Souvenirs d’un Voyage en Asie-Mineure/02

Souvenirs d’un Voyage en Asie-Mineure
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 299-339).
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SOUVENIRS
D'ASIE-MINEURE

II.
TROIS MOIS A ANGORA. — l’ADMINISTRATION OTTOMANE ET LES CHRÉTIENS.

Pour le séjour prolongé que la mission française avait à faire à Angora[1], elle ne pouvait désirer une installation plus agréable et plus commode que cette maison du séminaire catholique, mise à notre disposition par l’obligeance empressée de l’excellent évêque, Mgr Chichmanian. Il y avait au séminaire des chaises et des tables, et jusqu’à des lits! Pour prendre nos repas, nous ne serions plus obligés de nous accroupir autour d’un plateau branlant; quand il s’agirait d’écrire ou de dessiner, nous n’aurions plus besoin de nous coucher sur le ventre, la partie antérieure du corps appuyée sur nos deux coudes, ce qui était encore, nous l’avions reconnu, la position la moins fatigante pour griffonner nos notes ou pour mettre au net un croquis. En même temps chacune de nos chambres était garnie de ces divans larges et bas sur lesquels on est si bien à l’aise. Les divans remplacent pour l’Orient tout un mobilier : ils servent à la fois de chaise, de fauteuil et de lit; on peut y prendre toute sorte de positions, et, à l’aide des coussins, s’y installer merveilleusement pour la conversation, la rêverie et le sommeil. Nous menons à Angora une existence tranquille et sédentaire, à laquelle j’ai d’abord de la peine à m’habituer. On n’est pas impunément en route depuis cinq mois, accoutumé à changer constamment de place, à voir tous les jours du nouveau. Quant à l’esprit, il se fait vite à cette nouvelle manière de vivre. Les fouilles que conduit à l’Augusteum M. Guillaume, la grande inscription que j’arrache aux masures qui la couvraient, et que je déchiffre à mesure que la pioche de nos ouvriers la rend au jour, tout cela m’intéresse et me passionne plus même que je ne l’avais espéré. En même temps c’est là une excellente occasion d’étudier à loisir, dans une ville de l’intérieur, où Turcs et chrétiens sont abandonnés à eux-mêmes, loin de l’influence européenne et des yeux des consuls, ce qu’un Européen peut pénétrer des mœurs et des idées d’une population musulmane, les usages et le génie des différentes races qui vivent ici juxtaposées, et les relations qui subsistent entre elles.

Chaque matin, avant sept heures, nous partons, M. Guillaume et moi, pour les ruines du temple de Rome et d’Auguste, ou plutôt, comme le dit l’inscription, d’Auguste et de Rome, situées à environ dix minutes de notre demeure, dans l’enceinte de la mosquée d’Hadji-Beïram. Les parois internes du pronaos de ce bel édifice nous ont, on le sait, conservé l’inscription qui est connue, depuis le XVIe siècle, sous le nom de monument d’Aneyre; c’est, écrit par Auguste lui-même à l’âge de soixante-seize ans, le résumé de ses actions, le précis de son règne, ce que l’on a depuis appelé, d’un mot qui a passé dans l’usage, son testament politique. Il fallait recopier, avec tous les scrupules d’exactitude que justifiait l’importance d’un pareil monument historique, le texte latin, dont on n’avait que des transcriptions hâtives et incorrectes : la plus moderne remontait à Tournefort, vers 1700. Il fallait enfin dégager et transcrire tout ce que nous pourrions de la traduction grecque de ce même document, que Pococke et Hamilton avaient signalée sur la face externe du mur oriental de la cella, et dont ils avaient donné quelques fragmens ; plusieurs maisons turques adossées au temple la dérobaient presque tout entière à la vue.

C’est un long et minutieux travail. Pendant le premier mois, je m’occupe à transcrire le grec, et comme je n’ai abattu des maisons dont je m’empare que les murs de refend et la cloison de brique qui cachait le marbre et l’inscription, je travaille dans l’obscurité. Je n’oublierai jamais toutes les heures que j’ai passées là, vis-à-vis de cette chronique murale, que je déchiffrais lettre par lettre en faisant jouer, de manière à éclairer de divers côtés chacun des caractères, la bougie que je tenais à la main, et dont j’inondais mes vêtemens. Cela n’était pas ennuyeux, loin de là : c’était un vrai bonheur quand une série de lettres, où l’on n’avait encore vu que des chiffres cabalistiques, prenait tout à coup, par une rapide intuition, sa suite et son sens, quand, les mots principaux une fois trouvés, la ligne se lisait enfin tout entière et la phrase apparaissait. D’ailleurs, pour me distraire, j’avais sans cesse auprès de moi des femmes et de petites filles turques qui se montraient l’une à l’autre mon chapeau, mon crayon, mes instrumens, qui me demandaient comment s’habillent les femmes chez nous, et me faisaient mille autres questions naïves. La maison appartenait à Achmet-Aga, un marchand turc du bazar. Nous avions pénétré chez lui grâce à la maladie de son enfant, qu’il avait été bien aise de montrer à notre médecin. Tandis que le docteur examinait le pauvre petit malade, j’avais pu m’assurer que le commencement de l’inscription existait dans la pièce voisine, et, moitié par intimidation, moitié par l’offre d’une indemnité convenable, j’avais obtenu du propriétaire l’autorisation d’abattre tout ce qui me gênait et de le reconstruire à mes frais ; mais la maîtresse de maison, moins sensible à l’argent que son seigneur et maître, n’avait pas pris la peine de cacher sa colère en voyant s’installer chez elle un étranger, un ghiaour, dont la présence l’obligeait à rester constamment voilée; aussi me jouait-elle d’abord de mauvais tours. Elle sortait par exemple de chez elle un moment avant mon arrivée, et je trouvais ainsi porte close. Je finis par gagner son cœur en l’aidant à soigner son enfant, que nous ne parvînmes pourtant pas à sauver.

Dans la maison où nous eûmes à chercher la suite de l’inscription dont les huit premières colonnes se trouvaient chez Achmet-Aga, c’était autre chose; inhabitée depuis longtemps, elle servait de magasin à un marchand de fourrage, et elle était remplie de cette paille hachée menu que laisse comme résidu le mode de battage usité en Orient. Grâce à l’intervention du pacha, la clé, qui nous avait d’abord été refusée par le propriétaire, nous fut remise. Nous fîmes pratiquer par nos ouvriers une tranchée dans la paille, tout le long du mur de la cella, et une sorte d’allée pour nous y rendre. Le travail n’était pas commode dans ce grenier sans lumière, derrière ces mobiles et inflammables monceaux de fourrage. Au moindre mouvement, la paille, ou plutôt cette poussière de paille, s’éboulait autour de nous. En cherchant à éclairer de tout près avec la bougie les caractères souvent presque effacés, il fallait toujours craindre de mettre le feu aux brins qui remplissaient çà et là les trous du mur; deux ou trois fois j’en fis flamber sans le vouloir, et si je ne me fusse hâté d’éteindre la paille enflammée avec les deux mains, tout le quartier eût été bientôt brûlé et le temple dégagé. Après des journées ainsi remplies, le soir je me donne congé et je cherche à réunir le plus possible de renseignemens sur l’état actuel du pays. Il n’y a dans la ville que deux Européens, un médecin français et un Italien, MM. Duclos et Malfatti, ce dernier un des plus nobles compagnons de Manin ; il a été ministre des finances de la république de Venise pendant sa courte et glorieuse existence. Je ne compte pas parmi les Européens un vieux médecin d’origine italienne né dans le pays et qui en porte le costume, M. Leonardi, ni un autre médecin et quelques négocians hellènes. C’est chez MM. Duclos et Malfatti que nous passons tout d’abord une partie de nos soirées, c’est par eux, ainsi que par l’évêque et ses prêtres, que nous commençons à recueillir quelques renseignemens sur la population d’Angora et sur la manière dont elle se partage entre les races et les cultes différens. On sait que la statistique n’existe pas en Turquie, et que dans tout le Levant, en fait d’évaluations, il faut toujours se contenter d’à peu près. Il y a ici cinq nations ou milet, cinq groupes distincts dont chacun a ses chefs particuliers, ses registres de l’état civil séparés, son organisation indépendante. Voici les chiffres que la comparaison de diverses données me fournit pour chacun de ces groupes : la ville contiendrait maintenant environ vingt-cinq mille Turcs, de onze à douze mille Arméniens catholiques, quatre mille Arméniens non unis, trois mille Grecs et un millier d’Israélites. Ces chiffres seraient plutôt, selon moi, au-dessus qu’au-dessous de la vérité. Je voudrais donner rapidement quelques détails sur chacune de ces populations prises à part, et montrer ensuite dans quels rapports elles vivent ensemble, quelle est au milieu d’elles la situation, quel est le rôle réel des magistrats qui représentent le pouvoir central.


I.

La population musulmane est à peu près à Angora ce qu’on la trouve dans les autres villes de quelque importance en Anatolie. On peut la diviser en quatre catégories. En première ligne sembleraient venir les fonctionnaires nommés par le pouvoir central, la plupart étrangers au pays, qui occupent toutes les places, le pacha le cadi, le muphti, les mollahs, le directeur des vakoufs (biens des mosquées), avec les kiatibs ou secrétaires attachés à tous ces dignitaires ; mais ces employés, grands et petits, sont souvent déplacés : tirer de leur charge beaucoup de profits le plus vite possible est leur principal souci, et ils ne restent jamais dans le pays assez longtemps pour s’y établir et s’y enraciner solidement. L’influence la plus réelle, la plus constante appartient aux riches propriétaires terriens, fils ou neveux de ces petits souverains locaux, les dérébeys, qu’a partout détruits le sultan Mahmoud. Chez les fonctionnaires comme auprès de cette espèce de noblesse, si l’on peut employer un pareil terme en parlant d’un pays où il n’y a pas d’hérédité du nom, se trouve toute une nuée de domestiques qui servent pour ainsi dire sans appointemens, mais qui se mettent à dix pour faire la besogne dont un seul s’acquitterait aisément chez nous. Rien n’est plus envié qu’une pareille situation; on a presque tout son temps à soi pour fumer, dormir ou rêver; on est sûr de s’asseoir deux fois par jour autour du plateau chargé de la desserte du maître ; on reçoit des bakchich ou pourboires des nombreux visiteurs qui profitent de la large hospitalité du patron, et souvent d’assez beaux cadeaux des solliciteurs qui ont intérêt à s’assurer auprès du pacha ou du bey la bienveillante et commode intervention d’un avocat officieux. Enfin viennent les esnafs ou gens de métier; certains commerces, certaines professions manuelles, comme celles de boucher, de boulanger, de marchand de tabac, de chaudronnier, plusieurs autres qu’il serait trop long d’énumérer ici, sont exclusivement entre les mains des Turcs.

Ici, comme ailleurs en Turquie, ce qui vaut le mieux, ce sont ces artisans et ces petits marchands, c’est le bas peuple; on retrouve chez eux, quoique peut-être à un moindre degré que chez le paysan, ces bonnes qualités qu’on remarque aussi chez les gens de la campagne, et qui frappent d’abord tout esprit non prévenu, la droiture naïve, la bonté facile et souriante, je ne sais quelle primitive et grande simplicité. Les fonctionnaires sont presque tous des gens à pendre; n’ayant aucun intérêt à ménager dans des provinces où ils ne font que passer, ils les pressurent et les pillent effrontément; nomades par état, ils ont ainsi rompu avec ces traditions héréditaires, avec ces associations locales qui imposent presque toujours une certaine tenue, et qui contraignent presque à quelque vertu l’homme attaché par un constant séjour au lieu où il est né et où vivent encore les souvenirs de ses pères; se frottant aux Européens à Constantinople et dans quelques autres villes de la côte, ils prennent leurs vices et les ajoutent à ceux qu’ils tiennent de race et d’éducation. Les chefs des opulentes familles qui, dans chaque district, forment une sorte d’aristocratie territoriale et se partagent presque tout le sol; ne sont pas encore aussi foncièrement corrompus, et parfois on trouve parmi eux quelques beaux types des anciennes vertus musulmanes avec quelques touches d’un esprit nouveau, d’une curiosité et d’une tolérance inconnues autrefois; mais de beaucoup le plus grand nombre, dans les villes surtout, sont déjà gâtés : ils imitent les fonctionnaires, dont ils se font les associés et les complices, et tandis que ceux-ci, quand la nature ne les a pas faits trop sots, doivent au moins à la pratique des affaires et à leurs voyages quelques connaissances superficielles, quelque ouverture d’esprit, ces espèces de hobereaux ignorans et désœuvrés s’enfoncent plus avant encore dans la grossièreté, et tombent dans un abrutissement dont il est difficile de donner une idée. Tel nous avons vu à Sivri-Hissar Hussein-Bey, fils de l’ancien prince du pays et célèbre jusqu’à Angora par son immense fortune. Il avait bu sous nos yeux, en deux heures, vingt-sept verres d’eau-de-vie, et, comme nous en exprimions notre étonnement, une des personnes présentes nous assura qu’il faisait de même tous les jours, et que chaque soir ses domestiques le rapportaient ivre-mort au harem. A pareille école, on comprend que les domestiques prennent d’assez mauvaises mœurs; ils deviennent bien vite avides et débauchés, souvent les instrumens, toujours les imitateurs des vices de leurs maîtres. Peut-être pourtant valent-ils encore mieux que ceux-ci; au moins trouve-t-on chez tous, à bien peu d’exceptions près, un sincère attachement à celui dont ils mangent le pain, une instinctive et naturelle fidélité. C’est là une qualité dont est bien rarement dépourvu, quels que soient d’ailleurs ses défauts, un serviteur musulman.

