Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/07

Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 57-66).

VII

ÎLES SANDWICH.

John Adams. — Moraï. — Mœurs. — Supplice.

Sir Adams m’attendait dans sa demeure, car, s’étant aperçu à bord que je dessinais, il me pria de faire son portrait, ce à quoi j’avais consenti. Sa case, beaucoup plus aérée que celles que j’avais déjà visitées, était meublée avec goût. Il y avait là un lit élégant, mais sans matelas ; deux chaises d’osier fort propres, une table eu acajou, un grand nombre de belles nattes, plusieurs oreillers indiens, bariolés d’une façon très originale. Sur les murs on voyait quelques trophées d’armes, que je convoitais du regard, et, dans un mauvais cadre, la figure du grand Tamahamah, peinte par je ne sais quel vitrier voyageur.

Kookini, me voyant entrer, se leva et me tendit la main ; puis je m’assis sur une natte de manille, et à peine me fus-je installé que deux femmes d’une vingtaine d’années vinrent à moi, me couchèrent, appuyèrent doucement ma tête sur un des plus riches oreillers, et se mirent à me masser avec des cris et une force telle que j’en étais tout brisé. Je demandai grâce pour une politesse si exquise et si délicate, et je remerciai mes deux vigoureuses antagonistes en leur faisant accepter un petit miroir et des ciseaux, faibles présents qu’elles acceptèrent avec une vive reconnaissance, puisqu’elles me proposèrent de recommencer sur-le-champ l’opération que je les avais priées d’interrompre

Quant à Kookini, dès que j’eus achevé son croquis, sur lequel il appuya un fort gros baiser, il me donna à goûter d’un excellent vin de Madère, versé dans des verres en cristal, et m’invita à dîner pour le lendemain Puis, m’offrant un oreiller, une natte et une de ces belles armes suspendues aux parois de sa case, il me demanda si j’étais content de lui et si je lui ferais l’honneur de nouvelles visites. Je lui répondis que je ne passerais pas un jour à Kairooah sans venir le voir, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde.

En sortant, je vis couchées sur des nattes et enveloppées dans une immense quantité d’étoffes de papyrus, les deux épouses de Kookini. Figurez-vous des êtres monstrueux, des phoques, des hippopotames. Ces masses énormes constituent ici la véritable beauté ; on n’y est réellement considéré qu’en raison du volume, et toute svelte et fringante Parisienne y serait traitée avec mépris. Au surplus, ces colosses informes avaient un caractère de physionomie plein de douceur et de bonté ; leurs pieds et leurs mains étaient d’une délicatesse merveilleuse ; les dessins qui ornaient leurs joues, leurs épaules et leurs jambes d’éléphant, étaient faits avec un art infini, et l’une d’elles était même tatouée sur la langue. Mais patience ; ces deux Vénus de Kookini ne sont que de petites miniatures; d’autres ravissantes merveilles m’attendaient à Koïaï.

Il n’y a pas de hutte à Kaïrooah où, quand vous vous présentez, on ne vous propose de vous masser comme première cérémonie de réception. Cela fait, il y a honte et péril à rester auprès des femmes qui les habitent, perpétuellement étendues sur des nattes plus ou moins bien tressées, et rien n’indique que la morale et la civilisation soient près de régénérer ce peuple, qui, du reste, ne voudrait peut-être pas du progrès.

La journée était belle ; je la mis à profit pour parcourir la ville et entrer dans un grand nombre de cases. Partout la paresse et le vice couchés sous d’énormes pièces de pagnes, partout une vie dépensée dans le sommeil ; et le dégoût se mêle à l’indignation pour flétrir des chefs, des gouverneurs, un roi, qui laissent aux portes mêmes de la ville tant de terres incultes, quand la privation et la misère dévorent un si grand nombre de familles. Dans une de ces huttes, au haut de la colline, je trouvai quatre jeunes filles, la tête à demi cachée dans les quatre angles du logis, pleurant, criant et trépignant à la fois ; puis, sur un signal donné par une autre femme un peu plus àgée, assise au milieu, elles tournèrent la tête, se regardèrent un instant en riant, reprirent, une minute plus tard, leur premier exercice avec des larmes véritables, rirent de nouveau, et se groupèrent enfin, paisibles et satisfaites, autour de la femme qui semblait présider à ce singulier manége. J’en voulus connaître la cause ; mais il me fut impossible de me faire comprendre, de sorte que je ne sais pas encore si c’est un amusement, ou une joie, ou une scène de deuil.

