Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/27

Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 290-299).

XXVII

NOUVELLE-HOLLANDE

Vingt-quatre heures d’un roi zélandais.

Il y a là, au sud à peu près de la Nouvelle-Hollande, non loin de la terre de Van-Diemen, vers les glaces polaires, une île petite, boisée, montagneuse, sauvage à l’intérieur, farouche sur les cotes, une île servant parfois de point de relâche aux navires baleiniers fatigués de leurs longues excursions, mais dont ils feraient bien de s’éloigner comme d’un repaire de brigands contre lesquels toutes les nations civilisées devraient lancer leur colère afin d’anéantir ses anthropophages habitants, que rien n’a pu encore corriger de leur insatiable ardeur de rapine, de massacres et de chair humaine. Cette île de malheur, de deuil et de désespoir, c’est la Nouvelle-Zélande.

Là, point de sécurité pour le matelot qui descend à terre afin de renouveler son eau épuisée ; là, point de quiétude pour le savant explorateur, qui ne peut s’éloigner du rivage. La mort est dans les paroles rassurantes du naturel hypocrite, elle est dans ses témoignages d’affection, elle est dans ses caresses.

Le Nouveau-Zélandais se déclare dès l’âge de trois ans l’ennemi mortel de tout étranger qui osera fouler sa terre inhospitalière. Quand il vous épargne un jour, n’en faites point honneur à sa générosité, mais soyez sûr que vous auriez été immolé s’il n’avait eu à craindre de sanglantes représailles. Il n’y a pas de saison où cette Nouvelle-Zélande de malheur ne soit le théâtre de quelque horrible massacre ; il n’y en a pas où l’Europe ne retentisse de scènes de dévastation et de meurtre ; et pourtant l’Europe insouciante laisse faire ; elle s’émeut un jour, elle lance un méprisant et ridicule anathème contre les cannibales de ces mers de l’Australasie, elle engage ses pauvres voyageurs à beaucoup de prudence. à une grande circonspection, et tout est dit et fait, et les Nouveaux-Zélandais, impunis, continuent leur œuvre de sang.

L’Europe civilisée a bien autre chose à faire, ma foi, que de songer à ses enfants exilés au profit du commerce et de la science ; les Zélandais sont trop loin de nous, nous n’avons pas la vue assez perçante, et c’est tout au plus si nous la laissons tomber à nos pieds, tant nous nous concentrons dans notre insolent égoïsme.

Mais ces hommes de là-bas sont-ils donc assez forts pour lutter contre une volonté de châtiments qui viendrait de nous ? Ont-ils hérissé leurs plateaux de batteries formidables ? Ont-ils élevé de redoutables citadelles ? Possèdent-ils des armées expérimentées, des généraux habiles ? Non, ces hommes féroces n’ont que du courage, ou plutôt de la cruauté.

Ils sont comme l’hyène d’Afrique, comme le tigre de Nubie.

Leurs demeures se dressent là, sur la plage. Dès qu’un navire vient mouiller dans une de leurs rades, les indigènes sortent en foule de leurs cases de joncs, de tissus et d’écorces d’arbres, ils se jettent dans des pirogues, se rendent à bord, sautent, dansent, sourient et proposent des échanges, ils fraternisent, vous jurent amitié et vous invitent à leurs fêtes. L’équipage enchanté descend à terre, s’endort, et ne se réveille plus. Puis vient le pillage du navire, et les Nouveaux-Zélandais le coulent bas et se trouvent possesseurs d’armes meurtrières à opposer aux nôtres, et chaque jour le triomphe de la civilisation et de l’humanité devient plus périlleux. Que servent, hélas! de sages et énergiques prédications ? Depuis bien longtemps déjà on a écrit ces choses avec de sanglants caractères, et ces choses si impies n’en ont pas moins leurs cours, et la Nouvelle-Zélande n’en est pas moins la plus puissante nation du globe, puisque nulle autre n’ose s’attaquer à elle. Que faudrait-il pourtant afin de la soumettre ?

Deux bricks de guerre, six canons, des fusils, de la poudre et trois compagnies de voltigeurs. Vous qui gouvernez, et qui de votre caisse royale versez généreusement cent écus (je dis beaucoup dans la triste demeure de la veuve du matelot égorgé aux terres australes en travaillant à la prospérité de votre pays, dites un mot, un seul, proposez une expédition d’anéantissement contre cette terre lointaine que je vous signale, demandez des hommes de bonne volonté, et vous les verrez accourir et s’enrôler avec courage, en criant Vive la sainte-alliance des peuples !