C’est un singulier phénomène qu’une société où la moralité va en décroissant du bas peuple à ce qu’on appellerait chez nous la classe riche et la noblesse; il y a là une apparente anomalie dont il est difficile peut-être de rendre complètement raison, mais qui frappe tout observateur sincère. Il semble que la nature de cette race, que ses traditions historiques et les habitudes contractées pendant une longue suite de siècles, en un mot que la formule même de son génie, si l’on peut ainsi parler, lui interdise de franchir avec succès les limites de la vie patriarcale et militaire, de s’élever dans l’ordre moral à la complexité de nos systèmes et à la finesse de nos idées sur l’univers et sur la destinée humaine, dans l’ordre politique à l’organisation d’une de ces vastes monarchies administratives dont l’Occident a fourni le premier type dans l’empire romain, et que seul jusqu’ici il a su créer et soutenir d’une manière durable. Je n’ai vraiment pas vu encore un Turc à qui ait profité le contact des Européens, et quant à la vitalité de l’empire, elle me paraît avoir été diminuée bien plutôt qu’augmentée par les réformes de Mahmoud, faites pour la plupart dans un esprit d’imitation maladroite et sans l’intelligence véritable de ce qu’exigeaient le caractère du peuple et les conditions de développement propres à l’Orient. Le Turc, dès que sa vie ou ses idées cherchent à se compliquer, dès qu’il sort d’un mode d’existence simple et pour ainsi dire élémentaire, dès qu’il perd sa foi naïve et ses mœurs traditionnelles, semble fatalement impuissant à remplacer ce qu’il a perdu, et tombe tout de suite dans la dépravation et la grossièreté. Ce sont de ces enfans qui ne sauraient grandir et qu’on risque d’étouffer en les sevrant; il leur faut, pour se bien porter, le lait de leur nourrice, et non la viande et le pain des forts.

Cette loi, car c’est Là une règle assez générale pour que je puisse lui donner ce nom, se vérifie à Angora comme sur presque tous les points où j’ai eu occasion d’observer les Turcs. Ici les deux hommes les plus considérables parmi les musulmans sont Reschid-Pacha, le gouverneur de la ville, et Cani-Bey, le président du medjilis, le plus important personnage de l’aristocratie locale. L’un et l’autre ont certainement de l’esprit naturel; ils ont vu le monde, et ne vont guère plus à la mosquée que la plupart des Français ne vont à l’église; mais ce sont de vrais drôles. Il est inutile de dire que l’un et l’autre volent le sultan et ses sujets, et vendent au comptant l’administration et la justice : cela va de soi, et personne dans le pays ne songe à s’en étonner ni presque même à s’en plaindre; mais ils ne valent pas mieux comme particuliers que comme hommes publics : l’un et l’autre donnent l’exemple de toutes les passions brutales. Cani-Bey et le pacha sont dévorés l’un et l’autre de maladies honteuses pour lesquelles ils s’empressent d’appeler notre médecin. Ils ne se contentent d’ailleurs pas d’aimer les femmes, et leurs goûts monstrueux sont bien connus de toute la ville. Ajoutez à cela, pour achever de les ruiner au physique et au moral, l’ivrognerie. Médecins du pays, empiriques de rencontre, médecins de passage, ils les consultent tous, et essaient volontiers de tous les remèdes, même les plus extravagans; mais quant au seul qui pourrait réussir, et que ne se lasse point de leur conseiller le docteur Delbet, quant à un changement de régime et à une meilleure hygiène morale, ils n’y ont jamais songé, et lorsqu’on leur déclare que cela seul pourrait peut-être les sauver, c’est à peine si du bout des lèvres ils promettent d’essayer.

Frappés de ce spectacle, les gens du peuple, sentant à quelles indignes mains ils sont livrés, s’abandonnent à un profond découragement. C’est une impression que j’ai souvent trouvée dans la conversation de notre cavas, Méhémet-Aga, qui est depuis assez longtemps sorti de son village pour savoir que les choses ne se passent point de même dans les pays qui prospèrent. Je lui parlais des projets du sultan Abd-ul-Aziz et j’exprimais quelques espérances. « Si tu prends, répond-il, un morceau de bois desséché depuis longtemps, que tu le plantes en terre et que tu verses tout autour autant de seaux d’eau que tu voudras, reverdira-t-il ? — Non, certes. — Eh bien! voilà notre empire, et ce qu’on peut espérer pour lui. » Beaucoup de musulmans à Angora pensent de même. Un Turc disait l’autre jour à un négociant arménien, qui me le répétait quelques instans après, que ce sultan-ci serait le dernier. D’après les prophéties qui courent parmi les Osmanlis eux-mêmes, l’empire en aurait encore pour trois ans, d’autres disent pour sept. Il est écrit dans leurs livres, racontent-ils, qu’un jour viendra où chacun des habitans de l’empire, ne pouvant plus vivre là où il était fixé, émigrera pour aller chercher ailleurs un bien-être qui ne sera plus alors nulle part. Alors il arrivera par exemple qu’une famille d’émigrans qui d’Angora se rendrait à Césarée, espérant y trouver un peu d’ordre et de pain, en rencontrera une autre quittant Césarée pour Angora. « On n’est donc pas mieux là-bas, » se diront les malheureux les uns aux autres, et ils se réuniront pour chercher une troisième ville où ils seront encore plus mal. En ce temps-là, tout l’empire sera plein d’allées et de venues, tout le monde changera de place sans changer de misère; on ne verra que familles errantes comme des troupeaux sans maître. C’est ainsi que partout se retrouve ce pressentiment confus et profond de la dissolution prochaine et des souffrances qui l’accompagneront. Chez cette race songeuse et résignée, il s’exprime, on le voit, par des images qui ne manquent ni d’originalité ni de poésie. Mon interlocuteur arménien est convaincu, comme les Turcs eux-mêmes, qu’on marche à ce dénoûment; mais il en est tout autrement affecté et en parle d’un ton tout différent. Il sent qu’il y a pour l’empire ottoman comme une difficulté de vivre de plus en plus marquée, et qu’il devient chaque jour plus malaisé de le gouverner, de faire marcher cette machine qui tend à s’arrêter et à se disloquer. « Cela finira, dit-il, par devenir si embarrassant, si embarrassant, qu’un beau matin le sultan lui-même donnera sa démission, et qu’on ne trouvera plus personne qui veuille se mettre ce fardeau sur les épaules. »

Cette catastrophe que tous prévoient, ceux qui en seront les victimes comme ceux à qui elle doit profiter, les musulmans comme les raïas, personne ne fait rien pour la prévenir; presque tous les gens en place en hâtent le jour, en tant qu’il dépend d’eux, par leur détestable administration et l’exemple corrupteur qu’ils étalent effrontément. En dehors d’eux et de toute leur séquelle, ces paysans, ces soldats, ces artisans, qui forment la véritable élite morale de la nation, se bornent à attendre, avec une résignation qui ne manque pas de dignité, l’heure marquée par la Providence; mais la curiosité, l’activité, l’effort vers le progrès, qui pourraient écarter ou tout au moins retarder l’issue fatale, rien de plus rare que de les trouver chez un Turc : aussi m’arrêterai-je avec quelque détail, vu la rareté du fait, sur le seul exemple que nous en ayons rencontré. Parmi les curieux qui entouraient M. Guillaume pendant qu’il dessinait dans l’Augusteum, nous eûmes bien vite remarqué un jeune iman d’une vingtaine d’années; les autres, après avoir regardé quelques instans avec ébahissement et s’être communiqué quelques réflexions plus ou moins puériles, disparaissaient bientôt pour faire place à d’autres badauds; mais lui, il resta là des heures entières à suivre avec une avide attention tous les mouvemens de l’artiste : peu à peu il s’enhardit à demander quelques explications, à manier les instrumens, et, encouragé par nos réponses, il se fit rendre compte de l’usage de chaque chose. Il nous étonna par son esprit d’imitation et d’invention, poussé à un point qui l’eût fait remarquer partout, mais qui chez un Turc était vraiment un phénomène extraordinaire. Il aurait voulu tout savoir et tout faire. Il avait vu entre les mains de M. Guillaume une règle à niveau : pendant plusieurs jours, il s’occupa à en fabriquer une pareille, et pour tout ce qui dépendait de lui il réussit; mais où prendrait-il le tube à bulle d’air? Nous lui en promîmes un s’il voulait se laisser faire son portrait, et un jour, à midi, nous l’emmenâmes dîner chez nous. Rien de plus amusant que son étonnement quand on lui servit du potage dans son assiette, et qu’il lui fallut manger avec une cuiller et une fourchette. Après dîner, quand nous lui montrâmes un revolver, nos photographies, les globes terrestres que possédait le séminaire, ce furent de nouveaux accès d’étonnement ou plutôt de stupéfaction. Nous lui fîmes voir toute la maison, ce qui l’intéressa fort. Des lits pour les élèves, des tables pour écrire, une bibliothèque où il y avait des livres, tant de choses dans une école, il n’en revenait pas! Nous lui demandâmes si leurs écoles n’étaient pas ainsi. « Non, répondit-il avec tristesse, nous sommes pauvres! » À ce propos, nous nous informâmes de ce qu’il gagnait comme l’un des imans de la mosquée. « Cinq cents piastres (à peu près cent francs) par an. » Cela est fourni par la location de quatre ou cinq boutiques que la mosquée possède au bazar. Il n’y a pas là de quoi vivre, même dans un pays où le pain coûte 15 centimes et la viande 40 centimes l’oke, c’est-à-dire les 1,250 grammes. Aussi songeait-il à aller apprendre à Constantinople quelque métier, comme celui d’horloger ou de relieur. Il y deviendrait bien vite habile ouvrier, car il faisait de ses doigts tout ce qu’il voulait. Un jour il se fabriqua une équerre, un autre jour un T; il se mit à dessiner la grande porte de l’Augusteum, et s’en tira du premier coup en homme qui a de naissance ce qui ne s’enseigne point, et qui apprendrait bien vite tout ce qui peut s’enseigner.

C’est d’ailleurs là un exemple isolé dont il n’y a aucune espèce de conclusion à tirer, une de ces exceptions qui ne servent qu’à confirmer la règle en la faisant mieux apercevoir par le contraste. A Angora comme ailleurs, les Turcs de la basse classe sont souvent plus laborieux qu’on ne se le figure généralement, car plusieurs des métiers les plus rudes, comme ceux de forgeron, chaudronnier, tanneur, sont leur apanage exclusif; mais jamais ici le fils ne cherche à faire autrement ni mieux que le père, et toute industrie qui, par suite de quelque invention nouvelle et de quelque concurrence imprévue, ne pourrait survivre qu’en se transformant, en modifiant ses conditions de travail, est une industrie perdue. Il y a vraiment beaucoup de bien chez ces gens-là; mais ce qui leur manque, c’est le désir du mieux, c’est l’idée du progrès.

Cette idée et ce désir, on les trouve au contraire à un degré remarquable dans la population chrétienne d’Angora. Commençons par les Arméniens catholiques; ce sont eux qui forment, après les Turcs, la communauté de beaucoup la plus nombreuse. Chez ces Arméniens, c’est surtout au sein du clergé que s’est manifesté jusqu’ici cet effort, que s’est produit un mouvement qui ne tardera pas à se propager aussi parmi les laïques. Ce que nous avons trouvé en Asie-Mineure de plus élevé et de plus sérieux comme enseignement, c’est, sans comparaison, celui que reçoivent les candidats au sacerdoce dans le séminaire catholique d’Angora, Les études qui s’y font m’ont paru vraiment remarquables pour l’Orient.

Ces études, cette culture, l’état florissant de la communauté catholique d’Angora et les espérances qu’elle donne pour l’avenir, tout cela était dû en grande partie au dévouement et à l’activité chrétienne de l’évêque que son troupeau a eu le malheur de perdre à la fin de 1862, Mgr Antonio Chichmanian, pour qui avait été créé, il y a une douzaine d’années, le siège épiscopal d’Angora. C’était, à l’époque où nous étions devenus ses hôtes, un vieillard de soixante et onze ans, alerte et vert comme un jeune homme, plus que bien des jeunes gens. Le regard, la parole, le geste, l’esprit, tout était encore chez lui d’une vivacité singulière. Depuis qu’il avait été envoyé à Angora, il ne s’était pas donné un instant de repos, et son diocèse avait trouvé en lui un véritable bienfaiteur.

Il avait, dans sa jeunesse, passé dix ans à Rome, à la Propagande. Depuis son retour, simple prêtre à Constantinople, il se préoccupait vivement de l’ignorance où restait plongée la plus grande partie du clergé catholique d’Orient. Ses regards se tournaient surtout vers Ancyre, patrie de sa famille et le centre catholique le plus important qu’il y eût en Anatolie. On savait ses pensées et ses désirs, on connaissait sa courageuse ardeur; on résolut de ne pas laisser plus longtemps sans pasteur un troupeau aussi important, de dix à douze mille catholiques, et il fut désigné pour aller occuper ce poste. Avant de partir pour en prendre possession, il fit appel au patriotisme et à la charité de la nation arménienne catholique à Constantinople; il s’adressa séparément aux plus riches, et recueillit, pour les apporter à ses ouailles, des sommes assez considérables. En y joignant sa fortune personnelle, qu’il consacra à cette même œuvre, il se trouva à la tête d’un capital qu’il employa à établir un séminaire. Jusque-là, ceux qui se destinaient à la prêtrise avaient dû aller à Constantinople, ou bien, sans sortir de chez eux, faire, sous la direction d’un prêtre du pays, des études nécessairement incomplètes et à peu près illusoires. De là un clergé dont beaucoup de membres, par l’instruction, ne s’élevaient guère au-dessus des clergés schismatiques arménien et grec. Mgr Chichmanian changea tout cela. Bientôt après son arrivée à Angora, il acquit une des plus vastes et des plus commodes maisons de la ville, et l’appropria à l’usage auquel il voulait l’employer : elle put, dès l’abord, recevoir une douzaine de jeunes gens, nombre qui depuis lors a toujours été atteint. Quelques années après, l’évêque acquérait encore, toujours à ses frais, une maison de campagne où le séminaire passe maintenant six mois de l’année. Le principal professeur, celui qui a formé de jeunes prêtres capables de lui succéder, est un homme fort intelligent, dom Gregorio Olas, qui a passé une dizaine d’années à Rome, au collège de la Propagande. Il était secondé par un autre prêtre, dom Pietro Chichmanian, qui avait aussi vu l’Italie.

