Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/10

Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 90-100).

X

ÎLES SANDWICH


Koérani. — Supplice. — Les épouses de M. Rives. — Visite au roi. — Petit et Rives. — Vancouver. — Cérémonie du baptême de Kraïmoukon, premier ministre de Riouriou

— Vous en voilà débarrassé, dis-je à Rives.

— Tant mieux, car il me faisait peur ; maintenant seulement je respire.

Après avoir poussé le pauvre Petit dans une cabane, M. Rives me demanda ce que je voulais voir d’abord.

— Ce qu’il y a de plus curieux.

— Ici, tout est à étudier.

— Alors, guidez-moi.

— Soit. Je vais vous montrer, à quelques pas d’ici, un homme à qui l’on a crevé les yeux il y a quinze jours.

— C’est ce que vous avez de plus gai à me présenter ?

— Allons autre part.

— Non, conduisez-moi vers cet homme. Qu’est-ce qui lui a valu ce supplice horrible ?

— Il a essayé de séduire la femme d’un chef.

— Comment et par qui la sentence s’exécute-t-elle ?

— Avec un morceau de bois aigu ou même avec l’index, et par le premier venu désigné par le roi ou un prêtre. L’opération a lieu dans un
moraï. Tenez, voyez-vous cet individu couvert d’une pièce d’étoffe bleue ? c’est lui ; il s’appelle Koérani. Je fis cadeau à cet infortuné d’une chemise et d’un pantalon, et quand je lui demandai pour quel crime il avait été si cruellement puni, le Sandwichien me le dit en souriant. Au reste, nulle cicatrice ne se faisait remarquer aux paupières, et Koérani se portait à merveille. Il avait montré pendant son supplice le plus grand courage, et il se promettait, disait-il, de se venger du mari jaloux, selon ses vœux et ceux de la femme surprise, dont il se prétendait fort aimé.

— Si l’épouse d’un chef, demandai-je à Rives, cédait aux instances amoureuses d’un homme du peuple, que lui ferait-on ?

— On la punirait comme on a puni Koérani.

— Mais nous, étrangers, courons-nous et faisons-nous courir les mêmes risques ?

— Oh ! vous, vous n’avez rien à craindre, vous êtes absous d’avance par les chefs et leurs femmes. Cependant ne vous attaquez point aux princesses, à moins qu’elles ne vous y encouragent. Au surplus, je doute fort que de pareilles masses puissent vous plaire.

— Et vous, êtes-vous marié, monsieur Rives ?

— Oui.

— Vous me présenterez, je l’espère, à madame.

— J’ai épousé deux jolies petites Sandwichiennes.

— Rien que deux ! vous n’êtes guère accapareur.

— J’aurais bien du plaisir à vous les montrer, mais pour le moment elles habitent Kaïrooah.

— Monsieur Rives, vous mentez.

— Presque.

— Un demi-mensonge de Gascon a déjà une certaine valeur.

— C’est vrai.

— Alors je m’aperçois que vous n’êtes pas tout à fait Sandwichien, et que vous tenez à garder pour vous seul la propriété que vous avez acquise.

— Que voulez-vous ! par esprit de réforme. On n’est pas impunément de Bordeaux.

Hélas ! le pauvre Rives, jaloux comme un Européen, vantard, délicat et susceptible comme un Gascon, aimait tant la bonne chère qu’on lui faisait faire à bord, il y vint si souvent, si souvent, que ses deux gentilles épouses, qui l’aimaient comme on n’aime pas, le supplièrent de ne nous quitter que fort rarement, tant elles étaient heureuses, à son retour, d’écouter les détails pleins d’intérêt qu’il s’amusait à leur donner sur notre vie intérieure. De notre côté, comme nous avions de plus graves études à faire à terre que sur la corvette, nous ne rentrions pas toutes les nuits, et l’hospitalité étant une vertu sandwichienne, l’on comprend pourquoi nous ne couchâmes jamais à la belle étoile. Au surplus, les nattes du sybarite Rives avaient un moelleux égal à celui de la couche de Riouriou lui-même.