Au surplus, la cérémonie du massage me fut encore offerte avec instances, et je repoussai les ferventes prières qu’on m’adressait à cet égard, mais non sans avoir enrichi ces drôlatiques comédiennes d’un hameçon, de quelques épingles, d’un ruban rose et d’un petit miroir de deux sous. Je n’avais pas vu d’aussi jolies filles à Kairooah, et je n’en avais trouvé nulle part qui eussent plus de grâce et un sourire plus engageant.

Dans une case voisine de celle-ci, et où j’entrai parce que la porte en était fermée, je ne trouvai personne ; mais dans le fond, sur une pièce de bois soutenue par quatre pieux artistement découpés, on voyait un petit buste de Napoléon en plâtre bronzé, entouré de jolis poissons secs, mêlés à des folioles de cocotier finement dentelées.

J’étais occupé à dessiner ce grotesque monument, lorsque le maître du logis entra, et me dit d’un ton grave et solennel ces trois mots prononcés avec une grande difficulté : Cook ! Tamahamah ! Napoléon !

Ce devait être le Tacite de la ville, l’historien en honneur de l’archipel. Je le saluai avec affection, et il me tendit la main d’une façon si grotesque et si fantasque à la fois, que peu s’en fallut que je ne lui éclatasse de rire au nez.

De la ville à la haute colline qui garantit la rade des vents du nord-ouest, il y a peu de chemin à faire, et je promenai de là mes regards sur tout le paysage, beau, imposant, pittoresque. C’est de cette colline que les habitants tirent toute leur subsistance, et le cœur se soulève de colère à l’aspect des deux plaines désertes et abandonnées qui circonscrivent de riches plateaux.

Ici, en effet, les cocotiers, les rimas, les bananiers, les tamariniers et les palma-christi ont une sève admirablement vigoureuse, tandis qu’au pied nulle plantation, nul bouquet d’arbres, ne se dessinent pour protéger les naturels contre cette accusation de paresse dont les ont flétris tous les voyageurs.

À la vérité, si l’on assiste au repas des Sandwichiens, qui ne mangent guère que lorsqu’ils ont faim, on se demandera peut-être à quoi leur serviraient des terres labourées et de riches plantations d’arbustes utiles. Aux Mariannes, nous avions été déjà frappés de la sobriété des habitants de Guham ; ici un Mariannais serait un glouton, un ogre qu’il faudrait chasser de la ville, et un Européen y mourrait d’inanition s’il lui fallait se contenter de la ration du plus vorace Sandwichien.

Tamahamah, pendant son règne si agité, si glorieux, avait fait des concessions de terrains à ceux de ses sujets qui consentiraient à les cultiver, se réservant de punir les demandeurs qui n’auraient pas rempli leur tâche avec activité ; mais son fils Riouriou a laissé le peuple agir selon ses caprices, et les terres sont demeurées stériles.

Au reste, cette triste apathie des Sandwichiens pour la culture, ils la portent encore dans toutes les habitudes de leur vie, et tel est le résultat nécessaire de l’inertie de leur roi. Tamamah élevait-il la voix pour annoncer une bataille à livrer aux ennemis que lui avait légués son père, toutes les populations étaient debout : hommes, femmes, enfants et vieillards se rangeaient, impatients, sous des chefs intrépides ; chacun, au milieu de la mêlée, faisait son devoir de guerrier fidèle et dévoué, et la paix se consolidait. On dit aujourd’hui que le roi d’Atoaï a levé l’étendard de l’indépendance, qu’une lutte est permanente entre les deux monarques, et nulle cité ne s’agite et nul soldat ne songe à combattre ; Riouriou s’endort au milieu de ses femmes.

