Souvenirs d’un Sibérien - M. Rufin Pietrowski/Texte entier

Souvenirs d’un Sibérien - M. Rufin Pietrowski
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 850-878).
SOUVENIRS
D’UN SIBÉRIEN
M. RUFIN PIOTROWSKI.

I.
UNE MISSION EN POLOGNE ET LES PRISONS RUSSES.

Il y a en Pologne un mot qui dépasse peut-être tout ce que l’éloquence humaine a su trouver pour donner un accent au désespoir; c’est le mot « à ne plus nous revoir! » qu’adresse d’ordinaire à sa famille, à ses amis, tout condamné politique au moment de s’acheminer vers la Sibérie. « A ne plus nous revoir!... » car le seul moyen de se retrouver encore avec ces êtres chéris, ce serait de les rencontrer un jour dans le même lieu de supplice, tant la conviction est grande qu’une fois déporté dans ces régions de douleur on ne les quitte plus, que la Sibérie ne lâche pas sa proie. Depuis bientôt un siècle, elle enlève à la Pologne ses enfans les plus généreux, ses femmes les plus dévouées. À ces contrées de neige et de sang se reporte la pensée de tout Polonais qui veut interroger les souvenirs de sa famille, et alors même que le poète rêve pour son pays un avenir de liberté et de bonheur, c’est encore la Sibérie qui se dresse devant lui, demandant des victimes même après la victoire[1]. Pays mystérieux et lugubre, «pays d’où l’on ne revient jamais, » comme le dit le paysan polonais et comme l’a dit aussi Hamlet d’une autre région, si semblable cependant à celle dont nous parlons :

The undiscover’d country, from whose bourn
No traveller returns!...

Et cependant on en revient parfois. Parfois à l’avènement d’un tsar au trône, une amnistie qui, quoique très incomplète, n’en est pas moins surnommée générale rend aux familles éplorées ceux qui n’ont pas succombé à la peine ; cela est du moins arrivé deux fois depuis un siècle, à l’avènement de Paul Ier et d’Alexandre II : l’empereur Nicolas n’a jamais connu pareille faiblesse. Dans d’autres cas, — très rares et même faciles à énumérer, — des instances, des prières appuyées par une haute protection obtiennent, au bout d’années de persévérans efforts, le retour d’un condamné. Enfin on a vu même revenir à la lumière et reparaître au milieu des vivans ceux qui, sans attendre ni espérer une amnistie générale ou individuelle, ont trouvé dans leur audace et leur énergie les moyens de se soustraire à une horrible destinée; mais ce phénomène-là ne s’est rencontré que deux fois depuis un siècle. Plusieurs de ces revenans ont fait ensuite le récit de leur séjour dans ces tristes parages, d’autres ont laissé des notes écrites sur les lieux mêmes et puis pieusement recueillies, — et c’est ainsi que la littérature polonaise possède maintenant toute une collection de ces écrits des Sibériens, collection assez riche déjà, et qui, malgré la monotonie du sujet, ne manque certes pas de variété.

Qu’elles sont étranges en effet ces aventures de Beniowski, soldat de Bar, déporté au Kamtchatka, y organisant une vaste conspiration avec les indigènes sauvages, faisant prêter aux Kamtchadales un serment de fidélité à la confédération de Bar, passant avec eux le détroit de Behring, conquérant Madagascar et venant en offrir la suzeraineté au roi de France ! Bien différentes sont les destinées du général Kopeç, relégué quelques années après dans ces mêmes contrées. Soumis, patient et presque serein pendant tout le temps de l’exil, son esprit s’obscurcit au moment même où il apprend que l’heure de la délivrance a sonné : la joie est trop forte pour son âme; il ne rapporte dans sa patrie que les débris de sa raison, et il n’a plus que de rares momens de lucidité dont il profite pur dicter quelques pages calmes et douces sur un passé plein de souffrances. Pendant trente ans. le pauvre Adolphe Januszkiewicz note tous les jours pour sa vieille mère, restée en Lithuanie, chaque événement d’une vie écoulée dans les steppes, au milieu des Kirghis; la main d’un frère vient récemment de nous dévoiler tout ce que ce cœur généreux contenait de courage indomptable et d’amour filial. Nous en passons plusieurs autres, mais comment ne pas rappeler le livre de Mme Eva Felinska, de cette grande dame, de cette grande chrétienne, que la dureté de l’empereur Nicolas avait envoyée habiter à Bérézov[2], au milieu de Yakoutes et d’Ostiaks, et dont le fils vient tout récemment d’être promu à l’archevêché de Varsovie? Ce qui constitue le charme pénétrant des souvenirs de Mme Felinska, c’est non-seulement l’absence de toute récrimination (les récits des Sibériens sont en général purs de toute amertume), mais la pudeur féminine dont elle enveloppe instinctivement son malheur personnel; on croirait lire les notes d’une simple curieuse séjournant au milieu d’une peuplade inculte par excentricité d’esprit, si les cris de la mère demandant ses pauvres enfans ne nous avertissaient trop souvent que le choix n’est pas volontaire. Un jour, à Bérézov, en creusant un puits, on découvre un cadavre qui semblait être de la veille, tant il était bien conservé dans son splendide uniforme, avec toutes ses décorations, grâce à la nature glaciale du sol. A force de recherches et de souvenirs, on parvient à constater que c’est le corps du prince Menstchikov, mort il y a plus d’un siècle en cet endroit, en exilé, après avoir été le ministre et le favori des tsars. « Quel étrange hasard ! » se contente de s’écrier Mme Felinska en notant cet événement, — et elle laisse au lecteur le soin de compléter par sa pensée ce tableau émouvant d’une Polonaise se trouvant sur la même terre de proscription en face du cadavre de l’homme qui avait le premier foulé impunément le sol sarmate.

Une des plus récentes et des plus remarquables publications de cette littérature dite déportée (c’est ainsi qu’on l’appelle en Pologne par opposition à la littérature émigrée) est celle que vient de nous donner M. Rufin Piotrowski[3]. Son livre ne se recommande pas seulement par la richesse des détails et l’ampleur de la composition, mais aussi et surtout parce que l’auteur est un Sibérien évadé. C’est là, depuis Beniowski, le seul exemple d’un déporté (et M. Piotrowski était de plus condamné aux travaux forcés) qui ait tenté une telle entreprise et y ait réussi. Encore Beniowski a-t-il eu beaucoup de complices et d’aides, il n’était séparé que par un espace relativement court de la terre de délivrance, tandis que notre contemporain n’avait à compter que sur lui-même, et a su traverser la Sibérie dans toute sa longueur et une grande partie de la Russie d’Europe, faire toujours à pied le long et périlleux voyage d’au-delà Omsk (Sibérie occidentale) par les monts Ourals à Archangel, Pétersbourg, Riga, jusqu’en Prusse, sans carte, sans secours, presque sans argent, et ne confiant son secret à aucun être au monde, pour n’envelopper personne dans son sort terrible. Si le récit de M. Piotrowski n’a pas le romanesque brillant de celui que nous a donné le confédéré de Bar, il nous révèle des dangers bien plus grands et une persévérance de volonté de beaucoup supérieure. Le merveilleux, au reste, ne manque certainement pas non plus dans cette odyssée étrange, quoique le héros ne soit pas le moins du monde un être mythologique : il existe, il vit même parmi nous, et nous le coudoyons chaque jour. Ce forçat évadé des bords de l’Irtiche, cet ancien malheureux (ainsi que les indigènes de Sibérie appellent tout déporté polonais) est maintenant un modeste professeur dans cette excellente école polonaise des Batignolles que l’émigration doit en partie à la générosité de la France.

M. Rufin Piotrowski fut un de ces héroïques émissaires qui, du fond de l’émigration polonaise, allaient porter dans la patrie opprimée les espérances, les idées et les rêves de l’exil, et son récit commence précisément à partir du voyage qu’il entreprit en 1843 de Paris à Kamienieç en Podolie. Ces émissaires, hélas! n’apportaient le plus souvent que des plans impossibles, des appels irréfléchis, parfois même des idées dangereuses, et s’ils rachetaient presque toujours une partie de leurs erreurs par une constance qui bravait les tortures et la mort, ils n’entraînaient pas moins dans leur sort fatal plus d’une victime généreuse et inutile. M. Piotrowski a au moins cette consolation de ne s’être pas fait l’apôtre de doctrines perverses et de n’avoir pas semé la haine. Son action comme émissaire fut en effet toujours éclairée par un sentiment de religieuse charité, auquel répugnaient les tristes mots d’ordre de la démagogie. Le même esprit religieusement ému caractérise aussi son livre, livre écrit déjà depuis bien des années, mais qui, par des difficultés faciles à comprendre quand il s’agit de publications polonaises, n’a pu voir le jour qu’en 1861.

Nous avons cru que les Souvenirs de M. Piotrowski pourraient bien trouver faveur auprès du public français. Dans un moment où l’on ne parle plus en Pologne que de condamnations pour la Sibérie prononcées contre les plus respectables des citoyens, — des chanoines, des rabbins, des prévôts des marchands, des professeurs, des étudians et des ouvriers, — il n’est pas inutile sans doute d’expliquer par un exemple frappant ce que signifie pour la Pologne ce simple mot de déportation. Faut-il maintenant ajouter que les pages qu’on va lire sont de tout point véridiques? Le récit de M. Piotrowski porte un cachet de véracité et d’honnêteté qui plaide pour lui-même et éloigne tout soupçon d’exagération. Du reste, on le verra, l’auteur ne récrimine presque jamais contre les hommes; le plus souvent même il s’exprime à leur égard en termes empreints d’une assez vive gratitude : il n’accuse que le système. Le dirons-nous? les compatriotes de M. Piotrowski, et surtout ses compagnons d’infortune (ils ont été tous unanimes à reconnaître l’authenticité parfaite de son récit), lui ont plutôt fait le reproche d’une indulgence outrée. Et combien de Polonais, par exemple, ont été surpris du portrait qu’il nous a tracé du prince Bibikov et de M. Pissarev, hommes dont les noms ont si tristement marqué dans les douloureuses annales de la Pologne contemporaine! Sans croire utile de prêcher une conviction qui s’impose d’elle-même, nous tenons seulement à expliquer la méthode d’après laquelle nous avons cru devoir faire des emprunts à l’ouvrage polonais. Une simple analyse aurait effacé le cachet individuel et original du récit. Ce que l’on présente ici, c’est l’abrégé exact d’une composition plus vaste et plus détaillée, un a raccourci d’abîme, » si l’on osait emprunter la parole énergique de Pascal, car les Souvenirs d’un Sibérien nous révèlent un véritable abîme de souffrances et de misères.


I.

Mon départ pour le pays était déjà fixé depuis longtemps, et je n’étais plus occupé que des préparatifs nécessaires pour le voyage, quand je tombai subitement malade à Paris. Ce fut à la fin de l’année 1842. Je fus recueilli à l’hôpital de la Pitié, dirigé alors par le baron Lisfranc, qui avait autrefois servi avec les Polonais dans les guerres de l’empire, et leur a gardé toujours des sentimens affectueux. Nombre de mes compatriotes et compagnons d’exil se trouvaient avec moi dans cet hôpital, en proie à l’une des deux maladies alors générales parmi nous autres émigrés, la phthisie et l’aliénation mentale. Plus d’un mourut dans ma salle, à mes côtés, et ce spectacle était bien fait pour attrister mon esprit, car ils mouraient sans plainte, mais au milieu d’un morne abattement. On aurait dit qu’en quittant cette terre ils avaient le sentiment que, même dans l’autre monde, il n’y aurait pas de patrie pour eux.

Ce séjour dans l’hôpital ne fut pas néanmoins sans favoriser mes Projets ; j’eus la fortune d’y lier connaissance avec un autre malade, un Américain des États-Unis, qui me promit de me trouver un passeport, chose indispensable pour mon entreprise, et que je n’avais pu jusqu’ici me procurer. Je ne lui avais, bien entendu, rien révélé de mes plans; je ne lui avais parlé que de mon désir extrême de revoir mon pays natal. Sorti enfin, au bout de six semaines, de l’hospice, que mon compagnon américain avait quitté un peu avant moi, je vins le chercher à l’adresse qu’il m’avait laissée, et il me remit en effet un passeport anglais sous le nom de Joseph Catharo, originaire de La Valette (Malte), âgé de trente-six ans. La pièce était des plus régulières, délivrée à l’ambassade anglaise à Paris pour Constantinople, et signée par l’ambassadeur lord Cowley. C’était ce que je pouvais désirer de mieux. Un passeport anglais était, dans ma position, préférable à tout autre; je savais parfaitement l’italien, tandis que je parlais très mal l’idiome de la Grande-Bretagne : ma qualité supposée de Maltais me mettait complétement à couvert de ce côté. Les différens visa de Bade, Wurtemberg, Bavière, Autriche et Turquie furent bien vite obtenus; mais au ministère des affaires étrangères on mit, à côté du cachet, deux lignes imprimées contenant les mots fatals : « Tenu à se présenter à la préfecture de police. » Or j’avais toute sorte de raisons pour ne pas informer de mon départ la préfecture de police, qui aurait pu être plus curieuse que mon Américain. Après m’être longtemps creusé la tête pour faire disparaître la clause malencontreuse, je m’arrêtai au moyen très peu ingénieux de verser sur ces deux lignes de l’encre, simulant ainsi une grande tache et ne laissant en vue que le cachet du ministère. Le procédé fut à coup sûr grossier: il ne m’en servit pas moins bien, et aucune des nombreuses polices auxquelles je dus dans la suite présenter mon passeport ne s’est formalisée de la tache qui le déparait.

Pourvu de la sorte et muni de la somme de cent cinquante francs, qui devait suffire aux besoins du long voyage, je quittai Paris le janvier 1843. Après avoir traversé sans encombre Strasbourg, Stuttgart. Munich, Salzbourg et Vienne, je m’acheminai de la vers Pesth. Dans l’intérêt de ma mission, je dus m’arrêter dans la capitale de la Hongrie pendant tout un mois. Je profitai en même temps de ce séjour pour adresser à l’ambassadeur anglais à Vienne une demande de renouvellement de passeport, mon intention étant de me diriger vers la Russie, au lieu de me rendre à Constantinople, et d’y passer un assez long temps. La réponse ne se fit pas attendre : au bout de quelques jours, je reçus de Vienne un nouveau passeport en échange de l’ancien, de date toute récente, heureusement dépourvu de toute tache d’encre omineuse et visé pour la Russie. Le 28 février, je quittai Pesth pour atteindre Kamienieç en Podolie, but de mon voyage.

La somme modique que j’avais emportée de Paris s’étant de beaucoup réduite malgré une manière de vivre des plus économiques, je résolus de faire à pied le reste de mon voyage de Hongrie jusqu’en Podolie. La saison était favorable, le paysage magnifique, et le trajet des Karpathes avait de quoi me faire oublier de légères fatigues. La sensation pour moi était étrange, parfois assez plaisante, de traverser la Galicie et de demander mon chemin dans un allemand écorché à de rares employés autrichiens, pendant que les paysans m’accablaient des renseignemens les plus minutieux dans cette langue polonaise que j’assurai ne pas comprendre. Les plaisanteries de nos paysans sur le compte de « l’homme muet » ne firent pas faute et ne laissaient pas de m’égayer beaucoup. À ces railleries s’ajoutaient cependant de leur part très souvent des marques du respect dû à un étranger arrivant de l’autre bout du monde. « Il doit venir de loin, se disaient-ils entre eux, de très loin, de là où le corbeau même n’apporte plus d’os. » Enfin, par une belle matinée du mois de mars 1843, je me trouvai sur la limite qui sépare la domination autrichienne de la domination russe, près du village de Bojany. La frontière était marquée par deux barrières séparées par un espace de quelques dizaines de pas. Sur l’exhibition de mes papiers, j’obtins sans difficulté l’ouverture de la barrière autrichienne; mais, arrivé à la barrière russe, j’eus beau appeler et regarder de toutes parts, personne ne venait. Las d’attendre, je passai en me baissant sous le poteau et me dirigeai vers une maison un peu éloignée, qui me semblait être le bureau de la douane. L’étonnement y fut grand quand on me vit arriver seul sans être accompagné d’un soldat.

— Par où avez-vous passé la frontière?

— Mais par la barrière là-bas.

— Qui vous l’a ouverte ?

— Personne. J’ai vainement appelé, et je me suis enfin décidé à passer dessous.

— Comment! le garde n’était donc pas à son poste! s’écria le fonctionnaire, et, exaspéré de colère, il s’élança au dehors pour donner des ordres, dont le ton menaçant ne m’indiquait que trop le sens. Revenu dans la chambre, il fit rejaillir sur moi le reste de sa mauvaise humeur; mais la vue du passeport anglais calma subitement son courroux. Pendant qu’on examinait mes papiers et qu’on notait les réponses faites à diverses questions concernant ma personne et le but de mon voyage, j’entendais les cris lointains du pauvre soldat qui expiait sous la bastonnade sa négligence ou peut-être bien ma précipitation. Enfin je pus quitter le bureau avec le sentiment d’une satisfaction qui ne fut pourtant pas sans mélange. Il y avait en effet quelque chose de symbolique dans cet incident de mon entrée sur le territoire de l’empereur Nicolas. Dès le premier pas, j’avais mis en défaut la vigilance russe, mais j’avais causé en même temps, quoique bien involontairement, le supplice d’un pauvre malheureux. Mon cœur se serrait.

Ce fut le 22 mars que j’arrivai à Kamienieç, au milieu du jour. Ma malle dans une main, j’ouvris de l’autre la porte d’une auberge qu’on m’indiquait, et je me trouvai ainsi tout à coup au milieu d’une nombreuse assemblée, dans une vaste salle où l’on jouait au billard. J’avais gardé à dessein mon chapeau sur ma tête, et à ce signe si contraire à nos habitudes, avant même que j’eusse prononcé une parole, je fus tout de suite reconnu pour un étranger, pour un Français car ces deux mots sont à peu près synonymes chez nous. Le mouvement qui se fit alors dans la salle fut bien curieux. « Un Français, un Français ! » murmurait-on de toutes parts avec intérêt, avec sympathie, mais avec la crainte manifeste de se compromettre par une parole imprudente ou même simplement bienveillante. Deux hommes seuls osèrent m’aborder franchement et s’entretenir avec moi : ce fut d’abord un Polonais de Cracovie, de passage seulement à Kamieniec et tenu par conséquent à moins de circonspection; l’autre fut un officier russe, qui avait quitté le billard en m’entendant prononcer quelques paroles en français, et me témoigna tout de suite un empressement chaleureux. « Vous venez donc pour un certain temps ici? Oh! restez-y, je vous y engage. Beau pays, belles femmes! Mais c’est surtout à Varsovie qu’il y a des femmes charmantes!... Ah! Varsovie! j’y ai été en garnison; voilà ce qui est fameux, voilà où l’on trouve de jolis minois ! » Et le jeune homme ne tarissait point en éloges qui ne laissaient pas de m’être pénibles. Chose étrange, dans cette Pologne dont il foulait le sol et dont il avait traversé les principales villes, il n’avait pu rien voir, rien apprécier que la beauté de nos femmes! Pas un mot du gouvernement, du sort des habitans, des misères du peuple! Son unique objet de préoccupation, de louange et de conversation, c’étaient les Polonaises! Une seule chose le détourna de son sujet favori : c’est quand je fis la mention incidente de Paris; il me questionna aussitôt sur les Parisiennes, et sembla tout à la fois satisfait et excité par mes réponses. C’était du reste un très bon garçon que cet officier Rogatchev; il finit par m’offrir de partager avec lui notre mets national des pierogi, tout en me plaisantant sur le fort accent étranger avec lequel je prononçais ce mot. Il me rendit cependant bientôt la justice qu’en fait de pierogi, le bon appétit rachetait chez moi, et amplement, la mauvaise prononciation.

Pendant que nous nous promenions ainsi de long en large dans la salle en causant à haute voix de choses futiles, les autres habitués, tous Polonais et jeunes gens, se tenaient à l’écart et chuchotaient entre eux en me lançant de temps à autre des regards curieux et obliques. Il y avait un contraste si saisissant entre leur attitude réservés et circonspecte et la désinvolture épanouie de l’heureux Rogatchef! Tout en continuant la conversation avec l’officier russe, je m’efforçai de saisir les paroles qu’échangeaient entre eux mes compatriotes, et j’attrapai ainsi des lambeaux de phrase : « De France? — Sait-il quelque chose sur les nôtres? — Les Français pensent-ils à nous? — Des événemens se préparent peut-être? » Mon émotion fut grande, mais je redoublai d’animation dans le récit que je faisais à mon interlocuteur des beautés et des splendeurs de Paris.

Tout en discourant, je ne négligeai pas d’informer M. Rogatchev, ainsi que les autres habitués, que j’étais venu à Kamienieç dans l’intention d’y chercher fortune comme maître de langues, que je ne demanderais pas mieux que de me fixer dans la ville, sauf à pousser, si mon intérêt l’exigeait, dans l’intérieur même de la Russie. Je renouvelai cette déclaration le lendemain à la police, car j’avais hâte de régulariser ma position. Le permis de séjour me fut accordé sans difficulté; quant à mon intention de donner des leçons de langues étrangères dans des maisons privées, on me prévint qu’il y avait là encore plusieurs formalités à remplir : il fallait adresser notamment des demandes de permission au gouverneur militaire, au directeur du lycée, etc. Bientôt je reçus les autorisations exigées, et grâce aux recommandations de mon officier ainsi que d’autres personnes dont je fis la connaissance dans les premiers jours, grâce surtout aux prévenances dont tout étranger est l’objet dans notre pays, les demandes de leçons m’arrivèrent de tous côtés et dès le début. Je recherchai de préférence les maisons des employés russes : c’était le moyen de détourner de moi tout soupçon et de compromettre le moins possible mes compatriotes. L’offre qui me fut faite par la maison Abaza me fut surtout précieuse, et je me gardai bien de négliger de telles relations : le colonel Abaza, président de la chambre des finances, était un fonctionnaire russe des plus haut placés et des plus influens. Je ne me refusai pas, bien entendu, aux familles polonaises; mais je recherchai surtout celles qu’une découverte aurait le moins exposées, c’est-à-dire les maisons des veuves, des vieillards, celles-là enfin où il n’y avait pas de jeunes gens. Au bout de quelques semaines, ma position était établie, mes relations très étendues; j’allai dans les cercles, dans les réunions, et toute la ville connut très bien M. Catharo, qu’elle s’obstinait à appeler un Français.

C’est ainsi qu’après douze ans passés dans l’émigration je me trouvai de nouveau dans mon pays, non loin même de ma famille (elle habitait l’Ukraine), en qualité de Maltais, sujet britannique, enseignant les langues étrangères, et ne comprenant pas un mot de polonais ou de russe. Cette dernière circonstance mettait très souvent ma circonspection et mon sang-froid à de rudes épreuves, que l’exercice du professorat ne faisait qu’aggraver. Combien de fois n’étais-je pas tenté, devant certains passages ou locutions difficiles, de les expliquer à mes élèves dans une langue qui m’était aussi familière qu’à eux-mêmes ! Un de mes premiers disciples fut un certain Dmitrenko, employé à la chambre des finances, joyeux garçon, et qui eut tout à coup la fantaisie de vouloir apprendre de moi le français, dont il ne savait pas le premier mot. À bout de procédés pour nous faire mutuellement comprendre pendant l’enseignement, il finit par me proposer de me donner quelques notions du russe (que je savais parfaitement bien) ; mais il ne put jamais arriver à me le faire lire couramment, et ne cachait pas son étonnement sur le manque d’intelligence de ces Français dont on vantait tant l’esprit.

Au milieu de mes compatriotes, l’incognito que je gardais m’exposait très souvent à des scènes dont souffraient mon sentiment intime et ma délicatesse d’honnête homme. J’étais confident involontaire et forcé des relations et même des secrets de famille, qu’on croyait dérober complètement à ma connaissance en les traitant en polonais. Ce n’était pas non plus précisément des choses toujours flatteuses pour moi que je parvenais à surprendre dans de telles conversations. Un jour par exemple, me voyant pour la première fois dans un salon et apprenant que j’arrivais récemment de Paris, un visiteur qui m’était inconnu désira me demander des nouvelles de son frère qui vivait dans cette capitale, émigré, et que je connaissais en effet très bien ; mais le maître de la maison l’en dissuada chaleureusement. « Tu sais bien qu’il est rigoureusement défendu de s’informer de la situation de parens émigrés ; prends garde, on n’est pas sûr avec un étranger. » Le sang me montait à la tête, et je me courbai bien vite sur un livre que je feuilletais.

Qu’on me permette encore un autre souvenir. Je donnais des leçons aux deux filles de la bonne et aimable Mme Piekutowska. Une fois, dans un entretien avec elles, je touchai à la Pologne ; la belle Mathilde répondit avec véhémence à ma parole insouciante, une de ces paroles comme nous en lance si souvent un étranger en ne se doutant pas qu’il fait saigner une profonde blessure. La sœur aînée l’interrompit brusquement en polonais : « Comment peux-tu parler des choses saintes devant un écervelé de Français ! »

De pareils incidens arrivaient presque chaque jour : ils me causaient tantôt du plaisir, tantôt de la gêne ; mais la gêne devenait de la rage concentrée quand, dans les maisons russes, j’étais forcé de dévorer en silence ou de discuter avec le calme désintéressé d’un étranger des propos blessans pour ma nation que se permettaient nos oppresseurs. C’est surtout dans la maison de M. Abaza que je souffrais souvent de telles tortures, et j’essaierais en vain d’en donner une idée.

Ma sécurité, ainsi que celle d’autres personnes, pouvait être compromise, si l’on m’avait soupçonné de connaître la langue du pays ; j’étais donc tenu de veiller sous ce rapport constamment sur moi-même. Si je puis m’exprimer ainsi, j’étais tenu de veiller jusque sur mon sommeil, et je m’arrangeais toujours, notamment toutes les fois que j’étais invité à une des campagnes voisines, de manière à coucher seul et dans une chambre séparée; je craignais qu’en dormant il ne m’arrivât de prononcer quelques phrases. Aucun incident ne vint cependant démentir le rôle que j’avais assumé, et durant neuf mois je pus soit rester à Kamienieç, soit faire de courtes excursions dans la province, sans exciter le moindre soupçon de la police. Aux yeux des Polonais comme des Russes, je passai toujours pour M. Cathare, homme inoffensif, aimant la société et parfaitement bien accueilli par elle. Quant au but réel de mon séjour et à mon véritable caractère, quelques compatriotes seuls en étaient informés, et le secret fut rigoureusement gardé. L’alerte, à ce que j’ai su plus tard, vint de Saint-Pétersbourg, et Kamienieç fut profondément étonnée un jour d’apprendre tout à coup que le maître de langues français qu’elle avait si longtemps gardé dans ses murs était un compatriote, un émigré, un émissaire...

On dit qu’il y a un sentiment qui nous prévient d’ordinaire d’un danger menaçant. Je n’avais pas besoin d’un tel don surnaturel pour être averti dans les premiers jours du mois de décembre de l’imminence du péril : je n’avais qu’à tenir les yeux bien ouverts. Au commencement de décembre je m’aperçus en effet que j’étais suivi et épié à chaque pas par les gens de la police. Les avis qui me venaient de divers côtés, ainsi que l’air moitié inquisiteur, moitié gêné que gardaient envers moi les fonctionnaires russes, ne purent que me confirmer dans mes appréhensions. J’ai appris plus tard que ce n’était pas seulement le désir de se renseigner sur mes démarches qui fit retarder le moment de mon arrestation; c’était encore l’incertitude sur la parfaite identité de ma personne, car l’on craignait, dans le cas d’une erreur, de se compromettre vis-à-vis d’un sujet britannique véritable, c’est-à-dire le sujet d’une puissance qui n’entendait pas raillerie en ces sortes d’affaires. Bientôt cependant je n’eus plus aucun doute ni sur mon arrestation prochaine, ni sur le parti qu’il me restait à prendre. La fuite n’aurait pas été encore à ce moment tout à fait impossible, mais il me répugnait de me dérober à un danger auquel étaient exposés des complices qui ne pouvaient ni ne devaient prendre le chemin de l’exil; il était aussi de mon strict devoir envers eux, et bien plus encore envers des milliers d’innocens, de ne pas faire défaut au jour terrible de l’enquête. En effet, dans ces sortes de perquisitions politiques, le système russe consiste à arrêter tous ceux qui de près ou de loin ont pu connaître l’homme soupçonné. Or, comme je connaissais presque tout le monde dans la ville et dans les environs, la disparition du principal coupable n’aurait fait qu’aggraver le sort de milliers de suspects, l’enquête aurait traîné des années, n’aurait peut-être jamais fini ; ma présence seule pouvait prévenir des malheurs incalculables, et dans le cas extrême limiter au moins le nombre des victimes. Je résolus donc d’attendre patiemment l’heure fatale, et je passai les jours de liberté qui me restaient encore à concerter avec mes complices le plan de conduite à tenir. La dernière entrevue que j’eus avec l’un d’eux fut le soir, dans une église, la veille même de mon arrestation ; nous convînmes autant que possible de tous les points, puis nous nous embrassâmes avec une émotion facile à comprendre. Resté seul dans l’église, je me mis à prier Dieu avec ferveur de m’accorder la force nécessaire pour supporter les épreuves qui m’attendaient.

Comme tout Polonais de ma génération, j’avais puisé dans l’éducation maternelle le sentiment d’une foi catholique fervente. Ces convictions eurent cependant leur temps d’éclipsé, et je me rappelle encore le moment où elles furent ébranlées pour la première fois. C’était en 1831, quand après notre glorieuse campagne j’eus passé en Galicie avec le corps du général Dwerniçki. Un jour que j’étais allé à confesse, le prêtre, un père bernardin, entre autres exhortations empreintes de charité et d’esprit évangélique, me représenta notre révolution comme un péché, comme une violation du serment de fidélité envers Nicolas. Le respect du lieu sacré m’empêcha de répondre, mais en me levant je me dis, pour la première fois de ma vie, que les prêtres n’enseignaient pas toujours la vérité, et que leur blé était mêlé de beaucoup d’ivraie. Peu de temps après, arrivé en France, je me pris, comme tout le monde, à goûter les doctrines nouvelles en matière de religion comme de politique. Je négligeai toute pratique religieuse, et j’en étais bientôt venu à n’estimer en Jésus-Christ qu’un excellent philanthrope, tout au plus un démocrate ; mais les jouissances frivoles de la négation sont vite épuisées, et bien avant l’époque dont je parle dans ce récit, avant mon retour au pays, j’étais revenu aux sentimens qui ont guidé ma jeunesse, et qui devaient maintenant me procurer le soutien le plus efficace dans les tristes destinées qui m’étaient préparées.


II.