Qu’arrivera-t-il alors ? Que là-bas, si près de l’antipode de Paris, les navires explorateurs et les baleiniers de tous les pays, qui ont besoin de repos, trouveront au sein de ces mers orageuses, et sous ce ciel glacé témoin de tant de désastres, un abri tranquille contre le courroux des éléments et contre celui des hommes, plus à redouter encore. Mais, je le répète, il y a neuf mille lieues d’un bout à l’autre du diamètre de la terre, et la voix et le bronze ne franchissent cette distance que par soubresauts ; on s’arrêterait en route, car toute tiédeur est inconstante et craint la fatigue : c’est bien assez des ennemis de chaque jour qui vous poursuivent dans vos ménages princiers ; demeurez clos et insouciants chez vous, et laissez faire à l’anthropophagie. Les détails de ses hideux repas occupent vos soirées, et vous avez raison de vous plaire aux drames qui hurlent et éclatent à l’antipode de vos jardins et de vos palais.

Faisons de l’histoire, puisque la morale n’est pas comprise.

Chaque village de la Nouvelle-Zélande a un chef ou deux, à qui l’on obéit aveuglément. S’il veut qu’on fasse grâce, on fait grâce ; s’il veut qu’on tue, on tue ; une fois sur mille on fait grâce au prisonnier à la Nouvelle-Zélande. Les chefs de chaque village, avant de devenir chefs, doivent donner des preuves de courage et d’adresse. De plus, ils ont à subir des tatouages horribles sans témoigner la moindre douleur, sans grimacer, sans froncer le sourcil. À l’aide d’un os aigu de poisson, on creuse (on creuse !…) de profondes rigoles sur le front de celui qui se sent digne de commander, on les fait avec une régularité extrême, on les enjolive, on dessine toujours profonds des ornements et des vignettes du meilleur goût. Quand le front est tout déchiré, quand il n’est plus qu’une plaie, quand la figure, le corps et le sol sont ensanglantés, on jette un peu d’eau là-dessus, puis une sorte de mastic noir qui empêche la peau de se rejoindre, qui garantit l’éternelle existence des sillons, et si l’homme a été ferme, s’il a souri aux déchirements de l’instrument aigu, il est proclamé sous-chef d’abord. Puis les opérateurs continuent leur œuvre, ils ouvrent la pommette, ils y tracent des cercles, des ondulations pour leur donner un pendant sur l’autre côté ; ils s’adressent ensuite au nez, qu’ils couvrent de bigarrures, ils trouent les joues, le menton, le dessous des lèvres, ainsi que le dessus, et enfin ils plongent leur os jusque sur la peau qui protège les yeux. Oh ! alors, pourvu que le martyr, qui rougirait de se croire martyr, ait familièrement causé avec ses voisins pendant le labourage de sa face, dont on ne devine plus aucune forme, il est proclamé chef omnipotent de la bourgade, il commande aux autres, et il a la meilleure part d’un festin de chairs palpitantes. Tant que le mastic est entre les rigoles, la figure humaine n’a plus rien d’humain ; sitôt qu’il tombe et que les bouffissures s’affaissent, les dessins se montrent plus nets, et j’ai presque honte d’avouer que je me suis senti plein d’admiration pour le décorateur et pour le patient.

Cet homme, ce chef, ce roi que j’ai dessiné au port Jackson, que j’ai suivi, étudié dans sa vie nomade de vingt-quatre heures, celui de qui je tiens, par M. Woltsoncraft, les détails que je vous donne, m’a toujours étonné et souvent effrayé. Il s’était aperçu que je suivais ses pas, et quoiqu’il en parût très-fàché aux premiers moments, il ne s’en inquiéta plus dans la suite, et se conduisit comme si je n’étais pas près de lui. Au surplus, je me hâte d’ajouter qu’il était entièrement nu, armé seulement d’un magnifique casse-tête en silex, emmanché de la façon la plus solide, et d’une autre pierre grise pendue à ses flancs et taillée en forme de spatule, et que moi, qui savais ce que j’avais à redouter de sa mauvaise humeur et de sa colère, je tenais cachés sous mon habit deux excellents pistolets et un bon poignard ; ce n’était pas trop, je vous l’atteste, pour imposer à un gaillard si admirablement charpenté et d’une taille de cinq pieds dix à onze pouces.