Après cette première visite à Koérani, si gaie, si divertissante, M. Rives me conduisit par un petit sentier tortueux vers une double source qu’il me disait fort curieuse à voir ; et moi, tout préoccupé du triste spectacle auquel je venais d’assister, je lui demandai pourquoi, à Kayakakooah, un homme de basse extraction (car l’aristocratie est de tous les pays), coupable du même crime que Koérani, avait eu seulement les doigts coupés, tandis qu’on avait crevé les yeux à ce dernier.

— Ici, monsieur, me répondit Rives, un crime est plus ou moins grand selon le lieu où il a été commis : si le roi eût été à Kaïrooah, c’est le coupable de cette dernière qui eût eu les yeux crevés, et c’est Koérani à qui on eût coupé les doigts. La présence des dieux ou du monarque est censée devoir inspirer plus de respect, et voilà comment un grand forfait d’aujourd’hui est demain une faute assez pardonnable.

La morale de cet article du code de Tamahamah s’explique à merveille. Riouriou, malgré sa stupidité, n’est pas homme à donner un démenti aux volontés de son père.

Cependant nous étions arrivés au bas de la colline, et le nain de Bordeaux me montra deux sources jaillissantes, à deux pieds de distance l’une de l’autre. De la première s’échappait d’une façon régulière un volume considérable d’eau froide et légèrement saumâtre ; de l’autre sortait par saccade une eau très-chaude et sulfureuse, laquelle devenait fort potable après avoir été exposée quelque temps à l’action de l’air. Je remerciai mon gracieux cicérone en le priant de poser devant moi, et je lui fis cadeau de son portrait, dont il ne me sembla satisfait qu’à demi, quoique je l’eusse embelli d’une manière presque honteuse. À toute force, Rives voulait être un joli garçon.

Au surplus, l’intelligence du bonhomme s’était développée au milieu du peuple nouveau dont il avait conquis l’admiration. Par exemple, il ne manquait jamais, lorsque nous passions devant une cabane, de me dire d’un air joyeux : « Ceci est une cabane » ; en passant auprès d’un moraï, il me le montrait du doigt et s’écriait : « Moraï. » Si deux Sandwichiens se promenaient à quelques pas de nous, il me frappait sur l’épaule en me disant : « Deux Sandwichiens qui se promènent » ; et je crois même qu’étant sur le bord de la mer, il me secoua fortement, et, étendant ses bras étiques, il me dit encore d’un ton solennel : « C’est l’Océan. »

Nul cicérone de Naples ou de Rome ne s’est jamais montré plus exact, plus attentif, plus scrupuleux, plus ridicule que Rives le Bordelais. Je le recommanderais vivement à tous les promeneurs qui, dans leur oisiveté, poussent jusqu’aux Sandwich, si ce héros gascon n’avait depuis quelque temps abandonné sa patrie adoptive. Je vous dirai plus tard comment il a su se faire à Bordeaux une brillante existence. Cependant le temps devint sombre ; le vent souffla de terre avec violence ; les trois géants de l’île voilèrent leurs têtes menaçantes : tout retour à la corvette était impossible ou périlleux, et l’arrivée d’un canot sur la plage plus difficile encore.

— Vous le voyez, me dit M.Rives, le ciel s’oppose à votre départ. Voulez-vous utiliser agréablement le reste de votre journée !

— Je ne demande pas mieux ; conduisez-moi chez vos femmes.

— Non pas, mais chez le roi.

— Croyez-vous qu’il me reçoive !

— Laissez-moi faire ; je me charge de tout.

— Vous prenez là une bien lourde tâche, monsieur.

— Oh ! je connais les usages du pays.

— Allez donc annoncer ma visite au roi ; je vous attends dans cette cabane.

— Non pas, non pas, dans une autre ; vous ne seriez pas assez bien ici.

— Elle a pourtant quelque apparence de propreté.

— C’est égal ; établissez-vous là, dans cette maison plus simple et mieux close. Je reviens dans quelques moments.