Le 31 décembre 1843, au point du jour, je me sentis brusquement secoué par le bras et appelé à haute voix par mon nom d’emprunt. Quoique éveillé, je ne me hâtai pas cependant de répondre, je voulais me donner le temps de me composer une attitude. Quand j’eus enfin ouvert les yeux, j’aperçus dans ma chambre le directeur de la police colonel Grunfeld, un commissaire et le major Poloutkovskoï, de la chancellerie du prince Bibikov, gouverneur-général de Volhynie, Podolie et Ukraine. Le major était arrivé exprès de Kiow pour procéder à mon arrestation. J’exprimai ma surprise d’une visite aussi matinale, et mon étonnement redoubla naturellement à la nouvelle qu’on allait m’amener sous escorte devant le gouverneur. Je ne me fis pas faute non plus de rappeler ma qualité de sujet britannique et de faire ressortir toute la gravité des procédés inconcevables dont on usait envers moi. Après avoir ainsi rempli les formalités nécessaires de mon rôle, je demandai la permission de passer dans l’autre chambre pour faire ma toilette. Pendant que je m’habillai, le commissaire se saisissait de mes papiers, de mes effets, et bientôt nous nous dirigions vers la maison du gouverneur, le général Radistchev, que je connaissais depuis longtemps. Cette première entrevue fut aussi courte que peu décisive. Le gouverneur entra brusquement dans le salon et m’interpella en langue russe. Je prétendis ne pas comprendre ce qu’il disait, et je le priai de m’entretenir en français, de m’expliquer surtout la cause de mon arrestation. — « Vous la saurez bientôt. » — Et sur un signe de sa main on me fit sortir. On me conduisit à la maison du directeur de la police ; là je fus installé dans une chambre attenant au salon: les portes furent fermées à clé, un employé en uniforme me tint compagnie en se conformant strictement à l’ordre reçu de ne pas m’adresser la parole.

J’avais jusqu’ici gardé tout mon sang-froid et j’étais même assez étonné de mon calme parfait depuis le moment du réveil ; mais, resté seul ou à peu près, je sentis subitement une grande défaillance de cœur. La pensée des malheurs qui m’attendaient, qui attendaient tant de mes pauvres frères, me brûlait le cerveau, et je sentis les larmes me venir aux yeux. Pour cacher cette dangereuse émotion, je me retournai vers le mur en y appuyant mon front ; mais alors je crus entendre derrière ce mur des gémissemens, les voix de mes compagnons d’infortune. Je voulus me distraire à toute force, et je me saisis d’un jeu de cartes que j’aperçus sur un guéridon. Enfant de l’Ukraine, j’étais un peu superstitieux ; je me mis à tirer les cartes, et elles me promettaient… ma délivrance ! Le dirai-je ? cette prophétie de la bonne aventure ne fit qu’augmenter mon irrigation, et je sus presque gré au directeur de la police, qui entrait ta ce moment pour s’enquérir de mes besoins, et qui emporta avec lui le jeu tentateur.

Une distraction beaucoup plus sérieuse remplaça quelques momens après celle que m’avait procurée la puérile consultation des cartes. A remployé qui me surveillait déjà vint bientôt s’en adjoindre un autre, et ainsi commença une conversation non dépourvue certes d’intérêt pour moi. Tout le monde me connaissait si bien à Kamienieç, tout le monde y était si parfaitement persuadé de mon ignorance des deux idiomes en usage dans le pays, que même à ce moment ces messieurs me considéraient encore comme un étranger et ne e gênaient pas pour converser en russe à haute voix. On se doute bien si je fus attentif au colloque.

« — C’est une grosse affaire, disait l’un, affaire de politique! On a déjà arrêté aujourd’hui dans la ville une vingtaine de personnes (il citait les noms), et des ordres sont partis pour la province, tout cela à cause de cet étranger qui est venu ici, à ce qu’on dit, intriguer contre le tsar au profit d’une grande puissance, de l’Angleterre ou de la France, le diable le sait! On ne dit pas grand bien non plus du président Abaza, et ce serait dommage, car c’est un brave homme; mais aussi l’étrange idée qu’il a eue de vouloir apprendre à son âge le français! Il profitera bien de son français !...

« — Quel malheur! quel malheur! répondit l’autre. Quand ce monsieur est arrivé ici, il y a neuf mois, j’avais reçu l’ordre de le surveiller, ainsi que nous le faisons à l’égard de tout étranger. Je me suis attaché à ses pas, je l’entourai de toutes parts; mais sa conduite était si simple, ses relations si franches avec les Polonais comme avec les Russes, il me parut si inoffensif que je finis par le perdre de vue. Il semble pourtant que c’était un joli oiseau, — et c’est un autre qui l’a attrapé et qui va recevoir la récompense!... Voilà ce qui s’appelle ne pas avoir de chance. Fils de chien, va!... Quel malheur! quel malheur! »

Ces étranges doléances du pauvre diable qui avait manqué l’occasion de me perdre ne laissèrent pas de m’égayer un peu; toutefois les autres renseignemens retirés de ce colloque donnèrent une tournure plus grave à mes pensées. Je ne pouvais plus douter qu’on arrêtait beaucoup de monde à cause de moi; mais les noms qu’on venait de citer appartenaient à de si diverses catégories de mes connaissances que je vis là même une source d’espérance. On ne faisait donc que tâtonner, on saisissait à tort et à travers, et les soupçons montaient ou plutôt s’égaraient jusque sur M. Abaza!,.. A un autre point de vue, j’imitai le cynisme naïf de mon employé de police, et j’étais tout prêt à me réjouir de l’embarras dans lequel je mettais ce bon président de la chambre des finance. Si en effet les Russes que je connaissais allaient être impliqués dans l’enquête, l’affaire s’embrouillerait étrangement, et qui sait alors si mes complices ne bénéficieraient pas de l’innocence parfaite des autres, qui ne tarderait pas à éclater?...

A quatre heures de l’après-midi, je reçus la visite du gouverneur et du major Poloutkovskoï. On me représenta que ma position était des plus graves, et qu’il était de mon intérêt de faire les aveux les plus complets. Je persistai dans mes affirmations, je déclarai ne rien comprendre à ce qu’on voulait de moi, et je parlai d’écrire à l’ambassadeur anglais à Pétersbourg pour réclamer sa protection. « Vous voudriez donc quitter au plus vite Kamienieç? me répondit ironiquement le gouverneur; soyez tranquille, je vous en procurerai tous les moyens. »

Les mêmes interrogatoires eurent lieu les jours suivans, soit dans la maison du directeur de la police, où j’étais toujours détenu, soit chez le gouverneur, qui me faisait venir sous escorte; mêmes insistances pour me faire convenir de mon véritable caractère d’une part, même obstination de l’autre à garder le rôle que j’avais assumé. Les manières du gouverneur furent généralement froides, mais polies, parfois cependant ironiques et même emportées. « Vous avez beau vous dire Maltais et jouer la comédie, s’écria-t-il dans un de ses interrogatoires, nous savons bien que vous êtes de l’Ukraine, tel et tel ont avoué déjà vous avoir entretenu en polonais. » Il me nomma deux de mes coaccusés, les moins initiés à mon action, les moins fermes aussi; il me fit confronter à deux reprises avec eux. Ces entrevues furent des plus pénibles, et malgré les dénégations formelles que j’opposai aux dénonciateurs, je reconnus l’impossibilité de persister plus longtemps dans la voie suivie jusqu’ici. Les renseignemens sur mon compte arrivaient en effet chaque jour plus abondans et plus précis, et il devint évident pour moi qu’en prolongeant un jeu inutile je risquais d’aggraver la situation de mes complices; mais je voulais avoir pour témoins de mes confessions le plus grand nombre possible des accusés, afin qu’ils pussent se conformer à mes révélations et en bien connaître les limites : j’attendais une confrontation générale. Elle ne tarda pas à venir, et un soir, amené auprès du gouverneur, j’aperçus dans la salle un grand nombre de mes coaccusés, debout et rangés le long des deux murs. Le spectacle fut émouvant, je dirais qu’il avait même quelque chose de fantastique. Plusieurs n’étaient que de simples connaissances, d’autres étaient des complices, tous portaient sur le visage l’empreinte de la fatigue et de la souffrance. Après un certain temps passé comme à l’ordinaire en questions pressantes et en dénégations absolues, poussé à bout : «Eh bien, oui, m’écriai-je à haute voix et dans ma langue natale, je ne suis pas sujet britannique, je suis Polonais, né dans l’Ukraine, émigré après la révolution de 1831 et revenu ensuite ici. Je suis revenu dans le pays, parce que je ne pouvais plus supporter la vie de l’exil, parce que je voulais revoir la terre polonaise. Je suis rentré sous un nom supposé car je savais bien que je ne pourrais y rester sous mon nom véritable, et je voulais y rester à tout prix, tranquille, inoffensif, ne demandant qu’à respirer l’air natal. J’ai confié mon secret à quelques-uns de mes compatriotes en leur demandant aide et conseil; je ne leur demandais pas autre chose, et je n’avais rien d’autre à leur dire... » Malgré la conviction qu’ils avaient depuis longtemps, le gouverneur et le major Poloutkovskoï ne purent maîtriser une exclamation de surprise en m’entendant tout à coup m’exprimer en polonais; à mesure que je parlais, la figure du gouverneur s’épannuissait, il se frottait les mains, parcourait à grands pas la salle, et quand j’eus cessé, il s’approcha de moi avec un air bienveillant : il semblait me savoir gré d’avoir mis fin à une situation insoutenable. Après quelques questions insignifiantes, il donna l’ordre de m’emmener.

Revenu à la maison de police, et encore sous l’empire de l’excitation récente, j’y surpris étrangement tout le monde en parlant tout à coup polonais. J’interpellai dans cette langue le directeur, les employés, les gardiens. Je prenais un plaisir enfantin, fébrile, à user d’une liberté que je m’étais si longtemps interdite, et ainsi fis-je encore le jour suivant. Par une obstination qui tenait plutôt à une répugnance qu’à un calcul quelconque, je prétendais toujours ne rien comprendre au russe; mais quant au polonais je m’en donnai à cœur joie, et je semblai vouloir me dédommager en quelques heures de l’abstention de toute une année.

Ainsi finirent les préliminaires de mon enquête, et le lendemain le major Poloutkovskoï vint m’avertir de me tenir prêt à partir le soir même pour Kiow.

Ce fut par une belle et froide nuit d’hiver que je quittai Kamienieç. Je pris place dans une bonne et large calèche, à côté du major Poloutkovskoï; en face de nous, deux gendarmes se trouvaient assis, les armes chargées. Nous fûmes suivis par une seconde voiture, dans laquelle se trouvaient deux employés de la police secrète. Vu la saison et l’heure avancée (minuit), la ville était complètement déserte et sombre. En passant devant certaines maisons que je connaissais, et dont les habitans étaient liés à mon sort, je levai les yeux et j’y aperçus de la lumière. Étaient-ce des signes d’adieu, ou bien les indices de veilles pleines d’angoisse? Le tintement plaintif des grelots attachés, selon l’habitude russe, au timon de la voiture, traînée par trois chevaux, troublait seul le silence lugubre de la nuit. Moi aussi, je m’enfermai dans un silence complet, je m’adonnai tout entier à une voluptueuse tristesse, et je sus gré au major de n’interrompre le cours de mes pensées par aucune parole, pas même au moment des relais. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’il donna le signal de la conversation; elle ne roulait d’abord que sur la France, son administration, son régime communal, son agriculture, son commerce, tous sujets qui semblaient l’intéresser beaucoup. Peu à peu nous nous mîmes à parler de la politique et même de l’émigration, et j’eus lieu de constater la parfaite exactitude des renseignemens que mon interlocuteur avait pu recueillir sur nos partis, sur nos hommes, et même sur nos moindres publications. Je lui exprimai mon étonnement à cet égard, et il me répondit en souriant : « Nous sommes bien forcés d’apprendre toutes ces choses, et les moyens d’information ne nous manquent pas. » En général, le major, que j’avais eu déjà l’occasion d’étudier dans mes interrogatoires à Kamienieç, et que je devais retrouver plus tard dans la commission d’enquête de Kiow, se montra toujours froid, presque indifférent, mais homme bien élevé, poli et plein de convenance envers moi. Dans mes entrevues avec le gouverneur de Kamienieç, il n’avait jamais manqué de rappeler au calme le général Radistchev toutes les fois que celui-ci s’était laissé aller à des emportemens.

Un ressort de notre calèche s’étant cassé le soir de notre arrivée à Mohilow, je fus placé dans une kibitka avec les gendarmes, tandis que le major nous précédait dans une autre avec les employés de la police secrète, et nous fûmes emportés avec cette rapidité dont on ne saurait se faire une idée, à moins qu’on n’ait vu cette sorte de train en Russie. C’est alors que m’arriva un accident que je suis encore maintenant loin de pouvoir comprendre, et que je désespère bien plus de faire comprendre à mes lecteurs. A une des secousses que la kibitka, dans sa rapidité furieuse, épargne si peu au voyageur, je sentis comme quelque chose se briser à l’attache de ma tête, et une douleur aiguë et atroce dans le cerveau me fit pousser un cri sauvage de détresse, entendu même de la voiture qui nous précédait. Le major fit faire halte et demanda ce que j’avais. Je ne pus rien répondre, je sanglotai seulement. Il donna ordre de marcher au pas jusqu’à la station. Cela me soulagea beaucoup, mais au moindre choc mes souffrances infernales recommençaient: je poussais des cris en serrant ma tête dans les mains. Arrivé à la station, je ne pus descendre de la voiture. Honte et misère! je pleurai comme un enfant... Alors le major, qui avait hâte d’arriver à Braçlaw, me laissa sous la garde d’un des employés de la police et des deux gendarmes, en leur recommandant d’aller au pas. Nous continuâmes notre route; mais, au bout de quelques heures, mon compagnon, impatienté de la lenteur de notre marche, donna l’ordre d’aller plus vite. A peine les chevaux furent-ils lancés au galop, que mes douleurs devinrent d’une violence vraiment insupportable. Je me sentais devenir fou, et, averti par mes cris déchirans, mon surveillant commanda de faire halte. — Vous devez marcher lentement; si vous ne le voulez pas, brûlez-moi donc tout de suite la cervelle. Croyez-moi, si vous continuez le galop, je ne le supporterai pas plus de cinq minutes, je serai mort, et alors quelle sera votre position? — Je n’exagérais nullement; mes paroles, accentuées avec une conviction profonde, firent impression sur mon gardien. Nous continuâmes le reste de la nuit à marcher au pas, et, arrivés au point du jour à une station, il me fit même donner des traîneaux, quoique la route ne fût pas du tout couverte de neige; elle n’était que boueuse. Enfin à une heure après midi nous atteignîmes Braçlaw, où nous attendait déjà le major Poloutkovskoï. Mon état déplorable le toucha visiblement; il posa sa main sur mon bras, me regarda avec attention et me questionna sur le mal que j’éprouvais. Ce fut la première et la seule fois qu’il me montra une véritable compassion. Il me dit que les besoins du service rappelaient impérieusement à Kiow, mais que moi je resterais ici le temps nécessaire pour recouvrer un peu de force. Il me congédia bientôt, et, après avoir marché encore quelque temps, mon véhicule ’arrêta dans la ville, devant un édifice vaste et triste. On me fit descendre, les lourdes portes crièrent sur leurs gonds, et, après avoir traversé plusieurs sombres corridors, je me trouvai au milieu d’une petite chambre assez propre, et dont la fenêtre était munie de fortes barres de fer. Je me jetai sur la paillasse que j’aperçus dans un coin, en me couvrant de mon manteau. Quelques instans après, je reçus la visite du sous-préfet et d’un médecin, un Polonais, qui me questionna avec beaucoup d’intérêt, me prescrivit le repos et quelques médicamens. Je fus laissé seul avec les deux gendarmes. Le repos était en effet le seul remède à mes maux, dont je ne me ressentais en rien tant que je restais couché et tranquille. De longues heures se passèrent, quand tout à coup, au milieu d’un silence profond, j’entendis un cliquetis étrange que je ne pouvais pas d’abord m’expliquer. Je finis par distinguer le bruit des chaînes derrière le mur et dans les corridors. Je me trouvais donc dans une de ces grandes prisons appelées krepost. Quels étaient mes compagnons? De simples criminels, ou bien peut-être des détenus politiques, des compairiotes? Mon doute ne tarda pas à être éclairci. J’entendis des chants s’élever, sonores, répétés en chœur, entrecoupés par le bruit des fers. Les paroles étaient polonaises, la mélodie bien connue : Couché dans la crèche le divin enfant... C’était donc Noël[4], et les pauvres prisonniers, des compatriotes, entonnaient à minuit, d’après la coutume séculaire de notre pays, le vénérable cantique pour saluer la naissance du Sauveur! Vinrent ensuite les autres cantiques d’usage : Lange dit aux pasteurs... Ils accoururent à Bethléem,... etc. Ah! les chants de Noël, ces chants qui avaient bercé mon enfance et ma jeunesse, et que je n’avais plus entendus depuis douze ans, depuis que j’avais émigré! Après douze ans, je les entendais de nouveau, récités par de malheureux prisonniers et accompagnés du bruit des chaînes.

Deux jours après, pendant lesquels je fus plusieurs fois visité par le sous-préfet et le médecin, je me sentis très affaibli encore il est vrai, mais tout à fait délivré de mes maux de tête. Sur la demande de l’employé qui m’accompagnait, si j’étais prêt à continuer le voyage, je répondis affirmativement, car j’avais hâte d’arriver enfin à Kiow. Au moment de monter dans les traîneaux, j’aperçus dans la cour un régiment de soldats dont la tenue me parut si belle et si martiale que j’en fis la remarque au sous-préfet, qui se trouvait à mes côtés. « Ce sont, me dit-il, des soldats polonais de 1831 incorporés depuis dans l’armée du sud. » Voilà donc comment je devais me rencontrer de nouveau, après tant d’années, avec mes anciens compagnons d’armes ! Je ne pus m’empêcher de me découvrir devant eux et de leur crier à haute voix et en polonais : « Salut, camarades! — En avant! » s’écria tout de suite le sous-préfet, et les chevaux partirent comme une flèche.

A peine nous étions-nous éloignés de deux ou trois lieues de Braçlaw qu’une voiture vint à notre rencontre allant un train d’enfer, et s’arrêta en face de nous. J’en vis descendre un officier de gendarmerie qui, après avoir causé quelques instans et à voix basse avec mon compagnon, s’approcha de moi et m’annonça que j’étais désormais placé sous sa garde. C’était un jeune homme de vingt et quelques années tout au plus, très grand, très maigre, très serré, à la taille de guêpe, à l’air dur, hautain. Allemand de naissance, comme je l’appris depuis. La vue de cet homme me causa une sorte de malaise, et je me pris à regretter le major Poloutkovskoï. A un certain endroit, l’officier nous fit quitter la grande route, et nous descendîmes bientôt devant une maison isolée, un corps de garde à ce qu’il me parut, où l’on me mit des menottes. On me mena ensuite dans une hutte souterraine, espèce de forge où un soldat maréchal-ferrant parvint à grand’peine à rallumer le fourneau. L’officier, ayant tiré je ne sais d’où des chaînes, les tenait dans ses mains et les contemplait d’un œil curieux, même farouche. Ces fers étaient les plus détestables du monde, devenus rouges de rouille, composés seulement de deux larges barres reliées au milieu par un chaînon et ayant aux deux bouts deux anneaux pour entourer les pieds. Les apprêts finis, le soldat essaya les anneaux sur mes pieds au-dessous de la cheville, et je ne pus m’empêcher de pousser un cri de douleur, tant ils étaient étroits. L’officier dit seulement : «Allons, allons! » Mais quand on voulut souder définitivement, je retirai mes pieds, et je déclarai que je porterais plainte devant le gouverneur-général, si on n’élargissait pas les anneaux. Cela fit réfléchir l’officier : il ordonna d’obtempérer à ma demande; enfin on introduisit les tenons avec force outils et marteaux. Je souffrais beaucoup de ces anneaux, toujours trop étroits pour moi; je ne pouvais avancer d’un pas, d’autant plus que les chaînons rouilles empêchaient les barres de tourner. On me porta et on me hissa dans la voiture. Assez tard dans la nuit, et après avoir passé Bialo-Cerkiew, le traîneau où j’étais placé, arrivé sur une pente, donna sur je ne sais quel obstacle et versa. Les gendarmes furent jetés dehors. J’ignore ce que devint le cocher; quant à moi, privé de tout mouvement par les menottes et les barres, je fus précipité, et mes chaînes s’accrochèrent, je ne sais comment, à un des coins du véhicule. Ainsi attaché, je fus traîné dans la neige et la boue par les chevaux, qui continuaient leur course effrénée, me meurtrissant la poitrine, les coudes et les genoux; enfin je perdis toute connaissance. Revenu à moi, je me vis de nouveau installé dans le traîneau; tout était dans l’ordre, et l’officier, debout devant moi, me demandait si je souffrais beaucoup. Je ne répondis rien. Alors eut lieu une scène tout à fait russe. L’officier frappa du poing les pauvres gendarmes à cause de l’accident auquel il avait seul contribué en criant toujours d’aller plus vite; les gendarmes, remis en route, rendaient au cocher les coups de poing de l’officier, et celui-là se vengea sur les chevaux en les brutalisant avec fureur, au risque d’amener la répétition de l’aventure. Plus mort que vif, je regardai faire, et, — faiblesse de la nature humaine! — je n’avais plus qu’un seul sentiment, le sentiment de la peur devant un second accident. A chaque descente, au moindre choc, je fermais les yeux, j’étais pris de défaillance, et cependant je n’étais pas peureux de ma nature, ni de nerfs précisément délicats!... Le jour suivant, j’arrivai devant la forteresse de Kiow.


III.

Transporté sur les bras de quelques soldats, je fus déposé d’abord dans la salle du commandant de place, où je fus fouillé, inscrit sur les registres et pressé de questions auxquelles je ne sais ce que je répondis, car je n’avais conscience ni de mes actions ni de mes paroles. On me souleva ensuite, on me fit marcher à travers un nombre infini de pièces et de corridors; des soldats me soutenaient. On ouvrit une porte, j’entrai dans une cellule, et je tombai épuisé sur la paillasse. Avec moi étaient entrés quelques geôliers et un aide-de-camp. Celui-ci me demanda si je désirais quelque chose; je le priai alors de faire élargir les anneaux de mes chaînes ou changer mes fers; il me répondit qu’il n’avait pas de pouvoirs pour cela, mais qu’il ferait un rapport. On me laissa seul, et au bout de quelques momens je m’endormis. Je dormis vingt-cinq heures sans interruption, et je ne fus éveillé que par les gardiens, que ce sommeil si prolongé commençait à inquiéter. Bientôt après vint chez moi le colonel commandant de place, tout couvert de décorations; il me demanda en polonais comment je me portais, et quelle était la cause de ma maladie. Je le remerciai, mais je ne lui dis rien des accidens du voyage : à quoi bon me plaindre? Il me promit de m’envoyer du bouillon, et prit congé de moi par ces paroles : « Tâchez de vous restaurer; vous êtes très affaibli, et ici, dans notre prison, il faut avoir de la santé pour supporter diverses souffrances. »

J’étais affaibli en effet, mais je ne me ressentais plus du mal de tête infernal que je redoutais le plus. Je n’avais de douleur qu’à la poitrine, aux coudes et aux genoux, conséquences de l’accident, et ces douleurs, je devais les éprouver encore pendant des mois entiers. Je jetai un regard sur ma cellule; elle avait six pieds sur cinq, était assez haute, très négligée, malpropre, éclairée par une petite lucarne placée tout auprès du plafond, et grillée par des barreaux en fer au dedans comme au dehors. Au-dessus de moi, je lisais quelques noms péniblement inscrits sur le mur, entre autres celui de Rabczynski, que je devais retrouver plus tard en Sibérie. Pour tout ameublement, il n’y avait qu’une petite table, une chaise en bois ordinaire et un grand poêle en faïence. On m’apporta du bouillon et du pain; mais la difficulté de manger avec des menottes me causa une si grande irritation que je finis mon repas avant d’avoir apaisé mon appétit. Tout à coup la vue du pain qui était resté me suggéra une idée que je crus providentielle. Ce n’était certes pas la première fois que je pensais à Konarski[5], dont les souffrances étaient encore présentes à toute mémoire. Je savais que la faim avait été un des moyens de torture employés contre lui, et je n’étais pas du tout sûr de n’avoir point non plus à passer par la même épreuve. J’imaginai donc de me ménager une ressource pour ce cas extrême, et je cachai le pain derrière le poêle, tout en haut, dans un trou; ainsi fis-je les jours suivans avec le pain qu’on m’apportait. Je fus très heureux de ce magasin de biscuit que je me préparais pour les temps de disette.

Restauré un peu par le long sommeil et la nourriture, je devins plus sensible à une douleur cuisante que je ne pus d’abord m’expliquer; bientôt je m’aperçus que j’étais couvert de vermine : la paillasse, la chambre en étaient infectées, et les menottes ne me permettaient même pas d’y porter le moindre remède ! Je regardai autour de moi, et je vis deux yeux attachés sur moi : c’était le factionnaire qui montait la garde dans le corridor, et avait ordre de surveiller tous mes mouvemens par le vasistas de ma porte; mais j’eus beau appeler, il n’y fit aucune attention. Heureusement, le lendemain vint le général commandant de la forteresse, qui me fit transférer dans une cellule en face pour qu’on nettoyât ma chambre. Il ordonna aussi de me faire raser; mais quand je priai l’officier qui assistait à cette opération de me laisser mes favoris, je reçus cette réponse plus que déplacée : «Non, non, vous ne garderez que les moustaches, ce sera tout à fait à la polonaise ; les anciens Polonais ne portaient que la moustache. » Bientôt je retournai dans ma chambre, rendue à peu près propre. Ce qui ajoutait à mon bonheur et à ma gratitude envers le général commandant, c’est qu’il me fit ôter les menottes. Cela est étrange à dire, mais avec la liberté des mains je recouvrai littéralement toute la liberté et l’énergie de mon esprit, retendais continuellement mes bras, osant à peine croire à ma félicité; je me réjouissais comme un enfant délivré de ses langes.

Une semaine à peu près s’écoula sans apporter de changement notable dans ma position. La nourriture qu’on me donnait était saine et abondante, la chambre fut nettoyée chaque jour; mais le manque d’air, de mouvement et d’occupation m’avait complètement énervé. Les chaînes m’empêchant de marcher et même de me tenir seulement sur pied, je restais presque toujours couché sur la paillasse, et je ne me levais d’ordinaire que le matin pour m’agenouiller et réciter le Pater. Les nuits étaient longues et sans lumière, troublées seulement par le bruit lointain et sourd du marteau, alors qu’on ferrait ou déferrait quelques-uns des prisonniers. Bien qu’il fût défendu aux factionnaires et aux gardiens de m’adresser la moindre parole, je sus cependant bientôt que tous mes coaccusés de Kamienieç se trouvaient dans la même prison que moi, mais qu’ils habitaient d’autres corridors.

Un jour, vers midi, un grand bruit se fit à l’entrée de ma cellule, ma porte fut ouverte, et un homme parut devant moi en petite tenue de général, entouré de généraux et d’aides-de-camp, tous en grand uniforme, et qui se rangèrent respectueusement au fond du corridor. C’était un homme de haute stature, aux cheveux gris coupés en brosse, d’une figure ovale sans moustaches, aux yeux très perçans. La manche gauche de l’habit attachée à un des boutons de l’uniforme et indiquant le manque de bras m’apprit tout de suite que j’avais devant moi le gouverneur-général de Volhynie, Podolie et Ukraine, prince Bibikov[6]. Il ôta sa casquette, repoussa la porte sans la fermer, prit place sur la chaise, et me fit signe de me rasseoir sur la paillasse d’où je m’étais levé. Pendant tout l’entretien qui suivit, il parut très incommodé par l’air vicié de la cellule. Il se tournait de temps en temps machinalement vers la lucarne pour respirer. Il m’adressa la parole en français :

— Vous devinez peut-être qui je suis?

— Je crois avoir l’honneur de parler au gouverneur-général prince Bibikov.

— Vous vous nommez Piotrowski, vous êtes né en Ukraine, vous avez pris part à la révolte de 1831, vous avez émigré en France, et vous êtes revenu ensuite à Kamienieç sous le nom de Catharo?

— Oui, excellence.

— Vous prétendez n’être revenu que dans le désir de revoir le pays; mais après 1831 l’empereur a accordé une amnistie, pourquoi n’en avez-vous pas profité ?

— Je ne voudrais rien dire qui puisse déplaire à votre excellence; mais la manière dont cette amnistie fut pratiquée n’était pas de nature à nous encourager. Du reste, l’amnistie ne s’appliquait qu’aux sujets du royaume; les habitans des provinces détachées en étaient privés. Et puis, pour demander grâce, il faut avoir le sentiment d’avoir été coupable...

— Qui vous a donné le passeport anglais?

— Je l’ai trouvé dans la rue.

— Vous avez passé plus d’un mois en Hongrie; vous voyez que je suis bien renseigné sur vous. Pourquoi y êtes-vous allé?

— Pour faire perdre mes traces et pour abréger le voyage.

— Oh ! vous aviez bien d’autres raisons pour cela. Vous êtes membre de la Société démocratique?

— J’en faisais partie autrefois en effet, mais il y a bien longtemps que je m’en suis retiré.

— Vous êtes un émissaire de cette société?

— Non,

— Ainsi en venant ici vous n’aviez aucun but, aucune mission politique?

— Certainement non.

— Ce n’est pas par de telles assertions que vous améliorerez votre situation. Elle est, je ne vous le cache pas, bien mauvaise. Seuls, des aveux sincères et complets peuvent faire diminuer votre peine et vous mériter surtout l’indulgence de l’empereur. Vous avez connu Konarski?

— Non.

— Mais vous avez entendu parler de lui?

— Certainement, ainsi que de ses tortures.

— Votre situation est la même que celle de Konarski; la sincérité de vos aveux peut seule en diminuer les conséquences. Je ne veux pas juger vos sentimens; je veux seulement savoir qui vous avez connu à Kamienieç et dans la province. Je ne demande pas que vous me disiez ce que vous vous proposiez; dites-moi seulement qui vous avez connu.

— Mon Dieu, excellence, j’ai connu presque tout le monde à Kamienieç et dans les environs.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, vous le savez bien. Il s’agit des intimes.

— Il n’y avait pas d’intimes. J’ai pu révéler à quelques-uns ma nationalité et leur demander aide et conseil; mais vous comprendrez bien, excellence, que je ne dois pas les nommer.

Après quelques momens de silence, le prince Bibikov reprit: — Je ne comprends pas pourquoi ; les Polonais et les Russes devraient- ils se nuire et se haïr éternellement? Nous sommes tous des Slaves, rapprochés par l’origine, par la langue et les mœurs; nous devrions être unis et marcher ensemble. Celui qui pense autrement ne comprend pas le véritable intérêt des deux nations.

— Je suis complètement de votre avis, excellence : aussi n’avons-nous aucun sentiment de haine contre la nation russe ; mais nous voulons être libres, et quant au gouvernement...

— Je n’ai pas le temps de discuter avec vous. Je vous le répète, votre situation est très critique, mais vous pouvez l’améliorer sensiblement en faisant des aveux sincères. Je ne vous promets pas la liberté complète et tout de suite: je ne promets jamais ce que je ne saurai tenir, mais je puis intercéder auprès de l’empereur pour qu’il vous accorde la grâce de servir dans l’armée du Caucase. Les Polonais, comme tous les Slaves, sont courageux et braves ; vous êtes jeune encore, vous ne manquez pas d’intelligence, vous pourrez bien vite devenir officier, et alors votre carrière ne dépendra plus que de vous-même. »

Il prononça ces paroles en se levant d’un ton haut et ferme, puis il ajouta avec une certaine douceur : « Du reste, je ne vous demande pas vos secrets; dites-moi seulement les noms des personnes que vous avez connues; je n’ai pas besoin de savoir ce que vous leur avez confié, je ne demande simplement que les noms, et je n’exige pas non plus que vous me les disiez tout de suite. Vous êtes affaibli et sous des impressions encore trop récentes et trop vives. Quand vous voudrez me parler, faites-moi prévenir par l’aide-de-camp du jour. En attendant, faites-moi une note et mettez par écrit votre biographie... » Il me fit un léger salut, et en sortant il s’arrêta sous la porte et dit à haute voix : « Qu’on lui ôte les chaînes. »

Quelques minutes après, le colonel commandant de place vint avec un maréchal-ferrant pour me débarrasser de mes fers, et ce fut là le seul avantage que je retirai de la visite du gouverneur-général; mais l’avantage était grand, et je lui en sus gré de tout mon cœur. Depuis mon départ de Kamienieç, je n’avais pu ôter mes bottes ! Mes jambes étaient meurtries, et pourtant je marchai toute la journée dans ma chambre, et je prenais presque du plaisir à la douleur que j’en ressentais, car elle me prouvait que mes pieds étaient libres.