Ce chef s’appelait Bahabé, selon le dire d’un valet zélandais de M. Woltsoncraft qui nous avait servi d’interprète dans les diverses questions que nous lui adressâmes. Ce chef était renommé parmi les siens pour ses brigandages et ses assassinats. On le disait à haute voix à Sidney, on le croyait, on en était sûr, et Tahabé parcourait paisiblement les belles rues de la cité, où l’on ne faisait presque point attention à lui. Un navire anglais s’en était chargé ; la curiosité seule l’avait, disait-il, engagé à entreprendre ce petit voyage, et il attendait le départ d’un autre navire pour s’en retourner dans son pays : c’était peut-être une visite d’inspection pour des projets de conquête. La première fois que je me trouvai en face de cet homme aux formes athlétiques, à la démarche de souverain, au regard de vautour, je m’arrêtai frappé de stupéfaction. Je crois qu’il s’en aperçut, car il me sembla remarquer en lui un sourire d’ironie et un léger mouvement d’épaules par lequel on exprime partout le mépris. Je le suivis pourtant à une vingtaine de pas de distance, et je l’étudiai avec une de ces attentions religieuses qui ne laissent rien à faire à l’imagination. La morale aussi peut s’apprécier au compas.

Il sortit de la ville, je l’accompagnai encore, et dans la crainte qu’il ne s’aperçut de mon assiduité, j’ouvris mon calepin pour lui laisser croire que j’étais occupé à dessiner et non à épier ses démarches.

Il y avait là, sous une belle allée de chênes verts, une petite maisonnette charmante, close par une haie, derrière laquelle se pavanaient plusieurs coqs au milieu de leur docile sérail. Le Zélandais monta sur un banc après s’être emparé de deux pierres, visa un des volatiles, l’abattit du premier coup, sépara ou plutôt brisa de ses doigts nerveux deux planches de la haie, s’introduisit dans l’enclos, s’empara de la victime, et sortit comme s’il avait fait la chose du monde la plus simple et la plus naturelle.

La tuerie, l’effraction et le vol achevés, le Zélandais s’achemina tranquillement vers une allée voisine que bordait la route, s’accroupit contre un trone, pluma à demi le coq si traîtreusement mis à mort, et le mangea tout cru. Cela fait, il essaya de s’endormir ; mais quelques instants après, ayant entendu un léger grignotement près de lui, il tourna la tête du côté d’où venait le bruit, vit un énorme rat qui cherchait sa pâture, détacha de ses flancs le casse-tête en forme de spatule, le lança d’un bras vigoureux contre l’animal rongeur et le tua sur la place. Puis il se leva, flaira sa seconde victime et la rejeta derrière lui à une très-grande distance.

J’avais cru remarquer que le chef tatoué, avant de dévorer le coq dont il ne restait plus que les dépouilles, avait prononcé quelques paroles à voix basse, ainsi qu’avant de jeter le gros rat ; mais je ne puis l’affirmer. À quel dieu de sang de pareils hommes pourraient-ils adresser leurs prières, et ces prières mêmes, les feraient-ils dans un autre moment que celui d’un pillage ou d’un massacre ?

Jusque-là les allures du roi sauvage avaient été lentes, mesurées, graves ; il y eut ici un moment d’irrésolution, après lequel, levant fièrement la tête et tournant deux ou trois fois ses talons, de chaque main il saisit un casse-tête, les frappa l’un contre l’autre à plusieurs reprises, poussa une sorte de grognement sourd et prolongé, et se mit à marcher à grands pas vers un petit bois encore à peu près vierge jeté au sud de Sidney ; il y pénétra, s’adossa un instant après contre un arbre et essaya de dormir, ce que je soupçonnai en lui voyant fermer les yeux.

Je m’approchai alors d’assez près pour le dessiner ; mais j’en étais à peine à moitié de mon travail qu’il rouvrit les yeux comme s’il s’était senti violemment heurté ; il m’aperçut, fronça le sourcil et vint à moi d’un air décidé.

J’eus un moment de frayeur ; mais je l’attendis pourtant en posant ma main droite sur la crosse d’un de mes pistolets de poche, tout prêt à répondre à son attaque ou même à la prévenir.

Je crois qu’il s’aperçut de ma défiance, car il posa ses armes à terre à quatre pieds de moi, se plaça en souriant à mon côté, s’appuya avec familiarité sur mon épaule, et me fit signe de lui montrer mon travail.

