelqu’un crie :

— Avancez, devant !

Et, en avant, une voix répond :

— Non, mais des fois, on va pas courir, non ? Si t’es plus pressé d’y aller que les autres, faut le dire !

Il fait froid. Ce sommeil était pénible, mais il était bon quand même et je ne puis secouer ma torpeur. Je redoute d’aller dans la fraîcheur trop grande de la nuit ; je redoute le voyage que je vais faire et l’immense journée hasardeuse qui se prépare. Machinalement, je me traîne, je vais, m’appuyant aux madriers. Presque toutes les lumières sont éteintes et, se heurtant les uns les autres, on s’injurie...

La dernière marche... la tranchée que je connais... le ciel étoilé, là-haut, et, en face de moi, des vols de fusées blanches. Elles dansent comme des bulles lumineuses au-dessus de la barre rigide que découpe, sur l’espace, le plateau fameux. Le tir de notre artillerie continue, mais un peu moins fort qu’hier.

L’un après l’autre, les hommes sortent du tunnel. Quelques-uns se trompent et s’en vont à droite, mais Arsicaud les prend par les épaules et les remet dans la bonne direction. La tête s’impatiente.

— Que fabriquent-ils donc dans cet abri ? Ils ne peuvent pas se débrouiller à sortir plus vite !...

Ceux qui réclament ainsi ne se rendent pas compte qu’ils ont employé tout à l’heure un temps aussi long à surgir des profondeurs du souterrain. Ils redoutent maintenant le barrage possible, et veulent s’éloigner. A la guerre, il en est toujours ainsi. Le soldat s’imagine constamment qu’il serait mieux ailleurs qu’à l’endroit où il se trouve.

Arsicaud hurle, penché sur l’orifice :

— Allons, voyons ! un peu plus vite que ça ! on vous attend ! quels empotés !

Béret émerge du trou en grognant :

— Quel escalier ! Plus tu montes et plus il y a de marches et pas de lumière ! Ils n’ont pas même pu poser l’électricité !

D’en bas la voix d’Eveillé nous arrive :

— Ah ! vivement, qu’on crève !

Mais l’intonation ironique dément le vœu.

— Bien ! bien ! dit le sergent, combien y en a-t-il encore ?

— Il n’y a plus que Baussay ! réplique Férat, sorti le dernier. Il a oublié sa boule. Il est retourné la chercher et il s’eng... avec la 3e section qui veut sortir.

Castaing fait demander si tout le monde est prêt.

— Il manque Baussay ! répond le sergent.

— Il rattrapera la section ! dit Castaing. En avant !

La colonne s’ébranle dans la tranchée démolie. L’aspirant court eh tête pour nous conduire. Dans le dédale des terres éboulées et des piquets cassés, nous avançons en trébuchant.

………………….

Silence ! Nous sommes sur la première ligne, celle d’où la compagnie sortira pour l’assaut quand le jour va se lever, quand sonnera l’heure H, l’heure de l’attaque. La tranchée apparaît gigantesque, élargie par le marmitage, semée de débris de madriers, de fragments de chevalets. Son parados ruiné montre des déchirures de sacs à terre à demi enfouis ; son parapet rasé s’est affaissé, abattu. Elle est impressionnante sous la clarté lunaire. Il y flotte des odeurs de cadavres. Elle suit la crête du plateau de Vauclerc, bien à l’Ouest de celui de Californie qui porte le village de Craonne. Nous n’aurons pas à gravir la pente comme les camarades qui sont à notre droite, puisqu’une opération précédente a permis aux nôtres de s’accrocher ici, au sommet de la falaise, mais la position ennemie qui nous fait face est, dit-on, très fortement organisée et défendue par des casemates bétonnées. Bah ! on verra bien !

Le sergent Sirey arrête ses deux escouades et nous fait descendre dans un abri boche solidement coffré. Une couche d’eau s’est amassée sur le sol. Nous n’en sommes plus à cela près. Nous apprécions la chance d’être protégés des obus jusqu’à la ruée finale...

…………………..