Plusieurs semaines se passèrent, quand un soir, assez tard dans la nuit, quelque chose qui n’était pas encore entré dans ma cellule y apparut : une lumière. Un aide-de-camp, accompagné de quatre soldats, m’ordonna de me lever et de le suivre. — Le moment de l’exécution serait-il venu? pensai-je, et je jetai un regard d’adieu à ma cellule. Soutenu sous les bras par les soldats, je traversai la grande cour de la prison : la neige criait sous nos pas; la nuit était très sombre; l’air vif et pur, auquel je n’étais plus habitué, me coupait la respiration et me faisait pourtant un bien indicible; j’éprouvai, si j’ose m’exprimer ainsi, une volupté aiguë à humer les fraîches bouffées du vent, tout en croyant que j’allais à la mort. On m’emmena dans une grande salle faiblement éclairée. Des officiers de divers grades étaient assis autour d’une grande table ronde couverte de drap vert. Ils fumaient des cigares, causaient à haute voix et riaient parfois. C’était la commission d’enquête. Parmi ces officiers, je reconnus avec une véritable joie le major Poloutkovskoï, et pourtant c’était lui qui m’avait arrêté ! Un monsieur en habit noir et qui présidait la commission me fit signe de m’approcher : c’était le conseiller intime et membre de la troisième section du cabinet de l’empereur (police secrète) Pissarev, l’alter ego du prince Bibikov, l’homme dont le souvenir terrible ne s’effacera pas de longtemps dans les provinces détachées. Il me permit de m’asseoir à côté de lui et commença l’interrogatoire en français, et sur un ton très affable. C’étaient, quoique beaucoup plus détaillées, les mêmes questions que m’avait adressées le prince Bibikov; j’y fis les mêmes réponses, et tel fut le caractère de tous les interrogatoires suivans, assez nombreux, que j’eus à subir devant la commission d’enquête.

Comme j’étais noble, je trouvai un jour à une des séances de la commission le maréchal de la noblesse de la province; c’était une exigence de la loi. Il avait l’air souffrant, ne remplissait évidemment qu’une pénible formalité, et m’adressa seulement quelques questions en polonais sur mes relations de famille. Du reste, tous ces messieurs de la commission me parlaient presque toujours sur un ton convenable malgré les fréquentes dénégations et le silence plus fréquent encore que j’opposai à leurs demandes. Une fois même le président me dit : « Le temps doit vous paraître bien long en prison, voulez-vous des livres? Je mets ma bibliothèque à votre disposition. Préférez-vous des romans ou des voyages? — Si vous pouviez me donner une Bible ! — Une Bible ! répondit-il en me regardant d’une manière étrange, ma foi, je n’en ai pas, mais je puis vous en procurer une... » Il m’envoya en effet une Bible, et je ne fus plus seul.

Ceux de mes compatriotes auxquels les deux noms du prince Bibikov et de M. Pissarev rappellent la désolation de tant de familles, les larmes et le sang de tant de nobles victimes, trois provinces opprimées et pressurées par la plus hautaine et la plus rapace des tyrannies, ceux-là seront sans doute étonnés et peut-être même choqués de ce que je viens de dire ici. Tels furent cependant leurs procédés à mon égard; je dois aussi déclarer qu’on n’a jamais non plus essayé sur moi ces moyens de torture auxquels ont été soumis tant de Polonais dans les prisons russes, et même plus d’un, hélas! de mes coaccusés. Une ou deux fois, il est vrai, on me menaça d’y recourir contre moi, mais l’exécution ne vint jamais.

L’enquête se poursuivait cependant, et bientôt je reçus la permission de me promener chaque jour durant une heure dans le corridor, dont on eut soin d’éloigner pour ce temps tout être vivant, excepté deux factionnaires. Le corridor était étroit, sombre et humide, mais je pouvais satisfaire au besoin impérieux de l’exercice; je pus aussi m’entretenir parfois à la dérobée avec une des deux sentinelles. Quand ces soldats étaient des Polonais (et il y en avait souvent, même de ceux qui avaient servi dans notre armée en 1831), ils me témoignaient beaucoup plus de compassion, mais gardaient aussi une bien plus grande réserve. Les soldats russes étaient plutôt poussés par la curiosité, et ce qui m’étonna surtout, ce fut que beaucoup parmi eux me demandèrent si je n’avais pas vu à l’étranger le grand-duc Constantin[7] ; ils croyaient fermement qu’il était vivant, en France ou en Angleterre, et qu’il reviendrait les délivrer de Nicolas. Je dus cependant renoncer à la véritable jouissance que me procuraient ces entretiens avec les sentinelles. Un factionnaire surpris un jour par le geôlier à causer avec moi fut emmené pour recevoir soixante coups de verges, et je pus entendre les cris déchirans du pauvre supplicié.

Je dois aussi dire quelques mots de mes voisins, ceux qui habitaient les cellules à côté ou en face de la mienne. Mes coaccusés étaient détenus dans une autre partie de la prison, et je n’avais aucune communication avec eux; une fois seulement j’entrevis de loin un d’entre eux, le bon et loyal juge Zawadzki, et je pus à peine le reconnaître : cet homme, autrefois fort et très corpulent, n’était plus qu’un squelette. Mes voisins du corridor, n’étaient pas des criminels politiques. L’un d’eux, un soldat nommé Toumanov, attendait dans les fers la peine de quatre mille coups de verges qu’il devait subir pour insubordination envers son supérieur. Il n’avait aucune peur de l’exécution, comptait sur sa « peau dure, » maudissait le tsar, les officiers et son sort, et chantait très souvent, surtout un air commençant par ces paroles : Allons saccager la Pologne!... Quand le moment de son exécution fut venue, les geôliers l’obsédaient de plaisanteries atroces. « Allons, allons, Toumanov, le diable te recevra aujourd’hui, car tu ne supporteras pas la chose. » Le malheureux répondit avec force jurons : « Et moi je vous dis que je la supporterai et que je boirai encore un coup avec vous avant d’aller en Sibérie, où je serai mieux qu’au service du tsar. » J’appris cependant de ces mêmes geôliers qu’après deux mille coups de verge il tomba exténué sur la neige, qui se rougit de son sang, et fut emporté presque mort à l’hôpital, quitte à recevoir le reste de sa peine, s’il en revenait.

Le second de mes voisins était un paysan du gouvernement de Poltava, de petite stature et d’une grande force musculaire; il s’était dérobé au service militaire en menant une vie sauvage dans les forêts et y avait tué plusieurs hommes. Lui aussi, au moment où on l’emmenait au supplice (il était condamné au knout, puis aux travaux forcés pour toute sa vie), répondait aux hideux lazzis des geôliers par la protestation qu’il n’aurait pas peur. — Le troisième voisin, également chargé de fers, était un jeune et beau soldat qui, en marche avec son bataillon, s’était arrêté dans un village et y était resté toute une semaine, « ensorcelé par une fille. » Le pauvre garçon s’était constitué volontairement prisonnier; il attendait son jugement. D’un caractère doux et bon, il avait l’habitude de chanter un air dont la mélodie, quoique monotone, était pourtant si suave, si plaintive, que je ne pus jamais l’entendre sans une vive et profonde émotion. Des tons si purs ne pouvaient partir d’un cœur mauvais. Quand il eut quitté la prison, je ne pus savoir ce qu’il était devenu; je regrettais la plainte mélodieuse qui m’avait tant de fois charmé.

Sa cellule fut bientôt occupée par un sous-officier qui, reconnu coupable d’avoir mis le feu à un magasin de fourrage confié à sa garde pour faire disparaître un certain déficit, était devenu fou. Sa folie d’ordinaire était paisible; il parlait continuellement, se préparait à la mort, et exhortait sa maîtresse absente à placer sur sa tombe une croix noire dont il prescrivait minutieusement la forme et les ornemens. Une autre fois il se plaignait qu’un cousin l’avait piqué et lui avait sucé tout le sang, en ne laissant que de l’eau. On fit venir un pope, qui récita force prières pour l’exorciser. A la fin, le prisonnier lui barra le chemin. Le psautier dans une main, le crucifix dans l’autre, il lui répétait sans cesse : « Petit père (batiouchka), je te casserai la tête, si tu ne me donnes pas tout de suite la sainte communion. » Le pope manœuvra adroitement pour arriver à la porte en lui assurant qu’il allait chercher le ciboire, puis il se sauva d’un bond en abandonnant le crucifix et le psautier. Le lendemain, le général gouverneur de la citadelle se fit ouvrir la cellule du fou, mais resta dans le corridor. Le prisonnier, debout sur le seuil, lui faisait signe d’entrer : «Venez, excellence, j’ai quelque chose à vous dire à l’oreille; » mais son excellence fut plus prudente que le pope. Bientôt vinrent des soldats : ils garrottèrent et lièrent le pauvre fou pour l’emporter à l’hôpital. Pendant tout le trajet, il ne cessait de crier avec fureur : « Petit père, donne-moi la communion. »

A sa place nous arriva ensuite un Circassien, un guerrier libre du Caucase, qui, fait prisonnier et employé aux travaux de la forteresse, avait essayé de s’évader avec deux de ses compatriotes et compagnons d’infortune. Poursuivis par les soldats, ils se défendirent longtemps avec leurs pelles, leur unique arme; l’un réussit à s’enfuir, l’autre fut transpercé d’un coup de baïonnette, le troisième tomba dans les mains des soldats, et ce fut celui-là même qui devint mon vis-à-vis. On le disait « prince des montagnes. » Les mains et les pieds enchaînés, il était presque toujours assis sur sa couche, silencieux, sombre et le regard plein de fierté. Je ne manquai jamais de le saluer avec respect toutes les fois que, traversant le corridor, je passai devant la lucarne de sa cellule.

En attendant, des semaines et des mois s’écoulaient; aux froids d’hiver avaient succédé les chaleurs torrides de juillet. L’air étouffant de ma prison me causa une irritabilité nerveuse extrême, qui éclatait à la moindre contrariété. La nuit, je ne pouvais dormir, et j’ai oublié de noter une souffrance permanente de ma captivité dont l’intensité ne saurait être appréciée par ceux qui n’ont pas été à même de l’éprouver personnellement; je veux parler de la consigne qu’avait le factionnaire de surveiller constamment toutes mes actions par la lucarne de ma porte. On ne saurait s’imaginer la torture indicible de l’homme se voyant et se sachant épié dans le moindre de ses mouvemens. Cet œil étranger, impassible et implacable que vous rencontrez à chaque instant, cet œil qui vous poursuit partout et toujours, vous fait l’effet d’une infernale providence. Je renonce à faire comprendre le sentiment du prisonnier qui, dès qu’il s’éveille le matin, voit de sa couche ces deux yeux braqués sur lui comme deux stylets. Le croirait-on? Dès le matin, je soupirais après la nuit, après cette nuit sans lumière qui était pourtant bien longue, mais qui me mettait au moins à l’abri de ces deux yeux. Parfois impatienté et hors de moi, je m’approchais de la lucarne pour opposer mon regard fiévreux à ces deux yeux persécuteurs, et je riais comme un sauvage quand je les forçais ainsi de se détourner pour un moment.

C’est dans cet état d’irritation extrême que je reçus un jour la visite d’un aide-de-camp accompagné d’un employé, du geôlier et de quelques soldats. Il me dit de me lever et de me déshabiller. « Mais j’ai déjà quitté mes habits. — Non, il faut que vous ôtiez votre chemise. — Et pourquoi cela? — J’ai ordre de prendre votre signalement complet et de noter toutes les marques de votre corps. — Mais c’est quelque chose de barbare, de sauvage; la description du visage doit vous suffire. — L’ordre est précis, je vous prie de vous déshabiller. » Il fallut se soumettre.

Si j’avais été plus au fait des us et coutumes de la procédure russe, cette mesure aurait pu m’éclairer sur le genre de peine auquel j’allais être condamné, aussi bien que sur l’approche imminente de l’arrêt, car ce sont là les préliminaires de la déportation. Toutefois j’étais si loin de m’en douter, que même quand, quelques jours plus tard, on vint me mander auprès de la commission d’enquête, je croyais encore aller au-devant de l’un de ces interminables interrogatoires qui m’étaient déjà devenus si familiers. La solennité inaccoutumée de l’assistance me fit cependant tout de suite pressentir quelque chose d’extraordinaire, et bientôt on me lut en effet l’arrêt de mon jugement. L’arrêt, longuement et minutieusement motivé, concluait à la peine de mort, commuée par le prince Bibikov en celle des travaux forcés en Sibérie à perpétuité. J’étais en outre dégradé de la noblesse, et je devais faire le voyage chargé de chaînes. Après m’avoir fait la lecture de ce document, on m’ordonna d’écrire au bas ces mots : « Entendu l’arrêt, 29 juillet (v. s.) 1844. Rufin Piotrowski. » De là je fus conduit chez le commandant de place, où je dus prendre les vêtemens de voyage et soumettre mes pieds aux fers. Horreur! on me représenta les mêmes barres rouillées qui avaient fait mon supplice pendant le voyage de Kiow. J’eus beau prier et supplier le commandant de place de me faire donner d’autres chaînes; il n’y voulut consentir. Tout ce que je pus obtenir de lui, c’est qu’il donnât l’ordre aux gendarmes qui devaient m’accompagner de faire élargir les étroits anneaux à l’une des prochaines stations. On ne me permit pas non plus de revoir ma cellule ni mes compagnons du corridor, et on me fit descendre dans la cour, où m’attendait une kibitka attelée de trois chevaux. J’y pris place entre deux gendarmes qui avaient leurs armes chargées. Les portes de la forteresse se fermèrent derrière cette kibitka, et devant moi s’ouvrait la route de la Sibérie.


JULIAN KLACZKO.





SOUVENIRS
D’UN SIBÉRIEN

II.
LA DÉPORTATION ET LA VIE D’EXIL EN SIBÉRIE.


I.

C’est un des principaux privilèges de la noblesse en Russie d’être exempte des châtimens corporels, et, en cas de déportation, du voyage à pied et par convoi. Cela n’empêche pas l’application de la torture aux détenus politiques, même nobles, pendant l’enquête ; mais l’arrêt définitif est en général conforme à la loi, et ce n’est que très rarement qu’on y déroge, comme on l’a fait pour le prince polonais Roman Sanguszko. Il est vrai que l’empereur Nicolas avait ajouté de sa propre main à la sentence, quant au mode de voyage du prince Sanguszko, le mot à pied. Grâce donc au hasard de ma naissance, je ne connus pas les aggravations ordinaires d’une condamnation telle que la mienne[8], et qui sont le knout ou leplète et le trajet « par convoi ; » mais comme un grand nombre de mes compatriotes ont subi ces châtimens, comme moi-même aussi je devais rester sous le coup de ces peines une fois arrivé à destination (alors cessaient mes droits de noble d’après l’arrêt), je donnerai quelques détails précis sur ce triste sujet.

Le knout est une longue et étroite lanière recuite dans une espèce d’essence et fortement enduite de limaille métallique. Ainsi préparée, la lanière acquiert une dureté et une pesanteur extrêmes ; mais avant qu’elle ne se durcisse, on a soin de replier sur eux-mêmes les bords amincis à dessein, et qui forment de cette façon une rainure s’étendant dans toute la longueur de la courroie, à l’exception toutefois de l’extrémité, laissée souple pour qu’elle puisse s’enrouler autour du poignet de l’exécuteur ; à l’autre bout est fixé un petit crochet en fer. S’abattant sur le dos nu du patient, le knout tombe de son côté concave sur la peau, que les bords de l’instrument coupent comme un couteau ; la lanière ainsi incrustée dans les chairs, l’exécuteur ne l’enlève pas, mais la tire à lui horizontalement, ramenant au moyen du crochet et par longues bandelettes les parties détachées. Si le bourreau n’est pas gagné et fait consciencieusement son métier, le supplicié perd toute connaissance après le troisième coup, et quelquefois il expire dès le cinquième. Un oukase de Pierre le Grand a fixé le maximum des coups à cent un ; mais on va rarement à cette limite, à moins qu’on ne veuille amener la mort. Notons aussi une singularité de la loi russe, qui veut que le chiffre de coups de knout soit toujours impair. L’échafaud sur lequel le patient est placé s’appelle en russe une cavale (kobyla) : c’est une planche inclinée sur laquelle on attache l’homme, le dos nu ; la tête étant fortement appuyée sur le bord supérieur, les pieds sur le bord inférieur, et les mains liées embrassant la planche, tout mouvement devient impossible. Après avoir appliqué le nombre de coups prescrit, on détache le malheureux et on lui fait subir à genoux le supplice de la marque. Ce sont les lettres vor (voleur, malfaiteur), taillées en pointes de fer sur une estampille que le bourreau lui enfonce dans le front et les deux joues. Pendant que le sang coule, on enduit les plaies d’une essence noire, dans la composition de laquelle entre de la poudre de chasse. Ces plaies guéries, la marque prend une teinte bleuâtre et reste toute la vie. Autrefois, après avoir ainsi marqué l’homme, on lui arrachait encore les narines avec un instrument de fer ; mais un oukase des derniers temps d’Alexandre Ier a définitivement aboli ce surcroît de barbarie. J’ai cependant rencontré en Sibérie plus d’un condamné aussi hideusement défiguré ; tous appartenaient à l’époque antérieure à la publication de l’oukase. Quant à ceux qui portaient sur leur visage la triple inscription de vor, j’en ai vu en Sibérie un nombre incalculable. Je crois cependant que les femmes ne sont pas passibles de ce châtiment, et je n’en vis aucune qui portât la triple marque.

Le plète, qu’on confond si souvent et à tort avec le knout, est un instrument de supplice moins terrible. Ce sont trois fortes lanières terminées au bout par des balles de plomb ; l’autre extrémité s’enlace autour du bras du bourreau. D’après la loi, l’instrument doit peser de cinq à six livres. Quand il tombe sur le dos nu du patient, il le frappe comme d’un triple bâton. Il n’arrache pas les chairs, comme le knout ; mais la peau se fend sous les coups, qui lèsent la colonne vertébrale et les côtes, et parfois même, à ce qu’on m’a dit, détachent les viscères de leurs parois. Ceux à qui les coups de plète ont été infligés en très grand nombre sont ordinairement atteints de phthisie. Pour se donner plus de force, le bourreau prend un élan, court et ne frappe du knout ou du plète qu’en arrivant près de la cavale. J’ai dit qu’on pouvait gagner le bourreau : dans ce cas, il fait en sorte de ne point appuyer sur l’instrument le petit doigt de la main, et cela suffit pour amortir la force du coup, sans que l’attention de l’officier soit éveillée ; le lecteur peut en faire l’expérience avec un bâton. Si le nombre de coups toutefois doit être considérable, on achète le bourreau pour qu’il donne de toute sa force les premiers coups en les dirigeant de préférence sur les côtes, de manière à mettre un terme plus prompt à la vie et aux douleurs du condamné.

Un troisième genre de châtiment est celui du défilé[9]. Il est ordinairement réservé aux soldats ; cependant beaucoup de mes compatriotes l’ont subi après des condamnations politiques. Pour l’infliger, on prend de longues baguettes fraîchement coupées, qu’on fait tremper quelques jours dans l’eau pour les rendre plus souples. Des soldats se rangent sur deux files à une assez grande distance l’un de l’autre, afin qu’ils puissent frapper de toutes leurs forces sans se gêner réciproquement. Le condamné, nu jusqu’à la ceinture, passe entre les rangs ; ses mains sont attachées devant lui à un fusil dont la baïonnette s’appuie sur sa poitrine ; la crosse est tenue par un soldat qui le conduit. Il marche lentement, recevant les verges sur le dos et sur le cou ; quand il tombe évanoui, on le relève. Un oukase de Pierre le Grand fixe le maximum des coups à douze mille ; mais il est rare qu’on dépasse deux mille en une fois, à moins qu’on ne veuille « faire un exemple. » Ordinairement, après deux mille coups, on porte le patient à l’hôpital, et quand il y est guéri de ses blessures, il subit le reste de sa peine.

C’est après avoir recouvré un peu de force et de santé dans l’hôpital militaire que le patient est expédié à l’un des divers chefs-lieux de l’empire. Là, un certain nombre de condamnés étant réunis, on les classe selon la peine prononcée, c’est-à-dire soit la simple déportation (possilenié), soit les travaux forcés (katorga) ; ainsi classés, on les divise par convois (partyé) de deux cent cinquante individus au plus, de cent au moins. Les convois formés s’ébranlent pour la Sibérie, et le temps qu’ils mettent à faire la route est un des plus grands supplices de cette triste destinée. Le voyage par exemple de Kiow jusqu’à Tobolsk dure toute une année, et si le convoi a une destination plus lointaine, par exemple les mines de Nertchinsk (gouvernement d’Irkoutsk), alors le trajet prend plus de deux années. Les condamnés aux travaux forcés sont placés sous une plus forte escorte et une surveillance plus sévère que les déportés ; on en forme d’ordinaire des convois séparés. Ces caravanes, que j’ai rencontrées souvent dans ma triste traversée, s’acheminaient dans l’ordre suivant : en tête chevauchait un cosaque au pas, complètement armé et la lance au poing ; venaient ensuite des hommes enchaînés seuls ou attachés deux à deux par les mains ou par les pieds ; après eux, il y en avait près d’une vingtaine attachés par les poignets des deux côtés d’une longue barre de fer ; d’autres étaient attachés de la même façon, et avaient de plus les pieds enchaînés ; les femmes, au moins celles que j’ai vues, ne portaient pas de fers. Des deux côtés du convoi marchaient des soldats, les armes chargées, tandis que des cosaques cavalcadaient librement tout autour. Après les prisonniers, dans la première voiture, se trouvait l’officier commandant le convoi, la tête baissée et fumant la pipe. Les autres voitures portaient les bagages et les malades ; ces derniers avaient au cou un carcan qui les enchaînait à un poteau fixé dans le véhicule.

Mon cœur se serrait toutes les fois que je rencontrais un pareil cortège ; le spectacle des femmes surtout était navrant. Un silence morne régnait d’ordinaire dans ces groupes, et il n’était troublé que par le bruit sourd des fers. Sans doute c’étaient généralement de véritables malfaiteurs, le rebut de toute société ; mais qui me disait qu’il n’y avait pas aussi parmi eux quelques innocens, des criminels politiques, des compatriotes ? Depuis, dans mon séjour sur les bords de l’Irtiche, j’eus pour compagnons deux déportés politiques comme moi, Siésiçki et Syczewski, qui avaient fait le voyage à pied et par convoi ; ils m’ont informé des moindres détails de cette marche. C’est ainsi par exemple qu’en dormant, aucun de ces malheureux ne peut remuer sans éveiller ses compagnons attachés à la même barre, sans leur causer même une vive douleur, si le mouvement est un peu brusque, comme cela d’ordinaire arrive pendant le sommeil. Au moment des haltes et des repas, tous les prisonniers s’accroupissent en cercle, tandis que les soldats les surveillent à pied et que les cosaques font le tour à cheval. La colonne marche deux jours de suite, se repose le troisième, et à cet effet, dès Nijni-Novgoiod où les villages deviennent rares, on a construit exprès et à des intervalles calculés, des maisons pour abriter les convois pendant les jours de repos ; ces bâtimens, longs, peu élevés (ils n’ont qu’un étage), s’étendant au milieu de plaines désertes et ne s’animant que de temps en temps, font un étrange effet. Des corps de garde sont en outre établis à distances inégales dans tout le parcours, depuis Kiow et Smolensk jusqu’à Nertchinsk ; dans chacun de ces corps de garde se trouve un officier avec un nombre de soldats suffisant pour remplacer l’escorte qui arrive. L’officier est responsable des prisonniers et a sur eux un pouvoir discrétionnaire ; il peut les punir de la bastonnade, des verges et du plète : les abus sont donc inévitables. Disons-le cependant à l’honneur de l’humanité, beaucoup de ces officiers, loin d’user avec cruauté de leur pouvoir dictatorial, se montrent souvent pleins de ménagemens et de compassion pour les malheureux qu’ils sont chargés de conduire. Au temps des grands froids ou des débordemens des fleuves sibériens (de la fin de mai jusqu’à la mi-juin), les colonnes s’arrêtent à l’étape où elles se trouvent. Les expéditions sont réparties de telle sorte que chaque semaine un convoi arrive à Tobolsk, tandis qu’un autre le quitte pour continuer sa route, car à Tobolsk réside la commission dite des déportés, qui assigne à chacun sa destination définitive selon le besoin des travaux publics et les convenances locales. On calcule que le nombre des déportés s’élève chaque année à peu près à dix mille.

Il faut que je note encore un détail qui m’a été raconté par ce même Siésiçki dont j’ai déjà parlé. Le convoi dont il faisait partie fut rencontré près de Moscou par le duc de Leuchtemberg et sa femme, la grande-duchesse Marie. La fille de Nicolas, en apprenant que dans cette colonne se trouvaient des Polonais condamnés politiques, se les fit désigner, et resta une heure à les regarder ; elle ne prononça pas une parole, mais s’essuyait continuellement les larmes qui lui coulaient des yeux. Le duc de Leuchtemberg s’approcha de Siésiçki, s’informa de son nom, et lui dit qu’il demanderait sa grâce à l’empereur. L’a-t-il oublié ou ne l’a-t-il pas osé ? Ce qui est sûr, c’est que j’ai trouvé bien longtemps après Siésiçki en Sibérie et que je devais encore l’y laisser.


II.

Rencontre étrange ! Emporté par la kibitka vers « le pays d’où l’on ne revient plus, » forçat désigné allant au-devant d’une destinée amère, il me fut cependant donné de contempler des infortunes bien plus grandes que la mienne ; je pus de temps en temps me mirer dans ces convois que je dépassais et me trouver heureux ; bien plus, je dus me dire que je n’avais évité ce dernier degré de misère et d’opprobre que grâce au privilège, ce privilège de naissance que mes convictions répudiaient et que le tsar maintenait, même en ma faveur ! Comparé au sort de ce troupeau de damnés, le mien était certainement de beaucoup plus supportable : j’étais sûr d’arriver rapidement, trop rapidement, à ma destination ; je n’étais point rivé à des malfaiteurs et à des parricides, et j’avais les mains libres. Les étroits anneaux de mes fers me faisaient seuls souffrir, et je ne rougis pas d’en parler. La douleur était vraiment grande ; mais à force de prières j’obtins des gendarmes que les maudits anneaux fussent élargis à une des stations, ce qui du reste n’était que conforme aux instructions qu’ils avaient reçues à Kiow. D’abord mes gardiens s’étaient refusés obstinément à tout essai de conversation que je voulais engager ; ils me répondaient qu’il leur était défendu de m’adresser la parole. Toutefois le commerce continu et prolongé finit par les humaniser ; bientôt nous causâmes librement, et nous bûmes ensemble plus d’un verre de cette eau-de-vie russe dont j’ai su apprécier alors les qualités fortifiantes et salutaires. Mes deux surveillans n’avaient pas certes mauvais cœur, et ils étaient plus embarrassés que joyeux de leur mission. Un jour que, tombé malade à la suite de fatigue et de souffrance, j’étais couché dans une station, je surpris entre eux la conversation suivante : « Nous sommes bien malheureux ; si nous n’arrivons pas à Omsk au jour fixé, nous serons punis des verges, et si nous le pressons trop et qu’il en meure, nous serons punis également, Nous sommes bien malheureux ! » La crainte de ma mort ou de mon suicide les obsédait sans cesse ; sur les bacs, quand nous eûmes des rivières à traverser, ils s’emparaient de mes deux bras de peur que je ne me jetasse à l’eau ; pendant les repas, ils me donnaient la viande coupée en petits morceaux, après en avoir retiré soigneusement les os, et je la mangeais avec une cuiller.

Sans être absolument cruels, les gendarmes se montrèrent pourtant d’une indifférence étonnante quant à ma triste position. Dans le colloque, par exemple, que je viens de citer, ils faisaient abstraction complète de moi comme homme, comme créature de Dieu souffrante et malheureuse : je n’étais pour eux qu’un dépôt dangereux dont il était utile de se délivrer au plus vite, et ils ne s’attendrissaient que sur eux-mêmes. Ce n’est pas chez eux seuls que j’eus lieu de constater une telle charité trop bien ordonnée, un si triste endurcissement aux maux d’autrui. À un de nos relais dans les monts Ourals, le nouveau postillon, grand et rude gaillard, s’approcha de moi et me demanda : « Vous êtes Polonais ? Combien de kibitka vous suivent ? — Mais aucune. — Aucune ? À d’autres. Dès qu’une kibitka paraît avec un Polonais, on peut parier que ça ne finira pas. Ça pullule, ces Polonais, et je ne sais vraiment comment cela ne s’épuise pas… »

Toutefois je serais singulièrement injuste et ingrat si je ne déclarais que de pareilles sorties étaient rares, tout à fait exceptionnelles ; elles tranchaient même sur la manière générale dont me traitaient les gens du pays. Oui, le peuple se montra pour moi partout plein de compassion, de sollicitude même ; une fois entré dans la Grande-Russie, et à mesure que j’avançais dans l’intérieur, je ne cessai de recevoir des marques non équivoques de pitié et de sympathie. Combien de fois ne fus-je pas poursuivi par des voyageurs, par des dames surtout, qui voulaient à toute force me faire accepter des dons d’argent ! Combien de fois n’ai-je pas vu aux haltes des jeunes filles s’arrêter, me regarder avec tristesse et même s’essuyer les yeux ! Un riche marchand, au retour de la foire de Nijni-Novgorod, m’offrit avec une véritable insistance une somme de deux cents roubles. « Ce n’est rien pour moi, et cela peut devenir d’une grande utilité pour vous. » Si j’ai cru toujours devoir refuser de pareils dons, qui du reste m’auraient été sans doute repris par les autorités russes, j’acceptai en revanche, sans hésitation et avec reconnaissance, les alimens et les boissons que les habitans m’apportaient de toutes parts. Rarement le maître de poste manquait de m’offrir soit du thé, soit de l’eau-de-vie, aux stations où je m’arrêtai, et sa femme ou ses filles de me présenter des gâteaux, du poisson sec ou des fruits ; les voisins s’empressaient de faire de même. À une de ces stations, non loin de Toula, je vis arriver un employé en uniforme qui m’offrit timidement un petit paquet enveloppé dans un foulard en me disant ces paroles : « Acceptez cela de mon saint. » Je ne le compris guère, et, la vue d’un uniforme ne me prévenant pas en sa faveur, je fis un geste de refus. « Vous êtes Polonais, me dit-il en rougissant un peu, et vous ne connaissez pas nos usages. C’est le jour de ma fête, et à pareil jour c’est surtout un devoir pour nous de partager avec les malheureux. Acceptez donc, de grâce, au nom de mon saint. » Je ne pus résister à une prière si touchante et si chrétienne ; le paquet contenait du pain, du sel et quelques pièces de monnaie. Je remis l’argent aux gendarmes, et rompis le pain avec le fonctionnaire, qui me demanda : « Pourquoi vous emmène-t-on en Sibérie ? — Parce que j’ai senti et pensé en Polonais. — Vous en aviez le droit, puisque vous étiez en Pologne ; mais pourquoi les Polonais veulent-ils implanter en Russie leur manière de penser ? Parmi la garnison de notre ville, il y a une dizaine de Polonais incorporés dans notre armée après la révolution de 1831. Le croiriez-vous, monsieur ? ces Polonais excitent nos soldats russes en leur persuadant qu’ils sont très malheureux, que le tsar en est la cause, et que son autorité n’est pas légitime. Or quelle est la conséquence de tout cela ? C’est qu’ils ne font qu’empirer leur situation et attirer sur eux toutes les sévérités de la loi russe. Ces Polonais ne réfléchissent pas que toute nation a et doit avoir un gouvernement conforme à sa nature. Le peuple russe est encore grossier et inculte : comment penser dans un tel état à une autre autorité, à une réforme politique quelconque ? Pour peu qu’on veuille se départir de la sévérité de nos lois, la vie et la fortune des citoyens seront tout de suite sérieusement menacées ; nous aurons des meurtres, des rapines et des incendies : je connais ma nation. Avec le temps, on pourra bien procéder à certains changemens, mais ce ne sera pas de si tôt, et pour le moment il n’y a pas à y penser… »

Bien différente fut une scène qui se passa non loin de Kazan. Là, entré dans une station, je vis, à mon grand étonnement, que le maître de poste était en même temps pope. Entouré de convives, de paysans, et attablé devant une énorme bouteille d’eau-de-vie, le batiouchka (petit père) débitait une longue péroraison en l’arrosant de force rasades. Je ne sais à quel signe il reconnut que j’étais Polonais ; aussitôt il se leva et détourna vers moi son torrent d’éloquence, déplorant l’esprit séditieux des Polonais, leur désobéissance envers le tsar et les malheurs qu’ils attiraient sur eux-mêmes et sur la Russie. Tout cela ne l’empêchait pas de me présenter la coupe ; j’y fis honneur et battis prudemment en retraite, pendant que le pope faisait au-dessus de ma tête nombre infini de signes de croix, — je ne saurais trop dire si c’était pour me bénir ou pour chasser de moi l’esprit malin, l’esprit de révolte.