Nous avons été admirablement accueillis par tout le séminaire, directeur, professeurs, élèves. Les jeunes prêtres qui y sont maintenant chargés de l’enseignement sont pleins de simplicité et de charme. Ils nous ont reçus avec une effusion de cœur et de brillans sourires qui montraient assez combien ils étaient heureux de voir des Français, et quelles sympathies nous étaient acquises dans cette lointaine contrée. Nous passâmes quelques jours auprès d’eux, dans la maison de campagne du séminaire, mangeant à leur table et vivant de leur vie. Pendant ce temps, je causai beaucoup avec les professeurs et les élèves, et je me fis rendre compte des travaux de ces jeunes gens, qui paraissent étudier avec goût et application. La langue qu’ils parlent entre eux dans l’intérieur du séminaire est l’arménien. Ce n’est pas que l’arménien puisse leur être utile pour les usages de la vie : personne, des Arméniens unis ou non unis, ne le sait et ne le parle à Angora; mais les Arméniens unis, à qui leurs frères dissidens reprochent volontiers d’avoir dépouillé les traditions nationales pour se faire Latins, tiennent à répondre à ce reproche : ils cultivent avec plus de soin que leurs rivaux la vieille langue de leurs pères; ils étudient avec amour et ils écrivent avec pureté l’arménien littéral ; ils parlent familièrement l’arménien vulgaire. Au reste, les mékitaristes, qui seuls ont empêché la langue arménienne de périr comme langue savante et littéraire, les mékitaristes de Venise et de Vienne se sont chargés depuis longtemps de réfuter cette banale et vaine accusation. Je n’ai pas besoin de dire qu’au séminaire d’Angora on pousse très loin l’étude de l’arménien littéral, langue sacrée de l’église arménienne, qui, malgré son union au catholicisme, conserve ses rites et sa liturgie, — de la nation arménienne, qui ne vit plus que dans le pieux souvenir de ses enfans, dispersés à tous les vents du ciel, de la Pologne aux frontières de la Chine.

Les études comprennent en outre le turc, dont ces jeunes gens auront à se servir pendant toute leur vie, un peu d’arabe et de persan, qui les aideront à bien parler le turc et à se montrer supérieurs sur leur propre terrain aux trois quarts des Ottomans, l’italien enfin et le latin. C’est à l’aide de ces deux dernières langues que l’on étudie la théologie, la morale, la métaphysique et l’histoire ecclésiastique. Sans doute la partie dogmatique de cet enseignement est très arriérée ; cette métaphysique en latin, empruntée aux collèges de Rome, n’est qu’un amas de vaines formules; il en est de même de cette théologie, qui ne soupçonne pas les sérieuses et profondes objections de la science moderne. La morale est appesantie par les subtilités de la casuistique. Quant à la partie philologique, certainement il n’y a pas là cette méthode qui pourrait relier l’une à l’autre toutes ces études et établir entre les diverses langues de fécondes comparaisons. Le sens littéraire n’est pas éveillé; les professeurs font traduire du Virgile, sans pouvoir expliquer à leurs élèves en quoi Virgile est plus beau qu’Ovide. Et pourtant, malgré ses lacunes, c’est encore un grand bienfait qu’un pareil enseignement. Par les hautes études dogmatiques qu’il suppose, par le cadre qu’il ne réussit peut-être pas à remplir, mais qu’il a du moins le mérite de tracer, il s’élève au-dessus de ce caractère tout utilitaire et pratique que gardent partout en Orient les études séculières. Par la place faite à l’arménien, il entretient dans la nation le souvenir de ses origines et le sentiment de son unité. Par l’italien, qu’il rend nécessaire, par le français, dont il donne le goût et le désir, il tourne vers l’Occident les yeux de ces frères que séparent de nous de si vastes espaces, et il dépose en eux un principe supérieur de haute culture intellectuelle.

Grâce à l’intelligent et libéral concours de l’Œuvre des écoles d’Orient, cet enseignement, si remarquable déjà quand on le compare atout ce qui l’entoure, va encore s’élargir et se compléter. Conformément au désir qu’en avait exprimé Mgr Chichmanian, les deux meilleurs élèves du séminaire d’Angora ont été appelés en France et placés, aux frais de l’œuvre, dans le séminaire de Saint-Sulpice. A leur retour dans leur patrie, ils y rapporteront la connaissance et y répandront l’usage du français, qui en Orient tend partout à remplacer l’italien comme langue franque, comme moyen de communication entre les indigènes et les Européens ; ils y rapporteront et y répandront, je l’espère, quelque chose encore de plus, l’impression profonde laissée dans leur esprit par le spectacle de la civilisation de l’Occident, la notion et l’ambition du progrès, enfin un mouvement d’esprit, une largeur d’idées qu’on n’irait sans doute pas chercher de préférence au séminaire, mais qu’on doit pourtant y trouver encore dans une certaine mesure, quand ce séminaire est un séminaire français, situé au cœur de Paris, et que viennent y retentir, plus ou moins affaiblis par la distance, tous les bruits confus, toutes les voix puissantes qui montent de la grande ville.

Singulier phénomène! le catholicisme, qui à cette heure en Occident paraît opposé à tout mouvement d’esprit, à tout progrès, est encore en Orient un principe de vie et un instrument de progrès ; cela tient à l’infériorité du milieu où s’exerce ici son action. Il en est de même de l’islamisme : là où les nations musulmanes se trouvent en présence des nations chrétiennes, il semble être en pleine décadence, tandis que dans l’intérieur de l’Afrique il fait toujours des conquêtes, et qu’il y élève à un degré supérieur de culture morale les populations tout à fait sauvages dont il s’empare. Le catholicisme, même aux yeux de ceux qui en combattent le plus vivement en Occident les tendances et la politique, joue encore en Orient un rôle utile et vraiment fécond. Il n’est pas de libéral qui doive hésiter à souscrire pour l’Œuvre des écoles d’Orient. Partout, dans le Levant, il y a tant à faire du côté de l’instruction ! Ici par exemple, en dehors du séminaire, où ne sont reçus que ceux qui se destinent à la prêtrise, il n’y a pour les filles et les garçons d’autres écoles que des écoles tout à fait élémentaires, où l’on apprend seulement à lire et à écrire le turc en caractères arméniens.

Il y a deux ou trois Arméniens catholiques qui font d’assez grandes et parfois très hasardeuses spéculations sur la ferme des impôts et sur les grains; tous les autres, hors les très pauvres, qui se placent comme domestiques, ont des boutiques au bazar, et y font surtout le commerce de ce que l’on appelle ici manifattura, les étoffes de fabrication européenne. Angora est certainement un des marchés turcs où se placent le plus de cotonnades et de draps anglais; c’est à cet entrepôt que s’approvisionnent les détaillans des bourgs et des petites villes voisines, les Turcs laboureurs qui cultivent les plaines fertiles des environs, les Kurdes éleveurs de bétail qui promènent leurs nombreux troupeaux dans les steppes herbeux de l’Haïmaneh, d’Angora à Konieh. Ces paysans, qui de quinze ou vingt lieues à la ronde viennent, deux ou trois fois par an, souvent avec leurs femmes, faire leurs achats en ville, ont un compte ouvert chez quelque marchand d’Angora. Celui-ci, presque toujours quelque Arménien catholique, fournit pendant toute l’année à crédit des marchandises à ses cliens de la campagne; la moisson venue, il part pour l’Haïmaneh, accompagné d’un domestique armé ou mieux encore de quelque zaptié que lui a donné le pacha. Il s’agit de se faire payer. Ce n’est pas de l’argent qu’il demande, mais du blé; le paiement est ainsi bien plus facile pour les paysans, qui ont en ce moment leurs aires couvertes de grain, et pourtant on a souvent bien du mal encore à leur arracher le montant de leur dette. Ils inventent mille prétextes, ils se font tirer l’oreille. On s’installe alors dans le village, on y reste, on y vit à leurs dépens jusqu’à ce qu’ils se décident à payer. Quelquefois par ce moyen même on n’obtient rien, et il faut attendre l’année suivante. Plus d’une créance se trouve ainsi perdue. Il faut pourtant que les marchands d’Angora tirent encore d’assez beaux profits de ce genre de trafic pour qu’ils le continuent malgré les ennuis et la fatigue qu’entraîne ce mode de recouvrement.

Toute cette petite bourgeoisie arménienne a l’esprit plus ouvert, un caractère et des manières qui se rapprochent plus des nôtres qu’on ne serait disposé à le croire d’après ce qu’on sait de son peu d’instruction, de ses occupations habituelles et de l’isolement où elle vit dans une ville située bien loin des côtes, en plein pays musulman. A part Smyrne, ville à demi franque, Ghiaour-lsmiri, « la Smyrne des infidèles, » comme disent les Turcs, il n’y a pas en Anatolie une seule ville où l’empreinte de la domination musulmane se fasse moins sentir dans le caractère et les mœurs des chrétiens, où la vie domestique et les relations sociales ressemblent plus à ce que nous sommes accoutumés à voir en Occident. Nulle part ailleurs en Anatolie, les femmes, même chrétiennes, n’ont la situation qu’elles occupent maintenant à Angora dans les familles catholiques. Quoique nous ayons été prévenus à l’avance, nous ne pouvons nous défendre d’abord de quelque étonnement quand, dans toutes les maisons catholiques où nous conduit le désir de passer le temps que ne prennent point nos travaux, nous voyons les femmes et les jeunes filles, sans le moindre embarras, s’asseoir sur le divan en face de nous, prendre part à la conversation, souvent même, quand le mari est absent, recevoir notre visite et nous faire de très bonne grâce les honneurs de la maison. Comme nous sommes pendant quelque temps l’événement de la ville, chacun veut nous voir et nous attirer chez soi; aussi sommes-nous sans cesse invités à venir le soir prendre quelques tasses de café dans les maisons les plus aisées de la communauté catholique. Ces réunions manquent un peu de variété, c’est toujours le même programme : des sirops, des confitures, des liqueurs, du café, et les pipes rallumées, aussitôt qu’elles s’éteignent, par les enfans de la maison. Le docteur et moi, nous nous plaisons pourtant à accepter ces invitations. Aux premières où nous nous rendons, nous voyons chaque fois tout un quartier, car à peine sommes-nous installés sur les divans qu’arrivent, pour nous dévisager et nous entendre baragouiner notre turc, tous les parens et parentes du maître de la maison, puis ses voisins, et d’instant en instant le nombre des visiteurs augmente et la chambre se remplit. Au bout d’une quinzaine de jours, tout le monde à peu près en ville nous a vus et entendus quelque part, et nous cessons de jouer le rôle de bêtes curieuses. Malgré leur inévitable monotonie, ces soirées me sont précieuses en me fournissant le meilleur moyen d’apprendre la langue et en m’aidant à recueillir sur le pays, sur ses traditions, ses produits, ses habitudes, mille particularités qui m’intéressent fort. Quelquefois, pour nous distraire, on fait de la musique, et alors je suis sûr de me coucher avec la migraine. En fait d’instrumens, il y a une clarinette, un cornet à pistons et différentes espèces de guitares; quant aux chanteurs, ils renversent la tête en arrière et crient jusqu’à ce qu’ils en aient la face violette, sur un ton si haut et si déchirant que les oreilles vous en tintent encore une heure après. Quelquefois aussi les petites filles exécutent en notre honneur les danses du pays; quant aux femmes, nous ne pouvons les y décider : cela n’est pas réputé convenable. Que l’on cause, que l’on chante ou qu’on danse, nous retrouvons toujours chez tout ce monde une gaîté et des rires joyeux qui nous amusent. Il est si rare d’entendre rire en Orient!

Une autre particularité qui nous frappe, c’est la différence que nous remarquons entre les visages de femmes qui s’offrent ici le plus souvent à nos regards et ceux que nous étions habitués à rencontrer parmi les Arméniennes, à Constantinople et dans les autres villes d’Anatolie. Ici on voit rarement cette peau brune, ce visage arrondi, ces yeux éclatans et un peu durs, ce type d’une beauté sensuelle et sans délicatesse que nous nous étions accoutumés à considérer comme le vrai type de la beauté arménienne; on rencontre au contraire beaucoup de cheveux blonds, d’yeux bleus, de visages un peu allongés, bien des physionomies d’un caractère plus occidental qu’asiatique. Souvent, en passant dans les rues d’Angora et en voyant sur sa porte une femme dépouillée du grand voile blanc dont elle s’enveloppe quand elle sort, on aperçoit quelque joli visage qui vous rappelle d’anciennes connaissances, et on va se demandant à quelle Française ressemble cette Arménienne. Cette humeur facile et sociable, cette gaîté communicative qui distinguent les habitans d’Angora, ce caractère tout particulier qu’y prend la beauté féminine, tout cela me conduit à douter un peu par momens de l’origine arménienne que s’attribuent toutes ces familles catholiques. N’y aurait-il point ici, parmi les catholiques comme parmi les musulmans eux-mêmes, plus d’une famille qui descendrait en ligne directe des anciens conquérans du pays, les Galates, ces Français d’autrefois, eski Ferenciz comme on dit à Angora? Lors de l’invasion musulmane, dans beaucoup d’endroits les habitans auront préféré à l’esclavage dont ils étaient menacés le sacrifice de leur foi. Les Turcs d’Angora passent pour les plus doux et les plus faciles à vivre de toute l’Anatolie; ils descendraient en partie de ces Gallo-Grecs convertis à l’islamisme. Quant à ceux qui auront gardé leurs croyances, ils se seront trouvés rapprochés, par le nom commun de chrétiens et par de communes souffrances, des Arméniens que l’exil avait jetés en ces lieux; malgré de légères différences de dogme et de liturgie, ils se seront unis avec eux par des mariages et des alliances de toute sorte, et auront même fini par se fondre dans leurs rangs. Il est curieux que tandis que la population arménienne du bourg voisin d’Istanos a conservé l’usage de l’arménien vulgaire, cette langue soit tout à fait inconnue aux Arméniens catholiques d’Angora. N’y a-t-il pas là une raison de plus de croire qu’ici du moins cette dénomination d’Arméniens couvre des élémens très divers, et désigne une race croisée, dans les veines de laquelle le sang arménien ne domine peut-être pas? Quant au catholicisme, pour être maintenant très puissant à Angora, il n’en est pas moins de fraîche date dans cette ville; c’est, d’après des documens conservés par l’évêque, au commencement du XVIIIe siècle que la mission d’un père dominicain réussit à ramener quelques familles d’Angora au rite des Arméniens unis; en 1738, il y avait déjà douze cents maisons catholiques, et depuis lors ce nombre n’a pas cessé de s’accroître.