Dès que Rives m’eut quitté, je voulus savoir le motif de sa défense si officieuse. Le drôle avait raison : la demeure qu’il m’interdisait était la sienne, et ses deux gentilles femmes, à qui je dis bonjour, me reçurent avec une prévenance extrême.

Sitôt que mon fringant courrier eut achevé la mission dont il s’était volontairement chargé, il se dirigea vers sa maison, présumant bien, l’effronté, qu’il m’y trouverait installé par cela seul qu’il me l’avait défendu. C’était là aussi que je l’attendais.

— Je me proposais, me dit-il en me voyant respectueusement assis sur une natte loin de ses tiers, de ne vous présenter que ce soir, car je voulais que mes femmes se montrassent à vous d’une manière plus décente.

— La modestie est un vêtement, monsieur Rives, et vos dames ont une pudeur qui les sauve de tout péril.

— Pourquoi me dites-vous cela en souriant ? me demanda Rives, qui faisait une sotte grimace.

— Par orgueil national, lui répondis-je avec gravité ; elles sont presque Françaises, et mon sourire est une joie.

Rives fit une nouvelle moue un peu plus laide que la première, et, rompant cette conversation familière, je poursuivis d’un ton moins frivole :

— Le roi est-il prêt à recevoir ma visite ?

— Le roi s’occupe de sa toilette ; la reine favorite se pare de ses plus riches atours ; nous nous mettrons en route dans un quart d’heure ; mais, je vous en prie, ne souriez pas là-bas comme ici : Riouriou est susceptible en diable ; il croit toujours qu’on se moque de lui.

— C’est bien de la modestie.

— Non, il sait ce qu’il vaut.

— S’il ne sait que cela, il paraît que c’est un grand ignorant.

— Allons, mettons-nous en marche.

Une cabane de quarante pieds de long sur trente de large, bâtie en bambou, avec une toiture à demi délabrée en goëmon, entourée d’une palissade de deux pieds de haut, en arêtes de cocotier ; six pièces de canon sur leurs affûts assez propres, une quarantaine de soldats campés auprès de cette enceinte, un homme coiffé d’un casque d’osier élégant et original, ayant un fusil sur l’épaule, se promenant lentement, et s’arrêtant pour faire volte-face à chaque coup de sonnette agitée par une autre sentinelle accroupie ; un terrain déblayé en face d’une porte étroite et basse, un bananier derrière cette demeure, et deux espèces de parapets en terre de quatre pieds de hauteur : tels sont le palais, le jardin, les citadelles, les armées et le Champ-de-Mars du puissant chef de l’archipel des Sandwich. C’est pourtant d’une cabane semblable que Tamahamah lançait ces terribles ordres qui faisaient trembler les îles voisines et mettaient sur pied des armées belliqueuses.

Riouriou était vêtu d’un riche costume de colonel de hussards français et couvert d’un chapeau de maréchal ; il avait à ses côtés sa femme favorite, grande efflanquée, tatouée de la façon la plus ridicule, et entortillée dans une robe de mousseline à fleurs qui lui serrait la taille ; les hanches et les jambes étaient absolument nues, de sorte qu’elle ressemblait à merveille à un grand et vilain enfant au maillot. Ajoutez à cela une couronne de fleurs jaunes, un collier énorme de jam-rosa enfilés à un jonc, des bracelets en verdure, une chevelure absente, et un air de dignité à forcer le rire chez l’anglomane le plus inaccessible aux idées joyeuses, et vous aurez le portrait de madame la reine d’Owhyée. Quant à son joufflu de mari, il était grand, gros, lourd, rebondi, taché de plaies, galeux, stupide dans son maintien, stupide dans son regard, stupide dans sa dignité, s’épanouissant sur un fauteuil en ébène où on avait jeté une belle pièce d’étoffe de soie rayée de jaune et de noir, le tout figurant un roi, un trône, une puissance.