Objet d’une commisération presque générale, qui se manifestait par les offres touchantes des pauvres gens et même par les bénédictions énigmatiques d’un pope aviné, je fus cependant à mon tour sollicité par des mendians, et je pus pratiquer la charité. Un jour notamment, à Saransk, si je ne me trompe, quand, les fers aux pieds, j’attendais qu’on eût relayé, je vis un homme tendre la main vers moi et me demander l’aumône. Il portait la casquette militaire, et je distinguai sur sa capote plusieurs médailles indiquant ses campagnes ; c’était en effet un soldat libéré du service, de la garde impériale, à ce que j’ai pu reconnaître. Contraste bizarre, un serviteur fidèle et émérite du tsar demandait du pain à un homme puni comme rebelle à ce même tsar et condamné par lui aux galères !… Le plus malheureux de tous les hommes au monde, plus malheureux encore que le forçat de Sibérie, est sans contredit le soldat russe. Je ne parle pas de ces vingt ou vingt-cinq années de service qui usent sa santé et sa vie ; je ne parle pas de ces coups de bâton et de verges qu’on lui applique par milliers pendant son long martyre : si du moins au terme de ces nombreuses années passées sous les armes et sous les verges il était dans ses vieux jours protégé contre la misère ! Mais c’est tout au plus si le gouvernement accorde à quelque victime exténuée et décrépite de la discipline militaire de s’établir dans une terre de la couronne, à des milliers de verstes de sa famille et du lieu de sa naissance, sans toutefois lui rien donner de ce qui est nécessaire à l’exploitation du champ qui doit le nourrir. Encore est-il obligé, s’il se marie, de remettre au tsar tout enfant mâle dès qu’il a atteint sa dixième année : il a ainsi l’assurance que son fils mènera une vie aussi misérable que la sienne. Il s’en faut pourtant de beaucoup que tous les vétérans soient si bien pourvus : la plupart reçoivent leur destination pour les forteresses et les prisons, ou sont renvoyés dans leurs foyers, où, vieux, impropres à tout travail, ils ne sont guère qu’une lourde charge pour une famille devenue presque étrangère ; mais le gouvernement a soin alors de spécifier dans le certificat de congé qu’il leur est rigoureusement défendu de se laisser pousser la barbe et de mendier. Malheureusement il est plus facile de se conformer à la première défense qu’à la seconde.

Excepté les quelques jours de halte forcée par suite de l’indisposition dont j’ai parlé, nous continuâmes notre route sans nous arrêter nulle part, sauf aux stations pendant le temps indispensable pour les relais et les repas. Nous voyagions jour et nuit, et nous dormions assis dans la kibitka : mais j’avais le sommeil moins tranquille que mes deux gardiens. Par suite des cahots continuels de ce véhicule, les chaînes s’agitaient à chaque instant et me frappaient les pieds ; pour obvier à cet inconvénient, il me fallait ramener les fers vers moi et les tenir toujours dans mes mains. Tourmenté d’insomnie à côté de mes gendarmes profondément assoupis et dont je rattrapai plus d’une fois les casquettes emportées par le vent, je ne pus m’empêcher de sourire à la pensée que je surveillais de la sorte mes surveillans. Le voyage était monotone malgré sa rapidité vertigineuse, ou plutôt cette rapidité même le rendait monotone en empêchant toute contemplation prolongée et en confondant les impressions. Parcourant en moyenne cent soixante-seize verstes (kilomètres) par jour, j’avais traversé successivement les gouvernemens de Tchernigov, Orel, Toula, Riazan, Vladimir, Nijni-Novgorod, Kazan, Viatka, Perm, j’avais passé les monts Ourals et Tobolsk, et je me trouvai, au bout de vingt jours, transporté des plaines fertiles de la Pologne au beau milieu de la Sibérie occidentale, sans avoir pour ainsi dire la conscience des pays ni des peuples que j’avais laissés derrière moi. À une des dernières stations avant Omsk, pendant les relais, un soldat s’arrêta devant moi en sifflant un air qui me fit tressaillir, l’air de Dombrowski : « Non, la Pologne ne périra pas ! » C’était un compatriote de Mazovie, un combattant de 1831, un ancien frère d’armes incorporé dans l’armée de Sibérie. Il s’approcha furtivement de moi et n’eut que le temps de me demander : « Que font les nôtres, et que pense-t-on en France ? » Enfin le 20 août 1844, bien tard dans la nuit, nous nous arrêtâmes devant une espèce de forteresse. « Qui va là ? cria du haut du bastion le factionnaire. — Un malheureux, » répondit de notre kibitka le postillon. Aussitôt les portes s’ouvrirent ; nous étions à Omsk.

Avec la promptitude fiévreuse qui caractérise le service public en Russie, au bout de vingt minutes, rapport fut fait sur mon arrivée au commandant de la forteresse et au prince Gorlchakov, gouverneur-général de la Sibérie occidentale, et l’ordre revint de me mener au corps de garde, tout près de la demeure du prince. On m’installa dans une chambre que je trouvai déjà occupée par un officier détenu pour infraction à la discipline. C’était un tout jeune homme de bonne famille âgé à peine de vingt ans, beau, gracieux, joyeux, parlant français et communiquant sa bonne humeur à tout ce qui l’approchait. À l’annonce que j’étais Polonais, il me fit tout de suite un accueil empressé, m’offrit force verres de thé et se mit en quatre pour me préparer une couche. Malgré la fatigue du long voyage, je passai la plus grande partie de la nuit à causer avec lui, tant je trouvai de plaisir à sa conversation enjouée. Il connaissait très bien le pays et me donna les renseignemens les plus précis et les plus utiles à ce sujet ; mais il mit le comble à mon contentement en déployant devant moi une carte assez exacte de la Sibérie. Je l’examinai avec une curiosité fiévreuse, me fis expliquer tous les signes, étudiai et m’efforçai de fixer dans ma mémoire les différentes routes et les courans d’eau : le cœur me battait violemment, je ne pouvais détacher mon regard de la carte, et l’officier finit par remarquer mon agitation. « Ah ça ! me dit-il, méditeriez-vous par hasard une évasion ? De grâce n’y pensez pas, c’est une chose tout à fait impossible. Plusieurs de vos compatriotes l’ont essayé, et ils ont pu se dire heureux si, traqués de toutes parts, torturés par la faim et fous de désespoir, ils ont eu encore le temps d’échapper par le suicide aux suites de leur entreprise insensée. Ces suites sont indubitablement le knout et une vie de misère que je ne saurais vous décrire. Au nom du ciel, éloignez de vous toute pensée semblable ! »

Je demandai à mon compagnon la cause de sa détention. « Est-ce que je sais ? me répondit-il. Ce n’est pas la première fois que je salue ces murs ; ce plaisir m’arrive au moins deux fois par mois. Nous avons un colonel de vieille date, très sévère en fait de discipline, et puisque, comme vous le voyez, j’ai l’heur ou le malheur d’être toujours d’une gaîté folle, il m’envoie très souvent aux arrêts pour m’apprendre à devenir un homme sérieux. Ce qui le fâche le plus, c’est que je ne lui demande jamais rien ; il appelle cela de l’insolence et de la liberté de pensée (volnodoumstvo). » Il me parla ensuite de ses projets de changer de régiment, puisque le colonel l’avait décidément « pris en grippe. » Il comptait être envoyé parmi les Kirghis soumis, dont il apprenait la langue en conversant avec les indigènes qui se trouvaient prisonniers dans la même forteresse. Il me fit même le lendemain déjeuner avec un de ces fils du désert, un khan, et j’eus ainsi l’occasion d’observer pour la première fois l’un des représentans de ces peuples guerriers et nomades qui occupent les steppes au-delà d’Orenbourg.

Le lendemain, à huit heures du matin, je reçus la visite du commandant de la forteresse, le colonel Degrawe, un digne vieillard à l’embonpoint formidable, aux manières obligeantes et d’origine suédoise. « Quel malheur, quel malheur, ne cessait-il de répéter, qu’une fois libre à l’étranger vous ayez eu la pensée de revenir ! » Bientôt après vint le préfet de police d’Omsk, M. Nalabardine, grand, mince, sec, droit comme une flèche, tendu comme une corde, le visage long, les yeux petits, enfoncés et perçans, mélange de race cosaque, kirghise et tartare ; il y avait quelque chose du vautour dans sa physionomie, et je sus après en effet qu’il était rapace et cruel au possible. Cet homme pourtant avait comme des élans involontaires. Il me demanda comment j’avais osé revenir sans la permission du tsar, et quand je lui répondis que j’avais cédé uniquement au mal du pays, il s’écria d’une voix émue : « O patrie, patrie, que tu es une douce chose !… »

À midi, je fus mandé auprès du prince Gortchakov et introduit dans une grande salle d’attente où se trouvaient nombre d’employés occupés à écrire. Au bout d’un certain temps, quelques-uns se levèrent et me tendirent la main en m’interpellant en polonais : c’étaient des compatriotes, jeunes gens et condamnés politiques qui travaillaient dans les bureaux de l’administration. À leur exemple, les Russes aussi s’enhardirent, s’approchèrent de moi et m’entretinrent sur mon sort. J’appris alors que c’était un moment décisif pour moi. J’ai dit plus haut que la commission des déportés qui siégeait à Tobolsk y recevait les convois et assignait à chacun des condamnés sa destination définitive ; mais comme je n’avais pas fait le voyage par convoi, ce n’était plus la commission de Tobolsk, mais le gouverneur-général de la Sibérie résidant à Omsk qui avait à statuer sur mon établissement. Or ce point était capital. Il pouvait par exemple me faire subir la peine des travaux forcés dans une des fabriques du gouvernement voisines, ou bien m’envoyer à Nertschinsk pour y creuser dans les mines, — l’enfer du forçat en Sibérie a plus d’un cercle, hélas ! — et c’est précisément cette question qui se débattait à ce moment dans le salon contigu où le gouverneur-général tenait conseil. Mes interlocuteurs me disaient d’espérer surtout dans la présence au conseil de M. Kapoustine, le fonctionnaire le plus haut placé et le plus influent après le prince, homme aux instincts généreux et qui plaidait toujours en faveur des condamnés politiques. Tout à coup une rumeur se fit, tous regagnèrent vite leur place, et le prince Gortchakov parut sur le seuil de la porte. Il s’avança d’un pas, fixa sur moi son regard quelques instans, puis me tourna le dos et rentra dans ses appartemens sans m’avoir adressé la parole. Une heure s’écoula dans cette attente cruelle, enfin je vis sortir du salon M. le conseiller Kapoustine, qui m’annonça avec un air bienveillant et poli que j’irais travailler dans les distilleries d’Ekaterininski-Zavod (établissement de Catherine), dans le district de Tara, au bord de l’Irtiche, à trois cents et quelques kilomètres au nord d’Omsk. À peine fut-il sorti que les assistans s’empressèrent de me féliciter. Je leur fis mes adieux, ainsi qu’aux deux pauvres gendarmes qui m’avaient accompagné depuis Kiow, et je pris place dans une kibitka qui m’attendait en bas et qui allait me conduire sous escorte au terme final de ma pérégrination.


III.

Le 4 octobre, par une froide matinée, à dix heures, je vis se dessiner devant moi un village composé de deux cents misérables maisons, toutes construites en bois, près du fleuve l’Irtiche et dans une vaste plaine ; au fond, sur une hauteur et au milieu d’un bois de pins, s’élevaient les bâtimens d’une fabrique. C’était Ekaterininski-Zavod. On m’introduisit dans le « bureau des finances » (kazionnaïa kanrora), et bientôt y arriva le smoiritel, c’est-à-dire l’inspecteur de l’établissement, M. Aramilski, auquel les gendarmes avaient déjà porté les papiers qui me concernaient. Il me fit mettre nu jusqu’à la ceinture devant tout le monde, et vérifia ainsi le signalement fait à Kiow, et qu’il tenait en main ; puis il ordonna de m’inscrire au registre des forçats sous mon numéro courant, et de me conduire ensuite au corps de garde. « Il travaillera avec les fers aux pieds, » ajouta-t-il en sortant sans m’adresser la moindre parole. Quand il se fut éloigné, un jeune homme, qui pendant tout ce temps avait continué à écrire comme les autres employés du bureau, se leva et tomba dans mes bras. C’était Charles Bogdaszewski, de Cracovie, qui, impliqué dans l’affaire d’Erenberg[10], avait été condamné à trois ans de travaux forcés et à la déportation pour toute la vie. Quelques instans après, nous fûmes rejoints par Jean Siésiçki, de Lublin, autre criminel politique. Ils parlèrent vite et avec une émotion qu’ils ne déguisaient pas ; ils me conjurèrent de me montrer patient et soumis en tout, et de ne m’offusquer de rien ; ce n’est qu’à cette condition que j’arriverais avec le temps à être employé dans le bureau, au lieu d’exécuter les travaux grossiers de la fabrique, ce n’est qu’à ce prix surtout que j’éviterais les châtimens corporels auxquels est soumis tout forçat. Je ne saurais décrire le caractère de ce premier colloque entrecoupé, haletant ; je ne saurais décrire non plus le frisson qui me parcourut tout le corps en entendant des bouches polonaises exprimer si naturellement les appréhensions de coups de bâton et de verges. Ils me quittèrent ; ils avaient hâte d’user de leur influence auprès des employés subalternes de l’établissement (le caissier, le garde-forestier) pour faire revenir le smotritel sur l’ordre inconcevable pour eux que je devais travailler les fers aux pieds : une telle mesure n’étant pas d’usage en cet endroit, même envers des assassins. Je sus plus tard la cause de cette rigueur insolite. Au bas de mon dossier, le prince Gortchakov avait ajouté de sa propre main les mots : « Piotrowski doit être surveillé tout spécialement, » et cette recommandation extraordinaire avait fait une vive impression sur M. Aramilski. « Depuis que je suis smotritel, disait-il au garde-forestier, rien de pareil ne m’est arrivé : ce doit être quelque diplomate ; » (eto dolgène byt kakoi diplomat !)…

Le corps de garde où je fus dirigé ensuite était rempli de soldats, et parmi eux beaucoup de Polonais combattans de notre guerre de l’indépendance. Ceux-là saisissaient le moindre prétexte pour s’approcher de moi et me demander tout bas ce que devenaient la Pologne, l’Europe, et si on avait des espérances (son nadzieje ?…). Accablé de fatigue et d’émotions, je m’étendis sur un banc, et je restai près de deux heures plongé dans une sombre rêverie, quand tout à coup je vis se dresser devant moi un homme robuste, trapu, dont la mine ignoble ne démentait en rien la triple marque de vor incrustée sur son front et ses deux joues, et qui me dit ces simples mots : « Lève-toi et va travailler. » C’était le surveillant (nariadtchik) des forçats, forçat émérite lui-même… O mon Dieu ! vous avez seul recueilli le cri de mon âme, alors que je m’entendais ainsi pour la première fois commandé et tutoyé par un misérable !… Le regard qu’à ces paroles je lançai à l’homme portait-il le reflet de la désolation indignée de mon cœur ? Je ne le sais ; mais il recula d’un pas, baissa les yeux et me dit d’un air triste : « Qu’y puis-je ? On m’ordonne, et il faut que j’exécute les ordres. » Ma poitrine se gonflait ; je pris ma tête dans mes deux mains, elle était en feu ; une sueur froide la couvrit bientôt, et je pus enfin respirer. « Marchons, » dis-je en me levant, et je suivis le surveillant. Il me conduisit dans une grande forge située tout près de la raffinerie ; on mit mon pied sur l’enclume, et l’on m’ôta mes fers. Je reconnus là l’intervention bienveillante de mes deux compatriotes ; pour la première fois, depuis mon départ de Kiow, je pus retirer ma chaussure ! On me mena ensuite devant un bâtiment en construction, un four à sécher le malt. Le toit n’en était pas encore achevé, et il fallait débarrasser la charpente d’un amas de débris et d’immondices qui la recouvrait. Je montai par une échelle sur le toit, suivi du surveillant et d’un soldat qui devait se tenir toujours à mes côtés ; en haut était déjà un autre galérien dont je devais partager la besogne. On me mit en main une pelle et un balai, et mon collègue aussi bien que le surveillant m’indiquèrent comment je devais m’en servir. L’air était froid, le ciel couvert et sombre, et la tâche imposée certes pas trop pénible ; mais, pour échapper à toute remontrance, pour éviter toute parole et tout regard, je travaillai sans désemparer, sans relever la tête, et bientôt j’étais couvert de sueur. Ah ! je pleurai !…

Dans la tournée de ses inspections journalières, M. Aramilski vint aussi sur la charpente où je travaillais, suivi des autres employés de l’établissement. Je continuais la besogne sans me détourner, et je fuyais leurs yeux comme si j’étais un criminel. Quelque temps après qu’ils se furent éloignés, le surveillant nous dit : « Reposez-vous. » Je m’assis sur un monceau de balayures, à côté de mon collègue, jeune homme bien fait, à la triple marque et à l’humeur enjouée. Je surmontai mes hésitations, et je lui adressai le premier la parole :

— Y a-t-il longtemps que tu es dans l’établissement ?

— Trois ans.

— Et à combien d’années es-tu condamné ?

— Pour toute la vie.

— Et pour quel fait ?

— J’ai tué mon seigneur.

Je frémis, mais je continuai :

— Sans doute tu l’as tué par accident, sans intention ?

— Mais oui, comme ça, sans intention, répondit-il en ricanant. J’avais comme ça une hache à la ceinture, je la pris à deux mains et je lui fendis la tête.

J’étais glacé d’horreur. Je repris cependant après une pause de quelques minutes :

— Mais pourquoi l’as-tu si cruellement assassiné ?

— Pourquoi ? assurément pas de gaîté de cœur. Notre seigneur était méchant et cruel ; il nous accablait de corvées et nous fouettait jusqu’à la mort. Pour délivrer toute la commune de ce bourreau, je pris sur moi de le tuer, et je le fis. Dieu a permis que je n’ait pas expiré sous le knout, et maintenant je me trouve beaucoup mieux à la katorga que chez moi. Je regrette seulement ma jeune femme, que j’y ai laissée ; mais, jeune et jolie, elle trouvera facilement un mari.

— Cependant tu dois te repentir d’avoir tué un homme ?

— Est-ce que c’était un homme ? C’était un diable !…

Nous reprîmes le travail, qui ne cessa qu’à la tombée de la nuit. Alors je rentrai de nouveau au corps de garde, où vinrent me voir mes deux compatriotes sous escorte : le smotritel leur avait accordé cette faveur. Nous causâmes à voix basse, au milieu du vacarme que faisaient les soldats et les galériens, et nous nous racontâmes les principaux événemens de notre vie. Mes pauvres amis ne cessaient de m’exhorter à la patience et à la soumission la plus absolue. Ils me conjuraient de maîtriser en moi tout mouvement d’humeur, et ne désespéraient pas de me voir arriver promptement à la position relativement plus heureuse dont ils jouissaient eux-mêmes, grâce à une conduite irréprochable et résignée. Nous nous embrassâmes tendrement, et je m’endormis.

Ainsi se terminait le premier jour de ma carrière de forçat, auquel devaient ressembler tant d’autres qui le suivirent !… Je me levai avec le soleil pour aller au lieu des travaux ; à huit heures, j’y déjeunai ; de midi à une heure, je rentrai à la caserne pour dîner, et retournai ensuite à la besogne jusqu’à la tombée de la nuit. Les travaux variaient souvent, selon les besoins de l’établissement et les dispositions de l’inspecteur. Je restais le jour comme la nuit en compagnie des autres galériens, et sous la garde du surveillant et d’un soldat. Tantôt je balayais la cour, tantôt je portais de l’eau et du bois, tantôt il m’était ordonné de fendre des bûches et de les ranger en piles symétriques. Cette dernière besogne, faite en plein air, dans les mois d’automne et d’hiver, par la pluie, la neige et le froid glacial de la Sibérie, était une des plus pénibles. Jours douloureux et lugubres sur lesquels il est inutile de m’étendre !…

Dominé surtout par le désir d’éviter avec mes surveillans ou supérieurs toute discussion ou contestation qui aurait amené une catastrophe terrible, car je m’étais juré de ne pas souffrir de châtiment corporel, fut-ce au prix de ma vie ou de celle des autres, je travaillais au-delà de mes devoirs, au-delà même de mes forces. Je puis me rendre ce témoignage de n’avoir rien négligé pour maîtriser en moi tout mouvement d’impatience, toute velléité de mauvaise humeur ; mais je dois aussi rendre cette justice à mes supérieurs qu’ils ne furent ni taquins ni gratuitement méchans. Sévères et durs, ils n’eurent cependant jamais envers moi les capricieuses brusqueries des despotes. Quant à mes collègues les galériens, ils me traitaient avec une déférence, j’ose même dire avec une bienveillance dont je leur savais gré de tout mon cœur. Ils me firent grâce de ces railleries cruelles que les méchans, dans d’autres sphères, prodiguent si souvent, hélas ! à toute supériorité abaissée à leur niveau par l’infortune. Plus d’une fois même ils m’offrirent leur aide dans un travail qu’ils trouvaient trop rude pour moi, ou bien ils le prirent tout à fait pour eux en me désignant une besogne moins pénible. Dès les premiers temps, ils avaient cessé de me tutoyer, et me disaient toujours « monsieur. » Un malheur immérité devait, après tout, inspirer naturellement le respect à des hommes incultes, sauvages même, mais qui, malgré tout endurcissement et toute bravade, avaient la conscience d’être criminels. À part quelques compatriotes, condamnés politiques comme moi, tous les forçats d’Ekaterininski-Zavod (au nombre de trois cents) étaient de véritables malfaiteurs. Tel avait assassiné un voyageur, tel autre avait commis un viol épouvantable ; celui-ci avait fabriqué de la fausse monnaie, celui-là était coupable d’un vol avec effraction, Je n’avais ni fausse pudeur ni fierté déplacée dans un commerce devenu inévitable et journalier ; je m’entretenais souvent avec ces étranges compagnons, j’étudiais leur caractère, et je me laissais raconter les divers événemens de leur vie. Je ne veux certes pas me faire l’historiographe des héros du bagne, je noterai cependant un récit qui a son intérêt, car il prouve que le faux byronisme avait aussi son représentant parmi nous.

Un de nos galériens, condamné aux travaux forcés à perpétuité, s’appelait Kantier. C’était un jeune homme de petite taille, fortement constitué, très brun, le teint pâle, les yeux noirs et ardens ; toute sa physionomie dénotait un caractère résolu. Il avait été commis chez un marchand de vin à Pétersbourg, et interrogé par moi un jour sur la cause de sa condamnation : « C’est pour avoir tué ma maîtresse, me répondit-il. Je la soupçonnais de m’être infidèle, je soutirais horriblement au cœur ; je résolus de me venger. Pour exécuter plus facilement mon dessein, je feignis d’oublier mes griefs ; à force de belles paroles, j’obtins d’elle la promesse, pour un jour de fête, de faire avec moi comme autrefois une excursion à la campagne. Elle hésita longtemps, comme si elle avait eu le pressentiment de son malheur, elle finit par y consentir, sous la condition toutefois qu’elle emmènerait avec elle une de ses amies. Cela ne me convenait guère, mais il fallut en passer par là. Au jour fixé, nous partîmes tous trois. Armé d’un pistolet et d’un poignard, je marchais à côté de ma maîtresse et causais avec elle. Jamais elle ne m’avait paru aussi belle et aussi aimante, mais cela même augmentait ma jalousie et ma soif de vengeance. Plus d’une fois je fus sur le point d’exécuter mon projet ; son regard me désarmait. À la fin, je m’arrêtai dans une prairie, et je désignai à ma maîtresse un accident du paysage qui lui fit tourner la tête. Au même instant, j’approchai le pistolet de sa tempe et lâchai la détente ; mais ma main tremblait, et je ne fis que la blesser. L’amie s’enfuit en criant, et elle, légèrement atteinte à la tête et étourdie par le coup, tourna plusieurs fois sur elle-même, puis elle se jeta à genoux et me dit : « Pardon ! » d’une voix si pénétrante et si triste que je frissonnai. Je lui répondis cependant par un coup de poignard. L’arme s’enfonça dans le cœur jusqu’au manche : elle tomba raide. Je laissai le couteau dans sa poitrine et courus me dénoncer. Je subis la peine du knout, et me voilà ici pour la vie…

— Ne regrettes-tu pas de l’avoir tuée, et ta conscience ne te fait-elle pas d’amers reproches ?

— Oui, je la regrette, je ne l’oublierai pas tant que je vivrai, et je n’en aimerai jamais une autre. Quant à ma conscience, en tuant ma maîtresse j’ai cru bien agir.

— Mais s’il était possible que, rendue à la vie, elle revînt à toi, tu ne la tuerais plus certainement ?

— Elle a fait de moi d’abord le plus heureux et ensuite le plus malheureux des hommes. Si elle revenait, je la tuerais de nouveau.

— Ainsi tu ne regardes même pas cet acte comme un crime ?

— Quel crime ? Elle m’a ôté le bonheur, je lui ai ôté la vie ; elle est bien plus coupable que moi. »

Il faut que je dise quelques mots de notre village et de l’organisation de notre fabrique. L’établissement d’Ekaterininski-Zavod avait été fondé sous le règne de Catherine II, dont il portait le nom ; sa population se composait des descendans d’anciens déportés. Tous les intérêts du village roulaient autour de la raffinerie, qui produisait par an de deux jusqu’à trois millions de litres d’alcool, et fournissait le pays d’eau-de-vie dans la circonférence d’une à deux mille verstes. Cette raffinerie était affermée à deux riches commerçans du gouvernement de Simbirsk, MM. Orlov et Alexeïev, qui devaient en retirer des profits considérables, puisque, outre le prix du fermage et l’augmentation de paie des forçats, ils se chargeaient de la solde de la garnison et de l’officier (cent un hommes), sans compter les cadeaux plus ou moins obligés et importans qu’ils faisaient à l’inspecteur et aux autres employés du gouvernement. L’inspecteur concédait à peu près la moitié des forçats pour les travaux de la fabrique, en gardant l’autre moitié pour les besoins publics, tels que voirie, construction des édifices, service de la salubrité, etc. Chacun de nous recevait du trésor 3 francs par mois et quatre-vingt-dix livres de blé en grain. Le prix de ce blé, vendu aux villageois devait suffire à notre entretien. Toutefois les fermiers de la fabrique, pour encourager les travailleurs, augmentaient la solde en la portant à 5, 8 et jusqu’à 10 francs par mois ; les tonneliers étaient payés à la pièce et gagnaient plus que les autres. On trouvait avantageux de passer ainsi au service des fermiers, car on touchait un plus fort salaire, et on était moins exposé au fâcheux contact des employés du gouvernement. En cas d’insubordination ou de paresse, le gérant des fermiers devait en référer à l’inspecteur, qui statuait seul sur les peines à infliger. Je parle des coups de bâton et de verges, car pour les injures et même les soufflets, le galérien, hélas ! en recevait de tout le monde. La majeure partie des condamnés demeuraient dans la caserne ; les plus favorisés étaient admis à se loger chez un des habitans du village, et alors ils devaient payer pour le soldat qui les surveillait dans la maison de leur hôte. Enfin le travail dans le bureau de la fabrique était la condition la plus enviée de tous ceux qui avaient une certaine instruction. Inutile d’ajouter que ces divers avancemens ne constituaient aucun droit acquis, et que selon le bon plaisir du smotritel on pouvait être à tout moment appelé à d’autres fonctions.

