Souvenirs d’un aveugle : voyage autour du monde/02/04

Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde
Texte établi par François AragoJules JaninH. Lebrun (2p. 32-35).

IV

EN MER.

Calme plat.

Il y a deux jours à peine, les flots tourbillonnant se ruaient en éclats sur le navire, le lançaient comme une flèche ailée vers l’horizon, l’élevaient aux cieux et le faisaient retomber de tout son poids dans l’abîme entr’ouvert. Cela était grand et beau, cela était terrible et solennel ; le désordre en faisait la magie ; mais je n’avais pas assez bien vu, assez admiré pour vous dire encore ce que c’est qu’une tempête, ce que c’est qu’un ouragan ; le jour n’est pas loin peut-être où je vous en apprendrai davantage.

Hier la mer était turbulente, fatiguée, écumeuse, mais on s’apercevait que ce n’était point une fureur naissante : au contraire, et l’on pouvait juger, sans l’avoir longtemps étudiée, que sa colère était une colère épuisée, que ses mugissements étaient le râle d’une brutalité amortie ; les vents et la foudre avaient passé par là ; l’écho de la tempête retentissait toujours, et pourtant ce n’était qu’un écho, c’est-à-dire un emportement sans menaces, une fièvre de mourant, ou plutôt des paroles de pardon.

Aujourd’hui le calme est venu, calme profond comme le désert, silencieux comme la tombe ; plus de gonflements aux flots, plus de brise à l’air, plus de nuages au ciel ; seulement là-bas, là-bas, à l’horizon, des masses noires et fantastiques qu’une main invisible et puissante tient suspendues, prêtes à peser de nouveau sur l’Océan assoupi.

Voyez, voyez maintenant !

Un large soleil, déployant toute sa majesté de roi de l’univers, inondant l’espace de ses millions de feux croisés et trônant sur l’immensité.

Avec l’ouragan, qui avait réveillé toute la nature, les monstrueuses baleines s’étaient montrées à l’air comme pour essayer leur force et leur puissance ; les bancs immenses de souffleurs rapides et bruyants comme la tempête glissaient sur les flots et en quelques instants se portaient d’un horizon à l’autre ; les brillantes bonites, les dorades, plus belles encore, avaient quitté les profondeurs de l’Océan et passaient inquiètes sur le dos des lames tourmentées. Le gigantesque albatros, sombre précurseur de ces jours de deuil, avait envahi les airs, qu’il fouettait de son aile vigoureuse. Et maintenant, rien, absolument rien ne se meut, rien ne se montre sur l’Océan assoupi. C’est partout l’immobilité et le silence ; la surface des eaux est aussi polie que la glace la plus pure ; le mouton du Cap a gagné les régions orageuses des pôles, les turbulents marsouins ont émigré vers des parages moins silencieux ; l’Océan, l’air et le ciel semblent avoir demandé une trêve pour se reposer de leurs fatigues, et la corvette, au centre du vaste cercle qui l’emprisonne, est clouée et fixée sur sa quille de cuivre comme sur un rocher solide et sous-marin ; ou si un dernier soupir d’agonie de l’Océan, après lequel tout meurt, un de ces soupirs que l’on devine plutôt qu’on ne les sent, dessine un léger dôme sur la surface des eaux, le navire, alors esclave docile de l’impulsion, se penche à tribord, puis à babord, comme le ferait un berceau à la dernière oscillation donnée par une nourrice attentive et tremblante ; et puis l’immobilité pèse de tout son poids sur le pont et glace toute espérance dans le cœur. Le soleil a passé dix fois sur nos têtes, et rien n’annonce que la nature veuille se réveiller ; c’est toujours et partout la triste harmonie de la mort, la grave majesté du silence ; c’est Dieu qui semble méditer une nouvelle création et vouloir corriger son œuvre imparfaite. La constance du matelot se lasse, ses muscles s’énervent dans cette écrasante inaction, à laquelle il ne voit point de limites ; son pied impatient a beau frapper en mesures égales et régulières les bordages du pont attristé ; il a beau humecter de sa langue à demi séchée le dos de la main qu’il agite à l’air pour chercher à deviner de quel côté soufflera la première brise, rien ne lui dit que ses vœux sont près d’être exaucés, rien ne lui dit qu’ils le seront un jour. Dans sa rageuse impatience, il s’empare d’un mousse, et armé d’une rude garcette, il fouette le pauvre souffre-douleur du bord, dont le cri aigu doit, selon sa croyance inhumaine, appeler la brise oubliée.