J’étais en extase, et Rives jouissait de ma surprise. Deux guerriers, de six pieds de haut au moins, se tenaient debout et le sabre nu à côté du monarque, tandis qu’une demi-douzaine d’autres soldats et de femmes monstrueuses étendues sur des nattes, mâchaient je ne sais quoi, et crachaient une salive verdâtre dans de grandes calebasses à moitié remplies de feuilles vertes et de fleurs jaunes et rouges. Çà et là on voyait encore des armes en bois, des bâtons dessinés, des fusils, des briquets, des pagnes, des sagaies, et, sur le mur, le portrait de Tamahamah en regard de celui du Napoléon de David franchissant le Saint-Bernard. Le grotesque et le beau, le trivial et le sublime côte à côte !

À mon arrivée, Riouriou me fit signe de m’asseoir après m’avoir tendu la main, et me donna à comprendre qu’il ne bougerait pas plus que son éblouissante moitié ; je vis ce qu’on voulait de moi, et je me mis à l’œuvre. Tant bien que mal, mon ébauche fut achevée en trois quarts d’heure ; je priai Rives de dire au roi que je lui apporterais le surlendemain une copie finie et soignée, et Riouriou m’offrit en échange un bâton admirablement ciselé, un casque d’osier, et un fort élégant éventail tressé en joncs, d’une forme très-gracieuse.

Après cela, Rives prononça quelques paroles qu’il accompagna de gestes dont le sens s’expliquait aisément, et je me vis forcé par les instances de la reine de donner une séance impromptu d’escamotage. Je ne saurais vous dire l’enthousiasme que j’excitai ; on me massait, on me triturait, on me tournait et retournait si souvent et si fort que je fus contraint de me déclarer tabou pour ne pas succomber à tant de témoignages de satisfaction et d’étonnement. La reine y déchira sa belle robe, les princesses hippopotames se soulevèrent de leur couche éternelle, et je vis même un aimable sourire se poser au coin des lèvres des deux farouches soldats qui veillaient sur les jours si sacrés de Riouriou. Mais quand j’eus promis au roi de lui montrer quelques-uns de mes tours, quand j’eus exposé à ses regards une chambre obscure qu’un de mes matelots venait de placer par mes ordres à la porte du palais, quand les figures, qui se réfléchissaient sur le miroir furent dessinées sur le papier, oh ! alors les cris de joie devinrent frénétiques, c’était de l’entraînement, des spasmes, du délire ; je devins prêtre, je devins dieu ; peu s’en fallut qu’on ne m’adorât, et, si j’avais eu la bouche fendue jusqu’aux oreilles, je crois qu’on m’eut vénéré comme une des plus belles idoles des moraïs.

Je sortis de la demeure royale accablé du poids de mon mérite, et, tout fier de mes conquêtes de la journée, je me dirigeai vers le rivage pour me rendre à bord. La mer était encore haute, agitée, et le canot mouillé au large. Pour l’atteindre, nous fûmes contraints de nous jeter dans une pirogue qu’on lança aux flots, et Rives, toujours galant, voulut être le dernier à me donner la main. Peut-être aussi tint-il à s’assurer par lui-même que je passerais en effet la nuit à la corvette. Je vous l’ai dit, le Français n’était encore qu’à demi Sandwichien. Petit était à son poste ; dès qu’il vit Rives s’asseoir dans la pirogue, je remarquai qu’il mâchait un peu plus vite sa pincée de tabac et qu’il cacha un instant après sa grotesque face derrière l’épaule de Barthe. Je soupçonnai un tour de sa façon et je me promis bien de le prévenir ; mais le coquin était trop leste, trop déluré, trop vindicatif, pour ne pas mettre ma prudence en défaut, et Marchais l’aurait aplati si Rives n’avait pas au moins reçu une petite torgnole.

Il y avait une demi-heure à peu près qu’il était sorti de la vapeur enivrante de l’ava, et l’ivrogne ne se souvenait plus du bienfait. Sitôt que la pirogue fut à contre-bord du canot, Petit se leva, me tendit la main et me fit asseoir sur le tapis bleu de l’arrière ; puis, présentant galamment son bras à Rives, il lui dit :

— Citoyen, à votre tour ; le commandant désire vous voir ce soir même.

— Pourquoi ce soir ?

— Oh ! c’est un service qu’il réclame.