Grâce au soin constant que je mettais à m’acquitter des charges qui me furent imposées, grâce à l’empire que j’exerçais sur moi-même et dont je ne me serais pas cru jusqu’alors capable, je passai l’année suivante non-seulement au service des fermiers, mais je devins même bientôt employé dans leur bureau. Je fus ainsi soustrait à la société continuelle de gens grossiers et sans aucune culture intellectuelle ni morale. Je recevais une paie de 10 francs par mois, et ma tâche fut à coup sûr incomparablement moins pénible que mes occupations antérieures. Je me rendais au bureau à huit heures du matin et y restais jusqu’à midi, puis de deux heures de l’après-midi jusqu’à dix ou onze heures du soir. Il fallait toujours y être présent, même alors que le travail ne pressait pas ou manquait absolument. Pendant ces longues heures d’ennui, j’écrivais, je prenais des notes, je m’abandonnais à des méditations ou à des projets qui mûrissaient lentement dans mon esprit. Mon bureau était le rendez-vous de beaucoup de voyageurs, qui arrivaient soit pour la vente des grains, soit pour l’achat des spiritueux : paysans, bourgeois, commerçans, Russes, Tatars, Juifs et Kirghis. Si j’étais très sobre de paroles et de communications avec les employés, mes préposés et les forçats, mes compagnons d’infortune, je m’enquis au contraire avec une curiosité qui ne se lassa jamais auprès des étrangers de passage de toutes les particularités de la Sibérie. Je parlais à des hommes dont les uns avaient été à Berezov, les autres à Nertchinsk, aux frontières de la Chine, au Kamtchatka, dans les steppes des Kirghis, dans le Boukhara. Sans sortir de mon bureau, j’arrivai ainsi à connaître toute la Sibérie dans ses moindres détails. Ces connaissances acquises devaient m’être plus tard d’une utilité immense dans mon entreprise d’évasion. Un de mes compatriotes, Wysoçki, était premier employé au bureau de la raffinerie ; mais je m’y étais surtout lié avec le Russe Stépan Bazanov, gérant de la fabrique et représentant des fermiers dont il était le parent, brave et honnête garçon de vingt et quelques années, qui n’avait que le seul tort d’adorer naïvement l’empereur Nicolas. Il ne voulait jamais admettre que Nicolas eût tort ; tout le mal, selon lui, venait des boyards ; sans les obstacles que lui opposait la noblesse, le tsar rendrait son peuple le plus heureux du monde. Je dois dire que, d’après mon expérience, cette manière de penser est générale parmi les gens du peuple en Russie, à l’exception des staroviertsi. Ce qui contribua surtout à bien disposer pour moi Bazanov, c’est qu’il pouvait me confier ses peines de cœur. Le pauvre garçon, qui du reste manquait complètement d’instruction, était violemment épris d’une sienne cousine ; mais les Orlov mettaient des obstacles à l’union désirée. Des confidences d’amour dans un endroit maudit, où travaillaient les forçats !… Il est vrai que l’homme qui me parlait ainsi se savait libre et ne s’éveillait pas chaque matin avec l’appréhension du bâton et des verges…

En effet, et malgré l’adoucissement relatif et très réel de mon sort, la pensée d’être exposé, à la moindre occasion et sur le signe d’un employé, à un traitement aussi infâme que terrible, suffisait à elle seule pour entretenir l’âme dans une tension continuelle, dans une disposition farouche et sombre. Il n’y avait pas moyen de l’oublier : les châtimens infligés chaque jour à tel ou tel des forçats, vos égaux dans la hiérarchie sociale, vous criaient un cras tibi à vous rendre fou de désespoir. Il n’est pas jusqu’aux familiarités auxquelles les supérieurs admettent quelquefois les déportés qui n’aient un côté dangereux. Il ne faut pas se fier aux capricieuses faveurs d’un homme investi d’un pouvoir sans limites, presque toujours grossier, trop souvent porté à jouer avec son semblable, à ne l’élever jusqu’à lui un moment que pour mieux l’humilier ensuite. C’est là un piège dans lequel tombent trop souvent beaucoup de mes compatriotes qui ont fait, comme moi, le voyage de Sibérie. Leur éducation, leurs manières et jusqu’à la noblesse de leur malheur les font sortir fréquemment du troupeau des damnés et leur attirent une certaine considération, même quelquefois les bonnes grâces de leurs supérieurs : ils se bercent alors de l’illusion d’une sorte de réintégration dans la vie sociale. Vient le moment du réveil, et le forçat est durement rappelé à sa condition, heureux encore s’il n’y est rappelé que par la parole !… Quelques années avant mon arrivée à Ekaterininski-Zavod, il s’y trouvait un général russe, N…, condamné par Nicolas aux travaux forcés. Le smotritel avait des égards pour la haute position et l’âge avancé du prisonnier ; il ne lui assignait que des occupations peu pénibles, l’admettait à sa société, même à sa table. Malheureusement le général s’oubliait parfois (surtout quand il avait un peu trop bu), tranchait de l’officier supérieur et se montrait récalcitrant. L’inspecteur le faisait alors attacher avec des chaînes au fourneau de la distillerie, et le forçait, pour quinze jours ou un mois, pendant les grands froids de l’hiver, à y entretenir le feu. Le général, hâlé, couvert de suie et noirci par le charbon, promettait de s’amender, et reprenait sa familiarité avec le smotritel et les autres employés pour retourner derechef au fourneau. Après avoir ainsi passé plusieurs années dans la katorga, il fut gracié par le tsar et réintégré dans son ancien rang de général.

Un autre adoucissement à mon sort, que j’obtins encore avant d’être désigné pour les travaux du bureau, et que j’estimai à l’égal de ce dernier avantage, fut la permission que m’accorda l’inspecteur de quitter la caserne. Je pus abandonner cette habitation ordinaire des forçats, lieu d’ivrognerie et de débauche infâme, et demeurer avec mes deux compatriotes dans la maison de Siésiçki. Ce dernier était en effet parvenu à se construire peu à peu une petite maison en bois, grâce à son long séjour à Ekaterininski-Zavod et aux épargnes amassées sur sa faible paie. La maison n’était pas encore finie, le toit manquait complètement ; nous y transportâmes néanmoins nos pénates. Le vent sifflait par toutes les fentes ; mais, comme le bois ne coûtait presque rien, nous allumions chaque nuit un grand feu dans la cheminée : nous étions chez nous d’ailleurs et débarrassés de la hideuse compagnie des forçats ; les soldats seuls que nous avions à payer ne nous quittaient jamais. Nous passions les longues nuits d’hiver à causer, à nous rappeler tout ce qui nous était cher, à faire même des plans pour l’avenir. Ah ! si cette maison est encore debout et si elle abrite quelque malheureux frère déporté, qu’il sache qu’il n’est pas le premier à y pleurer et à invoquer la patrie absente !…

Mon ami Siésiçki a été dans la citadelle de Varsovie le codétenu du malheureux Lévitoux et fut pour ainsi dire le témoin oculaire de sa mort horrible. Leurs cellules s’ouvraient sur le même corridor, et plus d’une fois Lévitoux, en revenant de l’enquête, couvert de sang, lui criait : « Je n’en peux plus, j’en deviendrai fou, et dans la folie je parlerai malgré moi. » Cette crainte l’obsédait continuellement. Un jour, au retour d’un de ces bains de sang, comme il les appelait, il dit par la lucarne à son compagnon de veiller au moins jusqu’à onze heures de la nuit. Siésiçki, sans attacher une grande importance à cette parole, ne se coucha cependant pas, et tout à coup, à dix heures, il vit une grande lueur dans la chambre de Lévitoux. La sentinelle criait au feu ; mais, avant qu’on eût appelé le geôlier et trouvé les clés de la cellule, un certain temps s’écoula. La porte ouverte, une fumée épaisse remplit tout le corridor ; le pauvre enfant venait d’expirer sur la paillasse à laquelle il avait mis lui-même le feu à l’aide de sa veilleuse. De sa lucarne, mon ami vit bientôt le corps brûlé que les soldats traînaient par les pieds dans le corridor. La tête frappait les dalles ; c’était un spectacle horrible. On dit qu’à cette nouvelle l’empereur Nicolas lui-même s’émut et ordonna de ne plus procéder avec les détenus politiques aussi rigoureusement que par le passé. Depuis cet événement, on laisse sans lumière tout détenu pour cause politique gravement compromis.

Siésiçki avait fait, je l’ai dit, le voyage de Sibérie à pied et par convoi. Arrivé à notre établissement, il fut d’abord astreint aux travaux les plus durs en compagnie des autres galériens ; mais quelques années après le garde forestier, ayant eu besoin d’un homme sûr et capable, l’attacha à son service, car à la qualité d’honnête homme Siésiçki joignait encore celle d’excellent chasseur. Sa vie alors changea tout à fait, et il fut sans contredit le plus heureux de nous tous ; il gardait les bois, en surveillait la coupe, et nous rapportait même de temps en temps du gibier. Il va sans dire que l’inspecteur et les employés avaient les primeurs de sa chasse pour la permission qu’ils lui accordaient de porter un fusil. Siésiçki s’absentait parfois des semaines entières, et nous eûmes l’occasion de nous en ressentir une fois surtout. Comme Bogdaszewski et moi nous restions toute la journée dans le bureau, lui seul pouvait surveiller notre maison. Eh bien ! on profita d’une de ses absences prolongées pour nous dévaliser ; on enfonça la porte, et on nous vola toute notre provision de blé et de thé. Le dommage nous fut très sensible.

Quelques compatriotes qui habitaient les environs comme simples déportés profitaient des jours de fête pour venir nous visiter ; ils pouvaient alors, avec la permission des autorités, faire des excursions à Ekaterininski-Zavod. Ils nous informaient du sort des autres exilés, et nous évoquions le souvenir de tant de milliers des nôtres morts sur cette terre d’expiation. Un grand événement dans notre existence monotone fut l’arrivée d’un prêtre catholique polonais. Le gouvernement russe permet à quatre de nos prêtres de parcourir toute la Sibérie, de visiter une fois par an chacun des établissemens où se trouvent des condamnés politiques, et de leur porter les secours de la religion. L’arrivée d’un de ces serviteurs de Dieu est annoncée dans chaque district quelques jours d’avance, pour que les fidèles aient le temps d’arriver des divers points. À son passage, le prêtre célèbre une messe, donne la sainte communion et bénit la tombe de ceux qui sont morts dans le courant de l’année. Le dévouement de ces quatre pauvres ecclésiastiques toujours en voyage, toujours en traîneau par les froids intenses de la Sibérie, allant continuellement de Tobolsk au Kamtchatka et de Nertchinsk à la mer polaire, ne saurait être trop admiré par toute âme chrétienne ou simplement honnête. Le prêtre qui visita notre établissement en 1845 fut un dominicain de Samogitie, mais il ne portait pas la robe de son ordre, pour ne pas effaroucher l’orthodoxie des Sibériens. Le smotritel fut assez bon pour permettre que le service fût célébré dans son salon, la chambre la plus vaste de tout le village. Nous nous confessâmes tous et approchâmes de la sainte table. L’affluence fut grande ; les déportés et les soldats polonais arrivèrent des points les plus éloignés, ceux même de nos compatriotes qui n’étaient pas catholiques de religion n’en assistaient pas moins avec empressement et joie au service divin : catholiques ou non, la sainte messe leur rappelait la sainte Pologne.


IV.

J’avais assez vite monté du dernier jusqu’au premier degré auquel pouvait s’élever un forçat dans notre établissement des bords de l’Irtiche. Au commencement de 1846, je pouvais presque me faire illusion et me regarder comme une simple recrue de l’omnipotente bureaucratie, tristement reléguée dans des parages lointains et sous un climat inhospitalier. Combien ce temps ne différait-il pas de l’hiver terrible de 1844, alors que je balayais les canaux, portais ou fendais du bois, et vivais sous le même toit avec le rebut du genre humain ! Combien de mes frères, hélas ! qui gémissaient à ce moment dans les mines de Nertchinsk ou dans les compagnies disciplinaires, combien même parmi ceux qui avaient été condamnés à une peine moins sévère que la mienne, ne se seraient-ils pas estimés heureux de la position qui m’était faite en 1846 à Ekaterininski-Zavod, et à laquelle pourtant j’étais résolu de me soustraire, au risque même d’encourir le knout et les cachots mystérieux d’Akatouïa !…

Ce mot de Sibérie embrasse une infinité de situations, de misères et d’épreuves que la nomenclature, assez riche pourtant, du code pénal russe est loin de définir ou même de spécifier. Les deux principales catégories : déportation (possilenié) et travaux forcés (katorga) n’indiquent pour ainsi dire que les grandes lignes extérieures d’un vague immense rempli par l’arbitraire seul. Tout est arbitraire en effet dans un jugement qui est appliqué et commenté par un monde de dictateurs, par la commission de Tobolsk, par le gouverneur-général de Sibérie, par le premier et le dernier venu, par l’inspecteur et le gardien. Autre chose est d’être déporté à Viatka, Tobolsk ou même Omsk, autre chose d’être envoyé à Bérézov, comme le fut notre généreuse Mme Félinska, ou au Kamtchatka, comme Béniowski, le général Kopeç et tant de compatriotes illustres. Autre chose encore est de servir dans l’armée du Caucase avec le droit d’avancement, c’est-à-dire avec la possibilité et l’espoir d’être un jour à l’abri des châtimens corporels, ou d’être incorporé dans les régimens cosaques, aux frontières kirghises. On peut s’acquitter de la katorga dans une des fabriques ou distilleries du gouvernement, comme ce fut mon sort à Ekaterininski-Zavod ; mais combien de malheureux travaillent dans les mines horribles de Nertchinsk, les fers aux pieds, en attendant qu’un éboulement subit vienne mettre fin à une vie qui ne compte plus dans ce monde ! Les mines de vert-de-gris sont surtout redoutées. Les compagnies disciplinaires d’Orenbourg et autres passent pour un séjour encore plus terrible que Nertchinsk : là, les verges et la bastonnade sont le pain quotidien de nos pauvres étudians et ouvriers qu’on y relègue le plus souvent. Enfin il y a encore la forteresse d’Akaouïa, non loin de Nertchinsk, dernier châtiment réservé aux plus grands criminels, aux forçats rebelles ou pris en rupture de ban, et où fut en dernier lieu enfermé notre Pierre Wysoçki après l’avortement de sa conspiration en Sibérie. Je ne saurais rien dire sur cet endroit mystérieux, car je n’ai jamais vu personne qui y eût pénétré ; on prononçait ce mot, en Sibérie, avec une terreur indicible.

Le mépris que les habitans du pays ont tout naturellement pour le forçat rejaillit aussi sur le simple déporté, qui n’est que trop souvent exposé à s’entendre injurier du nom de varnak, expression indigène qui renferme toutes les idées d’infamie et d’abjection. Le déporté n’a pas de droits civils, sa déclaration n’est pas admise devant la justice, et sa femme, laissée dans le pays, peut contracter un second mariage, car il est considéré comme mort. Cette situation faite au déporté va contre le but même du législateur, qui voudrait surtout voir s’accroître la population de la Sibérie. Le condamné ne peut s’y marier que dans les classes les plus infimes, les moins respectables des habitans, et ses enfans, de plus, doivent toujours rester serfs de la couronne. Une mesure impitoyable, qui n’a pas empêché cependant ni le dévouement de la princesse Troubetskoï, ni celui de Mme Koszakiewicz et de tant d’autres Polonaises, permet, il est vrai, à la femme de suivre en Sibérie son mari condamné ; mais elle n’a plus alors le droit de le quitter, et les enfans nés sur cette terre d’exil deviennent aussi serfs de la couronne. Notons encore une autre singularité : l’amnistie, quand on l’accorde, ne s’étend qu’aux père et mère ; les enfans nés d’eux en Sibérie ne profitent point de cette grâce à moins d’un décret spécial. Toutes ces restrictions pourtant ne semblaient pas encore suffisantes à l’empereur Nicolas : au mois de décembre 1845, il promulgua une grande ordonnance sur la Sibérie, qui, entre beaucoup d’autres aggravations inutiles à énumérer ici, déclarait les déportés incapables de posséder tout bien, même mobilier, et prescrivait que les condamnés aux travaux forcés fussent astreints, sans exception, à habiter les casernes. Cette ordonnance jeta la consternation dans le pays, et fut déclarée par les employés eux-mêmes aussi cruelle qu’inopportune et presque inexécutable. Je ne sais si elle reçut son application rigoureuse, mais je dois dire que ces nouvelles mesures furent pour beaucoup dans la résolution que je formai de fuir la Sibérie. Je préférai m’exposer à tous les dangers plutôt que de consentir volontairement à ma réintégration dans les casernes au milieu des galériens.

Si dur que doive nécessairement paraître le séjour en Sibérie aux condamnés politiques, il faut cependant avouer que les criminels ordinaires ne s’y plaignent pas trop de leur sort, et le préfèrent même souvent à leur condition antérieure. Les serfs et les soldats surtout, même ceux qui étaient astreints aux travaux forcés, me disaient souvent : « Que pourrions-nous regretter ? Nous travaillions aussi durement là-bas qu’ici, et les punitions y étaient bien plus fréquentes. » Et pourtant ces mêmes hommes n’en bravent pas moins en maintes occasions le knout et les peines les plus terribles en rompant leur ban, tant est puissant chez l’homme l’instinct de la liberté et l’amour de son foyer ! Dans mon voyage en Sibérie, je fus frappé de voir, des avant Tioumen, partout des champs innombrables de raves bordant la route des deux côtés. En plus d’un endroit, ces raves paraissaient violemment arrachées, et les plantations partout foulées par des pieds d’hommes. J’appris alors que les indigènes entretenaient ces racines à dessein, afin qu’elles servissent de nourriture aux fugitifs pendant leurs courses nocturnes. Dans les villages et hameaux situés au bord de la route, les habitans ont en outre soin de placer le soir, devant les fenêtres, du pain, du sel et des pots de lait pour la même destination. Ils le font plus encore peut-être par intérêt bien entendu que par esprit de charité. Les grandes voies de la Sibérie sont en effet parcourues sans cesse par des forçats évadés, et on ne saurait s’imaginer les périls, les privations et les souffrances qu’affrontent ces malheureux pour échapper à la détention. Ceux qui ont subi la marque se brûlent le visage avec du vitriol ou de la cantharide pour faire disparaître les lettres néfastes ; ils manquent rarement d’être repris, et ce qui peut leur arriver de plus heureux, c’est de se condamner à la vie sauvage dans les bois, et d’y devenir ou plutôt redevenir brigands.

Si la tentation de fuir est presque générale parmi les criminels ordinaires de la Sibérie, au contraire les détenus politiques, mes compatriotes, n’y cèdent que très rarement. La crainte du knout et des châtimens corporels, plus forte naturellement chez l’homme de la classe aisée, la connaissance très imparfaite de la langue, des routes et des mœurs du pays, tout se réunit pour dissuader le Polonais d’un si désespérant essai. Il n’a pas du reste la ressource du paysan russe qui s’enfuit ; il ne lui suffit pas de se perdre dans les forêts ou dans une commune obscure : pour parvenir à ses fins, il lui faudrait atteindre une frontière étrangère, et l’immensité des espaces à parcourir est bien faite pour ôter tout espoir ; mais les tentatives de délivrance en masse ne sont pas rares parmi les déportés politiques. Les exploits de Béniowski se présentent à la mémoire de tous et sollicitent plus d’un esprit entreprenant. Ce sont tantôt des conspirations pour se frayer à main armée, en nombre imposant, un passage vers la Perse, la Chine ou à travers les steppes, tantôt des plans plus téméraires encore de soulever la Sibérie elle-même contre la domination des tsars. Pierre Wysoçki, celui-là même qui a donné le signal de notre révolution en 1831, et qui, tombé plus tard, dans un combat, entre les mains des Russes, fut déporté à Nertchinsk, y organisa un complot de ce genre, et dut expier sa témérité dans la forteresse d’Akatouïa. De même nature fut la conspiration de l’abbé Siérocinski, demeurée célèbre dans les annales de la Sibérie. Je ne suis arrivé à Ekaterininski-Zavod que quelques années après cette sanglante tragédie ; j’étais tout près d’Omsk, l’endroit où la scène se déroula ; j’en ai vu les témoins oculaires et les acteurs, et j’ai recueilli de leur bouche, sur ce lugubre sujet, les détails suivans, dont je garantis la parfaite exactitude.

L’abbé Siérocinski fut, avant notre révolution, supérieur du couvent des basiliens à Owrucz en Volhynie, et y dirigeait en même temps les écoles. Il prit une part active à notre mouvement de 1831, et finit par tomber dans les mains des Russes. L’empereur Nicolas l’envoya servir comme simple soldat dans les régimens cosaques de la Sibérie. Pendant quelques années, le supérieur du couvent parcourait ainsi les steppes à cheval à la poursuite des Kirghis, en costume de cosaque, le sabre au côté et la lance au poing. Il y a à Omsk une école militaire, et un jour, quand on y eut besoin d’un professeur, on se souvint de l’ex-basilien, dont on savait les capacités et surtout la connaissance des langues française et allemande, et on le rappela des steppes kirghis. L’ancien supérieur de couvent, l’ancien cosaque devint ainsi par ordre professeur à l’école militaire d’Omsk, sans cependant cesser d’être simple soldat et de faire partie du régiment. Dans sa nouvelle position, l’abbé Siérocinski gagna bien vite les cœurs et eut des relations très étendues. D’une constitution physique très délicate et nerveuse, mais doué d’un rare esprit d’audace et d’entreprise, il imagina d’organiser par toute la Sibérie une vaste conspiration dans laquelle entraient tous les déportés, les soldats des garnisons, beaucoup d’officiers, qui se rappelaient encore les idées et le martyre de Pestel, enfin des habitans du pays, des Russes et jusqu’à des Tatares. Il serait trop long de l’expliquer ici ; mais, pour quiconque a bien connu la Sibérie, il n’est pas douteux que les élémens d’une révolution n’y manquent pas. Le mécontentement y est général, quoiqu’à divers degrés et pour des causes très divergentes, contradictoires même ; les garnisons seules retiennent ces vastes contrées dans le cercle de fer qui étreint l’empire. Or c’est précisément parmi les garnisons que Siérocinski recrutait le plus d’affiliés. Son plan était de s’emparer à un moment donné des forteresses et places principales à l’aide des conjurés militaires et des déportés délivrés (pour la plupart anciens soldats), et d’attendre les événemens. En cas d’échec, on devait se retirer en armes par les steppes kirghis dans le khanat de Tachken, où il y avait beaucoup de catholiques, ou dans le Boukhara, pour pénétrer de là dans les possessions anglaises des Indes orientales. Le foyer de la conspiration était à Omsk, où les conjurés avaient à leur disposition toute l’artillerie de la place, et le signal était déjà donné pour une levée de boucliers générale ; mais la veille même de l’exécution trois des conjurés révélèrent tout au commandant de place, le colonel Degrawe, le même qui m’avait parlé à mon passage à Omsk. Siérocinski et ses complices furent saisis dans la nuit même, et des courriers partirent dans toutes les directions pour ordonner des arrestations en masse. Le complot ainsi étouffé au moment d’éclater, l’enquête commença et dura longtemps. Deux commissions, nommées l’une après l’autre, finirent par se dissoudre sans rien produire, tant l’affaire était compliquée et obscure ; ce n’est que la troisième, composée de membres envoyés exprès de Saint-Pétersbourg, qui réussit à clore la procédure. Un arrêt de l’empereur Nicolas condamnait l’abbé Siérocinski et cinq de ses principaux complices, parmi lesquels se trouvaient un officier des guerres de l’empire, âgé de soixante et quelques années, Gorski, et un Russe, Mélédine, chacun à sept mille coups de verges sans merci. Le jugement portait en toutes lettres sept mille coups sans merci (bez postchadi). Les autres détenus, dont le nombre s’élevait à mille, furent condamnés soit à trois mille, deux mille ou quinze cents coups de verges et aux travaux forcés à perpétuité, soit simplement aux travaux forcés, aux compagnies disciplinaires, à la réclusion, etc.

Vint le jour de l’exécution. Ce fut en 1837, au mois de mars, à Omsk. Le général Galafeïev, célèbre par sa cruauté et envoyé à cet effet de la capitale, commandait le lugubre cortège. Au point du jour, deux bataillons complets se rangèrent sur une grande place, près de la ville, l’un destiné pour les six principaux coupables, l’autre pour ceux qui avaient été condamnés à un moins grand nombre de coups. Je n’ai pas l’intention de décrire dans tous ses détails la boucherie de cette journée terrible ; je ne m’arrêterai que sur l’abbé Siérocinski et ses cinq compagnons d’infortune. On les amena sur la place, on leur lut l’arrêt, et le défilé (skrosstroï) commença. Les coups tombèrent selon la lettre du décret, c’est-à-dire sans merci, et les cris des suppliciés s’élevaient jusqu’au ciel. Aucun d’eux ne reçut le nombre de coups prescrit ; tous, exécutés l’un après l’autre, après avoir traversé deux ou trois fois le défilé, tombèrent sur la neige rougie de leur sang et expirèrent. On avait à dessein réservé pour le dernier l’abbé Siérocinski pour qu’il pût assister jusqu’au bout au supplice de ses compagnons. Quand son tour arriva enfin, quand on lui eut dénudé le dos et attaché les mains à la baïonnette, le médecin du bataillon s’approcha pour lui présenter comme aux autres un flacon contenant quelques gouttes fortifiantes ; mais il refusa en s’écriant : « Buvez mon sang, je ne veux pas de vos gouttes ! » On donna le signal de la marche, et alors l’ancien supérieur de couvent entonna d’une voix haute et claire : Miserere meî, Deus, sceundum magnam misericordiam tuam. Le général Galafeïev cria à ceux qui frappaient : « Plus fort ! plus fort ! (pokrepché), » et ainsi on entendit pendant quelques minutes le chant du basilien entrecoupé par le sifflement des verges et le cri pokrepchê du général… Siérocinski n’avait encore passé qu’une fois à travers les rangs du bataillon, c’est-à-dire qu’il n’avait reçu que mille coups, qu’il roula sur la neige, baigné dans son sang et sans connaissance. On s’efforça en vain de le remettre sur pied ; on le déposa dès lors sur un traîneau préparé d’avance, en l’y attachant à une espèce de support, de manière à présenter le dos aux coups, et le char défila de nouveau entre les rangs. Au commencement de ce second défilé, le patient faisait encore entendre des cris et des gémissemens qui allaient en s’affaiblissant ; il n’expira toutefois qu’après le quatrième tour : les trois mille derniers coups ne portèrent plus que sur un cadavre.

Une fosse commune recueillit bientôt ceux qui dans cette terrible journée moururent sur place ou succombèrent quelques jours après des suites de l’exécution, Polonais comme Russes. On permit aux parens et amis de placer le signe de notre foi au-dessus de cette tombe mémorable, et jusqu’en 1846 on voyait le grand crucifix en bois étendre ses bras noirs dans les steppes au-dessus de la neige étincelante de blancheur.


Julian Klaczko.




SOUVENIRS
D’UN SIBÉRIEN

III.
L’ÉVASION ET LE RETOUR.


I.

L’empereur Nicolas avait rendu, à la fin de 1845, une ordonnance dont j’ai parlé[11], et qui avait pour but d’aggraver la situation des déportés en Sibérie en resserrant autour d’eux les entraves qui s’étaient relâchées avec le temps, avec l’usage, et par suite même de l’impossibilité où l’on était bien souvent d’exécuter la dure loi de la katorga. Des commissions nommées ad hoc visitaient les établissemens pénitenciers, afin de proposer de nouvelles mesures de rigueur. La cohabitation obligée de tous les forçats dans les casernes fut le point que l’on crut pouvoir et devoir accorder en premier lieu à l’ombrageuse disposition du tsar. Tout cela devait me faire persister dans un projet conçu depuis bien longtemps. Au moment même où je signais à Kiow le jugement qui me condamnait aux travaux forcés à perpétuité, j’avais conçu le projet de me soustraire au séjour maudit : une vague espérance de revoir encore le monde des vivans et des hommes libres était entrée dans mon esprit. Les durs travaux auxquels je fus assujetti dans la première période de ma katorga n’avaient guère été de nature à m’encourager; mais ma confiance se ranima aussitôt qu’employé dans les bureaux de l’établissement d’Ekaterininski-Zavod, je pus étendre le cercle de mes relations. Dès l’été de 1845, je fis deux tentatives un peu précipitées et irréfléchies, qui échouèrent au début même sans cependant éveiller les soupçons.

J’avais remarqué au mois de juin une petite nacelle qu’on négligeait souvent de retirer le soir du bord de l’Irtiche: j’imaginai de profiter de cet esquif et de me laisser porter par le fleuve jusqu’à Tobolsk; mais à peine avais-je, par une nuit sombre, détaché le canot et donné quelques coups de rame, que la lune sortit des nuages, éclairant la contrée d’une dangereuse lumière; en même temps j’entendis du rivage les éclats de la voix du smotritel (inspecteur), qui se promenait en compagnie de quelques employés. Je regagnai doucement la terre : c’en était fait pour cette fois. Le mois suivant, j’aperçus la même barque dans un endroit beaucoup plus favorable, sur un lac qui communiquait par un canal avec l’Irtiche à un point assez éloigné de notre établissement. Un phénomène très fréquent dans les eaux de la Sibérie pendant cette saison mit un obstacle infranchissable à cette seconde entreprise. Par suite du refroidissement subit de l’air à la tombée de la nuit, il s’élève souvent des colonnes énormes de vapeur tellement rapprochées et tellement épaisses qu’il devient impossible de rien distinguer à deux pas. J’eus beau pousser ma barque dans tous les sens pendant les heures mortellement longues de cette nuit pleine d’angoisses; le brouillard m’empêchait d’apercevoir le canal par lequel je devais descendre dans l’Irtiche. Ce ne fut qu’au point du jour que je découvris enfin l’issue si vainement cherchée; mais il était déjà trop tard, et je dus m’estimer heureux de pouvoir regagner ma demeure sans encombre. J’abandonnai dès lors toute pensée de me confier encore aux flots si peu démens de l’Irtiche, et je me mis à mieux mûrir et combiner mon plan d’évasion.

Le premier point à bien considérer, et sur lequel je devais tout d’abord me fixer, était la direction à donner à mon périlleux voyage. La grande route, la plus naturelle et qui se présentait avant toutes les autres, celle qui du fond de la Sibérie m’aurait mené jusqu’au cœur même de la Grande-Russie, fut aisément reconnue par moi comme la moins praticable. L’autorité y exerce une surveillance constante et active, et elle y est très souvent secondée par le zèle ou plutôt la rapacité des indigènes, qui trouvent quelquefois profitable de tirer aux forçats en rupture de ban un coup de fusil derrière une haie. Il y a même à cet égard parmi eux, surtout parmi les Tatars, un dicton populaire : «En tuant un écureuil, on n’a qu’une peau, tandis qu’en tuant un varnak[12] on en a trois l’habit, la chemise et la peau de l’homme. » Bien d’autres chemins se présentaient encore dans des directions diverses. Je pouvais traverser la Sibérie orientale par Irkoutsk, Nertchinsk, jusqu’à la mer d’Okhotsk, pour y chercher un navire qui m’aurait déposé dans un des ports des États-Unis de l’Amérique ou de la Californie. Je pouvais aussi me tourner vers le sud, traverser les steppes des Kirghis, pour arriver dans le Boukhara et atteindre de là les possessions anglaises des Indes orientales. D’un autre côté, le fleuve Oural, si j’avais l’heureuse fortune d’en atteindre la source, m’aurait porté jusque dans la Mer-Caspienne et permis de chercher un refuge dans le Daghestan, auprès des Circassiens. Enfin, et pour indiquer le quatrième chemin qui s’offrait à l’évasion, après avoir traversé les monts Ourals et être arrivé à la hauteur d’Oufa dans le gouvernement d’Orenbourg, je rencontrais le Volga, plus bas le canal qui le réunit au Don, et ce dernier fleuve m’aurait conduit jusqu’à la mer d’Azov, puis, à ma volonté, soit dans la Turquie d’Europe ou d’Asie, soit dans la Circassie occidentale. Pour des raisons trop longues à expliquer ici, je dus abandonner successivement chacune de ces quatre routes, et je résolus de chercher mon salut par le nord, à travers les monts Ourals, le steppe de Petchora et Archangel. Ce tracé était le moins usité et par cela même le plus sûr ; il avait en outre l’immense avantage d’être le plus court, car, une fois arrivé à Archangel, il me parut impossible que, parmi les quatre ou cinq cents navires marchands, pour la plupart étrangers, qui se rendaient chaque année dans ce port, il ne s’en trouvât pas un qui voulût bien accueillir un condamné politique fuyant la katorga. Ce fut donc sur cette contrée du haut nord et les alentours de la Mer-Blanche que portèrent désormais mes investigations les plus minutieuses, sans que j’eusse cependant négligé toute occasion de m’éclairer sur les autres directions où pouvait me jeter le hasard. Notre bagne était un peu cosmopolite, et bientôt, au milieu de galériens venus des points les plus divers de l’empire, j’acquis une connaissance assez exacte des mœurs et usages de toutes les Russies ; mais ce furent surtout les conversations fréquentes avec les marchands et les voyageurs venant à Ekaterininski-Zavod tantôt du sud, tantôt du nord, de l’est ou de l’ouest, qui contribuèrent à compléter l’éducation d’un disciple en apparence insouciant et apathique, en réalité très avide d’instruction.