Le gouverneur Kookini a deux maisons à Kaïrooah : la première, celle où il me reçut, est sa maison de plaisance ; l’autre est sa citadelle, défendue par deux obusiers sur lesquels on lit : République française. Non loin de là, et à côté du grand moraï, est une espèce de rempart en terre et en pierre, où sont braquées une vingtaine de pièces de petit calibre, protégées par des casemates ou hangars recouverts de feuilles de cocotier. On trouve là cinq ou six guerriers sans vêtements, portant un fusil sur l’épaule, et allant d’un pas rapide de l’un à l’autre bout de la fortification.

La sentinelle marche, au contraire, à pas très-lents le long du rempart qui fait face à la mer ; et au son d’une clochette agitée par une autre sentinelle, la première fait volte-face pour continuer ses évolutions. Chaque faction est d’un quart d’heure ; c’est trop pour épuiser la constance et la force de ces guerriers. C’est à côté de ce grotesque bastion, qu’une compagnie de nos voltigeurs prendrait en une heure avec des cravaches, qu’il faut passer pour aller visiter le tombeau de Tamahamah, vers lequel Bérard et moi, en dépit de quelques sinistres avertissements, nous nous dirigeâmes d’un pas tranquille.

Deux Sandwichiens que nous avions pris pour guides nous escortèrent jusqu’à la citadelle, en refusant de nous accompagner plus loin, et en prononçant avec effroi le mot tabou (sacré) ; mais, voyant notre résolution bien arrêtée, ils nous prièrent de nous détourner de notre chemin pour venir rendre un hommage de respect aux cendres d’un de leurs chefs les plus aimés et les plus glorieux. Une pierre de taille, de trois pieds de long sur deux de large, marquait la place sacrée ; les deux Sandwichiens s’en approchèrent dévotement en prononçant quelques paroles à voix basse, parmi lesquelles je crus entendre le mot Tamahamah ; puis ils grattèrent avec leurs pieds le sol voisin de la pierre, le frappèrent du talon et piétinèrent d’une façon fort grotesque.

Après cette cérémonie, ils nous prièrent de les imiter, ce à quoi nous consentîmes de la meilleure grâce du monde. Bérard surtout sautillait comme un chevreau, et me regardait sans rire ; moi, je m’en donnais à cœur joie, et si les deux Sandwichiens n’avaient pas été satisfaits de nos témoignages d’affection et de respect pour leur héros, ils auraient été fort ridicules et fort injustes ; mais il n’en fut pas ainsi, et, dans leur contentement, peu s’en fallut qu’ils ne nous adorassent comme leurs dieux à la gueule béante.

Avant de pénétrer dans le moraï, que les Sandwichiens regardent comme un lieu saint et révéré, on se trouve en présence d’un édifice solidement bâti en varech, renfoncé, en saillie aux angles, et recouvert d’une quadruple couche de feuilles de bananier entrelacées avec un art infini. Il est haut d’une quarantaine de pieds, impénétrable à tout regard. La porte d’entrée en est basse, en bois rouge, avec quelques ciselures, fermée par de fortes solives en croix et un cadenas énorme. C’est le lieu où sont pieusement gardés les restes du grand roi dont on ne prononce ici le nom qu’avec une respectueuse vénération. En vain cherchâmes-nous, Bérard et moi, à plonger un œil indiscret jusqu’au fond du monument partout un double mur serré et compacte punit notre curiosité, et lorsque, nous croyant à l’abri de toute investigation, nous voulûmes tenter, à l’aide d’une lame de sabre, de nous faire jour jusqu’en delà de la première enveloppe du tombeau, un cri terrible arriva jusqu’à nous, poussé par trois Sandwichiens cachés dans une petite hutte et préposés à la garde du saint lieu, et le mot sacramentel tabou nous arrêta tout net, car nous n’ignorions pas qu’il y avait grande témérité à le braver.