Plusieurs circonstances expliquent la physionomie particulière que présente au voyageur cette intéressante communauté, trop peu connue en Occident, et l’originalité de ces mœurs, beaucoup plus avancées ou du moins plus rapprochées des nôtres que celles de tous les autres groupes chrétiens de l’Anatolie. D’abord le nombre même des chrétiens d’Angora leur assurait une aisance, une liberté relative; leur agglomération considérable sur un même point leur permettait de se laisser moins dominer par l’exemple et la contagion des mœurs turques, de se créer plus facilement des habitudes à eux et une manière d’être qui leur fût propre. Ce qui leur rendait encore plus aisée la conquête de cette sorte d’indépendance morale. c’est que les Turcs d’Angora, par quelque cause qu’il convienne d’expliquer cette singularité, sont incontestablement bien moins violens que ceux de Kaisarieh et de Konieh, et font moins sentir leur main à ceux sur lesquels elle pèse. Cela même n’eût pourtant pas suffi; on voit ailleurs les Arméniens, dans des lieux où ils sont à peu près libres de leurs mouvemens et où ils ne peuvent accuser le voisinage et la prédominance des Turcs, tenir avec une certaine obstination à des usages qui remontent en Orient plus haut que la conquête musulmane. Il y a ici des raisons particulières d’infractions si marquées aux vieilles coutumes et d’un si visible effort pour se rapprocher de l’Occident. Il faut dire d’abord que, si ces marchands n’ont pas vu l’Europe et ne sont même pas, par la nature de leurs affaires, en relation directe avec elle, beaucoup d’entre eux ont été et vont sans cesse, pour faire leurs achats et se choisir des correspondans, à Smyrne et à Constantinople, et se trouvent ainsi, à intervalles plus ou moins rapprochés, en contact avec des Européens ou avec des familles indigènes qui vivent à l’européenne ; mais le vrai mot de l’énigme, c’est que ces gens-là sont catholiques, et que c’est ce titre, auquel ils tiennent très fort et dont ils sont très fiers, qui leur donne l’idée et le désir d’imiter de leur mieux cet Occident auquel ils se regardent comme agrégés par leur foi. Pour eux, tout Européen, si l’on en excepte les Anglais et les Américains, est nécessairement un catholique, et en revanche tout catholique est à peu près un Européen. Se regardant donc comme tout à fait des nôtres, ils tiennent à honneur de se distinguer le plus possible des schismatiques et de nous copier le plus exactement qu’ils pourront. C’est ainsi que, moitié sympathie pour ces frères lointains dont leur parle sans cesse leur clergé, moitié aversion pour les autres sectes chrétiennes avec lesquelles ils se trouvent sans cesse en contact, les Arméniens d’Angora mettent une sorte de coquetterie à paraître le moins orientaux que faire se peut. Chez eux heureusement, pour inconsidéré qu’il soit par momens, cet esprit d’imitation n’entraîne pas les mêmes inconvéniens, ne fait pas les mêmes ravages moraux que parmi les Turcs. D’abord ces Arméniens-là nous tiennent de plus près peut-être que nous ne le croyons, et il me semble, à repasser dans ma mémoire les caractères et les figures de nos amis d’Angora, reconnaître parmi eux plus d’un cousin auquel il ne manque que ses papiers pour être admis dans la famille et pour y tenir gaîment sa place. Quand d’ailleurs ce seraient bien là tous de vrais fils d’Haïg, les Arméniens appartiennent à une race assez supérieure pour pouvoir, plus aisément que les Turcs, modifier leurs habitudes sans perdre leur point d’appui; ils risquent bien moins à tailler leurs vêtemens sur le patron fourni par l’Occident. Une culture religieuse analogue à la nôtre les a préparés à s’engager dans nos voies, et à y marcher sans risquer de se casser le cou dès les premiers pas; enfin, malgré des différences tout extérieures, la famille, parmi ces populations chrétiennes, a été de tout temps constituée de la même manière, assise sur les mêmes bases que chez nous, et les sentimens qu’elle développe y ont d’autant plus de puissance et de profondeur que, pendant de longs siècles d’oppression, l’homme a été plus violemment rejeté vers le foyer domestique par les misères et les humiliations qu’il trouvait prêtes à l’assaillir dès qu’il avait franchi le seuil de sa maison et mis le pied dans la rue.

Voilà comment on peut s’expliquer que la moralité n’ait pas souffert de ce changement si marqué d’habitudes sociales, de cette liberté toute nouvelle établie dans les relations des deux sexes, de cette sorte d’émancipation de la femme : non qu’il faille se hâter peut-être d’accepter sur parole tout ce que se plaisent à dire de leur troupeau l’excellent évêque et ses prêtres. A les en croire, tandis que les femmes grecques, à si peu d’exceptions près qu’il ne vaut pas la peine d’en parler, manqueraient singulièrement de respect pour les liens sacrés du mariage, leurs pénitentes seraient au contraire presque toutes de petites saintes, et il n’y aurait à Angora, parmi les catholiques, ni maris malheureux, ni jeunes filles ou veuves oubliant qu’elles n’ont pas encore ou qu’elles n’ont plus le droit d’aimer. C’était là une illusion que nous n’avons pas pu partager bien longtemps; il est facile de s’apercevoir qu’il règne dans toute cette société catholique, surtout parmi les femmes, un peu d’hypocrisie. Le clergé, un clergé célibataire et par conséquent actif, curieux, mêlé à tout et se trouvant partout, y est très nombreux. Il y a près de trente prêtres pour une population de douze mille âmes environ ; aussi leur influence se fait-elle sentir dans toutes les familles, et ce n’est qu’en se dissimulant sous un voile de dévotion plus ou moins vive que les vices éternels trouvent à se satisfaire commodément, et que les filles d’Eve peuvent, ici comme ailleurs, mordre au fruit défendu. On va beaucoup à confesse : quand nous allons voir l’évêque, nous trouvons presque toujours son antichambre pleine de femmes agenouillées qui attendent, en disant leur rosaire, le moment de se confesser à lui; mais j’imagine qu’on ne lui conte pas tout, car un confesseur d’un autre genre, le docteur Delbet, dès qu’on a pu éprouver sa discrétion, reçoit bien des confidences qui ne s’accordent guère avec les informations trop optimistes que nous avait données un pasteur involontairement intéressé à vanter ses ouailles.

Angora a donc ses Lauzun et ses don Juan arméniens, beaux garçons joufflus aux grands yeux noirs, aux longs cheveux retenus sous un fez de Tunis coquettement posé sur le côté de la tête; tous ces négocians qui forment le gros de la nation s’absentent assez souvent, et restent tantôt toute une saison, tantôt même un an ou deux, éloignés d’Angora, établis à Constantinople ou dans quelque ville de l’intérieur, où ils auront trouvé quelques profits à faire. Or il n’est pas rare qu’en revenant au logis ils trouvent leur famille prête à s’augmenter, ou augmentée déjà d’un marmot qu’avec la meilleure volonté du monde et avec les calculs les plus complaisans ils ne peuvent en conscience prendre à leur compte. Dans ce cas, la plupart du temps le mari outragé bat un peu sa femme, la gronde beaucoup, et finit par garder la mère et l’enfant. Les Arméniens, ici du moins, ne sont pas d’humeur tragique; il est presque sans exemple qu’à la suite même de pareilles surprises il se commette des actes de violence grave.

Au demeurant, malgré des exemples isolés d’inconduite et des faiblesses dont la plupart restent ignorées, nulle part en Orient je n’ai vu la situation de la femme plus convenable qu’à Angora parmi les catholiques; nulle part elle ne m’a paru mieux tenir sa place dans la maison et y exercer une plus légitime influence, être traitée avec plus d’égards par son mari, avec plus de respect par ses enfans. Une institution moitié domestique, moitié religieuse, que nous n’avons vue nulle part ailleurs, contribue encore à relever ici la dignité de la femme, c’est celle des machrabets ou vierges. Il y a ici beaucoup plus de filles que de garçons; bien des jeunes gens, ne trouvant pas à vivre dans le pays, s’en vont à Constantinople ou ailleurs, et reviennent trop tard ou ne reviennent jamais. Aussi beaucoup de jeunes filles, n’espérant pas se marier, se consacrent au célibat par un vœu qu’elles répètent d’année en année jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans; alors seulement ce vœu devient définitif et perpétuel. Elles se font les sœurs de charité de la famille; ce sont elles qui soignent les malades, qui aident la mère à élever les enfans, qui la remplacent malade ou morte. Il est bien peu de familles qui n’aient ainsi leur Providence, leur auxiliaire dévouée et désintéressée. C’est le rôle que jouent parfois chez nous les vieilles filles qui ont su se résigner à leur sort, les bonnes tantes, la spinsteraunt des romans anglais.

Quelque légères que puissent être à d’autres égards les mœurs de la société catholique d’Angora, ces vierges ne font pas parler d’elles; il arrive très rarement des accidens. Elles peuvent se marier à l’expiration d’un de leurs vœux annuels; mais cela même est rare, parce que le changement d’état dans ce cas est considéré comme peu honorable, et que l’opinion y voit la défaite avouée de la chasteté, un triomphe déclaré des désirs charnels. Un prêtre qui est ici depuis une vingtaine d’années me dit n’avoir entendu parler que de deux ou trois qui soient ainsi retournées au siècle. Celles dont leur directeur est le plus sûr, et de qui on ne croit pas avoir à craindre de regrets et de repentirs, sont parfois autorisées, par une dispense particulière de l’évêque, à prononcer, avant l’âge de quarante-cinq ans, des vœux perpétuels. Avant la révolution, dans certaines de nos provinces, en Auvergne notamment, nous avions quelque chose de semblable, et il est permis de regretter, à bien des égards, cette consécration religieuse qui enlève au célibat ce qu’il peut avoir de mortifiant, et qui, sans démembrer la famille comme la retraite dans un couvent, relève ainsi, par l’apparence d’un sacrifice volontaire, la situation de la femme vieillissant hors du mariage.

Outre les machrabets, il y a encore à Angora des religieuses appartenant à l’ordre de l’Immaculée-Conception et réunies dans un couvent placé sous la surveillance de l’évêque. Elles s’emploient surtout à instruire les enfans, elles leur apprennent à lire, à écrire et à coudre; mais les religieuses sont en bien plus petit nombre que les vierges qui se consacrent à cette vie de dévouement sans quitter la maison paternelle. On ne compte en tout, pour le moment, que quatorze religieuses. Il est à désirer que le clergé persévère dans la sagesse qu’il a montrée jusqu’à ce jour, et qu’il ne cherche pas à développer, au sein de cette communauté sur laquelle il exerce une très grande influence, la vie monastique aux dépens de la vie de famille.

La communauté arménienne non unie, peu nombreuse et assez pauvre, est bien moins intéressante que la communauté catholique; elle a un évêque qui ne paraît guère se soucier de rivaliser avec Mgr Chichmanian et un clergé des plus ignorans. Les simples prêtres se marient, les vartabeds ou docteurs, parmi lesquels on choisit les prédicateurs et les évêques, sont astreints au célibat. La plupart des Arméniens font un petit commerce au bazar ou sont employés comme domestiques. On ne compte pas parmi eux une seule famille riche. Les plus grandes fortunes que renferme la ville se trouvent au contraire parmi les Grecs. Ces Grecs ne descendent pas de la population chrétienne qui habitait la ville lors de la conquête musulmane; il n’était pas, dit la tradition locale, resté de Grecs à Ancyre, et presque toutes les familles grecques qui y sont maintenant établies se savent originaires de Kaisarieh, où la population purement grecque n’a jamais cessé d’être très nombreuse, d’Aïwali ou de Smyrne; c’est dans le siècle dernier ou au commencement de ce siècle qu’elles sont venues se fixer à Angora et y former une colonie grecque qui ne cesse point de s’accroître et qui est en pleine prospérité. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, on trouvait établis à Angora des négocians hollandais et français par les mains de qui passait tout le commerce d’exportation : certaines familles se sont éteintes; les derniers survivans, des Français, ont été obligés de quitter le pays en 1798, lors de l’expédition d’Egypte, et les négocians grecs, avec l’intelligence et l’activité qui les caractérisent, se sont hâtés de prendre la place vide, et se sont portés les héritiers des marchands européens. Ce sont eux qui achètent et qui revendent en bloc à l’Angleterre le produit le plus précieux du pays, le poil des fameuses chèvres d’Angora, cette longue et soyeuse laine qui rivalise avec celle des chèvres de Cachemire; ces chèvres ne réussissent et le poil n’est vraiment beau que dans une région très limitée, grande peut-être comme deux départemens français, de Tchifteler à Angora, de Sivri-Hissar à Tchangra; aussi ces négocians sont-ils toujours sûrs de pouvoir placer à des prix avantageux toutes les laines qu’ils ramassent, cette marchandise étant très demandée en Angleterre, où l’on en fait des tissus fort recherchés. Moitié à leurs propres frais, moitié pour le compte de grandes maisons anglo-grecques de Londres et de Constantinople, suivant que la récolte est abondante et que leurs propres capitaux se trouvent ou non suffire aux opérations qu’ils entreprennent, les Altentopoghlou, les Chichmanbodos et plusieurs autres riches familles acquièrent directement du paysan et achètent sur tous les marchés où il se montre tout ce que la province peut fournir de poil de chèvre; eux-mêmes font, grâce à ce monopole que les Arméniens n’essaient même pas de leur disputer, des bénéfices réguliers et considérables, et ils emploient en même temps à acheter dans les villages, à emmagasiner et expédier les ballots de laine, les plus pauvres de leurs compatriotes.