Le détenu qui combine divers moyens d’évasion est absorbé dans un calcul d’infiniment petits dont la somme finale peut seule présenter quelque intérêt au lecteur. Lentement, péniblement, je réunissais les objets indispensables pour le voyage, parmi lesquels figurait en première ligne un passeport. Il y a deux sortes de passeports pour les habitans de la Sibérie, qui partagent avec tous les Russes le goût des longues pérégrinations à travers l’empire : une espèce de billet de passe à courte échéance et pour des destinations rapprochées, puis un passeport bien autrement important, délivré par l’autorité supérieure, sur papier timbré, — le plakatny. Je parvins à me fabriquer l’un et l’autre. Certains arts et métiers sont continués, même au milieu du bagne, par l’homme qui a une fois appris à les aimer et à les cultiver, et c’est ainsi qu’un galérien de mes amis, faux monnayeur habile, m’avait fait cadeau, en échange de quelques roubles, d’un excellent cachet aux armes de sa majesté l’empereur. Quant à la feuille de papier timbré indispensable pour forger un plakatny, il me fut facile d’en dérober une pour mon usage particulier dans un bureau où j’en noircissais tant dans l’intérêt public. Lentement, péniblement aussi, je me procurai les habits et les accessoires qui devaient servir à mon déguisement : au moral comme au physique, je travaillai à ma transformation en un indigène, « un homme de la Sibérie » (sibirski tcheloviék), comme on dit en Russie. Dès mon arrivée à Ekaterininski-Zavod ou plutôt bien avant même, dès que j’eus quitté Kiow, j’avais laissé à dessein pousser ma barbe, qui bientôt devint d’une longueur respectable et tout à fait orthodoxe. Avec de longs efforts, je devins aussi possesseur d’une perruque, mais d’une perruque sibérienne, c’est-à-dire faite d’une peau de mouton avec sa fourrure retournée, comme on en porte dans ce pays pour se préserver du froid. Grâce à ces divers moyens, j’étais sûr de me rendre à peu près méconnaissable. Enfin, et déduction faite des dépenses occasionnées par ces différens achats, il me restait la somme de 180 roubles en assignats (environ 200 francs), somme bien modique pour un si long voyage, et qui devait encore être diminuée de beaucoup par un accident fatal. Je ne me dissimulai nullement les difficultés de mon entreprise, ni les dangers auxquels elle m’exposait à chaque pas. Je savais que je ne pouvais pas même compter avec une sécurité parfaite sur mon poignard comme dernière chance de salut. Quoi qu’on en dise, on n’est pas toujours maître de se donner la mort : je pouvais être arrêté pendant le sommeil ou pendant une de ces prostrations morales qui suivent trop souvent des efforts prolongés, et qui ôtent à l’homme jusqu’à la dernière liberté, celle de pouvoir disposer de sa vie. Une chose cependant me soutenait, et tout en aggravant ma situation allégeait de beaucoup ma conscience : c’était le serment que je m’étais fait de ne révéler à personne mon secret avant d’être arrivé dans un pays libre, de ne demander ni aide, ni protection, ni conseil à aucune âme humaine, tant que je n’aurais pas franchi les limites de l’empire des tsars, et de renoncer plutôt à la délivrance que de devenir un sujet de péril pour mes semblables. J’avais pu envelopper dans mon triste sort plus d’un de mes pauvres compatriotes par mon séjour à Kamienieç, alors que je croyais remplir une mission d’intérêt général; mais il ne s’agissait plus désormais que de mon salut personnel, et je ne devais avoir recours qu’à moi seul. Dieu a daigné me soutenir jusqu’au bout dans cette résolution, qui après tout n’était que simplement honnête, et peut-être est-ce en considération de ce vœu, fait dès le début, qu’il a étendu sur moi son bras protecteur.

Dans les derniers jours de janvier 1846, mes préparatifs étaient terminés, et l’époque me sembla d’autant plus favorable que bientôt devait avoir lieu la grande foire d’Irbite, au pied des monts Ourals, une ces foires comme on n’en connaît guère que dans la Russie orientale, dans un pays où la rareté des centres commerciaux, l’immensité des espaces à parcourir et la difficulté des communications ordinaires font de ces sortes de marchés un véritable colluries gentium, et couvrent les routes d’innombrables trains de marchandises et de voyageurs. Je me flattais de l’espoir de me perdre au milieu d’une telle migration de peuples, et j’eus hâte de profiter de la circonstance. Le 8 février 1846, je me mis en marche. J’avais sur moi trois chemises, dont l’une de couleur par-dessus le pantalon selon la mode russe, un gilet et un large pantalon d’un drap épais, sur le tout un petit burnous (armiak) de peau de mouton bien enduit de suif, et qui me descendait jusqu’aux genoux. De grandes bottes à revers et fortement goudronnées complétaient mon costume. Une ceinture de laine blanche, rouge et noire me serrait les reins, et sur ma perruque se dressait un bonnet rond de velours rouge bordé de fourrure, le bonnet que porte un paysan aisé de la Sibérie aux jours de fête ou un commis marchand. J’étais de plus enveloppé d’une grande et large pelisse dont le collet, remonté et retenu par un mouchoir noué à l’entour, avait pour but autant de me préserver du froid que de cacher mon visage. Dans un sac que je portais à la main, j’avais mis une seconde paire de bottes, une quatrième chemise, un pantalon d’été bleu suivant la coutume du pays, du pain et du poisson sec. Dans la tige de la botte droite, j’avais caché un large poignard; je plaçai sous le gilet mon argent, en assignats de 5 et 10 roubles; enfin, dans mes mains couvertes de gros gants de peau, le poil à l’envers, je tenais un bâton noueux et solide.

C’est le soir, ainsi accoutré, que je quittai l’établissement d’Ekaterininski-Zavod par un chemin de traverse. Il gelait très fort; le givre voltigeant dans l’air scintillait aux rayons de la lune. Bientôt j’eus passé mon Rubicon, l’Irtiche, dont je foulais aux pieds la rude carapace glacée, et d’un pas précipité, quoique allourdi par le poids de mes vêtemens, je pris le chemin de Tara, bourgade située à 12 kilomètres du lieu de ma détention. Les nuits d’hiver, pensai-je, sont très longues en Sibérie : combien de chemin ferai-je avant que le jour ne paraisse et ne donne l’éveil sur mon évasion? Que deviendrai-je après?

J’avais à peine passé l’Irtiche, que j’entendis derrière moi le bruit d’un traîneau. Je frémis, mais je résolus d’attendre le voyageur nocturne, et, comme il m’est arrivé plus d’une fois dans ma pérégrination hasardeuse, ce que je redoutais comme un péril m’offrit un moyen inespéré de salut.

— Où vas-tu? me demanda le paysan qui conduisait le traîneau en s’arrêtant devant moi.

— A Tara.

— Et d’où es-tu?

— Du hameau de Zalivina.

— Donne-moi soixante kopeks (dix sous), et je t’emmènerai à Tara, où je vais moi-même.

— Non, c’est trop cher; cinquante kopeks, si tu veux?

— Eh bien! soit, et monte vite, l’ami...

Je pris place à côté de lui, et nous partîmes au galop. Mon compagnon avait hâte de retourner chez lui; la route, couverte d’une neige durcie par la gelée, était unie et polie comme un miroir, et le froid piquant donnait des ailes aux chevaux; au bout d’une demi-heure, nous fûmes à Tara. Mon paysan me déposa dans une des rues de la ville et continua son chemin. Resté seul, je m’approchai de la fenêtre de la première maison venue et demandai à haute voix, selon la manière russe : — Y a-t-il des chevaux ?

— Et pour où?

— Pour la foire d’Irbite.

— Il y en a.

— Une paire?

— Oui, une paire.

— Combien la verste?

— Huit kopeks.

— Je ne donnerai pas tant; six kopeks?...

— Que faire?... Soit. Dans l’instant.

Au bout de quelques minutes, les chevaux étaient prêts et attelés au traîneau.-— Et d’où êtes-vous? me demanda-t-on.

— De Tomsk; je suis le commis de N... (je donnai un nom quelconque). Mon patron m’a devancé à Irbite; moi, j’ai dû rester pour quelques petites affaires, et je suis horriblement en retard; je crains que le maître ne se fâche. Si tu vas bien vite, je te donnerai encore un pourboire.

Le paysan siffla, et les chevaux partirent comme une flèche. Tout à coup le ciel se couvrit, une neige abondante commença à tomber, le paysan perdit son chemin et ne sut plus s’orienter. Après avoir longtemps erré en divers sens, force nous fut de faire halte et de passer la nuit dans la forêt. Je feignis une grande colère, et mon conducteur de s’excuser, de me demander humblement pardon. Je n’essaierai pas de décrire les angoisses terribles de cette nuit passée sur le traîneau, au milieu d’une tempête de neige, à une distance de quatre lieues au plus d’Ekaterininski-Zavod; à tout moment, je croyais entendre le grelot des kibitkas lancées à ma poursuite. Enfin le jour commençait à poindre. — Retournons à Tara, dis-je au paysan; je prendrai là un autre traîneau, et toi, imbécile, je ne te donnerai rien, et je te livrerai à la police pour m’avoir fait perdre du temps.

Le paysan, tout penaud, se mit en route pour revenir à Tara: mais à peine eut-il parcouru une verste, qu’il s’arrêta, regarda de tous les côtés, et, montrant quelques vestiges de sentier sous des amas de neige, il s’écria :

— Voilà le chemin que nous aurions dû suivre.

— Va donc, lui dis-je, et à la grâce de Dieu!...

A partir de ce moment, mon homme fit tout son possible pour me faire regagner le temps perdu. Une idée horrible cependant venait de traverser mon esprit : je me rappelai notre malheureux colonel Wysoçki, qui, après avoir été retenu comme moi toute une nuit dans la forêt pendant sa fuite, fut livré aux gendarmes par son conducteur. Mon paysan méditerait-il une trahison pareille? me disais-je, et déjà je dirigeais machinalement ma main vers mon poignard. Vaines terreurs! injustes soupçons! Le paysan arriva bientôt chez un de ses amis, qui me donna du thé et me fournit des chevaux au même prix pour continuer ma route. Ainsi allais-je mon train, renouvelant mes chevaux à des frais assez modiques, quand, arrivé bien tard dans la nuit à un village nommé Soldatskaïa, je fus victime d’un vol aussi audacieux que pénible. Je n’avais pas de monnaie pour payer le conducteur, et j’entrai avec lui dans un cabaret où se pressaient beaucoup de gens ivres : nous approchions de la fin du carnaval. J’avais retiré de dessous mon gilet quelques billets, et j’allais en donner un ou deux au maître du cabaret pour qu’il me les changeât, quand un mouvement de la foule, calculé ou fortuit, se fit tout à coup autour de moi et me repoussa de la table où j’avais étalé les papiers, dont une main adroite s’empara aussitôt. J’eus beau crier, je ne pus découvrir le voleur, ni penser sérieusement à requérir des gendarmes, et je dus me résigner. Je fus ainsi frustré de quarante roubles en assignats; mais ce qui augmenta mes regrets et j’ose dire ma terreur, c’est que le voleur s’était emparé en même temps de deux papiers d’un prix inestimable : une petite note où j’avais minutieusement inscrit les villes et les villages que j’avais à traverser jusqu’à Archangel, et mon passeport, celui sur papier timbré, dont la fabrication m’avait tant coûté!...

Dès le début et le premier jour de mon évasion, j’avais perdu presque le quart de mon modique pécule de voyage, la note qui devait me guider dans mes pérégrinations et le plukatny la seule pièce qui pouvait apaiser les premiers soupçons d’un curieux... J’étais au désespoir.


II.

Une chose surtout fit réussir l’œuvre périlleuse de mon évasion, en me décidant à persévérer contre tous les obstacles et toutes les déceptions, en m’obligeant d’avoir pour ainsi dire courage malgré moi-même : l’impossibilité où j’étais d’abandonner l’entreprise. Une fois que j’eus quitté Ekaterininski-Zavod, mon sort devenait absolument le même, que je fusse pris à Tara ou dans les monts Ourals, dans le steppe de Petchora ou au port d’Archangel, tandis que chaque pas fait en avant me rapprochait de la délivrance. J’étais donc condamné à n’avoir ni regret ni hésitation. Aussi, malgré la perte irréparable que je venais d’éprouver, continuai-je toujours mon chemin, et, arrivé bientôt sur la grande route d’Irbite, je trouvai dans l’animation subite du paysage un spectacle fait pour distraire mes yeux et rassurer même à certains égards mon esprit. Sur la vaste plaine de neige à gauche de laquelle, dès Tioumen, commençaient à se dessiner dans le lointain les flancs boisés de l’Oural, fourmillaient en masse innombrable des traîneaux allant à la foire ou en revenant, remplis de marchandises et de yamstchiks (paysans entrepreneurs de roulage), et emportés par ces chevaux sibériens dont l’agilité n’est égalée que par l’adresse de leurs intrépides conducteurs. Le mois de février est « le mois de récolte » pour les habitans de ces contrées, qui trouvent dans le louage de leurs chevaux et de leurs traîneaux, à l’époque de la grande foire d’Irbite, le gain principal de l’année, et font montre alors de cette bonne humeur, de cette gaîté bruyante qui animent toute population active au sortir de la morte saison. Je mêlai ma voix aux cris aigus et perçans des yamstchiks ; je saluai du fond de l’âme tout passager comme l’auxiliaire involontaire de ma fuite, car plus le nombre d’hommes, de chevaux et de traîneaux grossissait, plus je prenais courage. Le moyen en effet, pensais-je, de distinguer parmi cette foule de marchands, de commis et de paysans un condamné politique cherchant sa liberté? le moyen de me poursuivre dans cette Babel mouvante et changeante? Autant vaudrait, selon notre dicton de l’Ukraine, « poursuivre le vent dans les steppes!... »

Pour faire comprendre la rapidité de ma course, qui ne différait en rien de celle des autres Sibériens, il suffira de dire que le troisième jour de mon évasion, et malgré la nuit passée dans la forêt de Tara, je me trouvai le soir bien tard aux portes d’Irbite, à 1,000 kilomètres d’Ekaterininski-Zavod. « Halte, et montrez votre passeport ! » me cria le factionnaire. Par bonheur, il ajouta tout de suite très bas : « Donnez-moi vingt kopeks, et filez droit. » Je satisfis avec empressement à l’exigence de la loi si à propos modifiée, et bientôt j’arrivai devant une hôtellerie, où d’abord on ne voulut pas me recevoir, parce que la place manquait ; on finit cependant par m’accueillir sur ma déclaration que je ne comptais y passer que la nuit, sûr que j’étais de retrouver le lendemain mon patron et de loger avec lui. Je sortis ensuite, feignant de me rendre au bureau de police, et je revins dire qu’on y avait pris mes papiers pour me les rendre le lendemain. L’izba (la grande chambre de réunion) était encombrée de yamstchiks ; il y régnait une odeur de goudron à faire tourner la tête. Je parlai beaucoup de mon patron, de nos affaires, et je fis mon possible pour prendre part à un bruyant repas sibérien composé d’une soupe aux raves, de poissons secs, de gruau à l’huile et de choux marines. Le repas fini, chacun paya son écot au maître de la maison et prépara comme il put sa couche dans l’izba. Les uns s’étendirent sur le poêle, les autres sur de la paille, celui-là par terre, celui-ci sur le banc ou même dessous. Je fis comme les autres, mais je ne pus dormir : tant de craintes et d’espérances agitaient mon esprit !

Sur pied au point du jour comme la plupart de mes compagnons de l’izba, j’eus soin de faire dans la forme la plus orthodoxe les trois salutations de rigueur (poklony) devant les saintes images qui se trouvent dans le coin de toute demeure russe, je mis mon sac sur le dos, et je sortis sous prétexte de chercher mon patron. Malgré l’heure matinale, la grande place était déjà très animée. Irbite est une ville d’assez agréable aspect, quoique construite entièrement en bois ; les rues y sont larges, les places et les marchés spacieux. Partout s’élevaient des boutiques bâties, selon la coutume russe, avec des planches minces, pour le temps de la foire. Des traineaux rangés comme un régiment contenaient des ballots de marchandises, et ceux qui étaient vides se trouvaient entassés les uns sur les autres ; il y avait des milliers de pareils véhicules. Du reste je ne fis pour ainsi dire que traverser la ville, car plus d’une raison me conseillait de ne pas m’y arrèter trop longtemps. Je craignais surtout de rencontrer en tel lieu et à telle époque une de mes nombreuses connaissances d’Ekaterininski-Zavod, et je n’avais nulle envie de mettre sans nécessité mon déguisement à l’épreuve. J’achetai dans une boutique quelques pains et du sel que je mis dans mon sac, et je sortis par la porte opposée de la ville sans que le l’actionnaire eût jugé à propos de m’adresser la moindre question. Les dépenses nécessitées par le louage des chevaux jusqu’à Irbite, combinées avec le vol dont j’avais été victime, avaient énormément réduit mes faibles ressources. Je ne me trouvai plus possesseur que de 75 roubles en assignats. Comment atteindre la France à l’aide d’une si petite somme? Il était clair pour moi dans tous les cas que je ne devais plus compter désormais que sur mes jambes, sur mes bras même, si je parvenais à trouver en route quelque chance de gain.

L’hiver de 1846 fut d’une rigueur extrême, et la neige tomba en si grande abondance que je vis s’effondrer en plus d’un endroit des maisons assez solidement construites. De mémoire de Sibérien, il n’y avait pas eu d’aussi rude saison. Le matin pourtant où je traversai Irbite, l’air devint plus doux; mais aussi la neige commença à tomber si forte et si épaisse, qu’elle obscurcissait complètement la vue. J’éprouvais une sensation étrange en me trouvant ainsi au milieu de ces espaces presque toujours silencieux, et enveloppé de flocons de neige que j’essayais en vain de secouer. La marche était très fatigante au milieu de ces masses blanches qui s’amoncelaient à chaque pas. Je ne perdis cependant pas la trace, et de temps à autre des yamstchiks venus à ma rencontre en traîneau m’aidèrent à la retrouver. Vers midi, le ciel s’éclaircit, et la marche devint moins pénible. J’évitais d’ordinaire les villages, et quand il me fallait en traverser un, j’allais tout droit devant moi, comme si j’étais des environs et n’avais besoin d’aucun renseignement. Ce n’est qu’à la dernière maison d’un hameau que je me hasardais parfois à faire quelques questions, alors que des doutes graves s’élevaient en moi sur la direction à prendre. Quand j’avais faim, je tirais de mon sac un morceau de pain gelé, et je le mangeais en marchant ou en m’asseyant au pied d’un arbre, dans un endroit écarté de la forêt. Afin d’apaiser ma soif, je recherchais les trous que les habitans du pays pratiquent dans la glace des fleuves et des étangs pour abreuver leurs bestiaux; je me contentais même quelquefois de la neige fondue dans ma bouche, quoique ce moyen fût loin de me désaltérer à souhait. Mon premier jour de marche au sortir d’Irbite fut bien rude, et le soir je me trouvai tout à fait exténué. Les lourds vêtemens que je portais sur moi ajoutaient aux fatigues de la route, et je n’osais pourtant pas m’en débarrasser. A la tombée de la nuit, je courus au plus profond de la forêt, et je songeai à préparer ma couche. Je savais le procédé qu’emploient les Ostiakes pour s’abriter pendant leur sommeil dans leurs déserts de glace : ils creusent tout simplement un trou profond sous une forte masse de neige, et y trouvent de la sorte un lit dur, il est vrai, mais parfaitement chaud. Ainsi fis-je, moi aussi, et bientôt je pus prendre un repos dont j’avais grand besoin.

Réveillé le lendemain, je sentis un malaise extrême, j’avais les pieds fortement gelés. Peu familiarisé encore avec le procédé ostiake, j’avais eu l’imprudence de me couvrir de ma pelisse du côté de la fourrure, au lieu de la retourner à l’envers. Le développement de la chaleur, provoqué de la sorte, avait fait fondre la neige et exposé les extrémités à la vive température du matin. Je résolus de profiter de la leçon à l’avenir ; pour le moment, je tâchai de me dégourdir un peu par une marche précipitée, et j’y réussis. Malheureusement, vers le milieu de la journée un vent très fort s’éleva, un vent de Sibérie, sec, glacial, vous frappant les yeux à vous aveugler, et balayant devant lui des monceaux de neige à faire disparaître au bout de quelques minutes le chemin le mieux battu. Les indigènes ont l’habitude, dès le commencement de l’hiver, de marquer la route des deux côtés par de hautes branches de sapin assez rapprochées les unes des autres ; mais les avalanches furent si fortes cette année, qu’elles avaient en plus d’un endroit recouvert ces branches indicatrices. Après un certain temps, je m’aperçus que je m’étais complètement égaré ; j’enfonçais dans la neige jusqu’à la ceinture, parfois même jusqu’au cou ; j’entrevoyais une mort probable par suite du froid et de la faim. Enfin le soir j’étais de nouveau en marche sur une route, et par hasard ce fut précisément la bonne. Bien tard, j’aperçus une petite maison voisine d’un hameau ; une jeune femme se tenait sur le seuil. L’espoir de trouver un lieu de repos me fit surmonter toute hésitation. Je m’approchai de la femme en lui demandant de m’héberger. Elle ne fit aucune difficulté, et m’introduisit dans l’izba, où se trouvait sa vieille mère. Je fis le salut d’usage, et sur la demande d’où je venais et « où me menait le bon Dieu ? » je répondis que j’étais du gouvernement de Tobolsk, et que je me dirigeais vers les établissemens de Bohotole pour y chercher du travail. Les établissemens de Bohotole sont des fonderies de fer appartenant au gouvernement russe, et situées dans les monts Ourals, bien au nord de Verkhotourié. Ces grandes fonderies attirent beaucoup de travailleurs des provinces de Tobolsk et de Perm. Pendant que les femmes préparaient le repas, j’étalai mes vêtemens et mon linge pour les faire sécher, et, ma faim assouvie, je m’étendis sur le banc avec un sentiment indicible de bien-être et de contentement. Je croyais n’avoir négligé aucune précaution : après avoir récité tout bas mes prières catholiques, je rendis avec ostentation les poklony ou hommages obligatoires aux saintes images orthodoxes, et cependant des soupçons s’éveillèrent dans l’esprit des deux femmes. Comme je l’appris plus tard, la vue du linge que j’essayai de faire sécher en fut la cause : elles me trouvèrent trop bien pourvu pour un ouvrier russe, — je possédais quatre chemises ! Déjà le sommeil commençait à me gagner, quand j’entendis des chuchotemens qui m’inquiétèrent, et tout à coup entrèrent trois paysans, dont l’un demanda à voix basse : « Où est-il? » La jeune femme me désigna de la main, et bientôt je fus appelé, puis rudement secoué par ces hommes, qui me demandaient si j’avais un passeport. Force fut de répondre.

— Et de quel droit me demande-t-on mon passeport? Est-ce que quelqu’un d’entre vous est golova<ref> Ce mot golova (littéralement tête) signifie le plus âgé de la commune, chargé d’ordinaire de la police locale. </<ref> ou employé?

— Aucun de nous ne l’est, il est vrai; nous ne sommes que les habitans de l’endroit.

— Et c’est comme habitans de l’endroit que vous assaillez les maisons et demandez les passeports? Qui me dit quelles gens vous êtes, et que vous n’avez pas l’intention de me dérober mes papiers? Mais soyez tranquilles, vous trouverez à qui parler.

— Mais nous sommes d’ici.

— Est-ce bien vrai, ce qu’ils disent? demandai-je en me tournant du côté de la maîtresse du logis, et sur son signe affirmatif je repris : — Eh bien! je puis vous répondre. Je me nomme Lavrenti Kouzmine, du gouvernement de Tobolsk; je me rends aux élablissemens de Bohotole pour y chercher du travail, et ce n’est pas certes la première fois que je traverse ce pays.

J’entrai ensuite dans des détails bien plus circonstanciés, et je finis par exhiber mon passeport. C’était un simple billet de passe, puisque, hélas! je n’avais plus mon plakatny, qui n’en aurait point imposé au moindre employé; mais il portait un cachet, et cette vue suffit pour rassurer tout le monde. Ils se mirent alors à me demander des nouvelles de la foire d’Irbite et de beaucoup d’autres choses, et finirent par me souhaiter une bonne nuit en s’excusant de m’avoir troublé. « Nous sommes bien pardonnables, voyez-vous; nous avons cru avoir affaire à un forçat évadé, il en passe parfois. » Le reste de la nuit s’écoula tranquillement, et le lendemain je pris congé des deux femmes dont l’hospitalité aurait pu me devenir si fatale.

L’incident que je viens de raconter porta dans mon esprit une triste conviction : c’est que je ne devais plus compter sur un abri pendant les nuits à moins de m’exposer aux plus graves dangers, et que la couche ostiake serait jusqu’à nouvel ordre mon seul lit de repos. C’est de la couche ostiake en effet qu’il fallut me contenter pendant toute ma traversée des monts Ourals jusqu’à mon arrivée à Véliki-Oustioug, c’est-à-dire depuis le milieu de février jusqu’aux premiers jours d’avril 1846. Trois ou quatre fois seulement je me hasardai à demander l’hospitalité pour la nuit dans une cabane isolée, exténué par quinze ou vingt jours passés dans la forêt, à bout de forces et presque sans la conscience de ce que je faisais. Toutes les autres nuits je me contentai de creuser un terrier pour dormir. Je devins seulement plus circonspect, et j’acquis bientôt une assez grande habileté dans la construction de mon refuge. J’avais remarqué que dans les forêts épaisses la neige ne peut arriver jusqu’au pied des gros arbres, et en s’accumulant laisse autour du tronc un petit espace vide qui devient bientôt un trou profond. Je me laissais glisser le long de l’arbre dans le creux ainsi formé et tout semblable à un puits; arrivé au fond, je tâchais avec mon bâton de rejeter la neige par l’ouverture supérieure, et je me faisais ainsi une sorte de voûte qui m’abritait complètement. Bien souvent pourtant je ne pouvais venir à bout de ma bâtisse nocturne; tantôt la neige était trop friable, tantôt la voûte laborieusement élevée s’effondrait tout à coup : alors je m’asseyais près de l’arbre, et, le dos appuyé au tronc, je dormais ou plutôt je sommeillais toute la nuit. Quand le froid devenait trop grand et que je sentais mes membres s’engourdir, je me levais, je marchais à tout hasard, car je ne pouvais pas distinguer la route au milieu de l’obscurité : il fallait absolument rendre au corps un peu de chaleur par l’agitation. Plus d’une fois je me laissai tout bonnement couvrir par la neige qui tombait : j’eus alors plus chaud que jamais; mais le matin il m’était très difficile de me dégager du blanc linceul. Peu à peu je me familiarisai avec cette manière de dormir. Il m’arriva même, à la tombée de la nuit, d’entrer au plus profond du bois comme dans une auberge bien connue; parfois cependant, je dois le dire, cette vie de sauvage me semblait intolérable. L’absence d’un logis humain, le manque d’alimens chauds et même du pain gelé, — mon unique nourriture pour des jours entiers, — me firent regarder en face et dans leur réalité terrible ces deux spectres hideux qui s’appellent le froid et la faim, et dont nous évoquons les noms si légèrement à la moindre gêne! Dans de tels momens, je redoutais surtout les accès de somnolence qui me prenaient subitement, car c’étaient là des invitations manifestes à la mort, contre lesquelles je luttais avec le peu de forces qui me restait encore. Le besoin d’une nourriture chaude était d’ailleurs le plus fort chez moi, et je résistais difficilement à la tentation d’aller demander dans une hutte quelconque un peu de la soupe aux raves de Sibérie.

Après avoir dépassé Verkhotourie, la dernière ville (toute construite en bois) qui se trouvait sur mon passage au pied du versant oriental de l’Oural et où je n’eus garde de m’arrêter, je fis la rencontre de six jeunes Russes, laquelle devint pour moi une source abondante d’informations. A leur costume et à leur langue, je reconnus tout de suite qu’ils n’étaient pas des environs, ni même des Sibériens. Sur ma demande, ils me répondirent qu’ils venaient du gouvernement d’Archangel, du district de Mezen, au bord même de l’Océan-Glacial, et qu’ils se dirigeaient vers le gouvernement de Tobolsk en Sibérie pour y chercher de l’occupation comme vétérinaires. Ces jeunes gens avaient la figure agréable, le teint d’une blancheur extrême et la chevelure de couleur argentine, comme du lin bien peigné : n’étaient leurs yeux d’un bleu clair, ils auraient pu parfaitement passer pour des albinos. Ils m’apprirent que le pays d’où ils venaient était très pauvre, misérable même; rien n’y poussait, ni blé, ni avoine, ni orge; les habitans ne vivaient que de la pêche et du commerce et ne recevaient le pain que d’Archangel. La vue d’hommes venant de si loin et à pied me donna espoir et courage. Je leur donnai de mon côté beaucoup de détails sur la Sibérie, mais non sur les contrées que j’avais habitées, et particulièrement sur les endroits où ils trouveraient le plus de chevaux. Étrange jeu où se complaît la nature dans sa distribution de la race humaine sur ce globe! Pour ces misérables habitans des côtes les plus reculées de l’Océan-Glacial, la Sibérie est la terre promise, l’Eldorado où tendent leurs rêves de bonheur, vers lequel ils émigrent par bandes, par familles entières, pour y chercher un travail plus lucratif et un ciel plus clément.

Je ne saurais dire combien de jours je marchai ainsi en gravissant les hauteurs boisées et neigeuses de l’Oural : l’uniformité du chemin, le retour des mêmes accidens de voyage m’avaient fait perdre la notion du temps. Je sais seulement que c’est à Paouda, bien avant dans les montagnes, que je pus dormir dans une habitation humaine pour la seconde fois depuis que j’avais quitté Irbite; ce fut aussi pour la troisième fois depuis ce jour que je pris une nourriture chaude : encore ne devais-je ce petit bonheur qu’au hasard. Je traversais le village bien tard dans la soirée, et en passant devant une des cabanes où brillait encore de la lumière, j’entendis tout à coup une voix qui disait : — Qui va là?

— Un voyageur.

— Et devez-vous aller loin?

— Oh! très loin.

— Eh bien! si vous le voulez, couchez chez nous.

— Que le bon Dieu vous en récompense ! Cela ne vous sera-t-il d’aucun embarras?

— Comment un embarras! Nous ne sommes pas couchés, entrez donc.