Cependant, sans trop paraître déconcertés par les menaces des naturels qui nous regardaient de la plage, du camp retranché et de la limite du terrain sacré, que nul n’osait franchir, nous entrâmes dans le moraï, fermé par une haie de deux pieds de haut. À peine en eûmes-nous franchi le seuil que les insulaires les plus rapprochés se jetèrent à genoux, puis ventre à terre, et, en se relevant un instant après, ils parurent étonnés que le feu du ciel ne nous eût pas encore consumés. Aussi, profitant de la permission que la clémence de leurs dieux nous accordait, nous visitâmes et étudiâmes dans ses plus petits détails ce champ du repos éternel.

C’est un espace à peu près carré de trois cent cinquante pas au moins, où sont dressés çà et là, les unes debout, les autres assises sur des pieux peints en rouge, les statues des bons rois et des bons princes qui ont gouverné l’île. Ces statues, grossièrement sculptées, sont colossales ; la plus grande de ce moraï a quatorze ou quinze pieds de haut, et la plus petite n’en a pas moins de six. Elles ont toutes les bras tendus, les mains fermées, les ongles longs et crochus, les yeux peints en noir et la bouche ouverte. Cette bouche est un four énorme où le prêtre dépose, le jour, les offrandes que les fidèles lui confient, et qu’il vient ressaisir la nuit, en annonçant au peuple crédule que les dieux sont satisfaits. Dans la gueule d’une de ces images étaient encore, à demi pourris, de gros poissons, des régimes de bananes et deux ou trois pièces d’étoffes de papyrus, tandis que plusieurs autres portaient sur leurs épaules des débris d’oiseaux au plumage rouge, collés à l’aide d’un mastic noir et gluant.

Les statues, debout ou assises, rappelaient, je vous l’ai dit, les rois vénérés ; mais d’autres idoles renversées et à demi recouvertes de galets figuraient les princes ou les chefs voués au mépris et à l’exécration des hommes. Douze statues étaient encore debout ; trois seulement étaient renversées. Heureux insulaires ! vos dieux vous ont protégés dans leur bonté ! Au milieu du moraï est une bâtisse beaucoup plus grande encore que le tombeau de Tamahamah et aussi solidement construite, dans laquelle on garde avec assez d’indifférence des meubles européens du plus haut prix, cadeaux faits, il y a peu d’années, par le roi d’Angleterre au puissant monarque des îles Sandwich. Georges IV reçut en échange de ces magnifiques meubles, dont on comprenait à peine l’usage ici, des manteaux de plumes, des casques d’osier et plusieurs éventails en jonc fort bien tressé, ornant aujourd’hui une des salles du beau musée de Londres. Entre cousins, on se doit des égards.

De retour du moraï, Bérard et moi, nous nous trouvâmes entourés par les naturels avec une curiosité si empressée et pourtant si craintive, que nous reconnûmes bien qu’ils étaient étonnés de uous voir revenir sains et saufs d’une expédition si périlleuse.

De l’autre côté de la ville est encore un moraï infiniment plus soigné que le premier, orné d’une trentaine de statues au moins, toutes debout, presque toutes dotées de riches étoffes et de fruits délicieux. Mais le plus beau de ces cimetières est, sans contredit, celui qui domine Kairooah, à gauche d’un chemin conduisant à Kowlowah ; celui-ci est vraiment magnifique ; les images des rois y sont sculptées avec un soin extrême. La haie qui le borde, faite en arêtes de cocotiers, est haute de quatre pieds, et de tous côtés, sur des pierres polies, sont déposés en faisceaux des trophées d’armes, des étoffes soigneusement pliées, des fruits renouvelés chaque jour, et souvent aussi de belles chevelures. Ces chevelures, les dieux seuls les acceptent en offrande ; le reste devient la pâture du prêtre hypocrite de ces lieux de repos.

Je dois pourtant à la vérité d’ajouter que la plupart de ces statues colossales ont des poses fort licencieuses, et que c’est à leurs pieds surtout que les offrandes se voient plus nombreuses et plus riches.

Au beau milieu de ce vaste cimetière est une immense charpente en bois, haute de cinquante pieds, assez solidement bâtie, où flottaient à l’air de volumineuses étoffes du pays, des grappes de bananes flétries, des cocos réunis en bloc, et au centre, sur un échafaudage, le squelette blanchi d’un veau.