— Je vous suis.

— Rives s’appuya sur le bras du matelot ; mais celui-ci fit semblant de glisser, puis, enjambant le bord, il fit faire le plongeon au pauvre Bordelais pris à l’improviste.

— Cré maladroit ! s’écria le satané gabier en écarquillant ses petits yeux ; il était ivre, Dieu me damne ! Comme il barbotte ! Il boit, il boit, il pompe, l’imbécile ! il ne sait donc pas nager ! Attendez, attendez, je vais le sauver, moi !

Le sacripant se jeta à l’eau, et, sous prétexte de le soutenir, il fit avaler au malheureux Rives gorgée sur gorgée de l’onde amère.

— Courage ! lui criait-il de temps à autre, aidez-vous un petit peu, ou un requin va vous gober comme un goujon ; accrochez-vous à moi, nous arriverons, soyez tranquille… Et Rives buvait toujours. Enfin, il fut hissé dans sa pirogue, et je lui donnai le conseil de retourner à terre, en lui promettant le châtiment du mauvais et méchant matelot. Rives nous quitta donc, et nous rejoignîmes la corvette, où Marchais, sur le pont, attendait de pied ferme son camarade.

— Eh bien ?

— Eh bien mon brave, il doit être gonflé comme un ballon. Je te réponds qu’il en est bu. M. Arago a dit qu’il me ferait punir ; mais je le connais, il n’en fera rien ; il comprend la chose, lui, et Rives est un pékin.

— Tu t’es conduit en franc gabier, mon petit Petit ; je te raime et te restime de plus en plus davantage. Compte que je te rendrai ça à la première occasion.

— Je ne suis pas en peine de toi.

Maintenant rétrogradons de quelques pas et touchons à la gravité des faits accomplis, afin d’expliquer la ridicule cérémonie qui eut lieu à bord peu de jours après notre arrivée à Koïaï. Le présent ne se reflète pas toujours du passé.

Dans une assemblée des principaux chefs d’Owhyée, présidée à la fois par Tamahamah et par Vancouver, qui l’avait provoquée, il fut décidé, en dépit des volontés premières du roi, que l’archipel des Sandwich serait placé sous la protection immédiate de l’Angleterre, qui s’engageait, elle, à le défendre contre toute révolte intérieure et contre toute attaque du dehors. C’était en quelque sorte déclarer Tamahamah inhabile à apaiser les révoltes et à punir les mutins, c’était donner droit de suzeraineté à la Grande-Bretagne et ne plus posséder les îles que comme gouverneur. Taniahamah dévora l’offense qu’il ne pouvait châtier, et se proposa cependant d’éluder du moins l’exécution de cette espèce de traité qui le détrônait. Mais le but était atteint. Les mécontents, bien sûrs de la protection anglaise, élevèrent une voix rebelle et se déclarèrent liés à l’étranger par leurs serments. À la vérité, l’ascendant de Tamahamah sur les populations soumises paralysa pendant quelque temps les effets désastreux de la trahison ; mais comment lutter contre tant d’ennemis à la fois dont la plupart ne quittaient jamais son palais de Kayakakooah ? Il rongea son frein, et M. Young, qui a suivi avec le plus vif intérêt les phases de cette révolution politique, nous assura qu’elle seule avait abrégé les jours du grand monarque.

Le coup frappé alors retentit encore aujourd’hui. Sans hériter des vertus et du courage de son père, Riouriou a dû subir l’influence de ses ennemis, et, lâche dans son indolence, il courbera la tête et laissera marcher les événements jusqu’à la secousse qui l’emportera.

J’écrivis alors ce que les faits se sont malheureusement chargés de ratifier.