Pendant les derniers temps de notre séjour à Angora, nous nous trouvions en relations fréquentes et suivies avec plusieurs des principales familles grecques où le docteur Delbet avait soigné et guéri des malades. C’est peut-être encore là, tout compte fait, ce qu’il y a de plus intelligent et de plus libéral à Angora parmi les laïques; c’est la société où un Européen se sent le plus à l’aise et a le plus à apprendre. Quelques-uns des jeunes gens ont été envoyés à Londres par leurs parens, ont vu Paris au passage, et parlent assez couramment l’anglais; mais ce voyage a eu pour effet de développer chez eux une certaine présomption impertinente qui est un des défauts les plus communs parmi les Grecs de tous les pays où l’on en rencontre. Nous préférons donc la conversation de leurs pères et grands-pères, quoique en général ils ne sachent pas même le grec et ne parlent que la langue turque. Nos relations avec eux sont plus agréables et plus sûres qu’avec les catholiques. Ceux-ci, — je parle des laïques, — en plusieurs occasions où nous avons besoin d’eux, cherchent visiblement à nous exploiter. Quelques-unes des premières familles catholiques du pays ne répondent même point par les plus simples égards au dévouement de notre excellent docteur, qui les a soignées sans demander aucun salaire. Le commerce de détail, dont vivent presque tous les Arméniens, leur donne je ne sais quel instinct de tromperie, le goût des petites fraudes et des étroites lésineries. Souvent aussi ils manquent de ce savoir-vivre qui ne s’enseigne pas, de cette politesse naturelle dont le cœur fait les frais. Les Grecs au contraire sont à Angora ceux qui font le commerce le plus en grand, et par suite qui le font le plus loyalement ; ce sont eux aussi qui dépensent le mieux l’argent qu’ils gagnent, et qui paraissent le plus sensibles aux services rendus. Il y a chez eux plus d’union et d’entente, moins de mesquines jalousies que parmi les catholiques : avec autant de liberté dans la vie domestique et les relations sociales, ils ont peut-être plus de sérieux dans l’esprit ; ils sentent mieux la nécessité de l’instruction pour les laïques, et font plus de sacrifices pour l’assurer à tous les enfans de leur communauté. Sans parler de l’école mutuelle que suivent tous les enfans des deux sexes, ils ont établi une école hellénique, dirigée par un maître appelé tout exprès de Constantinople, et qui paraît à la hauteur de sa tâche. Là, tous les enfans qui le désirent trouvent une sorte d’enseignement secondaire où figure au premier rang l’étude de l’histoire et de la langue grecque. La génération qui s’élève maintenant saura tout entière parler le grec. On a même, ce qui est plus rare en Orient, songé à l’éducation des femmes, et l’évêque grec m’assure qu’il s’occupe de faire venir à leur intention une institutrice instruite et capable.

Cet évêque, à qui le docteur et moi avons fait plusieurs visites, au grand étonnement des catholiques nos hôtes, paraît intelligent. C’est un homme d’une quarantaine d’années, originaire de Bergamo, l’ancienne Pergame. Il parle très bien le grec, mais il sait fort mal l’histoire, et n’a pas la moindre idée de l’époque où vivait Auguste. En revanche, il est assez au courant des affaires de ce monde ; il s’intéresse à la politique occidentale, et naturellement toutes ses sympathies sont pour les Italiens. Il me demande, d’abord avec force ménagemens, et non sans un certain embarras, ce que devient, ce que deviendra le pouvoir temporel du pape ; puis, quand il voit que je n’y tiens guère plus que lui, il m’expose ses idées plus franchement : il me dit combien le pouvoir temporel est contraire à l’Évangile. On sent chez lui une joie contenue quand il parle des malheurs qui frappent le saint-siège. Je ne sais si, comme tant d’évêques grecs, il tond ses brebis de très près, mais toujours est-il qu’on ne s’en plaint pas devant moi. Il passe au contraire pour s’occuper beaucoup des pauvres et pour s’intéresser vivement aux écoles et aux progrès de l’instruction dans son troupeau.

De toutes les populations que renferme dans ses murs la ville d’Angora, la plus pauvre de beaucoup et celle qui jouit de la moindre considération, ce sont les Israélites. Presque tous vendent au bazar de la quincaillerie et des verroteries communes, du papier, des plumes, des crayons et autres menues marchandises de fabrique européenne. Il n’y a chez eux ni richesse ni même aisance, mais ils me paraissent moins misérables pourtant que les Juifs de Brousse. Il est d’ailleurs très difficile de rien savoir de leurs mœurs et de leur vie domestique. Les autres groupes. Turcs, Arméniens unis ou non, Grecs, ont entre eux de continuelles relations, et accueillent volontiers l’étranger; les Juifs au contraire vivent tout à fait isolés, et personne ici ne peut me parler des fêtes qu’ils célèbrent dans leur synagogue et derrière la porte close de leurs maisons; personne ne sait rien de ces traditions antiques, de ces usages originaux que les Juifs d’Orient conservent avec une si prodigieuse ténacité. Les malades juifs sont les seuls qui ne se présentent pas aux consultations gratuites que donne tous les jours le docteur, les maisons juives sont les seules où il ne soit pas appelé pendant les deux mois et demi que nous passons à Angora. Est-ce aversion pour les chrétiens, de qui ces malheureux sont habitués à n’attendre que des dédains et des injures? Est-ce crainte de se voir repoussés ou accueillis avec des paroles méprisantes? Malheureusement aucune occasion ne s’offre à nous, pendant notre long séjour, de détromper ces pauvres gens, dont nous ne comprenons que trop bien les défiances, et de leur faire sentir que nous sommes les fils et les envoyés du seul pays peut-être qui ait encore accordé aux Juifs une égalité complète devant la loi et devant l’opinion, et qui leur ait en quelque sorte demandé pardon des odieux traitemens que leur a prodigués la barbarie du moyen âge.

Hors les Juifs, qui sont trop pauvres pour se passer cette fantaisie, tous les habitans d’Angora, musulmans ou chrétiens, riches ou pauvres, ont leur maison de campagne, leur vigne, comme on dit ici, sur quelqu’une des collines environnantes. Les villas des riches négocians grecs, situées presque toutes vers l’est de la ville, ont été reconstruites à neuf depuis quelques années, et sont décorées de gravures, de glaces, de beaux tapis; devant la maison, au milieu d’une cour dallée tout entourée de fleurs, sous une large treille, une fontaine, ornée quelquefois avec assez de goût, alimente un bassin d’où jaillit, dans les grandes occasions, quelque mince jet d’eau. Aux quatre angles du bassin se dressent presque toujours de petits lions de marbre blanc assez grotesques, que l’on regarde à Angora comme le dernier mot de l’art, et que l’on fait venir tout exprès de Constantinople, ainsi que les vasques des fontaines. Malheureusement les sources sont rares aux flancs arides de ces collines ; il est tel propriétaire qui pour en trouver une et la conduire chez lui a dépensé 20 ou 30,000 piastres. C’est qu’aussi le repos au grand air, après les heures chaudes du jour, est bien plus doux encore bercé par le murmure de la fontaine voisine, caressé par la fraîcheur que répand dans l’air le jet d’eau que fouette la brise!

Ce ne sont pas les maisons luxueuses des riches Grecs, vers le nord de la ville, qui jouissent de la plus belle vue ; seulement, dans ce canton, le sol est plus uni, les arbres fruitiers réussissent peut-être mieux, et les vergers se déploient plus librement sur des pentes doucement inclinées. Je préférerais pourtant habiter au sud d’Angora : là, dans le territoire qu’on désigne sous le nom de Buïuk-Esset, les maisons sont éparses dans de profonds et tournans ravins qui ont un caractère assez pittoresque ; de grands peupliers et des saules indiquent, au fond de la gorge, le cours du petit torrent qu’y forment quelques heures de pluie, et, à mi-côte, çà et là quelque large et vieux chêne s’élève auprès des maisons qu’habitaient au dernier siècle les négocians européens établis dans le pays; presque tous avaient choisi ce côté. Un peu plus loin, des hauteurs de Tchengi-Kaia, où les maisonnettes des Turcs se mêlent à celles des petits bourgeois catholiques, bâties de terre et de quelques planches légères, la vue est plus libre et le ciel plus ouvert. On aperçoit de face toute la ville déployée en éventail au pied de sa citadelle, mais elle ne paraît qu’un point dans l’immense horizon que l’œil embrasse depuis l’Husseïn-Ghazi-Dagh jusqu’à l’Olympe de Galatie. La large vallée qui va jusqu’à Istanos se découvre tout entière. Le paysage n’a aucun trait saillant ni de forme ni de couleur; mais, vers le soir, quand de grandes ombres se projettent sur la plaine, que ces longues chaînes se détachent sur les douces splendeurs d’un couchant que n’enflamme aucun nuage, quoiqu’il n’y ait là ni la mer, ni la forêt, ni le fleuve, on ne se lasse pourtant pas de regarder jusqu’à ce que la nuit se fasse, et que dans un ciel clair les étoiles paraissent.

Il n’est guère si misérable habitant d’Angora qui n’ait ses quelques ceps de vigne, et parmi eux quelque chose qui ressemble à un toit, une chambre plus ou moins close où il peut dormir quelques nuits avec sa famille sans trop craindre la rosée et les piquantes fraîcheurs du matin. On ne reste pas dans les vignes toute la belle saison; en moyenne, on n’y passe point tout à fait trois mois. On y monte vers la fin d’avril ou le commencement de mai, et on en redescend vers le milieu de juin. Pendant les grandes chaleurs, on se trouve mieux dans les maisons de la ville, plus vastes et plus hautes; il y a d’ailleurs peu d’ombre dans les vignes, et la course pour venir à ses affaires tous les matins et retourner tous les soirs à la campagne serait trop fatigante, quoiqu’on la fasse toujours à cheval ou à âne. On demeure donc à Angora jusqu’au temps où le raisin est mûr, vers le 15 septembre; alors tout le monde émigré de nouveau, et la ville reste véritablement déserte jusqu’au milieu d’octobre. C’est là, dans les vignes, le moment de la plus grande gaîté, celui où, dans les soirées déjà longues, on se grise de mielleux raisin et de vin vieux, de rires et de chansons. A moins d’années exceptionnellement mauvaises, on a, surtout les Turcs, plus de grappes qu’on n’en peut consommer, et les pauvres profitent du superflu des riches. Le 4 octobre, je revenais avec mon cavas, Méhémet-Aga, d’une excursion chez les Kurdes de l’Haïmaneh, qui avait duré une dizaine de jours; en approchant de la ville, nous traversons les vignes de Kutchuk-Esset. Là nous apercevons, assises au bord de la route, deux femmes turques d’un certain âge; devant elles sont placés de grands paniers pleins de raisin. Nous allions passer, en les saluant du bonjour qu’on échange d’ordinaire, quand elles nous disent de nous arrêter, et le jeune serviteur qui les accompagne nous remplit les mains de belles grappes mûres et sucrées. Sans mettre pied à terre, nous faisons une courte halte pour remercier et pour savourer ce cadeau, et nous voyons les hanums ou dames turques faire la même largesse à d’autres voyageurs qui viennent à nous croiser, à toute une bande de maçons arméniens qui s’en allaient travailler dans l’Haïmaneh. Elles ne rentreront à la maison, nous disent-elles, qu’après avoir vidé leurs paniers.


II.

J’ai tâché de donner une idée du caractère original et de la vie propre de chacune des différentes populations qui coexistent dans la ville d’Angora; il me reste à faire comprendre comment elles vivent entre elles, et quels liens les unissent. Il y a là un mode d’organisation politique et sociale très différent du nôtre; il importe de le bien comprendre, afin de se rendre compte des difficultés d’exécution que rencontrent dans la pratique certaines réformes que nos orateurs, nos publicistes et nos diplomates croient pouvoir décréter par un protocole signé à Londres ou à Paris. Les sujets du sultan, tout le monde le sait, ne forment pas, comme ceux de la plupart des souverains occidentaux, une masse homogène, ayant, à tout prendre, mêmes intérêts et mêmes passions, composée de groupes qui peuvent différer d’origine, de langue et de religion, mais qui se mêlent et se pénètrent à chaque instant et en mille manières, qui se sentent tous profondément solidaires les uns des autres. En un mot, il n’y a pas en Turquie de nation proprement dite, mais autant de nations que de races ou plutôt que de communions, juxtaposées et non fondues, ni en train de se fondre, dans la vaste étendue de cet immense empire : elles n’adhèrent l’une à l’autre, elles ne sont maintenues ensemble dans une apparente unité que par la suprématie qu’une de ces races, la race turque, exerce sur toutes les autres, et par l’autorité d’un pouvoir central auquel on paie l’impôt, mais qui d’ailleurs ne s’ingère jamais dans les détails de la vie intérieure d’aucun de ces groupes. Pour mettre un terme à cette situation qui, dans l’état actuel de l’Europe et de l’Orient, ne saurait se prolonger sans amener à la fin une dissolution, il ne suffit pas de décréter, comme on l’a fait, ni même à la rigueur d’établir, comme on se le proposait, l’égalité de droits entre tous les sujets de l’empire. Je vais jusqu’à supposer qu’on obtienne, ce que l’Europe a demandé en vain, d’étendre la conscription aux raïas; on sera encore loin du but poursuivi : peut-être même n’aura-t-on fait que hâter l’heure de la dislocation en fournissant des armes à toutes les prétentions rivales, à toutes les races ennemies. Avant de prendre indifféremment partout des soldats, il faudrait faire de tous les sujets du sultan, quelque Dieu qu’ils adorent, les membres d’une même association, les citoyens d’une même patrie; or la seule manière d’y arriver, c’est d’accomplir en Orient la révolution qui est déjà partout à peu près terminée en Occident, c’est de séparer l’église et l’état, ou du moins de faire prédominer l’ordre civil et politique sur l’ordre religieux. Si l’empire turc n’est pas condamné sans appel, s’il lui naît un de ces hommes de génie qui déjouent les prévisions les mieux fondées, et qui paraissent changer le cours des choses humaines, c’est de ce côté qu’il devra certainement porter son attention et ses efforts. L’empire ottoman, tout le monde le sent, amis comme ennemis, oscille et penche comme s’il voulait tomber; la masse énorme se lézarde, les pierres des fondemens craquent et tendent à se disjoindre : ce sont elles qu’il faut retailler, c’est par la base qu’il faut reprendre l’édifice.

Dans chaque ville, dans chaque village de Turquie, chacune des communions qui s’y trouvent représentées d’une manière permanente forme une communauté qui a pour chef légal son chef religieux : elle a ses primats qui répartissent entre ses membres la part d’impôt qui tombe à sa charge; elle a ses registres séparés, où sont inscrits les actes de l’état civil concernant chacune des familles qui la composent; elle a son tribunal, son droit coutumier, son code particulier; elle se taxe comme elle l’entend pour bâtir des églises et des écoles, rétribuer son clergé et ses instituteurs. En un mot, elle s’administre à sa guise et sans rendre de comptes à personne; ses obligations envers le pouvoir central une fois remplies par le paiement de l’impôt, elle jouit d’une pleine autonomie. Ces corps organisés, ces groupes unis par une foi commune et de communs intérêts, sont connus en turc, dans la langue officielle elle-même, sous le nom de milet ou nations, et cette division peut aller très loin. Ainsi à Diarbékir, me disait un Arménien qui voulait me donner une idée de l’importance de cette ville et de la variété de sa population, il y a quatorze nations.