J’ouvris l’album, je lui fis voir des paysages qu’il ne comprit pas (c’était peut-être la faute de l’artiste), des figures au crayon dont il n’eut pas l’air de savoir ce qu’elles représentaient, mais il poussa une exclamation de plaisir et d’ironie très-facile à expliquer dès qu’il eut aperçu une figure coloriée d’un naturel de la Nouvelle-Galles du Sud, qu’il regarda longtemps avec des yeux où se peignaient le mépris et le dégoût. Pour me remercier de mon obligeance, il se plaça immobile devant moi en paraissant m’inviter à achever mon travail commencé. Je n’eus garde de laisser échapper une si favorable occasion, et à force de regarder sa těte si horriblement balafrée, je vous jure que je lui trouvai le caractère le plus énergique. Quand il s’aperçut que j’avais fini, le roi alla reprendre à terre ses deux casse-tête, et sans me dire un seul mot, sans me faire un seul geste, il s’enfonça dans les bois, ne se donnant pas même la peine de regarder derrière lui pour s’assurer si je le suivais.

Je le suivis pourtant ; mais à peine eus-je fait quelques centaines de pas que je commençai à me repentir de mon imprudence : aux brusques mouvements qu’il fit en m’apercevant, je m’arrêtai tout court et me tins sur la défensive. Avec de pareils promeneurs il y a toujours péril à attaquer, car si vous manquez votre premier coup, ils ne manquent jamais ceux qu’ils portent, eux, et vous devez vous estimer fort heureux si vous en êtes quitte pour la fracture de quelque membre.

En arrivant en ma présence, le Zélandais, offensé de ma ténacité, qu’il aurait pu tout aussi bien prendre pour une courtoisie, m’adressa une harangue, fort énergique sans doute, pendant laquelle ses doigts se crispaient, ses dents claquaient avec violence, mais je ne compris à tout ce flux de paroles rien, sinon que je lui ferais grand plaisir de le laisser seul.

J’aime fort les bonnes et élégantes manières ; celles du roi zélandais me touchèrent profondément, et je me mis en devoir de prouver par une prompte retraite que je les avais parfaitement appréciées.

J’aurais pu, certes, me montrer rebelle à cette prière que je regardais comme un ordre, car mes pistolets et mon poignard étaient d’assez sûres sauvegardes ; mais, vainqueur ou vaincu, je n’aurais rien appris par cette lutte je rebroussai donc chemin comme un poltron que je n’étais point.

Cependant, honteux de mon obéissance, je résolus de revenir sur mes pas, de pénétrer de nouveau dans la forêt, de m’y promener, et, si je rencontrais le farouche Zélandais, de faire peu d’attention à lui et de poursuivre ma route. À tout événement, je visitai l’amorce de mes pistolets ; puis, selon mon habitude, après m’être donné du cœur par quelques injurieuses paroles que je m’adressai à haute voix, je me mis en marche. Au bout d’une demi-heure je vis en effet le roi debout, encore adossé contre un magnifique casuarina, et mâchant avec ardeur la chair sanguinolente d’un petit animal que je ne reconnus point, et qu’il avait sans doute tué d’un coup de pierre. Il poussa un second grognement plus retentissant que le premier, rejeta loin de lui les restes de son hideux repas et se dirigea hardiment de mon côté. Il fit halte, je lui adressai quelques paroles qu’il devait prendre pour des témoignages d’amitié, tant je mis de douceur à les prononcer ; mais comme le colosse sauvage n’en tenait nul compte et qu’il prenait en m’approchant une attitude menaçante, je saisis un de mes pistolets et lui fis signe de s’arrêter. À la vue de mon arme, il s’arrêta en effet, me regarda d’un œil

féroce, articula quelques sons brefs et éclatants, posa à ses pieds son magnifique casse-tête emmanché, me montra le second taillé en spatule, et me donna à comprendre qu’il voulait l’échanger contre mon pistolet. Je répondis de mon mieux à sa proposition ; je lui dis d’une façon fort intelligible que j’acceptais l’échange, et comme il approchait encore pour le conclure, je déchargeai le coup en l’air. À cette action, toute de prudence et non de peur, mon perfide sauvage parut se récrier, gambada d’une manière menaçante, rompit le traité et s’éloigna pour ressaisir le grand casse-tête laissé à terre. Je m’étais attendu à tout cela ; j’avais saisi mon second pistolet, et de crainte qu’il ne le prît pour le premier, dont il n’avait en ce moment plus rien à redouter, je les lui montrai tous les deux, bien déterminé, au moindre signal d’attaque, à faire feu sur la poitrine du monarque ciselé. Tout régicide, là-bas, mérite bien de l’humanité. À l’aspect de mes armes et à l’attitude décidée que j’avais prise, le Zélandais s’arrêta de nouveau, me sourit aussi gracieusement qu’il le put, ce qui, entre nous, ne fut pas fort attrayant, abandonna encore son arme principale, me présenta la pierre polie et bleue, et entama une seconde fois le marché rompu. J’acceptai son offre, il me donna d’abord son casse-tête, je lui remis ensuite l’arme, alors peu dangereuse, et, presque côte à côte, comme deux amis d’enfance, nous nous enfonçâmes dans le bois.