Les terribles jurons qui avaient autrefois accompagné la voix de la tourmente, retentissent plus rudes et plus énergiques ; c’étaient alors des élans de colère contre une puissance avec laquelle on pouvait du moins essayer de lutter ; aujourd’hui, ce sont les cris de fureur du lion pris dans des réseaux de fer. L’ennemi est là sous les pieds, sur la tête ; il ne vous touche pas, il ne vous heurte pas ; il est, il vit partout, terrible et puissant, et vous ne le voyez nulle part.

Comment frapper l’invisible ? Comment vaincre ce qui est et ce qui n’est pas ?

Si, pour s’attacher encore à une dernière espérance, on livre à elle-même la haute voile du navire afin de s’assurer que dans une zone plus élevée il ne règne pas le même silence, la lourde voile tombe de tout son poids, pèse sur la vergue, vainement tourmentée, et semble un linceul mortuaire jeté sur un cadavre.

Vous avez vu le calme du jour ; celui de la nuit est plus imposant et plus solennel encore, car ici un contraste de chaque instant vous rappelle que vous seul êtes dans l’inaction. Canapus et Sirius, ces deux plus éclatants soleils de l’hémisphère austral, dont les blancs rayons nous arrivent si vifs et si limpides, se lèvent pleins de force ; autour de ces magnifiques globes se montrent tour à tour, marchent et s’effacent comme d’humbles tributaires ces légions immenses d’étoiles qui peuplent l’immensité des cieux, et quand tout se meut là-haut, tout est immobile ici-bas ; quand tout se dresse et monte, s’abaisse et se couche, vous seul, stationnaire dans le monde, vous n’avez point de vie, vous seul êtes mort au centre d’un monde vivant.

Cependant l’équipage, affaissé par la lassitude de l’inaction, s’assied sur la drôme et les porte-haubans, les regards tournés vers le point de l’espace d’où est partie la dernière brise. Triste et recueilli, il attend avec la résignation d’un condamné que l’heure de sa délivrance arrive. Tout à coup il se lève frappé comme par une commotion électrique : le cou tendu, les yeux d’abord ouverts sans rien voir ; il écoute le silence et regarde marcher l’immobilité ; mais il a senti sur son visage un léger et imperceptible frémissement qui lui dit que ses bras vont être occupés et ses heures vivifiées… Il ne s’est pas trompé, la surface de l’eau se brise, se ride ; ce n’est plus cette nappe immense d’huile dont rien n’altérait la pureté, c’est une onde qui se meut et chemine ; le léger courant s’élargit dans sa marche, et déjà le navire bruit et frétille ; les voiles déroulées, frôlent avec un doux murmure ; les mâts, coquets et élancés, se courbent avec grâce ; un petit sifflement aigu s’échappe de toutes les manœuvres ; le beaupré de la corvette se lève avec majesté, et l’avenir s’ouvre à tous radieux et consolant.

De tous les grands phénomènes que la mer offre à l’admiration des hommes intrépides qui osent parcourir les océans, le calme plat est sans contredit le plus menaçant, le plus terrible, le plus dangereux, le plus dévorateur ; la vie marche avec la tempête qui mugit ; elle s’éteint avec le calme qui se tait. L’énergie de votre ennemi vous donne de l’énergie, et l’on ne se redresse qu’auprès de qui essaie de nous courber. Rien n’est mortel comme l’attente et le repos.

Maintenant avez-vous une idée d’un calme plat au milieu de l’Océan ?