Un homme fin, rusé, souple, caressant, que Tamahamah avait envoyé comme gouverneur à Wahoo, s’échappa un jour de cette île, où il mit à sa place un frère ivrogne continuellement abruti par l’ava sandwichien et l’eau-de-vie européenne, et arriva à Owhyée sous le prétexte d’appuyer la cause de Tamahamah désertée, mais dans le but caché de se vendre à la politique de la Grande-Bretagne. Tamahamah, pris au piège, le créa son premier ministre, et les Anglais, dont il était le principal agent, le nommèrent pompeusement Pitt. Tout cela était glorieux sans doute; mais Kraïmoukou ne se trouvait pas satisfait encore. D’autres puissances pouvaient venir disputer la conquête de l’archipel à l’Angleterre : il fallait se mettre en harmonie avec elles. La France avait aussi des vaisseaux de guerre et d’excellents capitaines, la France avait donc aussi des droits sacrés à l’affection de Kraïmoukou-Pitt, dont l’ascendant écrasait déjà Riouriou. Dès notre arrivée à Koïaï, il nous annonça qu’il voulait se faire chrétien, que son bonheur serait de recevoir le baptême de notre aumônier, et qu’il nous priait de ne point lui refuser cette faveur, nous assurant, au surplus, que les navires de notre nation trouveraient toujours en lui un protecteur ardent et dévoué. Ce qu’il nous demandait était facile à accorder, et la cérémonie du baptême eut lieu à bord de notre corvette. Elle fut assez piquante et curieuse pour que je la retrace dans tous ses plus petits détails. J’étais descendu à terre avec l’élève Janneret, chargé de conduire le roi, car je voulais dessiner le départ de la famille. L’yole du commandant devait recevoir le monarque et une de ses femmes ; la reine mère s’y fit laborieusement charrier avec Kraïmoukou par une demi-douzaine de vigoureux soldats, tandis que plusieurs élégantes doubles pirogues, chacune pagayée par les principaux officiers, servaient de brillante escorte à l’embarcation française. Je me plaçai dans la plus belle des doubles pirogues avec Gaimard et la reine Kao-Onoch, et nous attendîmes pendant plus d’une demi-heure, sous un soleil ardent, Riouriou, dont la toilette s’achevait avec lenteur, et qui ignorait sans doute que l’exactitude est la politesse des rois.

Il arriva enfin coiffé d’un chapeau de paille noire et habillé avec une petite veste de hussard et d’un pantalon vert fort richement brodé, mais nu-pieds, sans cravate et sans gilet. La plus jolie femme de Kraïmoukou prit place à côté de Kao-Onoéh dans notre pirogue, et nous eûmes le loisir d’étudier ces deux excellentes créatures, que je recommande à l’attention spéciale des étrangers voyageurs. Avant de s’embarquer, Riouriou se fit détabouer par le grand-prêtre, afin de pouvoir se mettre à l’abri du soleil sous une tente ou sous un parapluie, et je remarquai avec un profond sentiment de tristesse qu’en arrivant auprès de la reine mère il lui serra affectueusement la main, et tous deux répandirent des larmes en prononçant le nom de Tamahamah.

La flottille se mit en marche, le canot du commandant en tête ; nous suivions immédiatement, et derrière nous six autres pirogues portaient des officiers supérieurs, quelques femmes et un grand nombre de curieux. Les plus robustes nageurs de l’Uranie armaient l’yole[1], qui glissait rapide sur les eaux ; mais quand nous voulions essayer la vélocité de l’embarcation où j’avais pris place, je n’avais qu’à demander une douzaine de forts coups de pagaie aux Sandwichiens, et l’yole du commandant était à l’instant dépassée. Nous arrivâmes bientôt à la corvette, pavoisée de tous ses pavillons. Riouriou monta le premier ; il fut reçu par une salve de onze coups de canon et il descendit dans la batterie pour voir exécuter le feu. On eut une peine infinie à hisser sur le pont la reine mère ; mais enfin elle arriva, aux rires à demi étouffés de l’équipage, qui craignait, disait-il, de voir sombrer la corvette. Après ces deux personnages, Kraïmoukou s’élança, moins leste que Kao-Onoéh, à qui j’offris la main, et après eux la femme si jolie et si compatissante du premier ministre, que je laissai monter seule et pour une cause que vous saurez plus tard.

— Fichtre, me dit Petit en m’apercevant, vous n’êtes pas le plus mal partagé.

— Tais-toi, bavard, et songe que tout ceci est fort sérieux.