Toucher à ces débris, à ces offrandes d’un ami à un ami, serait s’exposer à de grands dangers de la part des naturels, qui n’entrent qu’en tremblant dans certains moraïs, les jours où hommes et cimetières n’ont pas été tabous par les prêtres.

Mais ce n’est pas seulement le champ du repos que l’on sacre, ce ne sont pas seulement les idoles que l’astuce et l’hypocrisie entourent de tant de respect, ce sont encore les environs des moraïs, ce sont les arbres voisins d’où la fraude pourrait être aperçue, ce sont les collines peu éloignées qui planent sur l’enclos ; les prêtres sandwichiens savent admirablement leur métier, et le peuple ferme les yeux quand ils disent, eux, qu’on ne doit pas les ouvrir.

J’allais oublier d’ajouter que, dans ce lieu de deuil où se jouent tant de jongleries, où se commettent tant de vols et de sacrilèges, presque toutes les idoles sont debout (une surtout domine les autres de toute la hauteur d’un capuchon rouge, pointu, de six pieds de long) ; que deux princes à demi bons sont renversés à moitié, et qu’un seul est étendu honteusement sur des galets et caché sous des arbustes parasites.

J’ignore, au surplus, si ces ovations ou ces flétrissures se font avant ou après la mort des rois, des chefs ou des gouverneurs, et c’est là précisément ce qu’il aurait fallu savoir pour apprécier l’équité des jugements.

Deux Sandwichiens et deux jeunes filles arrivèrent à ce moraï quelques instants après moi, et s’approchèrent d’une idole élevée à l’un des angles de l’enclos. Le plus âgé des visiteurs s’arrêta d’abord, puis, en grommelant entre ses dents, il s’avança lentement jusqu’au pied de l’image qu’il toucha trois fois de la tête ; il en fit le tour en agitant les bras et les épaules comme un homme irrité par des démangeaisons. Le second Sandwichien l’imita à son tour, et, à leur exemple, les jeunes filles piétinèrent autour du dieu de bois ; mais, comme elles ne pouvaient en toucher les pieds avec leurs têtes, les deux hommes les soulevèrent, et complétèrent de la sorte une cérémonie régulière. Après cela, les patenôtres recommencèrent de plus belle, les paroles sortirent bientôt plus bruyantes, plus rapides, et éclatèrent enfin comme un violent orage.

La prière dura une demi-heure, et lorsque tout fut dit et fait, les quatre pieux individus s’en allèrent, mais en marchant à reculons et en sautillant. Je remarquai, au surplus, que les jeunes filles à qui l’on avait appris ces grimaces et ces trépignements si fébriles, y allaient de toute leur âme, car leur petit corps était tout en sueur, et une ardeur vraiment belliqueuse brillait dans leurs yeux enflammés. C’est que la foi s’était peut-être déjà un peu affaiblie dans le cœur des plus âgés.

L’enfance est crédule, la vieillesse l’est aussi ; l’âge mûr est plus rétif aux croyances.

Pour bien juger les vivants, suivez-les souvent lorsqu’ils viennent visiter les morts. On n’ose guère mentir et se déguiser en présence de ceux à qui l’on croit que Dieu a donné la puissance de sortir des tombeaux et de lire dans le fond des âmes. La peur et l’intérêt seuls inspirent le mensonge.

Cependant, chez les vivants aussi, on trouve d’utiles enseignements, et, tout compensé, c’est au milieu d’eux que se font les études les plus curieuses et les plus instructives. Je m’échappai donc du triste moraï et je parcourus la ville. Hélas ! Kaïrooah était assoupie comme de coutume, et quelques jeunes filles seulement, âpres à la curée, avides des bagatelles européennes répandues avec profusion par nos matelots, voltigeaient de côté et d’autre le long de la plage. Je me dirigeai vers le débarcadère, et je me trouvai en face d’un immense hangar où étaient entassées, protégées par de solides casemates, un nombre prodigieux de pirogues simples et doubles d’une beauté vraiment miraculeuse.