Le tonnerre des canons s’est accru, mais ce bruit qui ne cesse plus est devenu pour nous une forme du silence. Les poilus se sont installés le long des murs. Tout d’abord, ils sont restés debout, puis, la fatigue devenant plus forte, ils ont dû s’asseoir dans les flaques. Les bougies sont posées sur des poignées de baïonnettes fichées en terre. Parmi les visages qui m’environnent, quelques-uns sont rêveurs ; leurs regards se perdent très loin, cherchant d’angoissants souvenirs. D’autres laissent voir par moments des contractions nerveuses. D’autres, enfin, sont calmes, et semblent indifférents, surhumainement beaux..

Le temps s’écoule. On voudrait que le jour parût et l’on redoute le jour. Je pense que je vais peut-être mourir ce matin. Si je tombe au début de l’attaque, je serai glacé quand le soleil se couchera. Comment serai-je touché ? Par un éclat, par une balle ? Je préférerais une balle, soit au front, soit au cœur.

Baussay nous a rejoint. Il mange, debout au milieu de tous, souriant d’avoir, malgré les obstacles, retrouvé ses compagnons après avoir récupéré sa boule. Et sa boule a bien son importance dans le drame que nous jouons. Férat plaisante et Biraud, qui parle, qui par le sans que nul ne l’écoute, se grise de son verbiage. Merlot, l’Alsacien, agite dans un coin sa puissante carrure et vocifère avec des intonations tudesques dans la voix...

— Le ciel est rouge ! ça tape de partout ; ah ! quel marmitage ! annonce un poilu qui est sorti et qui redescend.

Et il ajoute :

— Les Boches ne répondent pas ou presque pas.

— Les Boches sont morts ! on ne trouvera que des macabs, lance une voix.

Mais ce mot de macab communique à chacun de nous un frisson. Un poilu prend la parole :

— Pas besoin de s’en faire. Ceux qui doivent mourir sont déjà condamnés. C’est peut-être moi ! c’est peut-être lui ! c’est peut-être un autre !

— C’est peut-être tous ! réplique un homme. Écoutez ça ! c’est la fin du monde...

— Oh ! nous écrions-nous tous ensemble.

— Mais, dit Férat, puisque c’est nous qui tirons, b... d’idiot !

— Ecoutez ça ! reprend le lugubre prophète.

Et dans le silence des voix, nous tendons l’oreille aux bruits décuplés de l’orage. Ils grandissent de minute en minute. On dirait parfois qu’ils sortent du centre de la terre, tant la terre mugit, secouée. Je me transporte en esprit aux époques de la préhistoire où s’élabora le monde, dans les tremblements du sol et dans le feu.

— Il y a des jours que cela dure !... murmure un soldat comme dans un rêve.

— Il y a des années ! réplique un autre.

Le premier pense à la bataille du moment, le deuxième à la guerre qu’il a connue dans tous les corps maudits depuis 1914.

Nous nous taisons longuement...

Puis, Bachelier élève la voix, en réponse à la prophétie de tout à l’heure, oubliée déjà.

— Il n’y aura personne de touché, peut-être.

On s’empare de ce fragile espoir et l’on dit :

— Peut-être !

— Ça c’est vu, ces choses-là !

— Des fois !

— Pas souvent !

Chacun s’isole et s’enferme en lui-même. Je me mets à prier dans mon cœur, comme à Verdun.

...Un agent de liaison, à l’entrée, demande si cet abri est bien celui du sergent Sirey.

— Présent ! répond Sirey, c’est bien ici !

— C’est du génie que je vous amène !

Les soldats du génie, au nombre de dix environ, descendent les degrés de l’escalier de terre.

— Nous marchons avec vous ! disent-ils ; on est pour les travaux et pour faire sauter ce que vous direz de faire sauter. C’est un aspirant qui nous commande. Il est avec le vôtre !

— Ça va, les amis, bonjour ! Asseyez-vous ! ça manque de sièges, ici et c’est humide. Mais, à part ça, on n’est pas mal.

Les sapeurs se placent comme ils peuvent et causent entre eux à voix basse.

— Tu parles d’une frousse qu’ils doivent avoir de marcher avec nous ! dit Biraud à Ferat.