En Turquie, le corps simple, la molécule organique, si l’on peut ainsi parler, ce n’est donc pas, comme en Occident, la commune, mais la paroisse. Dans les villes où il n’y a qu’une seule race, une seule communion, comme là par exemple où la population est toute turque ou toute grecque, la paroisse et la commune se confondent, ou plutôt se remplacent, sans que rien fasse saillir la différence ; mais on la voit s’accuser aussitôt que deux ou plusieurs communions se trouvent en présence. Or le morcellement, l’antagonisme, qui sont institués ainsi au cœur même de ce qui est ailleurs l’élément irréductible et en quelque sorte l’atome politique, au cœur du village ou de la ville, se retrouveront nécessairement dans la vie collective du vaste ensemble que constitue la réunion de ces villages et de ces villes sous un même sceptre. Tant que l’unité municipale n’existera pas en Turquie, il n’y faut point parler d’unité nationale. S’il y a quelque espoir de salut, c’est de ce côté qu’il convient de le chercher : sans détruire la paroisse, il importerait de créer, d’organiser partout la commune.

Un pas a déjà été fait dans cette voie sous le règne du dernier sultan ; une institution a été créée, qui a déjà porté certains fruits, et qu’il suffirait de développer et de régulariser pour en obtenir les plus heureux résultats : je veux parler de l’institution des medjilis ou conseils qui, dans toute circonscription administrative, se réunissent auprès du mudir, caïmacan ou pacha, et contiennent un délégué de chacune des communautés que renferme la circonscription. Dans leur organisation actuelle, ces conseils ont un premier défaut : les conseillers turcs y égalent en nombre ceux de toutes les autres communions réunies. Par conséquent les raïas ne s’y trouvent point sur un pied d’égalité avec les musulmans, et ne peuvent point considérer leurs droits et leurs intérêts comme y étant suffisamment représentés et efficacement protégés. De plus, le mode d’élection des députés est irrégulier et arbitraire ; la convocation de ce corps dépend de ceux qui peuvent avoir intérêt à l’empêcher de se réunir ; enfin sa compétence est vague et mal déterminée. Ses attributions tiennent à la fois de celles qui sont partagées chez nous entre les conseils municipaux, les conseils généraux, les conseils de préfecture, les tribunaux civils et criminels. Le medjilis s’occupe des dépenses à faire par l’arrondissement et la province, il répartit l’impôt, il est ou doit être consulté par le pacha sur les mesures administratives qu’il convient d’adopter dans les cas difficiles, par le cadi dans les causes importantes, et, par cela même que son contrôle s’étend si loin et sur des matières si différentes, il risque d’être le plus souvent illusoire. Là où ses membres s’entendront entre eux et où il aura à sa tête quelque homme actif et capable, le medjilis prendra une influence prépondérante ; ailleurs, divisé ou dominé par quelques beys ligués avec le mudir ou le cadi, il se verra paralysé et réduit à rien. Enfin j’ai eu beau interroger plusieurs membres des medjilis, Turcs et chrétiens : je n’ai jamais pu découvrir dans quel cas les décisions de ces conseils avaient force de loi, dans quel cas au contraire ils ne pouvaient qu’émettre des vœux et donner des avis, quand ils avaient l’autorité d’un tribunal souverain, ou quand ils étaient réduits au rôle de consulte. Je crois vraiment que les conseillers auxquels je me suis adressé n’en savaient rien eux-mêmes.

Voici comment se passent à peu près les choses à Angora. Les conseillers turcs sont désignés par le pacha d’Yusgat, vali ou gouverneur-général de la province, et c’est lui aussi qui nomme le président, toujours un Turc. Les membres des autres cultes sont désignés par le chef religieux de la nation : les chrétiens par leur évêque, le Juif par son rabbin. Ce ne sont pas en général, parmi les raïas, les primats que l’on envoie au medjilis, mais plutôt un homme du second rang, un bourgeois de fortune moyenne. Je m’en étonnai. « Il me semble, dis-je à l’évêque catholique qui me donnait ces détails, qu’un primat influent et puissant par sa richesse, comme le sont ici quelques-uns de vos gros fermiers des dîmes, parlerait avec plus d’autorité, qu’il mettrait dans ses paroles plus d’énergie, que ses réclamations et ses avis auraient plus de chance d’être écoutés. — Non, me répondit-il, le député au medjilis ne doit pas porter la parole en son propre nom, mais au nom de sa nation. Un homme qui par lui-même a peu d’importance s’acquitte mieux de ce rôle de mandataire. Les primats craindraient, en portant au conseil des paroles trop vives, de se compromettre personnellement, de se brouiller avec telle autorité turque qu’ils ont intérêt à ménager. Par l’intermédiaire du député que protège son insignifiance personnelle, et que l’on ne prend que comme l’interprète de sa nation, comme un porte-voix, on fait bien plus librement dire tout ce que l’on tient à faire entendre au conseil. » C’est un mécanisme assez complexe, on le voit, mais dont le jeu est facile à saisir pour quiconque connaît un peu le pays. Dans les circonstances graves, lorsqu’il s’agit de quelque détermination importante à prendre, il y a ce que l’on appelle buyuk medjilis, grand-conseil, et alors la réunion est bien plus nombreuse : on y appelle les chefs religieux des différentes nations et leurs personnages les plus considérables.

Il n’y a d’ailleurs, pour choisir le député au medjilis et définir son mandat, pas d’assemblées générales de la nation, ni d’élections comme on l’entend chez nous : ni la représentation de la nation dans le medjilis, ni son administration intérieure, rien en un mot n’a une forme absolue, n’est déterminé par un règlement; mais le bon sens et l’usage y suppléent, et l’autorité va naturellement et comme d’elle-même aux plus riches et aux plus capables. Toutes les semaines, le vendredi, sous la présidence de l’évêque, se réunit à l’église un conseil qui a pour mission de décider toutes les affaires qui intéressent la nation. Il est formé de l’évêque, de son grand-vicaire, de quatre prêtres et de cinq ou six séculiers. Les membres de la nation viennent porter leurs contestations devant ce conseil; il juge arbitralement ceux qui, pour éviter des frais et n’avoir point affaire au cadi, acceptent cette juridiction officieuse; enfin c’est là qu’on décide quel langage le délégué devra tenir dans la prochaine séance du medjilis. Il paraît qu’à Angora, dans les réunions du medjilis, c’est le membre catholique qui, après les Turcs, a le plus d’autorité et parle le plus haut. Viennent ensuite le Grec, puis l’Arménien, enfin le Juif, qui n’ouvre pas souvent la bouche et qui n’opine guère que du bonnet.

Cette influence qu’exercent les primats catholiques ne tient pas seulement à l’importance numérique de la communauté à la tête de laquelle ils marchent, mais aussi à leurs relations personnelles avec le pacha. Reschid-Pacha, à qui nous faisons et de qui nous recevons plusieurs visites, est un homme d’esprit vif et de manières aisées, trop habile pour ne pas nous combler de politesses. Il est d’ailleurs aussi débarrassé que possible des préjugés de race et de religion; tous ceux qui le pratiquent ne lui connaissent qu’une seule passion, le désir de gagner au plus tôt le plus d’argent possible. Il est ici depuis six ans, ce qui arrive très rarement; ordinairement on déplace les pachas tous les deux ou trois ans. Il craint beaucoup d’être changé, même pour avoir de l’avancement. C’est que, tout en ne touchant ici du gouvernement que cinq mille piastres par mois, il se fait, par son adresse, un petit traitement supplémentaire et extra-légal du double ou du triple ; connaissant bien maintenant le pays, sachant sur qui il peut compter, il est, dans toutes les affaires, de compte à demi avec les primats grecs et surtout avec les Arméniens catholiques; il spécule avec eux sur la vente des principales denrées, il est boucher, boulanger, marchand de laines, dîmier, etc. De là d’énormes profits qui forment le plus clair de son revenu. Il est d’ailleurs faible et lâche toutes les fois qu’il n’est pas stimulé par l’aiguillon de l’intérêt personnel. Son seul mérite est d’avoir compris qu’il y a plus à gagner avec les chrétiens, et par suite d’avoir pour eux des égards très marqués, des ménagemens et des complaisances que lui impose l’espèce de complicité qui le lie à leurs chefs. Cani-Bey, le président du medjilis, a le même besoin des chrétiens; il est l’associé du pacha et de sa bande dans toutes ces transactions malhonnêtes, dans cette exploitation de la province par ses premiers magistrats. Voilà comment, après Reschid-Pacha et Cani-Bey, le personnage le plus puissant de la ville est un catholique, Havak-Oghlou, le plus riche de sa nation et celui qui s’entend le mieux à produire une disette artificielle dans les années d’abondance ou à faire payer aux villages le double de la somme à laquelle ils ont été taxés. Au premier abord, on ne se douterait pas de la prépondérance dont jouit ce raïa, qui semble ne différer en rien de ceux que l’on a vus ailleurs si opprimés et si humbles. Il est modestement vêtu, il porte ce turban noir qui fut longtemps la seule coiffure permise aux chrétiens, et dont les vieillards ne se sont pas encore déshabitués. Tandis que les couleurs vives et joyeuses, comme le blanc, le rouge, le vert ou le bleu, étaient réservées aux vrais croyans, le noir, cette couleur sombre et triste, était assigné aux chrétiens par un usage qui avait force de loi, et auquel, en bien des endroits, il ne faudrait pas encore se risquer à déroger; c’était un frappant symbole de dépendance et d’abjection, et ces insignes de deuil convenaient bien à ces vaincus qui ne semblaient point avoir l’espérance de jamais se relever, à ces déshérités dont l’existence était à peine tolérée dans ces villes qu’avaient fondées et longtemps possédées leurs ancêtres. Maintenant, presque partout, les chrétiens se sont mis à porter le fez, et, grâce à ce changement de coiffure, aucune différence humiliante de costume ne les distingue plus des musulmans. Havak, un homme d’une cinquantaine d’années, a gardé, sans doute par habitude, l’ancienne mode ; mais à le voir en face des musulmans, on reconnaît bientôt qu’il a conscience de son pouvoir, et qu’il sait combien les temps sont changés. Nous allons, avec l’évêque et lui, rendre visite au pacha, et il se présente chez Cani-Bey un jour où nous y étions nous-mêmes. Chez l’un comme chez l’autre, il paraît tout à fait à son aise; il ne va pas, comme le font trop de raïas, s’asseoir humblement par terre, tout près de la porte, au-dessous du dernier des musulmans présens à l’audience, mais il s’installe sur le divan, tout à côté de nous, pas trop loin du maître de la maison; il ne prodigue pas les témênahs ou saluts de la main; il n’affecte pas l’humilité, et semble très bien savoir que le pacha et le bey ont encore plus besoin de son concours que lui du leur, et qu’ils seraient bien fâchés de se brouiller avec quelqu’un qui peut leur faire gagner autant d’argent. Les autres Turcs, qui se rendent compte de la situation, le traitent avec une déférence marquée, et craignent fort de l’avoir pour ennemi. Il y a, quoique à un moindre degré, quelque chose de la même aisance dans l’attitude des autres primats chrétiens en présence du gouverneur et de certains Turcs de haute volée; enfin, toutes les fois que l’évêque se rend au konak ou maison du pacha, il y est accueilli de la manière la plus convenable et avec la politesse la plus empressée.

Il ne faudrait pourtant pas se hâter de croire que les raïas n’aient plus rien à souhaiter, et qu’à Angora même, où leur condition est certainement meilleure que dans toute autre ville de l’intérieur, ils jouissent, je ne dirai pas de l’égalité politique, on en est loin encore, mais même d’une sorte d’égalité civile, et d’une tranquillité, d’une sécurité suffisantes. C’est uniquement par intérêt, et non par un sentiment d’équité et par respect du droit, que les fonctionnaires et les grands seigneurs, si l’on peut employer ce mot en parlant de la Turquie actuelle, ménagent les chrétiens et concluent avec eux une sorte de pacte tacite où les uns et les autres trouvent leur compte. Le gros des musulmans, la petite bourgeoisie et le bas peuple, qui paient les frais de cette alliance ou plutôt de cette conspiration, la voient d’un très mauvais œil, et les complaisances intéressées de leurs supérieurs ne font que redoubler leur jalousie à l’endroit des chrétiens et ranimer de vieilles haines, auxquelles il devient cependant de plus en plus difficile d’éclater. Au commencement de la guerre d’Orient, les chrétiens d’Angora eurent une alarme assez chaude. Les bandes fanatiques de recrues qui venaient de Kaisarieh et de l’Arabistan, campées aux portes de la ville, parlaient de massacrer les chrétiens ou tout au moins de piller et de brûler leurs maisons, et à leur voix les Turcs commençaient à s’agiter. Heureusement il y avait alors dans la province un gouverneur qui a laissé d’excellens souvenirs, Moustapha-Pacha, mort depuis muchir de Diarbékir. N’ayant d’autre force que quelques zaptiés, il réussit à repousser les violences que tous ces corps de bachi-bozouks menaçaient de tenter contre les chrétiens pendant les haltes qu’ils faisaient sous les murs d’Angora. Une fois l’évêque en personne alla se plaindre au medjilis d’insultes faites à la croix; il par la si ferme que, malgré les hésitations du conseil, le pacha fît saisir et bâtonner les trois Turcs qui s’étaient rendus coupables de cette insolence. Cette rigueur hardie produisit le meilleur effet : les irréguliers furent intimidés, et hâtèrent leur départ pour Constantinople; dans la ville, les esprits s’apaisèrent. En 1860, au premier bruit des massacres de Syrie, les têtes recommencèrent à s’échauffer. Dans les cafés, on racontait avec un sentiment de triomphe la vengeance que les musulmans de Syrie avaient tirée de l’attitude chaque jour plus provoquante des raïas et des grandes trahisons qu’ils méditaient. Les chrétiens voyaient avec terreur passer dans la rue des derviches au teint bronzé, aux regards ardens et sauvages : c’était de Damas qu’arrivaient ces étrangers, autour desquels se formaient des groupes curieux et passionnés; on leur faisait redire cette nouvelle victoire de l’islamisme, et l’effroi où elle avait plongé les infidèles maudits, que Dieu confonde! De là à la pensée d’imiter ces exploits, il n’y avait pas loin; des propos mal sonnans, des paroles menaçantes revenaient de toutes parts aux oreilles des chrétiens. En vain le pacha et les principaux Turcs de la ville, par toute sorte de promesses d’assistance et d’efficace protection, essayaient-ils de rassurer Arméniens et Grecs : on savait le pacha dépourvu d’énergie et de courage personnel, et quant aux autres on se disait que, lors même qu’ils seraient de bonne foi, en cas d’un soulèvement populaire, ils se verraient bien vite entraînés par le flot, ou tout au moins réduits à l’impuissance. Le mieux eût été de prendre une attitude résolue et de se préparer à une défense qu’eussent rendue facile aux chrétiens d’Angora leur nombre et leur situation; beaucoup d’entre eux sont chasseurs, et ont même, ce qui est très rare en Orient, l’habitude de tirer et de tuer les perdrix au vol; il y a bien peu de maisons chrétiennes qui ne contiennent des fusils, et on ne se décide guère à attaquer des gens que l’on sait bien armés et décidés à vendre chèrement leur vie. Malheureusement, accoutumé à craindre les Turcs et à ne voir dans l’usage des armes à feu qu’un moyen de célébrer les noces plus bruyamment et de manger parfois un lièvre ou un perdreau, tout ce peuple de marchands se serait laissé égorger, j’en suis convaincu, « avec déplaisir, mais avec patience. » On se bornait donc à trembler et à prier, au milieu d’alertes chaque jour plus vives, quand on apprit enfin le débarquement des troupes françaises à Beyrouth. Alors on commença à respirer; les Turcs sentirent que le moment était passé, et que c’était peut-être à leur tour d’avoir peur. Les honnêtes gens et les esprits modérés reprirent le dessus, les violens se turent et tâchèrent de se faire oublier; en quelques jours, l’agitation avait disparu.