Je franchis le seuil hospitalier, et je me trouvai dans l’habitation de deux braves gens assez âgés, mari et femme. Ils me donnèrent un maigre repas sibérien qui me sembla un vrai festin de Lucullus; mais ce qui me réjouit le plus, ce fut la faculté d’ôter mes habits, que naturellement je n’avais pu quitter pendant plusieurs nuits passées à la belle étoile. On m’adressa des questions, et j’y répondis. J’étais du gouvernement de Tobolsk, et voulais gagner Solikamsk, de l’autre côté de l’Oural, où un parent m’avait écrit que je trouverai de l’ouvrage dans les sauneries. Les bonnes gens me contèrent ensuite leur situation et se plaignirent beaucoup de leur sort. C’étaient des paysans dits d’établissemens (pozavodskoïe krestyany), ou serfs assujettis de génération en génération à la corvée dans les fabriques du gouvernement, très nombreuses dans l’Oural. Autrefois il y avait un éablissement à Paouda même; mais depuis que le gouvernement l’avait abandonné, ils étaient forcés d’aller travailler jusqu’à Bohotole, corvée très rude dont n’étaient exempts ni les femmes ni les enfans au-dessus de quatorze ans. Le lendemain, mes hôtes ne me laissèrent pas partir avant de m’avoir fait déjeuner avec eux, et ne voulurent pas accepter l’argent que je leur offrais, malgré toutes mes instances. Ah! que le congé que je pris d’eux fut chaleureux et cordial! Toutefois ce sentiment d’aise fut bien près de s’évanouir quand, au moment de me congédier et de me renseigner sur mon chemin ultérieur, le brave homme me dit : « Du reste, un peu au-delà de Paouda, vous trouverez un corps de garde où l’on vous demandera vos papiers, et où l’on ne manquera pas de vous donner tous les éclaircissemens désirables. »

On se doute bien que je ne négligeai aucun effort pour éviter une pareille source d’informations; j’allais par monts et par vaux, m’enfonçant dans la neige jusqu’au cou, et ne regagnant la route droite qu’après avoir dépassé de beaucoup le corps de garde tutélaire. Ainsi continuai-je les autres jours, n’achetant même du pain qu’à de rares occasions dans les izbourhka qui se trouvaient sur mon chemin à de très grandes distances. Les izbouchka sont de petites constructions élevées à de grands intervalles, pour la commodité des voyageurs, à partir des monts Ourals jusqu’à Véliki-Oustioug. On y trouve du pain, du poisson sec, des raves, des choux et du kvass (espèce de cidre), rarement de l’eau-de-vie. Dans quelques izbouchka, les plus spacieuses, on a même du foin et de l’avoine pour les chevaux. Les propriétaires font les approvisionnemens et tirent un assez bon profit de ces étranges hôtelleries, tenues presque toujours par de pauvres vieillards solitaires ou par un couple aussi âgé que misérable. Le soir, je fis la rencontre d’un convoi de yamstchiks qui revenaient de la foire d’Irbite et faisaient une halte pour leurs chevaux; mais je ne voulus pas rester avec eux : je me savais assez près du sommet de l’Oural, et un sentiment de superstition m’y poussait comme vers le point culminant de ma destinée. J’atteignis enfin la cime de l’Oural par une belle nuit; la lune éclairait en plein un paysage magnifique et bizarre, des arbres et des rochers gigantesques dessinaient leurs ombres noueuses sur une immense nappe de neige. Un silence solennel, je dirai presque religieux, régnait autour de moi. De temps en temps un bruit sec et métallique venait frapper mes oreilles : c’étaient les pierres qui se fendaient par l’intensité du froid. Ah! la nature, si rude et si sauvage qu’elle me parût ici, je la trouvais pourtant bien plus clémente que les hommes civilisés là-bas : elle ne me demanda pas mes papiers. J’avais de la peine à ne pas penser aux esprits d’un autre monde, à ne pas me rappeler les êtres féeriques et lugubres de certains contes dont fut bercée mon enfance en Ukraine, à la vue de ces formes bizarres et sinistres que la lune éclairait en les agrandissant d’une façon démesurée. Et moi-même du reste n’aurais-je pas passé pour le véritable et grand démon de la nuit aux yeux de tout enfant de l’Ukraine qui m’aurait vu alors dans mon étrange costume, la barbe, les moustaches et les sourcils couverts d’une épaisse couche de frimas, errant comme une ombre au milieu des ombres de la forêt?...

Le froid m’arracha seul à cette contemplation prolongée, et bientôt je me mis à descendre le versant occidental de la barrière immense élevée par la nature entre la Sibérie et la Russie d’Europe. Dans la journée du lendemain, je fus rejoint par les yamslchiks, et j’eus l’occasion de reconnaître l’agilité miraculeuse avec laquelle ils savaient diriger leurs véhicules sur des chemins presque impraticables. Il y avait trente traîneaux attelés chacun d’un cheval, et sept yamstchiks les conduisaient tous. La route était étroite et bordée des deux côtés par des murailles de neige si hautes que les hommes, les chevaux et les voitures disparaissaient complètement à quelques pas. Quand ce convoi était rencontré par un autre venant en sens inverse, le moins nombreux ou le moins chargé s’enfonçait dans la muraille de neige, et je puis affirmer que les oreilles des chevaux étaient alors seules visibles. L’étrange évolution achevée, les hommes des deux convois s’entr’aidaient pour retirer les véhicules et les chevaux. Ceci n’est rien encore en comparaison des accidens causés par les fondrières si nombreuses dans ce trajet. Les chevaux, déjà familiarisés avec ces obstacles, se jettent alors dans les ravins, et se laissent ensuite retirer par les yamstchiks. Les difficultés de cette traversée dans l’Oural ne permettent pas d’ordinaire à ces intrépides conducteurs de faire plus de vingt verstes par jour, et jusqu’à Véliki-Oustioug je vis le long de la route des cadavres de chevaux qui n’avaient pu résister aux fatigues. Ce que le yamstchik est capable d’endurer en fait de labeurs et de privations est presque incroyable.

Dans les premiers jours de mars 1846, j’atteignis Solikamsk, au pied du versant occidental des monts Ourals, et sans m’y arrêter je poursuivis mon chemin par le steppe de Petchora, tendant vers Véliki-Oustioug par Tcherdine, Raï, Lalsk et Nochel. A part le terrain montagneux, c’étaient toujours les mêmes immensités de neige, les mêmes forêts épaisses et les mêmes vents et tempêtes de glace. C’étaient aussi pour moi les mêmes marches si laborieuses, les mêmes achats furtifs de pain dans les rares izbouchka, les mêmes terriers construits péniblement chaque nuit pour y trouver le repos. Une découverte cependant me procura un bien notable. J’avais remarqué que dans ces contrées dépeuplées les rares marcheurs surpris par la nuit dans les bois y avaient l’habitude d’allumer un grand feu et de l’entretenir jusqu’au point du jour. Ainsi fis-je parfois moi-même, et ce bûcher flamboyant au milieu du désert me chauffait et m’égayait en même temps. Je ne me permettais néanmoins un tel divertissement qu’après m’être engagé au plus profond des forêts. Un soir que, pour éviter Tcherdine, car je tournais toujours les villes qui se trouvaient sur ma route, j’avais longtemps marché dans l’intérieur des bois, je perdis toute direction et ne sus plus de quel côté porter mes pas. Un ouragan de neige me faisait littéralement pirouetter et me transperçait de ses flocons. Pour comble de malheur, je n’avais plus de pain. Je me tordais sur la neige avec des mouvemens convulsifs; je ne pus dormir, j’invoquai la mort!... Au point du jour, le temps se calma, devint même beau, et mes douleurs s’apaisèrent aussi; mais nulle trace de chemin, et mes forces étaient littéralement épuisées. Je tâchai de m’orienter d’après le soleil, d’après les mousses suspendues aux arbres; je me traînai encore quelque temps en m’appuyant sur mon bâton, mais bientôt les tiraillemens de la faim se firent de nouveau sentir. Las de lutter, le visage inondé de larmes, je me laissai glisser au pied d’un arbre. Le sommeil me gagnait peu à peu, accompagné d’un bourdonnement dans la tête qui jetait une confusion indicible dans mes idées. Chose étrange, j’étais devenu tout à fait insensible, et les déchiremens intérieurs seuls me donnaient encore la conscience de la vie. Je ne saurais dire combien de temps j’étais resté dans cet état, quand tout à coup une forte voix d’homme me tira de ma torpeur. J’ouvris les yeux... Devant moi se tenait debout un inconnu. — Que faites-vous là?

— Je me suis égaré.

— Et d’où êtes-vous?

— De Tcherdine. Je fais un pèlerinage au monastère de Solovetsk; mais la tempête m’a fait perdre le chemin, et je n’ai pas mangé depuis quelques jours.

— Ce n’est pas étonnant; nous sommes de l’endroit, et cependant nous nous égarons souvent. Vous avez eu tort de vous mettre en route par une telle tempête. Allons, goûtez un peu cela.

Il approcha de mes lèvres une bouteille en bois; je bus une gorgée d’eau-de-vie qui me ranima subitement, mais me brûla en même temps les entrailles à me faire sauter de douleur; j’exécutai sans le vouloir une véritable tarentelle. « Allons, calmez-vous donc! » me cria l’étranger, et il me tendit du pain et du poisson sec que j’avalai avec une sorte de fureur. Je me rassis de nouveau au pied de l’arbre, et mon compagnon prit place à mes côtés. C’était un trappeur de profession (promychlennik) qui, après avoir fait son butin, retournait chez lui le fusil en bandoulière et les patins aux pieds. Quand je me sentis un peu calmé, il voulut me conduire à une izbouchka voisine.

— Je vous remercie de tout mon cœur ; que le bon Dieu vous récompense !

— Eh quoi! nous sommes des chrétiens! Allons, en marche, l’ami, et pas de faiblesse.

Je me levai, mais avec grande difficulté; la tête me tournait. Recueillant toutes mes forces, je suivis mon conducteur en m’appuyant de temps en temps sur son bras. Enfin nous atteignîmes la route, et le trappeur me quitta en me recommandant à Dieu; il disparut bientôt au milieu du bois. J’apercevais de loin l’izbourhka, ma joie défie toute description; j’y serais allé, je crois, même si j’avais su que des gendarmes m’y attendaient pour m’arrêter. J’arrivai jusqu’à la porte; mais, le seuil une fois franchi, je ne pus plus me tenir debout, et je roulai par terre sous un banc. Après quelques minutes d’un complet évanouissement, je repris mes sens, et je demandai une nourriture chaude. On me donna un peu de soupe aux raves; mais, quoique tourmenté par la faim, je ne pus rien avaler. Je m’endormis sur le banc vers midi, et je ne fus éveillé que le lendemain, vers la même heure, par mon hôte, qui était inquiet. C’était un brave et honnête homme, et son affabilité redoubla lorsqu’il apprit que je faisais un pieux pèlerinage à l’île sainte de la Mer-Blanche. J’étais en nage, tous mes vêtemens étaient mouillés; il fallut les faire sécher sur le poêle. Le sommeil, le repos, la douce chaleur, m’avaient bien vite restauré; je pus prendre des alimens et me remettre de nouveau en route malgré les instances de mon hôte, qui aurait voulu me voir reposer encore un jour chez lui. J’avais quelques raisons de tenir à ma résolution; mais je dus lui promettre solennellement de lui rendre visite au retour de mon pèlerinage.

Ces izbouchka furent ma tentation constante pendant mon rude voyage jusqu’à Véliki-Oustioug. Combien de fois, quand après plusieurs jours de marche je passais devant un de ces toits hospitaliers, eus-je à lutter contre l’envie, non pas d’y chercher un abri pour la nuit, — je n’osais pas prétendre à un si grand bonheur, — mais d’y demander un peu de cette soupe chaude qu’imploraient pour ainsi dire mes entrailles, lasses de pain gelé, de poisson sec et de kvass ! Il y avait alors en moi une lutte tragi-comique, et le bon et le mauvais génie semblaient se disputer mon esprit.

Un jour j’étais entré dans une de ces cabanes pour acheter du pain. J’y trouvai un vieillard de grande taille, à la barbe argentée, et une jeune fille de dix-huit ans à peu près, au visage gracieux; elle berçait un enfant et chantait pour le mieux endormir, Le vieillard me vendit le pain très cher (6 kopeks la livre); je me mis à le manger avec du sel et en l’arrosant de quelques gorgées de kvass. Il me regardait avec une indifférence complète et se bornait à m’adresser de temps en temps des questions insignifiantes; mais la jeune femme (c’était sa petite-fille) me contemplait avec un attendrissement visible. A peine l’homme se fut-il éloigné pour un moment et eut-il fermé la porte derrière lui, que la jeune femme sauta sur un banc, prit sur une planche deux grandes et succulentes galettes de froment pétries avec du beurre et du fromage, me les glissa furtivement sous ma pelisse et regagna en toute hâte le berceau en fredonnant toujours sa chanson. Ce qu’il y eut de grâce inimitable dans cette bonne action commise avec toutes les frayeurs du crime, certes je ne l’oublierai jamais.

Je ne fatiguerai pas le lecteur d’un récit plus long de ce voyage jusqu’à Véliki-Oustioug. La monotonie effrayante de ces heures de marche n’était interrompue que par la rencontre, tantôt évitée, tantôt recherchée, des yamtschiks et des pèlerins. Je mentionnerai seulement un fait qui donnera peut-être une idée de l’état de mon âme. Un jour, dans la forêt, je vis venir ou plutôt courir au-devant de moi un homme à l’air effaré, qui me cria : « Au nom du ciel, n’avancez pas; il y a là deux brigands qui me poursuivaient tout à l’heure. » J’eus beau le vouloir retenir pour essayer une résistance à deux; il se sauva à toutes jambes. Resté seul, j’arrachai un pieu, et je m’avançai à l’encontre des prétendus brigands. Le croirait-on? l’émotion que j’éprouvai alors tint presque du plaisir. J’allais donc au-devant d’un autre péril que celui d’une demande de passeport! J’allais affronter des hommes qui avaient autant à craindre que moi-même, et en face desquels je représenterais l’ordre et la loi! Une telle satisfaction ne me fut pourtant pas donnée : je manquai mes brigands comme j’avais manqué dans les monts Ourals les ours innombrables que me faisaient toujours entrevoir les récits des indigènes. Je ne vis aucun de ces animaux redoutables ni sur l’un ni sur l’autre versant de la chaîne montagneuse

Dans la première quinzaine d’avril 1845, un peu avant la semaine sainte russe, je me trouvai enfin aux portes de Véliki-Oustioug, où j’avais résolu de changer mes habitudes de voyage. J’avais quitté Irbite le 13 février : il y avait donc à peu près deux mois que je menais cette vie, une véritable vie sauvage, dans les forêts et les neiges.


III.

Bien avant mon arrivée à Véliki-Oustioug, j’avais pris un nouveau rôle approprié aux circonstances. Commis-marchand jusqu’à Irbite, depuis et pendant toute la traversée des Ourals ouvrier cherchant du travail dans les établissemens de Bohotole ou les sauneries de Solikamsk, dès que j’eus quitté cette dernière ville, je m’étudiai peu à peu à prendre le caractère et les allures d’un pèlerin allant saluer les saintes images du couvent de Solovetsk, dans la Mer-Blanche; je devins un bohomolets, selon le mot consacré du pays, ce qui veut dire littéralement « un adorateur de Dieu. » Le culte des images miraculeuses est très répandu en Russie; quatre lieux de pèlerinage sont renommés surtout, et attirent des visiteurs innombrables : ce sont Kiow, Moscou, Véliki-Novgorod et le couvent de Solovetsk. Beaucoup de Russes, même de riches marchands, visitent ces quatre sanctuaires l’un après l’autre, et un tel voyage à pied leur prend alors plusieurs années. J’ai rencontré à Onéga deux femmes (dont l’une très jeune encore) qui avaient accompli courageusement et jusqu’au bout cette pieuse tournée, et revenaient dans leur pays natal, au-delà des monts Ourals et Verkhotourié, dans le gouvernement d’Irkoutsk. La plupart se contentent cependant de visiter le sanctuaire le plus rapproché, et c’est ainsi que le monastère de Solovetsk attire tous les ans des milliers de fidèles venus des contrées du nord et même de la Sibérie. Ils font ce voyage en hiver, les chemins devenant impraticables dans les autres saisons. Ces bbohomolets, hommes et femmes, sont partout bien vus et bien reçus, quoiqu’il se trouve parmi eux plus d’un coquin qui fait métier de cette piété ambulante pendant des années. Le paysan russe en effet ne regarde pas seulement l’entrée d’un bohomolets dans sa chaumière comme une bénédiction, et il ne se borne pas à lui donner une hospitalité cordiale et l’aumône; il lui confie encore de l’argent pour le déposer dans les sanctuaires et y faire réciter à son intention des prières ou brûler des cierges. Moi-même j’ai été ainsi forcé, en ma qualité de pèlerin, de me charger des pieux dépôts des pauvres gens.

Le respect universel dont est entouré le pèlerin, le peu de probabilité qu’avec ce caractère je fusse exposé aux demandes trop fréquentes de passeport, l’espoir de m’attacher à un de ces groupes de bohomolets et de m’y perdre, tout me conseillait cette nouvelle transformation. En traversant les plaines de Petchora, je fis la rencontre de plus d’une de ces pieuses compagnies se dirigeant vers Véliki-Oustioug; mais, tout en me disant confrère, j’évitais cependant de m’attacher à elles : je craignais de me trahir par un commerce trop prolongé, et je ne fis d’abord qu’étudier furtivement leurs habitudes de dévotion. Enfin, arrivé près de Véliki-Oustioug, je me crus assez au fait déjà de la situation pour pouvoir affronter sans danger une vie commune et constante avec une des troupes des adorateurs de Dieu. Entré dans la ville et stationnant sur la grande place du marché, je me trouvai néanmoins assez embarrassé, lorsque par bonheur un jeune homme en costume bourgeois, sortant d’une des boutiques environnantes, s’approcha de moi et m’interpella.

— Un bohomolets allant au monastère de Solovetsk?

— Oui.

— J’y vais aussi, moi. Avez-vous un logement?

— Pas encore, je ne fais que d’arriver.

— Venez alors avec moi. Nous sommes assez nombreux déjà, il est vrai; mais il y aura encore de la place pour vous. Notre hôtesse est une très bonne femme ; elle nous fait la cuisine et cuit notre pain. Je viens justement d’acheter de la farine et du gruau.

Il désigna le sac qu’il portait sur le dos.

Je m’empressai de suivre mon guide, qui s’appelait Maxime et était du gouvernement de Viatka. Bientôt nous atteignîmes notre demeure, où dans deux izba se trouvaient entassés plus d’une vingtaine de pèlerins, hommes et femmes. Personne ne me demanda mon passeport, et l’hôtesse se chargea complaisamment de me cuire mon pain. Les relations d’amitié furent vite établies avec mes commensaux, aussi bien qu’avec beaucoup d’autres pèlerins qui remplissaient la ville au nombre de deux mille; ils attendaient tous le dégel de la Dvina pour se faire transporter par les radeaux et les barques à Archangel, et de là au couvent de Solovetsk. Que de physionomies bizarres, curieuses, instructives, je pus étudier à cette occasion parmi mes pieux confrères! Que de visages expressifs, depuis l’ascétisme le plus sincère et parfaitement détaché de ce monde jusqu’à la piété bien avisée qui savait concilier les intérêts du ciel avec ceux de la terre, depuis la béatitude devenue presque idiote jusqu’à la fourberie la plus astucieuse et la plus hypocrite! Un Léonard de Vinci y aurait trouvé une ample collection de modèles, aussi bien pour ses apôtres que pour son Judas.

Il fallut subir toutes les conséquences de ma situation, et force me fut, surtout pendant la semaine sainte, non-seulement de nasiller d’interminables cantiques dans l’izba en compagnie de mes confrères, mais d’aller chaque jour aux matines et aux vêpres, de faire des signes de croix par milliers, des poklony par centaines, de tenir les cierges et de baiser la main du pope. La vue du pope ne laissait pas de me causer certain malaise; je craignais surtout qu’il ne s’avisât de me faire réciter le credo russe, que j’ignorais absolument. Heureusement il se contenta de mes poklony, que j’exécutais avec autant de zèle que de dextérité, et c’est, qu’on veuille bien le croire, une gymnastique assez rude encore que de toucher cent fois consécutivement la terre de son front sans cependant plier le genou, ainsi que le veut l’orthodoxie russe. Mon sentiment intime souffrait d’un pareil jeu; je sus au moins éviter d’aller à confesse chez le pope : je prétendis avoir accompli mes devoirs quelques jours auparavant à Lalsk. La semaine sainte passée, cette dévotion à toute vapeur parut se refroidir un peu, quoique les cantiques et les stations dans les églises nous prissent encore un temps infini. Je ne regrettais pas trop du reste les longues heures passées dans les églises; c’était dans tous les cas un séjour de beaucoup préférable à notre izba.

J’eus tout le temps d’étudier Véliki-Oustioug, et c’est, avec Archangel, la ville de Russie que je connais le mieux. Construite presque entièrement en bois, elle a cependant, surtout au bord de la Suchona, de jolies maisons en brique. Son plus bel ornement toutefois consiste en des églises peintes en couleur jaune et recouvertes de toits verts en zinc; j’en ai compté jusqu’à vingt-deux. Il y a aussi deux couvens, l’un pour les moines (tcherntsé) sous l’invocation de saint Michel, l’autre, en dehors de la ville, pour des nonnes; je dois dire que la vie de ces dernières, surtout des plus jeunes, ne se présentait pas à mes yeux sous les traits les plus édifians.

Quoique la population d’Oustioug ne dépasse pas quinze mille âmes, cette ville n’en a pas moins une importance commerciale assez grande; elle est en effet le dépôt naturel des produits divers des pays de Viatka, Perm, Vologda et Sibérie. Ces produits, qui consistent en blés de toute sorte, lin, chanvre, graisse, viandes salées, goudrons, bois, fourrures, etc., s’accumulent à Véliki-Oustioug, pour être de là transportés par la Dvina à Archangel et chargés dans ce dernier port sur des vaisseaux destinés à tous les points du globe. Nombre de mariniers y arrivent de diverses contrées pour attendre le dégel de la Dvina et mener alors à Archangel les produits amassés sur des milliers de barques pour le compte des entrepreneurs, appelés prikastchiki. Ces entrepreneurs accordent alors aux bohomolets le passage gratuit sur les barques, à la condition de se nourrir eux-mêmes pendant la traversée et d’apporter à bord à cet effet un approvisionnement suffisant de farine, de gruau et de poisson sec. Le pèlerin qui s’engage à manier la rame reçoit en plus quinze roubles en assignats des prikastchiki, qui sont très heureux de ces offres, vu le besoin immense de bras. Je n’avais jamais manié la rame dans de grands bateaux; j’acceptai cependant cette besogne dans l’espoir d’améliorer un peu mes finances. J’avais dépensé juste quinze roubles depuis mon départ d’Irbite, le pain coûtant très peu dans ces contrées et l’occasion m’ayant manqué, pendant le passage des monts Ourals et par la suite, de faire de folles dépenses. J’étais très heureux néanmoins de pouvoir ramener mon viatique à son chiffre antérieur de 75 roubles. Au premier jour où la Dvina devint navigable, après avoir passé presque un mois à Véliki-Oustioug au milieu d’un ennui mortel et d’actes de dévotion interminables, je fis en compagnie d’autres confrères un accord avec un des entrepreneurs. Je devais toutefois lui remettre mon passeport pour qu’il le gardât selon l’usage en dépôt pendant la traversée, et cette proposition me troubla un peu ; mais le tumulte si facile à prévoir de l’embarquement me rassurait. En effet, l’entrepreneur ne fit guère que jeter un regard sur mon malheureux billet de passe, et la vue du cachet lui suffit. Le 10 mai 1846, je me trouvai donc installé dans une barque et prêt à partir pour Archangel.

C’est une construction curieuse qu’une barque de la Dvina; vue de loin, elle ressemble à une maison ou à un grenier flottant. L’art n’y est pour rien, tout y est laissé au travail musculaire des hommes, et chaque bâtiment exige de quarante à soixante mariniers. Le nombre des rames est de trente à quarante ; ce sont de simples sapins entiers assez minces. Parmi les diverses et bizarres parties du bâtiment, destinées soit à servir de magasin pour les marchandises, soit à abriter les hommes pendant la nuit, ou à répondre aux autres besoins des passagers, je mentionnerai seulement une grande caisse carrée, en bois grossier, placée sur le toit au-dessus de quatre pieux et remplie de terre jusqu’à la moitié : c’est la cuisine de l’équipage. Le feu y est entretenu pendant toute la journée. A deux grands arbres appuyés transversalement sur les parois de la caisse sont suspendues, par des crochets en bois, des marmites dans lesquelles se préparent les alimens. Nous transportâmes le soir nos bagages sur le bâtiment, et nous couchâmes à bord. Au point du jour, le nosnik, c’est-à-dire le patron du bateau, cria à haute voix : « Assieds-toi et prie Dieu! » Tout le monde prit place sur le toit, et après avoir gardé un instant une attitude toute musulmane, chacun se leva, fit une quantité de signes de croix et poklony. La prière achevée, chaque homme de l’équipage, depuis le patron jusqu’au plus pauvre des bohomolets, jeta dans le fleuve une pièce de monnaie en cuivre; c’est le moyen de se rendre les flots de la Dvina propices.

L’aspect de la Dvina, couverte de nombreuses embarcations, est très animé. Après chaque halte un peu prolongée, au moment de repartir, le patron criait son « assieds-toi et prie Dieu, » et l’équipage recommençait l’acte accoutumé. Les signes de croix et les poklony allèrent aussi leur train toutes les fois qu’apparaissait dans le lointain une des innombrables petites chapelles qui se trouvent le long des deux bords de la Dvina. Pendant le calme, le bâtiment était porté par le seul courant du fleuve, et alors tout le monde se reposait, conversait ou chantait. Je fus frappé du grand vide d’idées et de sentiment que décelaient ces couplets de l’équipage malgré une mélodie suave et gracieuse; c’est là le caractère commun à tous les chants populaires russes. Au moment d’une tempête et à l’approche des endroits dangereux, les mariniers se mettaient en branle et travaillaient alors avec autant de vigueur que d’agilité. Je mis moi-même un zèle exemplaire à m’acquitter des devoirs de ma charge, et je crois pouvoir dire sans me flatter que j’acquis bien vite une supériorité remarquable dans le maniement de la rame et du timon; j’eus la satisfaction de me voir applaudi par les vieux pilotes, et d’entendre le nom de Lavrenti (mon nom supposé) invoqué dans tous les momens difficiles. Malgré notre diligence, le bateau toucha cependant deux fois les bas-fonds, et alors il fallut travailler de toutes nos forces pendant dix ou douze heures pour le remettre à flot. Un de nos divertissemens était l’arrivée fréquente à notre bord, dès que nous étions en vue d’un rivage, de petites nacelles toutes remplies de femmes et d’enfans qui nous demandaient l’aumône. Ils chantaient alors une des plus plaintives et des plus douces mélodies que j’aie jamais entendues de ma vie, et dont le refrain était toujours : « Petits pères, petites mères, donnez-nous du pain; hatiouchki, diadionchki daïtié khlebtsa. » Personne de l’équipage, les mariniers pas plus que les bohomolets, ne se refusaient à l’offrande, et les mendians entonnaient de nouveau des couplets pour nous souhaiter bonne et heureuse traversée.

Notre navigation sur la Dvina dura une quinzaine de jours. A mesure que nous approchions d’Archangel, les nuits devenaient plus courtes; la dernière ne fut marquée que par deux heures d’intervalle entre le coucher et le lever du soleil; encore faisait-il même alors si clair qu’on aurait pu lire et écrire sans la moindre gêne. Quand enfin les sommets dorés des églises d’Archangel scintillèrent aux rayons du soleil levant, tout l’équipage poussa un cri d’allégresse, et les mariniers s’empressèrent de jeter dans le fleuve la grande caisse remplie de terre qui nous avait servi de cuisine. Ainsi firent les autres barques de leurs cuisines respectives, car c’est là l’usage consacré. Bientôt après les rameurs brisèrent avec un effroyable fracas les parties inférieures de leurs avirons, — autre coutume étrange des navigateurs de la Dvina, — et, arrivés au port, nous reçûmes chacun des mains du prikastchik notre passeport et les quinze roubles gagnés par un rude travail.

J’étais donc à Archangel! Je touchais cette baie de la Mer-Blanche qui, pendant la pénible traversée des monts Ourals, m’était toujours apparue comme un port de salut! Je voyais de près ces bannières flottantes des vaisseaux libérateurs, dont l’image vague, féerique, s’était dressée devant moi si souvent comme une fata Morgana dans mes couchées ostiakes au milieu des forêts! Ah! que la vue de ces pavillons bariolés de mille couleurs fut bienfaisante à mes yeux, qui depuis tant de mois n’avaient contemplé que des déserts de neige, et qu’elle fut sincère et chaleureuse alors la prière d’actions de grâce que je récitai au milieu de mes confrères les « adorateurs de Dieu, » heureux, comme moi, de toucher au but de leur pèlerinage!...

Je n’eus garde cependant de faire une démarche précipitée, et pour rester dans mon rôle je me rendis avec mes compagnons à la station de Solovetsk. (tolovelski dvorets), c’est-à-dire aux vastes bâtimens élevés à Archangel même par les moines du couvent de l’île sainte pour la commodité des pèlerins. Là je remis, selon l’usage, entre les mains du concierge mon léger bagage, et je fus heureux de voir qu’aucune demande de passeport n’était adressée aux arrivans. Malgré le nombre respectable de ses izba, la maison était encombrée d’hôtes, et je ne pus trouver qu’un petit coin au plus haut du grenier; encore fallait-il le partager avec une vieille pèlerine que sa piété fervente n’embellissait guère. Les jours suivans, à mesure qu’une partie des bohomolets quittait l’établissement pour se diriger vers l’île sainte, une autre arrivait de Véliki-Oustioug, de telle sorte que le caravansérail se trouva toujours plein jusqu’aux combles. Les conséquences naturelles d’une pareille agglomération d’hommes, d’un tel mélange d’âges et de sexes, sont plus faciles à deviner qu’à décrire, et il serait fortement à désirer qu’entre le paradis de l’île sainte et l’enfer du Solovetski dvorets il y eût un jour place pour un purgatoire, qui servirait alors aussi bien la morale que l’hygiène. Je n’ai pas besoin de dire que les cantiques et processions de Véliki-Oustioug furent repris avec une recrudescence de ferveur, et le lendemain j’assistai dans la tserkier (chapelle) de l’établissement à divers et étranges actes de dévotion, comme on n’en voit guère que dans l’église orthodoxe. La chapelle était pleine de bohomolets, dont les uns faisaient réciter des prières au-dessus de leur tête, d’autres des akathisti (antiphones); d’autres, courbés, portaient sur eux l’Évangile. C’était un grand livre in-folio, long de plus de deux pieds et imprimé en gros caractères antiques; la reliure était formée de deux planches en bois épais recouvertes des douze figures des apôtres en argent massif; le pope avait grand’peine à soulever cet énorme volume. Or celui qui veut qu’on lise sur lui l’Évangile doit se baisser, sans cependant s’agenouiller, pour que sa tête serve de pupitre. Il est vrai que plusieurs bohomolets peuvent réunir leurs bourses et leurs têtes pour cet acte de dévotion; le fardeau se partage alors, mais en même temps aussi la grâce, et quiconque veut que la grâce soit efficace tâche de former à lui seul pendant un quart d’heure cette bizarre cariatide de la Foi. Tout se paie dans l’église russe, et, selon l’offrande plus ou moins forte, le pope récite l’évangile du jour avec gravité et onction, ou le murmure à la hâte et avec une nonchalance dédaigneuse. Il faut avoir la conviction et le cou robuste du paysan russe pour se soumettre à de tels exercices spirituels; mais aussi quels miracles ne fait pas la piété! Un de mes confrères du dvorets, un paysan de Viatka, s’était beaucoup plaint de douleurs de tête horribles; mais après avoir subi cette opération de l’Évangile, pendant laquelle les veines de son visage et de son cou se gonflaient à se rompre, il me dit en sortant de la chapelle : « Louange à Dieu (slava Bohou) ! C’est comme si on m’avait ôté de la main le mal maudit... »

Les occupations d’un fervent bohomolets ne m’empêchèrent pas cependant de parcourir la ville. Archangel ne compte que vingt mille habitans à peu près; mais le port et le mouvement commercial lui donnent beaucoup d’animation. La ville proprement dite est réunie par un pont de bois jeté sur la Dvina avec l’île Solonbal, qui forme une espèce de faubourg où s’élève le palais du gouverneur. De nombreuses églises et quelques belles maisons en brique décorent cette cité, qui n’est d’ailleurs construite qu’en bois; une seule large rue, s’étendant sur toute la longueur d’Archangel, est pavée; les autres rues et impasses sont sales et fangeuses au possible; partout perce la toundra, c’est-à-dire le sol marécageux sur lequel fut bâtie cette ville, aussi bien que Saint-Pétersbourg. Sur une des places se dresse la statue colossale de Lomonossov; c’est à ce rhéteur, à ce grammairien célèbre qu’on fait remonter les origines d’une littérature nationale en Russie sous le règne de la tsarine Elisabeth, fille de Pierre le Grand.