— Pourquoi veux-tu qu’ils aient la frousse ? réplique Férat. Ce sont des Français comme nous !

Un nouvel agent de liaison s’engouffre dans la cave et tend un papier au sergent.

— Le capitaine demande trois volontaires pour assurer le service de liaison, explique Sirey, après l’avoir lu ; il faut partir tout de suite.

Plusieurs bras se lèvent.

— Moi, j’irai bien !

— Ça m’est égal à moi ! j’irai, s’il le faut !

— Moi, j’irai si on me désigne, mais je ne suis volontaire pour rien !

Le sergent désigne au hasard, parmi les bras levés, Biraud, Baussay et Lafond, le colosse de la section, ancien cuisinier. Ils prennent leur fusil, serrent des mains qui se tendent vers eux et s’en vont. On leur crie :

— Au revoir !

— Bonne chance !

— Bonne chance ! répondent-ils.

Je commence à m’endormir, insensiblement. Je lutte contre le sommeil, mais il est plus fort que ma volonté. Mes paupières s’alourdissent et se ferment. La voix de Merlot me fait sursauter. Il est monté jusqu’à la sortie et il annonce qu’il commence à faire jour. Il regarde s’étendre la blancheur laiteuse, puis il lance :

— Voilà l’aspirant !

La silhouette de Castaing se penche sur l’escalier ?

— L’attaque est retardée, dit-il, elle n’aura lieu qu’à neuf heures. Le 1er et le 2e bataillon sont en première vague. La compagnie doit marcher en deuxième vague derrière le 2e bataillon. Nous sortirons six minutes après lui en ligne de colonnes d’escouades à trente pas d’intervalle. Le peloton sera sous le commandement du sous-lieutenant Dunck. A titre de renseignement, le secteur d’attaque du 1er bataillon, qui est aussi le nôtre, est limité à gauche par le boyau de Canberg, à droite par le boyau de Rastadt. Notre objectif est une tranchée boche qui figure sur le plan directeur sous le nom de Grande Tranchée. Nous ne devons pas la dépasser.

Castaing ajoute encore quelques précisions et se retire. Des commentaires variés s’élèvent dans l’abri.

— On est en deuxième vague. Vaudrait mieux être en première.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est toujours la deuxième vague qui encaisse le barrage ! La première est passée quand il commence.

— Moi, je m’en moque ! Si on doit être tué, on est tué en première vague aussi bien qu’en deuxième !

— Moi, j’aime mieux être en deuxième vague à cause des mitrailleuses.

— C’est pareil ! Tu attrapes les balles la même chose !

— On dit qu’on sera pris de flanc par les casemates !

— La barbe avec vos casemates ! hurle Férat,

— C’est assommant que ce soit retardé, crie Lhoumeau, ça tue d’attendre et de ne pas savoir.

— Ça vaut mieux, souffle Bachelier, la journée sera moins longue. C’est long, un jour, dans les trous d’obus !

— Je suis content, s’écrie Duprat, un jeune de la classe 16, de marcher avec le lieutenant Dunck.

— C’est un as, approuve le sergent, un as et un chic garçon.

— Comme Berthelot, appuie le caporal Héron qui n’avait rien dit encore. C’est dommage qu’il soit blessé. Et le petit sous-lieutenant Michel qui commande la 4e section, vous croyez qu’il n’est pas fameux ?

— Y en a des bons au régiment ! remarque quelqu’un.

Et tous parlent à la fois, maintenant :

— Le meilleur, c’est Orliange !

— C’est le lieutenant David, de la deuxième !

Et le capitaine Durat ?... et le capitaine Cavaignac ?... et le lieutenant Marcelin, du 1er bataillon ?...

— C’est pas pour dire, nous avons des as au 57e !

— Et le lieutenant Caquet ?

Caquet, du 2e bataillon, est célèbre depuis longtemps par sa chance insolente, sa façon de narguer la mort par les plus extravagantes folies.