Bientôt quelques huttes en écorces frappèrent nos regards ; nous y allâmes ; elles étaient abandonnées et formaient sans doute le village quelque tribu vagabonde d’indigènes. Ce silence, cette solitude, parurent fort contrarier le Zélandais, qui en témoigna son dépit en enfonçant ces misérables demeures à coups de pied et de casse-tête. Je le laissai faire, car le dégât pouvait aisément se réparer en moins d’une heure ; l’édification d’un village ne coûte pas plus que cela dans ce pays.

Mais un bruit que je n’entendis pas d’abord fixa l’attention de mon fougueux compagnon de voyage, auprès duquel j’étais retenu par un double sentiment d’orgueil et de curiosité. Il me fit signe de le suivre, il s’élança d’un pas rapide, et nous nous trouvâmes bientôt près d’un second village plus étendu que le premier, où les huttes étaient au nombre de vingt-trois, dont une quatre fois plus vaste que les autres, et haute de sept à huit pieds.

Le Zélandais se cacha derrière un arbre ; je l’imitai ; et déjà fâché de m’être imprudemment aventuré dans une recherche si téméraire, j’attendis pourtant de cette embuscade le résultat des espérances du chef cannibale, dont les projets m’étaient assez clairement démontrés.

Des sauvages parurent bientôt au nombre de vingt-deux, tous gesticulant et parlant à haute voix, tous dans un état d’agitation extrême. Ils s’accroupirent, sans doute pour délibérer ; ils parlèrent alors l’un après l’autre, et le Nouveau-Zélandais, les couvant de son œil fauve, allait s’élancer, quand un second bruit arriva jusqu’à nous.

Le chef se cacha encore, moi je fis quelques pas en arrière afin de me préparer plus aisément à la retraite que je méditais, mais sans néanmoins perdre de vue les cases des naturels. Eux aussi s’étaient levés au bruit que les échos leur avaient apporté, et tous renouvelèrent les préparatifs de combat dont j’avais été témoin au nord de Sidney lors de ma dernière course avec Petit et Marchais. Le bruit approchait, et déjà le sol tremblait sous les pas de la horde sauvage. Elle arriva, se plaça bravement en face des huttes, et commença à agiter ses casse-tête et ses sagaies.

La lutte allait commencer, le sang allait couler, les côtes et les crânes allaient être brisés… Tout à coup le Nouveau-Zélandais, dont les narines ouvertes et les rapides aspirations disaient l’ardente colère, s’élança comme un tigre, poussa un cri formidable, se rua sur la horde étonnée, abattit un des combattants et s’arrêta.

Tout avait disparu, tout était devenu silencieux et solennel autour de la bourgade.

Il y avait deux minutes à peine deux armées étaient là en effervescence, prêtes à se déchirer, à se détruire ; maintenant deux hommes seuls, un debout, terrible, cruel, féroce, l’autre à terre, se tordant sous la douleur et rendant le dernier soupir.

Je m’élançai, je pris la fuite, je n’assistai point au dégoûtant repas qui se fit sur le champ de bataille. Le soir je me rendis chez M. Wlostoncraft pour lui raconter mes aventures de la journée, et je commençais mon récit en nous mettant à table, lorsque le roi zélandais, se présenta, me reconnut et me tendit la main ; je retirai la mienne.

— Ne recevez donc pas cet anthropophage, dis-je au négociant, c’est un brigand !

— Je le sais bien.

— Il vient de tuer un homme.

— Je m’en doute, un indigène ?

— Oui.

— Il aurait bien fait de les tuer tous ; il nous aurait épargné bien des ennuis et bien des dégoûts.

— Et voilà les principes que vous proclamez ici ?

— Je voudrais bien savoir si en Europe on a cessé de traquer les loups dans les forêts.

— Mais ici ce sont des hommes.

— Ce sont des hyènes ; il ne leur manque que la force de ces animaux. Si un naturel de la Nouvelle-Galles du Sud vous trouve endormi, il vous tuera. Celui-ci du moins attaque des gens éveillés qui peuvent se défendre. Dinons.

Le Zélandais fut invité à s'asseoir et refusa.

Il était tout à fait repu.