— Aussi, nous en rions déjà comme des fous.

— Si tu te permets la moindre impertinence…

— Allons donc, monsieur Arago, vous voulez que je me taise, et le sapajou de Gascon est là.

— Où donc ?

— Par terre, allongé ; Marchais lui a donné exprès, sans le vouloir, un croc-en-jambe, et le crapaud s’est étendu.

— Vous êtes deux grands vauriens.

L’autel, surmonté de l’image décorée de la Vierge, était adossé à la dunette ; des chaises et des fauteuils avaient été offerts aux princesses, qui aimèrent mieux se coucher par terre ; les ministres, les hauts dignitaires, les officiers, le peuple, mêlés et confondus, couraient çà et là, fort indifférents à ce qui allait se passer. Le roi demanda une pipe et fuma ; Kao-Onoéh et l’épouse du futur chrétien s’accroupirent, joyeuses comme des enfants, auprès du banc de quart, où elles m’appelaient à tour de rôle, et nous avions peine à leur faire comprendre l’utilité et la sainteté de l’auguste cérémonie qui nous rassemblait tous. La lumière céleste n’avait pas encore frappé leurs âmes.

L’abbé de Quélen parut enfin, revêtu de ses plus beaux habits ; il officia, servi par le valet du commandant, bedeau infiniment plus propre aux besoins d’une église qu’aux exigences d’un navire. Notre capitaine était le parrain, et M. Gobert, son secrétaire, la marraine, en remplacement de madame Freycinet, qui gardait la chambre, et la messe se dit aux ronflements du roi et de quelques grands personnages qui respiraient en faux-bourdon. Kao-Onoéh était la plus curieuse des femmes ; elle me questionnait sur tout, et Rives lui traduisait mes réponses, qui semblaient beaucoup l’amuser. L’épouse favorite de Kraïmoukou demanda d’un air assez peu inquiet combien on couperait de phalanges à son mari et combien on lui ferait sauter de dents ; je l’assurai qu’on le lui rendrait fort intact, et les deux princesses ne comprenaient pas comment une si belle récompense était accordée à celui qui ne faisait rien pour la conquérir. La messe achevée, Kraïmoukou reçut l’eau sacrée du baptême, et le ciel s’ouvrit à un élu.

Quand tout fut fini pour Louis Kraïmoukou-Pitt, peu s’en fallut que M. de Quélen ne se vît contraint par la violence à recommencer l’ablution sainte au profit de chacun des assistants. Kao-Onoéh se montra la plus fervente des néophytes ; elle s’élança, à demi nue, vers notre abbé scandalisé ; elle baisa ses vêtements, ses dorures, et s’empara de l’image de la Vierge, qu’elle présenta à l’adoration de toutes ses amies, presque aussi dévotes qu’elle ; puis, consolées du refus du prêtre, elles visitèrent la batterie, l’entre-ponts, les cabines des officiers, le poste des élèves, et ce n’est pas la faute de l’épouse aimée de Kraïmoukou si son mari ne reçut ce jour-là sur la tête que le signe sacré de son salut.

Peu d’instants après, le roi, les princes, les princesses, se rendirent à terre, et Louis Kraïmoukou-Pitt, le nouveau chrétien, alla se reposer dans sa cabane, au milieu de ses six femmes, sans avoir rien gagné dans notre estime, sans avoir rien perdu de l’amitié de Riouriou, ni de son autorité sur le peuple, à l’antique religion duquel il venait de donner un flétrissant démenti.

J’accompagnai les Sandwichiens à Koïaï, car c’est surtout après de semblables jongleries qu’il y a quelque chose à apprendre et d’utiles enseignements à puiser dans le recueillement de la pensée. Mais, hélas ! on ne pense pas aux Sandwich ; toute morale y est incomprise, excepté cependant celle de l’intérêt personnel, qui appartient à tous les peuples et qui est presque celle de tous les hommes.

Kraïmoukou, sous ce rapport, était un type curieux à étudier.

  1. Je ne sais pourquoi les marins disent toujours la yole.