Les poilus citent encore des noms, au hasard, des connus, des inconnus. Ils ressuscitent les oubliés, évoquent des exploits dont les héros sont morts, comme ils meurent presque tous au cours de la trop longue guerre. Et tandis que je m’abandonne au sommeil, j’entends revenir plusieurs fois le nom aimé du commandant Amilhat. Je dors bientôt, complètement, le menton appuyé sur la poitrine, les mains croisées sur mon fusil.

……………………

Férat me réveille en appuyant sa main sur mon épaule :

— C’est l’heure, caporal !

... C’est l’heure ?... Ah ! très bien ! le temps a marché vite !...

— Ne vous pressez pas, dit Sirey ; de l’ordre ! Passez l’un après l’autre !

Je sors le premier avec mon escouade. Héron me serre la main au passage, les yeux brillants :

— Enfin, ça y est, cette fois !

— Ça y est ! lui dis-je, nous allons en mettre un coup !

J’émerge du trou et j’entre dans la tranchée. J’appelle mes hommes par leur nom à mesure qu’ils apparaissent. Tous sont présents. Des agents de liaison passent en se bousculant. Je suis calme d’une façon qui m’étonne. Le temps est superbe, le soleil éclatant. J’accomplis machinalement ce que je fais. Il y a en moi deux êtres, l’un qui agit, l’autre qui regarde et s’étonne. Et ce qui se passe en cette minute est un ensemble de phénomènes que je ne saurais classer. Il y a trop d’événements et ils se succèdent avec une rapidité trop grande.

Brusquement des coups de fouet cinglent l’air. Ce sont des mitrailleuses boches qui tirent, croisant leurs feux. Cela signifie que le 1er bataillon est sorti et que sa mouvante masse déchaîne cette colère. Nous sommes noyés dans un tumulte indescriptible. De tous côtés ça tonne, ça siffle et ça crépite.

Castaing paraît au tournant de la tranchée et me fait signe :

— Viens par ici ! dépêche-toi !

Je pars en courant avec mon escouade. Je me heurte au capitaine Jolly qui rit et qui nous dit :

— Plus loin, la parallèle de départ ! Plus loin ! Il est l’heure ! Dépêchez-vous !

J’accélère l’allure. Je tombe sur Sirey qui a rejoint Castaing avec l’escouade du caporal Héron. Par où sont-ils passés ? Je n’ai pas le temps de le demander.

— Appuyez à droite, me dit Sirey, à trente pas !

Je passe sans répondre, et j’entrevois les hommes d’Héron rangés le long du talus, graves, immobiles, appuyés sur leurs fusils.

Je me heurte à des éboulis. Des crépitements fous déchirent l’espace, une nuée de balles le sillonnent, venant de partout, de gauche, de droite, d’en face.

De cette tranchée presque comblée, j’embrasse d’un coup d’œil et comme en songe l’étendue du plateau et je distingue des lignes bleues qui marchent dans un chaos de trous d’obus. Au même instant je vois le sous-lieutenant Michel, debout sur le parapet, criant, ivre de joie, en agitant sa canne :

— Les Boches f... le camp ! les Boches f... le camp !

Dunck se dresse. Arsicaud est près de lui. Toute la compagnie sort de quinze abris divers. C’est l’heure, c’est le moment, c’est notre tour !

— En avant, dis-je, c’est à nous ! en avant !

— En avant ! répète un poilu qui me bouscule pour passer. Mais je tiens à honneur de sortir le premier. Je l’arrête par le bras. Je me hisse sur le terre-plein. Derrière moi, pâles, les dents serrées, tous les poilus bondissent hors de la tranchée.

— En avant ! En avant ! En avant !

J’ai l’impression très nette que trois avions ennemis, volant très bas, tournent au-dessus de nous et nous mitraillent. Il y a un moment de stupeur. On hésite, on cherche la direction. Puis, la section s’oriente et s’aligne. Nous avançons au pas, l’arme à la bretelle...

J’avais rêvé souvent de ces assauts où l’on marchait à la mort environné de fanfares. Mais les centaines de canons qui tonnent en arrière de nos lignes forment un concert plus affolant que tous les clairons du monde. Nous cheminons dans leur axe de tir et leurs détonations font un bruit sec et nerveux. Leur frénésie dépasse tout ce qu’on peut imaginer. C’est une folie, c’est la démence de l’artillerie française, la bamboula des 75 ivres de sang. Leur fureur nous gagne, nous soulève, nous lance en avant.