C’est ainsi que notre expédition de Syrie, malgré les fautes commises, en dépit des jalousies qui en ont contrarié la marche et abrégé la durée, a été autre chose, quoi qu’on en ait dit quelquefois, qu’une tentative généreuse et impuissante, qu’une bonne intention non suivie d’effet. La France, quoiqu’elle n’ait pu accomplir tout ce qu’elle avait projeté, ou, si l’on veut, tout ce qu’elle avait rêvé de faire pour les chrétiens de Syrie, quoiqu’elle ait vu revenir ses soldats plus tôt qu’elle ne les attendait, la France ne doit pas regretter, tout compte fait, son expédition de Syrie. Les Européens qui se trouvaient alors dans la Turquie d’Asie, ou qui, comme moi, y ont passé peu de temps après l’événement, peuvent en rendre hautement témoignage : dans quelque fâcheuses conditions qu’elles soient parties, nos troupes, par leur arrivée à Beyrouth, ont sauvé la vie à des milliers de chrétiens. En touchant le sol de la Syrie, nous avons, qu’on me passe la comparaison, mis le pied sur une mèche fumante qui se prolongeait et se ramifiait à travers toute l’Asie musulmane, sans qu’il fallût autre chose qu’une bouffée de vent pour faire éclater partout de nouvelles et meurtrières explosions. L’intervention de la France et les intelligentes rigueurs de Fuad-Pacha à Damas ont produit une impression qui ne s’effacera pas de si tôt et prévenu pour quelque temps le retour de semblables scènes; mais, il ne faut pas s’y tromper, le levain d’une aveugle colère continue à fermenter dans le cœur de ce peuple ignorant et fanatique. Sans avoir ni assez de lumières pour se rendre compte des causes de leur décadence, ni assez d’énergie pour se corriger et se renouveler, les Turcs sentent confusément que la vie se retire d’eux, que l’ombre et le froid les envahissent, que la richesse et le pouvoir passent à d’autres mains. Or on a beau être fataliste, il y a des momens où la résignation vous échappe et où l’on croit prolonger son existence en tuant son héritier. Il y a là un sentiment, hélas ! trop naturel au cœur de l’homme pour que telle ou telle mesure politique puisse suffire à le supprimer; c’est à l’Europe de veiller pour l’empêcher de se faire jour de nouveau en sanglans désordres. Mille indices heureusement sont là pour nous avertir, si nous ne fermons pas les yeux, que ce feu vivace couve toujours sous la cendre tiède. Les enfans, qui n’ont pas encore appris cette longue et patiente dissimulation où excellent tous les Orientaux, laissent souvent échapper des mots significatifs. Un vieux médecin établi depuis longtemps à Angora, M. Riga, sujet autrichien, un jour où il venait nous voir, aperçut dans la rue trois ou quatre petits Turcs qui battaient un enfant grec. « Pourquoi le tourmentez-vous? dit-il aux enfans turcs. Que vous a-t-il donc fait? — Rien, répondit un de ces gamins, mais nous voulons tuer tous les chrétiens. » Quelques instans après, tout ému encore de la confidence, M. Riga nous répétait ce curieux dialogue.

D’aussi cruelles naïvetés, qui se répètent souvent, sont faites, on le comprend aisément, pour ébranler d’une manière fort désagréable les nerfs des chrétiens; aussi ceux que leur richesse et leur influence mettent le plus en vue se croient-ils les plus exposés de tous, et sont-ils les premiers à exprimer des craintes dont on commence par s’étonner et par sourire. Quelques jours après notre arrivée, les primats catholiques étaient venus nous faire visite avec l’évêque; un d’entre eux me demande comment je trouvais Angora : sur cela, nous leur faisons compliment de l’amabilité et de la gaîté des catholiques, et nous leur disons que nous croyons reconnaître chez eux l’humeur joyeuse de notre pays, qu’ils sont bien de race gauloise, de sang français. Cette conversation a lieu devant notre cavas, occupé en ce moment à offrir du café. Quand il est sorti, un des interlocuteurs, le riche spéculateur dont j’ai parlé plus haut, Havak-Oghlou, intime ami du pacha et de Cani-Bey, fait remarquer à l’évêque et me fait dire par lui qu’il ne faut pas tenir un pareil langage devant un Turc, que cela pourrait être répété, pris en mauvaise part, et interprété, contre toute la nation, comme l’expression de desseins factieux; qui sait quelles défiances peut éveiller, quels maux peut produire une parole imprudente? Voilà où les chrétiens en sont dans la ville dont les Turcs passent pour les plus doux de tous les Turcs d’Asie, sous un pacha qu’ils tiennent par les cordons de sa bourse ! Il nous est bien facile de railler ce que nous appelons volontiers la lâcheté et les sottes frayeurs de ces pauvres chrétiens d’Orient; mais ne serait-il pas plus juste de nous mettre un moment à leur place? Et n’est-ce pas une situation assez tristement étrange que celle de gens qui s’endorment tous les soirs sans trop savoir s’ils ne se réveilleront pas pendant la nuit, le poignard sur la gorge, parmi des cris de mort, au bruit de leurs maisons enflammées et croulantes?

Pendant notre séjour à Angora, nous avons un exemple frappant de cette animosité que la populace des villes, bien plus que le peuple des campagnes, n’a pas cessé de nourrir contre le nom chrétien, et qu’elle manifeste dès qu’elle en trouve l’occasion. Un beau matin, une femme turque fut surprise, par des gens qui avaient intérêt à l’épier, dans la maison d’un jeune Arménien catholique, dont elle était, à ce qu’il paraît, la maîtresse. S’il se fût agi d’un Turc trouvé chez une chrétienne ou même chez une Turque, personne n’y aurait fait attention; l’affaire se serait terminée dans le premier cas par des quolibets aux dépens du mari chrétien, et dans le second, par une amende prononcée contre le délinquant et par le renvoi de la femme; mais un chrétien oser avoir commerce avec une femme musulmane! Il y a une trentaine d’années, ce crime eût entraîné pour le raïa la nécessité de choisir entre l’islamisme et la mort. Il n’y fallait plus songer; depuis le règne d’Abd-ul-Medjid, la peine de mort n’est plus que très rarement prononcée, même contre les violences qui attaquent le plus directement la sûreté publique, et n’est en aucun cas appliquée sans la sanction du sultan. On ne pouvait d’ailleurs accuser ici le séducteur d’avoir employé la force pour satisfaire ses désirs, et la faute principale semblait être à la femme turque, qui s’était volontairement rendue dans la maison du jeune homme, où elle n’avait que faire. Dans de telles conditions, il n’y avait donc pas lieu à espérer du magistrat une condamnation bien sévère; mais la fureur de la foule, bien vite ameutée, faillit faire payer cher à l’Arménien sa bonne fortune. On se jeta sur lui, on le frappa brutalement, des pieds, des mains, avec des bâtons; on l’entraîna, en l’accablant d’injures et de coups, à travers le bazar. Il se trouva là fort à propos deux zaptiés pour s’emparer de lui et le conduire au konak; autrement il ne fût certes pas arrivé vivant à la prison, où on le jeta sanglant et meurtri. Les primats catholiques vinrent trouver aussitôt le pacha ; avec leur consentement, celui-ci garda le jeune homme au cachot pendant près de trois semaines : ce ne fut qu’au bout de ce temps, quand fut tombée l’émotion populaire, qu’on se hasarda à le laisser sortir, en lui infligeant une forte amende. Il quitta aussitôt Angora.

Les autorités musulmanes, nous le vîmes par cette affaire, où le pacha s’était empressé de se concerter avec l’évêque catholique, ont volontiers de grands ménagemens pour les chrétiens dans toute province où ceux-ci ont quelque importance par leur nombre et leur richesse; c’est moitié conviction qu’il y a plus d’argent à gagner en s’entendant qu’en se brouillant avec eux, moitié crainte de mettre contre soi, d’une manière déclarée, les influences puissantes que les raïas, poussés à bout, peuvent faire agir auprès de la Porte, grandes ambassades rivalisant à qui paraîtra la plus zélée protectrice des chrétiens, patriarcat arménien ou grec, riches banquiers des deux nations, auxquels un gouvernement toujours à court d’argent ne saurait refuser, quand ils y tiennent beaucoup, la destitution d’un pacha. Il est pourtant un point sur lequel ces autorités ne paraissent point disposées à faire aucune concession malgré les légitimes réclamations des chrétiens ; il est une des réformes les plus solennellement promises par le hatt-humayoun qui n’a pour ainsi dire reçu nulle part un commencement d’exécution : je veux parler du droit que la Porte s’était engagée à conférer aux raïas de témoigner en justice; c’est pourtant là un changement qui ne présentait point dans la pratique les mêmes difficultés et les mêmes dangers que la participation immédiate des chrétiens au service militaire. Tant que, devant un tribunal, la déclaration du chrétien ayant prêté. serment sur l’Évangile n’aura pas une valeur égale à celle du musulman qui a juré sur le Koran, tant que subsistera l’humiliante incapacité qui pèse maintenant sur les raïas, leur tranquillité et leur fortune seront toujours, dans certains cas, à la merci du premier fourbe qui saura bien prendre ses mesures et largement payer d’effronterie. Voici ce qui s’est passé à Angora peu de temps avant notre arrivée : un Turc se présente au bazar chez un barbier arménien, et pour 20 paras se fait arracher une dent; la dent extraite, il la prend et l’emporte. Une heure après, il rentre chez le barbier, et d’un ton irrité : « Qu’as-tu fait de ma dent? — Mais votre seigneurie l’a prise. — Ce n’est pas vrai; rends-moi ma dent, ou le prix de ma dent. » Il le cita devant le cadi. Il y avait dans la boutique, au moment où la dent avait été arrachée, un Turc et quatre chrétiens : le Turc témoigna contre son coreligionnaire, ainsi que les quatre chrétiens; mais il fallait deux témoins, et cela n’en fai|sait}} qu’un. Le plaignant produisit deux faux témoins turcs ; il gagna donc sa cause. Le barbier fut condamné à payer, en échange de la dent qu’il était censé s’être appropriée, une indemnité de soixante onces d’argent ; comme le pauvre diable était tout à fait incapable de trouver une pareille somme, les dommages et intérêts furent réduits, sur ses supplications et sur la prière de quelques hommes influens de sa nation, à 60 piastres qu’il lui fallut donner pour ne pas être mis en prison !

À ce compte, il semblerait qu’on pût jouer pareil tour à n’importe quel chrétien, et que deux ou trois coquins associés ensemble dussent aisément dépouiller ou, pour prendre le mot propre, faire chanter un raïa quelconque. Dans la pratique, il n’en va point tout à fait ainsi, et il n’y a guère que les pauvres, les petites gens qui soient réellement très exposés à de telles avanies. Les riches, à cause de leur fortune même, qui appelle les convoitises, paraîtraient devoir être plus souvent en butte à de pareilles attaques ; mais tout au contraire leur richesse même les sauve, et la vénalité de la justice turque les protège contre les conséquences fâcheuses que pourrait entraîner la situation d’infériorité légale où ils se trouvent dans tout procès engagé contre un Turc. C’est ainsi qu’un abus dont les résultats possibles font frémir trouve en fait sa correction, son remède dans un autre abus non moins monstrueux. La pratique a de ces compensations, de ces dédommagemens dont ne se doute pas la théorie. On ne s’en prend point aux chrétiens aisés, parce qu’on les sait en mesure d’acheter autant de témoins qu’il en faut, et le juge par-dessus le marché. Avez-vous un procès pendant devant le medjilis, donnez à Cani-Bey une somme proportionnée à l’importance de l’affaire, et vous êtes sûr de gagner. Le cadi n’est pas plus incorruptible. Je demandais à un Européen qui habite Angora depuis dix ans s’il n’y avait pas quelquefois, par exception, des cadis honnêtes, « Je ne jurerais point, me répond-il, qu’il n’y en a pas ; tout ce que je sais, c’est que je n’en ai pas encore vu. »

Le pacha de son côté fait argent de tout ce qu’il peut vendre, et, pourvu que ses coffres se remplissent, se préoccupe peu du brigandage, qui s’exerce parfois aux portes mêmes d’Angora. Le lendemain du jour où nous arrivions, un prêtre catholique revenait, avec une vieille servante, de sa petite maison de campagne : à un quart d’heure à peu près de la ville, il rencontre un Turc armé qui lui dit de descendre et de donner son cheval. Le chrétien demande pourquoi ; l’autre, pour toute réponse, lui appuie un canon de pistolet sur la poitrine. À demi mort de peur, le malheureux prêtre a bien vite mis pied à terre ; aussitôt rentré en ville, il s’est fait saigner. L’évêque a envoyé déposer sa plainte entre les mains du pacha : celui-ci a immédiatement fait monter à cheval quatre zaptiés et les a expédiés dans différentes directions; mais je les vois d’ici partir au galop, puis, dès qu’ils seront à quelque distance de la ville, s’asseoir au pied d’un arbre ou dans quelque maison de paysan, passer là une heure ou deux à fumer et à dormir, puis revenir encore au galop en déclarant qu’ils n’ont rien trouvé, quoiqu’ils aient fatigué leurs chevaux à battre la campagne en tous les sens. En Turquie, est-ce qu’on prend jamais les voleurs?