Les meubles de nos plus habiles ébénistes ne l’emportent point sur ces embarcations par le fini du travail et la délicatesse des détails. La plus grande de ces pirogues avait soixante-douze pieds français de longueur sur trois dans la plus forte largeur ; les diverses parties de bois qui soutiennent le balancier sont nouées à la carcasse à l’aide de cordes tirées du bananier. On ne peut s’expliquer l’adresse et la solidité avec lesquelles les ligatures sont faites. Une double pirogue, moins grande que la première, avait soixante pieds de longueur ; la quille, jusqu’au bau, était peinte en noir, auquel on donne un vernis magnifique avec le suc d’une fleur jaune extrêmement commune dans toute l’île.

Il est aisé de s’expliquer le nombre prodigieux de pirogues que possédait Tamahamah par l’humeur belliqueuse de ce prince, qui, un an avant sa mort, avait projeté la conquête de tous les archipels de la mer du Sud. Il en avait, dit-on, plus de dix-huit mille, et ses ouvriers étaient sans cesse occupés à en augmenter le nombre.

Mais Riouriou, son fils, galeux et abâtardi, laisse tout périr ; la paresse des habitants se répand jusque dans les établissements les plus utiles ; ses officiers et ses soldats dorment comme lui, quand tout les menace au dehors ; et dans cet immense hangar, où plus de quatre-vingts pirogues se trouvaient pressées, un seul ouvrier était là, sommeillant, apathique, endolori de son inaction, et courbé sous le poids du petit et léger instrument appelé toé, pareil à nos herminettes, mis en mouvement d’une seule main, et à l’aide duquel se creusent et se polissent ces admirables pirogues. Riouriou est un grand prince, comprenant à merveille que le travail et l’industrie sont la première et la plus solide fortune des peuples.

Je quittai le hangar, et, sans me douter du spectacle qui m’attendait, je suivis une centaine de personnes allant à pas pressés vers la pierre sacrée où Bérard et moi avions fait, le matin, de si folles et si pieuses gambades. Un chevalet aigu y était dressé sur deux pièces de bois, et autour, gravement assis, deux guerriers, coiffés de leurs casques d’osier avec des saillies en forme de champignon, attendaient un homme qu’on leur amena quelques instants après. L’un de ces soldats était armé d’un battoir ; l’autre d’un glaive. Dès que le patient fut arrivé, un coup retentit : un cri terrible se fit entendre ; le sang coula, et le coupable, frappé, avait eu les doigts de la main droite coupés sur le tranchant du chevalet. Si la main avait été retirée au moment de l’exécution, si le battoir de l’homme qui faisait l’office de bourreau n’avait pas atteint le supplicié, le glaive était là pour lui trancher la tête.

Après cette horrible mutilation, qui dura en tout deux ou trois minutes, la foule se retira sans rien dire ; les deux guerriers brisèrent le battoir et le sabre sur la pierre sacrée, se serrèrent la main et se rendirent chez Kookini, où je les suivis, tandis que le malheureux fut conduit vers le moraï, où sans doute il avait encore quelque nouvelle expiation à faire.

De quoi donc était-il coupable ? De s’être avisé, disait-on, de donner un soufflet à l’épouse d’un des principaux chefs de Kaïrooah. Kookini avait ordonné le supplice, car la femme outragée était proche parente du gouverneur, et le jugement en dernier ressort avait été prononcé sans qu’on se fut donné la peine d’entendre le coupable. À quoi bon la longueur des débats ? Il n’y a ici ni avocat pour défendre, ni jury pour condamner ou absoudre d’après sa conscience, et la justice n’en va pas… mieux.

J’ignore si sir Adams fut content de mes observations toutes franches et européennes, et du langage de mes yeux ; mais je sais fort bien qu’il ne m’invita plus à le visiter, et que je partis de Koïaï sans le revoir.

Il est de certaines privautés qui vous ferment toutes les portes ; mais quand l’indignation fermente dans une âme généreuse, il y a faiblesse et lâcheté à la fois à ne pas la jeter au dehors.