Quelqu’un crie :

— Moins vite, à droite !... Vous n’avez pas vos trente pas !

Mais les voix se perdent dans le tumulte. Je m’étonne que personne ne tombe. Je comprends : les mitrailleuses tirent trop haut. Le plateau descend en pente douce vers l’Ailette et les balles, partant des crêtes de la Bôve, au delà de cette rivière, ne peuvent le raser.

Le spectacle est merveilleux. Tout le corps d’armée est sorti de terre. A perte de vue, une foule de points bleus peuple le désert. Devant nous, le premier bataillon avance rapidement, précédé du rideau de fumée du barrage roulant. Des fusées boches décrivent dans l’air une courbe rapide et retombent.

Je vois cela tout en marchant, tout en regardant le sous-lieutenant Dunck qui va, les yeux fixés sur sa boussole. Les entonnoirs s’ouvrent sous nos pieds, incroyablement profonds... Un cadavre devant moi... Je m’écarte et je passe. Je l’ai vu, d’un seul coup d’œil, étendu sur le dos, les lèvres amincies, son arme et son casque près de lui. Sur sa manche, deux galons de laine ; une petite pastille noire sur le col de capote, à côté du numéro du régiment. Je reconnais un caporal du 1er bataillon. Et nous marchons plus vite, toujours plus vite. Les respirations se font haletantes, la sueur coule sur les fronts...

A gauche, à l’endroit où le plateau se relève en contours tourmentés, le 123e dévale le long du coteau, envahit les terres ruinées, au milieu de la fumée, dans le tapage des mitrailleuses. A droite, des vagues progressent partout, mer d’azur qui roule du sommet de la falaise vers des croupes et des boqueteaux, précédée d’une nuée de volutes blanches qui forme comme une barre d’écume en avant d’elle. Ce sont les vagues de la 36e division, ce sont les Basques, les Béarnais, les Landais, anciens bergers, qui marchent à la mort en jouant de la flûte...

Un petit bois, devant eux, est assailli d’un seul coup par une volée de gros obus. Un nuage énorme, épais, fait de la poussière de cinquante éclatements, l’enveloppe ; des arbres sautent, montent, tournent. On dirait que le bois s’envole....

— En avant ! En avant ! En avant !

Mais ça va ! ça va superbement ! Le premier bataillon vient d’atteindre le rebord du plateau et dégringole au pas gymnastique le versant de l’Ailette. Un roulement de lebels de droite à gauche, comme le bruit dune étoffe qu’on déchire... des coups de grenades...

— En avant !... En avant !...

Les poilus s’excitent, s’entraînent les uns les autres. Fichus, les Boches !...

Et soudain, nous crions : La tranchée ! Voici la tranchée ! Le 1er bataillon l’a dépassée sans s’arrêter suivant les ordres reçus., A vingt mètres en avant de nous, il y a des bouts de piquets sortant du sol, tout un chaos de chevalets écrabouillés. Je marche le front baissé, les yeux fixes. Des cris me font tourner la tête. La 4e section les pousse. Elle marchait le long du boyau de Rastadt. Elle reflue, se déploie, dans des flammes de grenades, des coups de feu. Une résistance a surgi devant elle. Tout ceci m’apparait dans un éclair, tandis qu’une clameur s’élève dans notre dos, que l’aspirant du génie tombe frappé d’une balle au front, tandis que le barrage boche s’abat sur la tranchée de départ, et que, nous bousculant, criant, lancés à la course maintenant, nous sautons dans un fossé qui s’ouvre sous nos pieds, très large et profond, jonché de mausers, d’équipements, de casques boches. C’est la Grande Tranchée.

Nous tombons les uns sur les autres ; les hommes de l’escouade roulent autour de moi, pêle-mêle avec des sapeurs. Chacun se relève et parle sans savoir ce qu’il dit ; on va de droite à gauche, s’entre-heurtant. Un coup de feu éclate à bout portant entre nos jambes...