Le pacha ne dispose d’ailleurs que de forces tout à fait insuffisantes. Pour faire la police dans une ville de près de quarante mille âmes et dans toute l’étendue du territoire qui en dépend, il n’a sous ses ordres qu’une trentaine d’irréguliers, gendarmes sans uniforme et sans discipline, choisis au hasard et mal payés, qui ont tout à gagner à s’entendre avec les mauvais sujets de toutes les catégories. Il y a pourtant, particulièrement dans cette province, de graves élémens de désordre : l’humeur belliqueuse et pillarde des Kurdes de l’Haïmaneh, souvent en querelle avec les paysans turcs, dont ils enlèvent les bœufs et les chevaux; l’insolence des Tcherkesses et des Tartares récemment émigrés dans l’empire ottoman, et, partout où on les a cantonnés, cherchant à s’emparer, aux dépens des anciens propriétaires, des meilleurs pâturages et des champs les plus fertiles ; enfin les avantages que les brigands de profession trouvent à exercer leur industrie dans une province riche, sur la grande route de commerce qui va de Constantinople à Kaisarieh, et que parcourent tant de caravanes. Dans de pareilles conditions, le gouverneur ne devrait-il pas avoir à sa disposition au moins un bataillon d’infanterie de ligne et un escadron de cavalerie? On serait presque tenté d’admirer les pachas qui réussissent avec des moyens aussi insuffisans, à obtenir quelque chose qui ressemble à de l’ordre, car enfin on ne vole pas tous les jours des chevaux à la porte d’Angora. Si on voulait en voler, qui donc empêcherait de le faire? Aussi est-ce surtout la bonhomie de toutes ces populations qu’il faut louer de la sécurité relative qui règne maintenant en Turquie; l’autorité et ses efforts n’y sont pas pour grand’chose. Je comprends la réponse que faisait l’autre jour le pacha de lusgat à une douzaine de Turcs qui avaient été dépouillés par les Kurdes tout près de cette ville, où ils arrivaient d’Angora. Les Kurdes leur avaient tout pris, jusqu’à leur chemise. Les malheureux, dès qu’ils furent à peu près vêtus grâce à la charité des premiers passans qu’ils rencontrèrent, allèrent se présenter au konak et demander justice au pacha, un des grands gouverneurs-généraux de l’empire. « Que voulez-vous que j’y fasse? (Neh iapaïm?) » répondit, en levant les épaules, le haut fonctionnaire. Du reste, il avait raison : il n’y pouvait pas grand’chose, et ce n’est ici que par trop de franchise qu’il péchait. Plus curieuse encore est la réponse faite, il y a quelques mois, par le pacha d’Angora à des gens de Césarée qui avaient été volés entre Istanos et Angora. Ils allèrent se plaindre au pacha. « Connaissez-vous les brigands? leur demanda-t-il-gravement. — Comment votre excellence veut-elle que nous les connaissions? Nous ne sommes pas du pays, et d’ailleurs on nous a bandé les yeux. — Si vous ne les connaissez pas, vous qui les avez vus, comment voulez-vous que je les connaisse, moi qui ne les ai point vus? » Les malheureux ne purent en tirer autre chose. Je ne me souviens plus si c’étaient des chrétiens ou des Turcs ; mais les uns sont aussi bien victimes que les autres de l’audace des malfaiteurs, de l’indifférence et de l’apathie profonde des autorités. Il y a même plus : celles-ci sont souvent soupçonnées par la population d’être les complices des brigands. On prétend ici qu’un négociant qui de Constantinople amenait du drap à Angora, ayant été dépouillé en route, aurait, peu de jours après, reconnu le drap volé sur les épaules du mudir de Nali-Khan. Ce mudir serait, assure-t-on, l’associé des voleurs qui exploitent avec succès son arrondissement, et sur les bénéfices de l’entreprise il ferait une remise au pacha d’Angora. Il est très probable que tout ceci est faux; mais quel pays que celui où de pareilles accusations peuvent trouver créance, où l’autorité est si méprisable et si discréditée qu’il paraît tout naturel de la soupçonner d’une pareille connivence !

Dans un tel état de choses, le plus sûr pour qui a quelque raison de tenir à ne point être volé, c’est de ne compter que sur soi, de voyager en troupe, d’avoir de bonnes armes et le courage de s’en servir. Le plus souvent une attitude résolue impose aux brigands, et ils n’attaquent guère là où ils voient qu’il y a plus de balles à recevoir que de profits à faire. Quelquefois pourtant la résistance est vaine, faute d’être bien concertée et assez énergique. Parmi les voyageurs, surtout si la caravane se compose de raïas, les poltrons sont en majorité; on risque alors d’irriter les malfaiteurs, et de perdre à la fois la bourse et la vie. En septembre 1861, une caravane fut attaquée à Nali-Khan, entre Constantinople et Angora. Les voyageurs étaient une quarantaine, mais beaucoup d’entre eux sans armes; les voleurs étaient seize, tous armés. Quelques Grecs de Kaisarieh prirent aussitôt le parti de résister. Si leurs compagnons avaient été aussi courageux et aussi déterminés, il aurait suffi de la supériorité du nombre pour mettre en fuite les agresseurs; mais les Arméniens dominaient, et dès que le plus résolu des Grecs fut tombé, frappé d’une balle, toute résistance cessa. Les brigands s’étaient mis à l’abri derrière des arbres d’où ils tiraient, presque sans danger, sur les voyageurs, ramassés en tas au milieu du chemin. Il y eut pourtant un voleur de tué. Du côté des voyageurs, six personnes furent tuées, d’autres blessées. Plusieurs de ces dernières arrivérent à Angora en litière au bout de quelques jours, et c’est de leur bouche que nous avons recueilli ces détails. Le pacha a tout appris; mais, sous prétexte que l’attaque avait eu lieu à la limite de son département, et que les voleurs appartenaient probablement au département voisin, il n’a pas envoyé un zaptié à leur poursuite. Aussi l’on recommencera demain.

Cet accident faisait encore l’entretien de toute la ville, quand nous eûmes à ce sujet une conversation avec Cani-Bey, le président du medjilis. Comme presque tous les Turcs en place, c’est un homme fort peu respectable; sa réputation est bien établie à Angora, et je ne crois pas que la voix populaire lui fasse injure, mais c’est certainement un esprit juste et vif. « Si le gouvernement le voulait bien, nous dit-il, le brigandage serait bientôt détruit. Il faudrait que les paysans fussent autorisés à courir sus aux brigands et à les traquer comme des loups, que les zaptiés ne leur fissent point de quartier, enfin que les voyageurs fussent bien avertis qu’en résistant quand on les attaque ils ne risquent pas d’être inquiétés ensuite par l’autorité. Il faudrait enfin qu’on pendit haut et court tous les malfaiteurs qu’on prendrait. Qu’arrive-t-il au contraire maintenant? Nos lois semblent toutes faites pour protéger les mauvais sujets; leur apparente douceur n’est que faiblesse. Celui qui est attaqué, si, en se défendant, il tue un voleur, peut être poursuivi en justice par les parens ou les compagnons du brigand. — Etes-vous bien sûr, dira-t-on, que le pauvre homme en voulût à votre vie? Vous vous êtes trop hâté. — On conclura en vous condamnant à quelque grosse amende. Si le meurtrier est un raïa, et que le voleur soit musulman, il n’y a pas de doute à cet égard. Le volé fùt-il même un Turc, l’affaire peut encore mal tourner. Je connais un Turc de Castambol qui a tué un de ces voleurs au moment où il emmenait son esclave; les parens du mort ont été se plaindre à Constantinople, et maintenant celui qui n’a pas voulu se laisser dépouiller est en prison, et il lui en coûtera cher pour en sortir. On reproche aux paysans et aux zaptiés de ménager les brigands; mais qu’on permette aux paysans, si des voleurs se présentent dans le village pour demander, comme ils le font souvent, un mouton, du pain et de la poudre, de prendre leurs fourches et de les tuer sur place; qu’on permette au zaptié, quand il conduit un voleur en prison et que celui-ci ne veut pas marcher, de lui brûler la cervelle. Aujourd’hui le zaptié a peur de faire mal à son prisonnier; aussi, dernièrement, un de ces gendarmes amenant d’Aiasch un voleur qui, je ne sais comment, avait eu la maladresse de se laisser prendre, le prisonnier a sauté sur son gardien au milieu de la route, a engagé une lutte avec lui, l’a terrassé, lui a pris ses armes et son cheval, et s’est sauvé. Enfin qu’on fasse des exemples de ceux sur lesquels on met la main. Une sentence de mort n’est plus jamais rendue à cette heure pour crime de brigandage. Fût-elle rendue, il faudrait qu’elle fût confirmée à Constantinople, et là on se refuse à laisser la justice suivre son cours. Des voleurs de grand chemin, des assassins, en sont quittes pour être condamnés aux travaux forcés; ils se sauvent au bout de quelques mois ou sont graciés au bout de quelques années, et de toute manière retournent à leur ancien métier.

« Quand, il y a vingt-cinq ans, on nomma ici Izzet-Pacha, dont le souvenir est encore populaire dans le pays, la province, par suite de circonstances particulières, regorgeait de brigands; on n’osait pour ainsi dire plus aller d’un village à l’autre. Au bout de quelques mois de son administration, on se promenait sans armes, comme dans son jardin, de Scutari à Kaisarieh. C’est qu’il ne plaisantait pas : il avait fait dresser des potences et des pals à At-Bazar (le marché aux chevaux), et sur toutes les routes de la province, dans les endroits qu’affectionnaient particulièrement les brigands. Une fois saisis, les auteurs de quelque violence, et cela ne tardait guère, étaient aussitôt pendus ou empalés, et cela le plus près possible de l’endroit où avait été commis le crime. Maintenant on ne permettrait pas à un pacha de faire ainsi justice : aussi tous les délits de ce genre restent-ils impunis, et ce sont les honnêtes gens qui craignent. On appelle cela la réforme, l’ordre (tanzimat). Il me semble que c’était plutôt alors que régnait l’ordre véritable, le vrai tanzimat. »

Au fond, Cani-Bey a raison. Il a été utile, à un certain moment, pour adoucir les mœurs encore barbares et enseigner le respect de la vie humaine, que le pouvoir central se montrât économe de sang et liât les mains à ses représentans, élevés sous l’ancien régime et trop portés encore à exercer contre les ennemis de la société des représailles souvent cruelles et odieuses au moins par la forme. Cela était nécessaire aussi pour protéger les raïas. Maintenant ce progrès est accompli; les raïas n’ont plus à craindre d’exécutions arbitraires, la férocité n’est plus à la mode. Il serait bon que la loi reprît toute son autorité, et qu’elle sût frapper les coupables et inspirer la terreur aux méchans. Ménager le crime, c’est l’encourager. Ce n’est pas bonté, c’est lâcheté. Dans nos états policés, on n’a point cru possible de supprimer encore la peine de mort; on la conserve, malgré l’horreur qu’elle inspire, comme nécessaire à la défense de la société : à plus forte raison, dans un état aussi mal peuplé, aussi peu civilisé, une énergique répression est-elle indispensable.

L’inconvénient, et c’est là ce que ne sent ou ne dit pas Cani-Bey, c’est que l’administration et la magistrature ne méritent pas assez de confiance pour qu’on remette sans crainte entre leurs mains le redoutable glaive. Peut-être pourrait-on établir à Constantinople une haute cour, un conseil suprême composé d’hommes choisis avec soin parmi les plus instruits, les plus sévères et les plus justes de tous les juges de l’empire. Ce conseil réviserait tous les procès capitaux, consciencieusement et rapidement, et chaque fois qu’il reconnaîtrait un attentat grave contre la société, il devrait ordonner que la justice suivît son cours; mais où trouver en Turquie des juges qui ne soient ni paresseux et négligens, ni corrompus et avides?

Voilà donc les souvenirs que me laisse un séjour de deux mois et demi à Angora, voilà ce que j’ai pu connaître. Il m’a fallu, pour présenter ce tableau, rassembler bien des traits épars qui s’étaient offerts à moi l’un après l’autre, sacrifier bien des détails pour ne m’attacher, dans ce cadre restreint, qu’aux grandes lignes et à l’effet d’ensemble. Mon but serait atteint si j’avais fait comprendre à quelques-uns de ceux qui tournent vers l’Orient des regards attentifs et curieux cette diversité de races et de communions, la condition et le génie de chacun de ces peuples, la nature tout artificielle du lien qui les relie l’un à l’autre, les rapports qu’ils ont entre eux, le caractère et le rôle de l’administration qui maintient provisoirement entre ces élémens distincts une unité toute factice. Pour emprunter à la langue si précise de la chimie une comparaison qui rendra bien ma pensée, il n’y a pas ici combinaison, mais simple mélange. Il n’est d’ailleurs pas temps encore de tirer de ces peintures et de ces remarques les inductions qu’elles pourraient peut-être suggérer sur l’avenir probable de l’Orient, sur ce qu’il y a lieu d’espérer et de désirer pour les différentes populations groupées sous le sceptre du sultan.

Je suis, ai-je besoin de le dire? de ceux qui croient qu’il y a un avenir pour l’Orient, que tout n’est pas fini pour ces belles contrées où tout a commencé jadis, où sont nés nos religions, nos langues et les alphabets qui les ont conservées, nos arts et nos industries. Je crois qu’on verra se relever et refleurir ces races antiques et vivaces dont les premiers souvenirs se confondent avec ceux mêmes du genre humain; mais avant de nous essayer à soulever un coin du voile qui couvre encore leurs destinées, il convient de pousser plus avant nos recherches. Nous allons donc remonter à cheval, quitter Angora et franchir l’Halys pour étudier Turcs et raïas dans des conditions nouvelles à certains égards, dans des provinces plus éloignées de la capitale, et où l’influence européenne a moins pénétré encore.


GEORGE PERROT.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.