Et les scènes se succédant avec rapidité, se superposant les unes les autres, je vois ceci : un Allemand, à genoux sur la première marche d’un abri dont l’entrée s’ouvre, basse et traîtresse, dans la paroi, tient d’une main le fusil avec lequel il vient de tirer sur nous, et arme à nouveau le mauser fumant, la main gauche sur le levier. Je n’ai pas eu le temps de faire un geste que Vallegeas, de l’escouade d’Héron, a mis le Boche en joue. Il vise une seconde, se mordant la lèvre, et le coup part. Le Boche lâche son arme, se dresse, s’accroche convulsivement à une toile de tente qui sert de porte à sa tanière et sa tête qui penche, qui penche, montre, au sommet du crâne, la large déchirure faite par la balle.

Alors, la tranchée s’emplit de cris de rage ; des baïonnettes brillent ; les dents grincent ; les yeux s’injectent de sang. Arsicaud, avec ses longues jambes maigres, bondit comme un lion et tombe devant le Boche qui agonise, les pupilles dilatées, effrayantes. Le sergent écarte tout le monde en bégayant de fureur :

— Ils ont tué mon frère. Je m’étais promis d’en avoir un.

Et d’un geste violent il lance une grenade dans l’abri par-dessus le mourant. Cinq secondes... un coup sourd... de la fumée qui sort de la cave, et, d’en bas, une clameur désespérée qui monte. Les poilus hurlent et trépignent de colère, tels des Indiens dansant la danse du scalp, criant avec des voix que la rage étrangle :

— Pas ça ! pas ça ! des grenades incendiaires ! il faut les brûler vivants !

On se bat, entassés dans l’étroit espace, pour lancer la mort dans le repaire. Et dans le piège noir, les Allemands affolés se lamentent éperdument. La minute est tragique. Des appels de détresse, des Kamarad ! suppliants traversent le fracas féroce des grenades. La caverne a deux entrées. Je m’élance devant la seconde que des poilus surveillent, attentifs. Me penchant sur l’escalier, je crie en langue allemande :

— Sortez sans armes ! vous êtes prisonniers !

Un concert d’exclamations diverses me répond et je vois surgir de la nuit un visage hirsute, une face grotesque sous le casque qui ressemble à un chaudron. L’homme gravit à genoux les degrés. Il me saisit les mains et les baise en se prosternant humblement. Je le repousse, et les poilus, comme des forcenés, l’empoignent, le tirent à eux, se le renvoient le long de la tranchée, à coups de pieds, à coups de crosse, à coups de poings. Le deuxième monte à genoux, comme le premier, et les bras levés ; du sang ruisselle avec des larmes sur son visage. Ils sortent tous, l’un après l’autre, suant de peur et répétant :

— Pardon, monsieur ! Français ! Kamarad !

En voyant les crosses levées, ils prennent des cigares dans leurs poches crasseuses et les tendent aux poilus en répétant :

— Pardon ! pardon ! pardon !

Ce sont de grands gaillards du 1er régiment de la Garde. A les voir ainsi s’avilir, je sens le mépris m’envahir. Parmi eux, seul, un jeune capitaine garde sa fierté ; il passe devant nous en baissant le front et en regardant de côté. Héron fait voler sa casquette d’un coup de poing. Il se penche pour la ramasser...

... C’est fini, il n’en sort plus. Le sous-lieutenant Dunck arrive, couvert de sueur, et nous jette :

— Que l’un de vous descende là-dedans voir s’il en reste !

— J’y vais, mon lieutenant.

Il me tend son revolver et s’avance au-devant du commandant Boudon, du 1er bataillon, qui vient de paraître, souriant :

— Je vais avec toi, caporal, me dit un poilu, j’ai des bougies.

J’arme le revolver ; il allume sa chandelle. Nous nous enfonçons sous terre. La fumée nous prend à la gorge. Nous continuons quand même, et nous arrivons dans un réduit étroit et long où deux rangées de lits métalliques s’étagent. Des armes, des musettes, des bidons sont accrochés aux murs. Nous explorons tous les recoins. Il n’y a ni mort, ni vivant, mais partout des taches de sang. Nous cherchons dans les musettes. Nous nous emparons des pipes et des couteaux. Puis je soupèse les bidons. Ils sont vides, sauf un qui contient une tisane fadasse. Nous buvons l’un après l’autre, avant de remonter vers le jour.

Quand j’arrive au dehors, la bataille s’est calmée. Le tir des canons décroit. Les poilus ont jeté leurs fusils et se sont armés de pelles. Ils creusent le sol, taillent la berme, reconstruisent le parapet. Deux hommes ont saisi le corps du Boche tué par Vallegeas et l’ont tiré dans la tranchée. Son agonie vient de prendre fin. Je le regarde, allongé sur le sol, démesuré. Héron part avec Bachelier et Férat pour conduire nos prisonniers à Craonnelle ; Castaing et Sirey cherchent de bons emplacements pour les fusils-mitrailleurs. Des balles font voler de la terre au-dessus de nos têtes. Il ne fait pas bon à se montrer... Nous commençons à recevoir des nouvelles de la bataille. Elles arrivent, colportées par les agents de liaison. Le 123e s’est heurté à une position puissamment défendue et ne l’a pas encore prise.

Les brancardiers déposent des blessés sous un abri de fortune que Merlot vient de dégager, en quelques coups de pelle. Parmi eux se trouve un soldat allemand qui ne voulait pas se laisser relever, comme me l’explique Eveillé, qui l’a trouvé dans le boyau de Canberg. J’interroge ce Boche :

— D’où es-tu ?

— De Berlin.

Cela ne me surprend pas ; les soldats de la Garde sont presque tous Prussiens.

— Pourquoi ne voulais-tu pas qu’on t’emporte ?

— J’attendais que les miens viennent me relever.

— Tu aurais pu attendre longtemps !

Il me regarde durement, sans répondre. Je reprends :

— Quel est votre signal pour demandera l’artillerie d’allonger son tir ?

— Je ne sais pas.

J’appuie le canon de mon revolver sur son front et je répète ma question. Il se tait un instant, pince ses lèvres et me dit :

— Je ne sais pas ! Mais si je le savais, je ne dirais rien !

Et je mets le revolver dans ma poche. Je l’admire, ce Prussien, et celui-ci me plaît autant que me répugnent ceux que nous avons capturés.

... Je vais m’asseoir près de Castaing et nous échangeons quelques mots. Des 150 commencent à tomber autour de nous

— Ils ont vu remuer la terre : ils arrosent ! dit l’aspirant.

Un grand bruit dans la tranchée, à gauche. Merlot vient d’être enterré. On le dégage. Ce n’est rien. Je lève les yeux et j’aperçois sur le parapet une paire de pieds, chaussés de bottes

— Tu regardes ces pieds ! me dit Castaing, ce sont ceux du Prussien de Vallegeas. On l’a mis dans un trou d’obus ; on a jeté sur lui un peu de terre, mais ils l’ont mal placé.

— Il est trop long ! remarque Péret ; il lui faudrait un trou sur mesure.

Nous baissons la tête sous la chute bruyante d’un obus...

Des brancardiers passent encore. L’un d’eux raconte que le capitaine Cavaignac est mort et cite d’autres noms d’officiers, tombés au cours de l’attaque. Les Boches, dit-il, n’avaient pas mangé depuis quatre jours, l’intensité de notre tir rendant impossible tout ravitaillement. Il y a beaucoup de tués autour du boyau de Canberg. Presque tous les agents de liaison qui circulent par là sont atteints par les balles tirées des casemates. Il en est toujours ainsi dans les grandes attaques. On avance sans trop de mal et l’on se fait massacrer ensuite, en détail...

D’ailleurs, le plus dur de notre tâche reste à faire. Bientôt la tempête de feu va s’abattre sur nous Alors commencera l’effort terrible pour conserver la tranchée en ruines, qui nous coûtera plus de sang pour sa défense que pour sa conquête...


GEORGES GAUDY.