On devinera aisément que le but principal, unique même, de ma promenade dans la ville fut le port. Quoique la saison ne fît que commencer, une vingtaine de navires étrangers se trouvaient déjà stationnés dans la baie; mais parmi les divers pavillons qui flottaient en haut des mâts je n’en pus distinguer aucun à l’emblème tricolore. L’absence de ce pavillon était déjà de mauvais augure. Les bâtimens étaient pour la plupart anglais; il y en avait aussi quelques-uns venus de Hollande, de Suède, de Hambourg, — pas un n’arrivait de la France! Bientôt je m’aperçus que sur le pont de chaque navire se promenait un soldat russe, témoin vigilant et inévitable, car la surveillance n’était pas suspendue, même pendant la nuit. En outre, des factionnaires postés à peu d’intervalle l’un de l’autre formaient une haie infranchissable le long du port, et forçaient tout allant ou venant à se mettre en règle avec eux. Une foule de curieux et de promeneurs encombraient le quai et ajoutaient à la difficulté de toute tentative. Comment, devant ces factionnaires en éveil, faire un signe à un matelot ou à un capitaine? Comment même, si quelqu’un du navire passait devant moi, l’accoster et lui parler en français ou en allemand au milieu de cette foule et dans mon costume de paysan russe, de bohomolets? Ne serait-ce pas attirer sur moi tous les regards et amener mon arrestation immédiate? Je continuai cependant à rôder le long des quais en épiant une occasion favorable, qui, hélas! ne se présenta point! Il fallut enfin me décider à m’acheminer de nouveau vers le dvorets, où m’attendaient les pieux exercices.

Le second jour, tous ceux qui étaient arrivés avec moi à Archangel s’embarquaient pour l’île sainte; je prétextai un excès de fatigue pour ne pas les accompagner, et je me rendis sur le port. Je rôdais de nouveau autour de cette baie libératrice; je voyais même quelques navires près de finir leur chargement, ce qui était un indice de leur départ prochain; mon cœur battait violemment, ma poitrine se gonflait; j’avais peine à retenir le cri : «Sauvez-moi! ne m’abandonnez pas ici! » Enfin j’accostai quelques matelots occupés près des cordages qui retenaient un navire à la terre. Malgré l’extrême danger, je me hasardai à leur adresser quelques paroles en français. Ils ne firent que lever la tête et me regarder d’un air étonné. J’essayai de l’allemand, mais avec aussi peu de succès. Ils finirent par me rire au nez, et je dus m’esquiver au plus vite, car déjà un cercle se formait autour de nous. Mes efforts le jour suivant n’eurent point de meilleur résultat. Je ne décrirai ni les tourmens de ces trois jours, ni les tentatives diverses que j’imaginai pour arriver à l’un de ces bateaux. Sans m’inquiéter de la rude saison, je n’hésitai même pas à prendre un bain dans le port, car j’espérais m’approcher ainsi d’un équipage quelconque. Rien n’y fit, et aucune chance de salut ne s’offrit.

Revenu bien tard le troisième jour dans le dvorets, je repassai dans ma pensée toutes les circonstances de mon état présent, et je finis par arriver à la désolante conviction qu’il n’y avait plus à compter sur le port d’Archangel. Le retard que j’apportais comme bohomolets dans mon embarquement pour l’île sainte causait déjà quelque surprise. Rester plus longtemps dans la ville, y attendre l’arrivée d’un navire français, c’eût été aller au-devant d’une arrestation. Si je n’avais pas pris le rôle d’un pèlerin, je me serais peut-être hasardé dans un café en renom, j’aurais pu me flatter de l’espoir de lier connaissance avec un des capitaines des bâtimens étrangers ; mais comment me présenter en un tel lieu dans mon costume de simple paysan ? Oh ! que cette dernière nuit passée dans le dvorets fut triste et sombre ! C’est la pensée d’Archangel qui m’avait seule donné la force d’affronter les périls les plus extrêmes, de supporter les plus terribles privations. Eh bien ! arrivé enfin au but de mes efforts, il me fallait les reconnaître inutiles et fuir la cité que je m’étais si longtemps obstiné à saluer comme un lieu de délivrance !


IV.

Je ne suis pas allé jusqu’au monastère de Solovetsk, mais j’ai recueilli sur ce lieu de pèlerinage d’assez nombreux détails. À deux cent quatre-vingts verstes à l’ouest d’Archangel, dans la Mer-Blanche, se trouve un groupe d’îles dont la plus grande porte le nom de Solovetsk. Originairement habitée par les Finnois, elle fut ensuite occupée par les intrépides trappeurs (promychlenniki) de l’antique république de Novgorod, puis elle devint l’asile de saint Zosime, qui y fonda une petite maison et une chapelle en bois. Après lui vinrent d’autres cénobites. Un couvent de tcherntsé se forma, qui, bientôt célèbre par ses miracles, s’enrichit des offrandes des fidèles et fut doté à la fin d’une forteresse destinée à garder les trésors recueillis. Avec la république de Novgorod, Solovetsk et son monastère passèrent sous la domination des tsars, qui en augmentèrent surtout les fortifications. Dans le temps du faux Démétrius, des partisans de Boris Godounov se réfugièrent avec leurs richesses dans la forteresse de l’île sainte, et y opposèrent une résistance acharnée « aux plus intrépides cavaliers du prétendant, » comme dit la tradition. Étaient-ce par hasard nos célèbres Lissoviens, nos hardis cavaliers du XVIIe siècle ? Cette défense ajouta à la gloire de l’île, qui occupe, après Kiow, le premier rang parmi les lieux saints des Russes.

La situation de Solovetsk dans une région glaciale et difficilement abordable y rend toute culture presque impossible. Depuis quelque temps cependant, et grâce au travail des moines, il pousse dans l’ile des légumes, notamment des choux ; mais le blé, la farine, le gruau, l’huile et les autres comestibles ne lui arrivent que d’Archangel. Les religieux savent fabriquer eux-mêmes le kvass, qui y est très renommé ; ils possèdent en outre un moulin, un peu de bétail et même quelques chevaux. Tout près du cloître se trouvent de vastes magasins où les pèlerins déposent leurs bagages et reçoivent un numéro en échange. Bien plus vastes et plus nombreux sont les bâtimens destinés à héberger les bohomolets. Ce sont de grandes salles meublées de longues tables et de bancs, où les fidèles demeurent, couchent et prennent leurs repas ; les compartimens des hommes sont séparés de ceux des femmes. Je n’ai entendu parler qu’avec éloge de l’hospitalité des religieux. Pendant le repas, un tchernicts ou religieux lit dans chaque salle aux hôtes la Vie des Saints ou quelques prières. Tout bohomolets a le droit d’être logé et nourri gratuitement les trois premiers jours; pendant ce temps, il prie, il se confesse, allume et tient les cierges, fait réciter au-dessus de sa tête des akathisti ou l’Evangile. Il y a un tarif pour ces divers exercices spirituels, mais les prix sont très modiques; la visite des tombeaux des saints Zosime et Savatyï se paie à part. Les trois premiers jours passés, le pèlerin, s’il reste plus longtemps, doit pourvoir lui-même à ses besoins et payer son logement. Nombre de personnes dévotes font le vœu de demeurer dans l’île sainte plusieurs années de suite, qu’elles passent dans des actes de dévotion et de pénitence. Les religieux accueillent volontiers de tels hôtes, mais à la condition qu’ils paient leurs dépenses, ou soient utiles au couvent par une occupation quelconque, comme ouvriers, jardiniers, etc.

Dès que la Mer-Blanche devient navigable, c’est-à-dire dès les premiers jours de juin, les pèlerins s’entassent à Archangel dans de petites barques appelées karbasses, qui les transportent à l’île sainte. Le prix de la traversée est minime; mais, à cause de l’incommodité et des dangers mêmes d’un assez long trajet par une mer d’ordinaire très agitée, beaucoup de bohomolets vont à pied d’Archangel le long du rivage jusqu’au promontoire situé en face même de Solovetsk, dont il n’est séparé que par un bras de mer d’une verste, et ce n’est que là qu’ils s’embarquent dans les karbasses. L’île n’est abordable que pendant les quatre mois de juin, juillet, août et septembre. Dès le commencement d’octobre, la navigation sur la Mer-Blanche est empêchée par la violence des vents et bien plus encore par les glaces venues de l’Océan polaire. D’octobre jusqu’à juin, le couvent ne reçoit plus aucun visiteur.

Chose étrange et qui ne manque peut-être pas d’à-propos, à côté même de cette maison de Dieu, les tsars ont élevé une maison à eux, — une prison mystérieuse dont les bohomolets me parlaient avec une terreur d’autant plus grande que personne n’en connaissait la destination. Quels peuvent être en effet les malheureux renfermés dans ce donjon? Ce ne sont pas des criminels ordinaires; ceux-là sont envoyés en Sibérie. Il est certain cependant que la prison de Solovetsk est habitée : des factionnaires et des gardiens y sont toujours à leur poste. On me racontait qu’il y a quelques années on y avait vu un vieillard à la barbe blanche, devenu aveugle à force de verser des larmes. Je ne prétends certes pas me porter garant de ce récit, quoiqu’il me fût répété par beaucoup de personnes; encore moins oserai-je garantir le secret qui m’a été chuchoté plusieurs fois à l’oreille, à savoir que le prisonnier de Solovetsk était un frère de Nicolas, le grand-duc Constantin lui-même !...

Pour en revenir à ma propre histoire, le lendemain de la triste nuit où je pris la résolution de renoncer à toute tentative d’évasion par le port d’Archangel, je me levai au point du jour, me fis remettre mon bagage par le concierge du dvorets, et déclarai mon intention de me rendre au monastère de Solovetsk. Après avoir acheté quelques pains et du sel, je traversai la Dvina et pris en effet la direction du promontoire occidental situé en face de l’île sainte. La journée était belle et chaude, le pays plat, mais désert et sauvage. Le soir, j’arrivai à un petit hameau, et je me décidai à y prendre un bain russe, devenu indispensable après un séjour si prolongé au milieu des saints. Les Russes, même le bas peuple, usent fréquemment de ces bains, surtout le samedi et les veilles de fête. La maison de bains est d’ordinaire un simple enclos en bois où se trouve un grand poêle de deux mètres carrés, formé de briques ou de pierres brutes qui ne sont retenues par aucun ciment; la cheminée est absente, et la fumée sort par les trous du plafond. Quand les pierres ont été fortement chauffées, on y verse de l’eau froide, et la vapeur, en se dégageant, remplit toute la chambre, transformée ainsi en une salle de bain.

Au sortir de cette étuve improvisée, j’eus l’envie inexplicable de boire du lait, et j’allai en chercher dans une cabane que m’indiqua mon hôte. J’y trouvai trois femmes, et, après avoir fait les signes de croix de rigueur, je leur exprimai mon désir. Elles me donnèrent une très petite mesure pour la monnaie que j’offrais, et avec une mauvaise grâce que je ne sus d’abord à quoi attribuer. Pendant que je buvais à petites gorgées, une conversation s’engagea, et j’eus enfin le mot de l’énigme. Elles appartenaient à la secte des staroviertsi ou vieux croyans, et à la manière dont j’avais fait le signe de la croix elles avaient reconnu en moi un déplorable orthodoxe. Elles ne me cachèrent pas leur regret de voir un homme si pieux, un bohomolets, engagé dans une voie de perdition certaine; elles me montrèrent ensuite la véritable manière de faire mon salut, et, las de disputes, je finis par l’adopter. Ces bonnes femmes en furent si heureuses qu’elles donnèrent au néophyte trois nouvelles mesures de lait sans vouloir accepter d’argent; elles me congédièrent en faisant des vœux fervens pour que Dieu me maintînt dans les voies de la conversion. Hélas! ces vœux ne se réalisèrent pas : à peine de retour chez mon hôte, je dus de nouveau me signer selon le rite orthodoxe.

Je poursuivis ma route et je marchai plusieurs jours par un pays marécageux, à travers des bois de sapins chétifs et rabougris où il me fallut souvent coucher. Je reconnaissais de plus en plus le climat de l’extrême nord, car le soleil ne nie quittait presque plus. Même pendant le court intervalle du couchant au levant, le reflet de ses rayons projetait encore une clarté qui aurait permis d’exécuter le travail d’aiguille le plus fin. On ne pouvait distinguer la nuit du jour que par un plus grand silence qui se faisait dans la nature. Certes les notions de géographie que j’avais pu recueillir sur les bancs de l’école me préparaient depuis longtemps à ce phénomène; parfois cependant je croyais rêver en me trouvant ainsi au milieu de régions où le soleil ne se couchait jamais. Le paysage devenait toujours plus pauvre et plus désolé. Enfin j’atteignis les bords de la mer, et je marchai dès lors le long de la falaise. Pendant quelques jours, le temps fut très beau, et le soleil était même si ardent qu’il me fallut ôter ma pelisse. Bientôt néanmoins se leva un vent impétueux, et l’Océan, roulant des montagnes d’écume neigeuse, semblait vouloir justifier son nom de Mer-Blanche. Le spectacle était à la fois triste et admirable. La tempête dura plusieurs jours. Je ne rencontrais que rarement des hommes; mais la vue d’un serpent fraîchement tué me prouva que même sous cette latitude il y avait encore des reptiles. Arrivé un jour à un pauvre village, au bord même de la mer, dans un possade, c’est-à-dire une colonie[13], j’y trouvai une multitude de bohomolets, et parmi eux mes anciens compagnons de voyage de Véliki-Oustioug. Partis bien avant moi d’Archangel, dans des karbasses, pour l’île sainte, ils avaient été forcés par la tempête de chercher un refuge en cet endroit. Un karbasse même avait été englouti dans les flots avec tous ses passagers. Les pauvres gens attendaient que le temps se calmât; moi, je les quittai en leur assurant que je parviendrais plus vite au couvent à pied qu’eux dans leurs tristes bateaux. Vers le soir, la mer s’apaisa, et bientôt j’atteignis le promontoire qui faisait face à l’île sainte. Appuyé sur mon bâton, je restai quelques instans à contempler le rivage; je pensai à nos anciens Lissoviens, qui ont peut-être campé à cet endroit dans leur course aventureuse à travers le haut nord, puis je tournai à gauche, et, sans attendre une embarcation pour le monastère, je pris le chemin qui devait me mener à Onéga.

C’était là en effet la seule route qui me restait ouverte, une fois que le port d’Archangel me faisait défaut. Retourner d’Archangel à Véliki-Oustioug et m’enfoncer de là dans le cœur même de la Grande-Russie, certes je ne pouvais pas y penser. Rien de plus naturel du reste qu’un bohomolets, après avoir accompli le pèlerinage de Solovetsk, se rendit à Onéga et dans le gouvernement d’Olonets afin de faire la pieuse tournée de Novgorod et de Kiow « pour saluer les ossemens saints, » selon l’expression consacrée (dla pokloniénïa swiatym mostchum). Je n’entrevoyais pas encore bien clairement ce que je ferais une fois arrivé à Onéga; mais après la déception d’Archangel, j’étais assez porté à ne plus faire de grands projets et à ne penser guère qu’au lendemain. Je longeai donc résolument le bord occidental du promontoire, et je marchai plusieurs jours par un chemin bordé d’un côté par la mer et de l’autre par des monticules fortement boisés. Devant moi, je ne voyais que des sables, des bruyères ou des marais. Un fait suffira pour donner une idée de ce pays désolé. Un jour, arrivé à un possade, je ne pus y trouver de pain; les habitans en manquaient depuis près d’une semaine, le mauvais temps ayant retardé la barque qui apportait d’ordinaire la farine d’Archangel. J’y trouvai en revanche des harengs frais de la Mer-Blanche assez gros et d’un goût excellent.

Je ne fus point tenté à Onéga de faire une autre expérience avec les quelques navires étrangers que je voyais stationner dans le port. Pour la faire du reste avec une chance quelconque de succès, il m’aurait fallu passer plusieurs jours dans cette ville, où manquaient alors les groupes de pèlerins au milieu desquels j’aurais pu me cacher, me dérober à l’inspection de la police, comme à Véliki-Oustioug et à Archangel. Puis, sous l’impression encore douloureuse du terrible mécompte, j’avais décidément plus de confiance dans la terre ferme, qui jusque-là du moins n’avait pas trompé mes espérances. Deux directions par terre s’offraient à moi à Onéga, entre lesquelles il fallait maintenant choisir. L’une, à droite, m’aurait mené par les marais de la Laponie au fleuve de Tornéo, près de la frontière suédoise; l’autre, à gauche, conduisait, à travers le gouvernement d’Olonets, par Vytiégra, au golfe de Finlande et dans la Baltique. Le premier chemin était le plus fatigant, le second le plus dangereux. Si je n’avais pas fait la traversée des Ourals et du steppe de Petchora, je me serais indubitablement dirigé vers l’extrême nord et la Laponie; mais je redoutais maintenant les privations et les misères que je n’avais que trop éprouvées : exténué, découragé, j’étais déjà sur le point de craindre plus les fatigues que les dangers, et je me décidai pour Vytiégra.

Sans donc trop m’arrêter à Onéga, je poussai vers le sud en longeant les bords du fleuve qui porte le même nom. De temps en temps je me trouvais en face de pèlerins isolés qui se rendaient au monastère de Solovetsk, et auxquels je pus naturellement donner des nouvelles de l’île sainte. Je me rappelle surtout un vieillard, petit, sec, blanc comme une colombe, frais pourtant et dispos, qui me dit : « Vous doutez-vous d’où je suis? Je suis de Kargopol!... » Il prononça ce nom avec une telle fierté, avec une telle conscience de la grandeur de sa ville natale, que je crus vraiment entendre le fameux civis romanus. Or Kargopol, où je parvins bientôt après, est une des plus tristes bourgades d’un bien triste pays. Malgré l’aspect sombre et monotone de cette contrée, où les marais n’alternent qu’avec des bois sans fin, malgré les distances énormes que j’avais à franchir à pied, malgré les déboires inséparables de la condition d’un fugitif qui a toujours à redouter les gendarmes, les hôtelleries, et jusqu’à une dépense dépassant le plus strict nécessaire, il y avait cependant loin de ce voyage depuis Onéga jusqu’à Vytiégra aux dures souffrances qu’il avait fallu supporter en traversant les Ourals et la plaine de Petchora. Le caractère de bohomolets me donnait une assurance qui ne me faisait pas autant craindre qu’alors toute demeure d’homme ; la saison était en outre bien plus clémente, car nous étions au milieu de juin, et quand il me fallait le soir rentrer dans les bois pour dormir, j’y trouvais des branches et des feuilles vertes qui formaient un lit assez doux. Ce qui m’étonne, c’est de n’avoir jamais été inquiété, pendant ces nuits passées dans la solitude des bois, par les animaux sauvages qui s’y trouvent en grand nombre. Parfois seulement j’étais éveillé par les hurlemens lointains des loups, mais ils ne se présentèrent jamais à ma vue.

Ce n’est pas que je n’aie été exposé encore à mainte tribulation pendant ce voyage, en dépit de la connaissance assez exacte que j’avais des mœurs du pays. Parfois cela tournait au comique. Un jour, non loin du fameux Kargopol, dans une cabane où je demandais quelque nourriture, je reçus pour toute réponse qu’on n’avait que du tolokno à m’offrir. « Va pour le tolokno, » dis-je, assez content même de faire la connaissance d’un plat national dont j’avais tant de fois entendu parler sans l’avoir jamais aperçu. Ma confusion fut cependant grande quand je vis la maîtresse poser devant moi une cruche d’eau, une cuiller et une petite terrine à moitié remplie d’une farine sèche et noirâtre. Comment manger cela? comment surtout ne pas trahir ma qualité d’étranger par une ignorance criante au sujet d’un mets si commun en Russie? Je me jetai à corps perdu dans je ne sais quel bavardage pour détourner l’attention; mais l’hôtesse fut tenace et me demanda pourquoi je ne mangeais pas, puisque j’avais si grand’faim? « Préférez-vous peut-être le mêler avec du kvass? — Oh! oui, du kvass, » répondis-je éperdu. Elle apporta du cidre, et par bonheur en versa elle-même dans la terrine, en remuant la farine avec la cuiller. La masse brunâtre se gonfla à remplir le vase, et devint une pâte que je sus enfin comment goûter. C’était tout simplement de l’avoine cuite au four, puis soigneusement épluchée et réduite en farine. Délayée avec de l’eau ou du cidre, elle fournit une nourriture assez agréable, et je la recommanderais surtout à nos braves montagnards des Karpathes.

Le pays d’Olonets est traversé en tous sens par des canaux destinés à relier entre eux les divers fleuves et lacs, Onéga, Ladoga, Vytiégra, Svir, etc., qui form.ent ici le principal réseau de communications. Pour l’entretien et la surveillance de ces canaux, des corps de garde sont établis sur des points différens, occupés constamment par des soldats. La plupart étaient des Polonais qui y gémissaient depuis seize ans, depuis 1831. D’Archangel à Vytiégra, j’ai vu plusieurs de mes malheureux compatriotes incorporés dans ces compagnies militaires; malgré ce long séjour, ils parlaient fort mal le russe. Je m’entretenais souvent avec eux comme un homme de la Sibérie, et me laissais raconter leurs peines. Je me souviens surtout d’un mot sinistre qui me fit frémir. Après avoir écouté les doléances d’un de ces malheureux compatriotes sur les travaux et les fatigues de la vie du soldat, je lui dis en vrai paysan russe : « Mais enfin on ne vous bat pas tant! — Comment? on ne nous bat pas! — me répondit-il avec un rire presque sauvage, — crois-tu donc qu’on mange gratuitement le pain du tsar!... » Une autre douloureuse rencontre que je faisais souvent dans ce pays était celle des convois (partyé) d’enfans juifs qu’on conduisait à Archangel. On sait que, tandis que le gouvernement russe ne recrute dans le pays polonais que les chrétiens adultes, il y prend à la population juive les enfans âgés de dix à quinze ans, voulant par là leur faire oublier plus sûrement les traditions de famille et de religion et les dresser à la vie de soldat, pour laquelle les Israélites adultes sont réputés moins propres. Une grande partie de ces recrues d’un âge tendre est destinée au service naval et envoyée aux différens ports de la Mer-Blanche. Le spectacle de ces pauvres enfans, rasés, couverts de leurs petites pelisses, et que chassaient devant eux comme un troupeau les soldats chargés du convoi, était navrant. Beaucoup parmi eux, à ce que m’assuraient les indigènes, mouraient en route.

C’est aussi dans le pays d’Olonets que j’observai un autre symptôme non moins curieux de l’état moral de la Russie. J’étais entré dans une hutte pour demander mon chemin; c’était sur la route qui mène de Kargopol à Vytiégra. Je ne trouvai dans la cabane qu’un vieillard à l’air respectable et à la longue barbe blanche. Une fois engagé dans la conversation, il s’exprima bientôt avec une haine si violente contre les popes, le gouvernement et le tsar, qu’il ne me fut pas difficile de reconnaître un starovier. Puis, voyant en moi un homme assez enclin à partager ses opinions religieuses, il s’étendit longuement et en versant des larmes sur la vraie foi persécutée. Pour me prouver que la manière de faire le signe de croix adoptée depuis la réforme de Nicon (la manière russe ordinaire) était hérétique au premier chef, — après avoir bien regardé au dehors, verrouillé la porte et exigé de moi le serment de ne jamais révéler le secret, — il tira d’une cachette une figurine en cuivre jaune, évidemment un antique travail byzantin assez grossier, où Jésus-Christ était en effet représenté bénissant des deux doigts de la main droite selon le rite des staroviertsi. « On nous force, me dit-il, d’aller aux tserkiev des hérétiques, et les popes nous obligent à faire le signe à leur manière; mais au retour de la tserkiev nous prions le vrai Dieu, et nous lui demandons pardon du grand péché... » Enfin il tira encore de la cachette un vieux cahier contenant « l’histoire du patriarche Joseph trahi et vendu par ses frères. » Le bonhomme se mit à lire devant moi ces nouveautés, et donna quelques larmes d’attendrissement à la résistance qu’opposa le fils de Jacob à la femme de Putiphar.

A peine arrivé à Vytiégra, j’y fus accosté sur la rade par un paysan qui me demanda où j’allais.

— Je suis un bohomolets, répondis-je ; je reviens du monastère de Solovetsk, et je vais saluer les ossemens saints à Novgorod et à Kiow...

— Je suis votre homme alors, me dit-il; je vais vous mener à Saint-Pétersbourg; ma barque est petite, je n’ai qu’un cheval à transporter, et vous m’aiderez un peu à ramer….. Ce n’est pas lourd.

— Je me connais bien à cette besogne, et je sais, parbleu, qu’elle n’est pas facile. Combien me donnerez-vous?

Nous débattîmes longuement le prix; le rusé compère avait évidemment grande envie de profiter de mes bras sans rien débourser. Nous convînmes enfin qu’il me donnerait au moins des alimens chauds pendant toute la navigation, et il fut si heureux du marché qu’il me mena tout de suite au cabaret boire un bon coup.

Le projet d’aller à Saint-Pétersbourg, dans la capitale même de Nicolas, était assez étrange, et n’était certes pas entré dans les divers plans d’évasion combinés autrefois à Ekalerininski-Zavod; mais depuis Archangel j’allais un peu au hasard. Le tout était pour moi de saisir chaque occasion qui me rapprocherait d’une mer ou d’une frontière quelconque et de ne rester en nul endroit plus de quelques heures, afin d’éviter une demande de papiers. Or la barque qui s’offrait partait le jour même. Il n’y avait pas jusqu’à l’étrangeté de l’entreprise qui n’eût son côté rassurant; une capitale me parut moins dangereuse encore qu’une petite ville de province, et l’événement prouva que je ne m’étais pas trompé dans mes calculs.

Le soir, la barque fut détachée du bord, et nous commençâmes notre navigation, qui, par Vytiégra, le lac d’Onéga, le fleuve Svir, le lac de Ladoga et la Néva, devait nous mener jusque sous les murs de Saint-Pétersbourg. Nous ramions jour et nuit à côté d’innombrables canots, barques et navires qui couvraient littéralement les lacs et les fleuves, mais surtout à côté de radeaux de bois destinés aussi aux besoins de la capitale, et qui en certains endroits obstruaient complètement le passage. Nous n’étions que trois d’abord, moi, le patron et son fils, jeune homme assez robuste; ce dernier, lorsque nous approchions de la rive, y faisait descendre le cheval, qui, attaché par une corde à la barque, aidait ainsi à la tirer. Le patron ne se refusait cependant pas à prendre de temps en temps, malgré l’exiguïté de la barque, quelques passagers pour les déposer à des endroits convenus; comment renoncer au plus petit gain? Par malheur ces passagers n’étaient pas toujours précisément des membres de la société de tempérance, et me causaient de grandes inquiétudes. Outre le travail continuel des rames, j’avais encore à surveiller ces ivrognes, et une fois même je dus me jeter à l’eau pour en retirer un pauvre diable qui s’y était laissé tomber. Je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis, et je dois avouer que j’avais un intérêt tout personnel à veiller sur la vie de ces hôtes incommodes. En cas de malheur, il aurait fallu faire halte à la première station et entamer avec la police une négociation qui aurait commencé invariablement par la demande de nos papiers. Ma charité n’était donc rien moins qu’évangélique.

A mesure que nous approchions du terme de notre navigation, je devenais plus pensif et surtout plus soucieux d’apprendre quelque chose sur les usages de Saint-Pétersbourg. Heureusement le patron avait pris à l’une des stations plusieurs femmes qui, après une visite faite à leurs parens, revenaient dans la capitale, qu’elles habitaient depuis longtemps comme servantes et filles de chambre. Ma condition de bohomolets m’obligeait à leur prêcher une morale qui le plus souvent ne faisait qu’exciter leur gaîté. Cependant je ne prêchai pas tout à fait dans le désert, surtout lorsque je pris la défense d’une vieille femme dont les chambrières se moquaient d’une manière vraiment révoltante; hélas! la jeunesse est si insouciante et si égoïste! C’était une pauvre paysanne de la Korélie; elle allait pour la première fois à Saint-Pétersbourg voir sa fille, qui y exerçait l’état de blanchisseuse. Elle me sut un gré infini de ma protection, m’appela son batopichka (petit-père), et m’offrit bientôt une aide vraiment providentielle.

Après avoir essuyé une tempête cassez violente, qui fit horriblement crier nos femmes, et laissé derrière nous Nova-Ladoga et Schlusselbourg, où Alexis Orlov étrangla le malheureux Pierre III sur l’ordre de la grande Catherine, nous arrivâmes à huit heures du matin au port de la capitale, en face même de la Perspective-Nevski. Les chambrières sautèrent très lestement à terre en me donnant un rendez-vous pour un prêche. Je me préparais à faire de même, assez embarrassé, je l’avoue, de ma personne, quand ma pauvre Korélienne s’approcha en me disant : « Restez donc avec moi; j’ai envoyé prévenir ma fille, qui viendra me chercher, et elle saura vous indiquer un logement à bon marché. » On devine avec quel empressement j’acceptai une telle proposition, et bonheur ineffable! pendant le temps très long que nous passâmes dans la barque, personne ne vint nous demander nos papiers. Enfin la blanchisseuse arriva, embrassa tendrement sa mère, prit sa malle, que je l’aidai à porter, suspendue à un pieu qui reposait sur nos deux épaules; puis nous nous mîmes en route, précédés de notre bonne vieille femme, qui avait placé sur sa tête la terrine où elle mangeait. C’est dans cet étrange équipage que je fis mon entrée dans la capitale des tsars!...

Nous traversâmes un nombre infini de rues, de ponts et de ruelles avant d’atteindre l’habitation de la blanchisseuse. C’était une maison garnie de bas étage (dom postoïaly), où logeaient les plus misérables parmi les ouvriers. C’était surtout la nuit qu’ils y venaient pour coucher sur un grabat, si faire se pouvait, ou bien aussi, selon le mot russe, « sur le nu et ayant le poing pour oreiller. » Les nez cramoisis et les joues bouffies de certains habitans de l’endroit me prouvèrent que d’autres misères encore se cachaient sous ce triste toit. Il y avait cependant aussi des locataires plus réguliers, qui cédaient aux passagers une de leurs chambres, meublée en vue de la spéculation. Ma blanchisseuse était une de ces locataires. Par malheur, sa chambre était déjà occupée; mais elle me recommanda à une voisine. L’accord fut vite fait pour huit kopeks par jour, et afin de prévenir le moment critique je demandai dès l’abord à mon hôtesse de m’indiquer la préfecture de police pour régler l’affaire du passeport.

— Et qui êtes-vous donc? me demanda l’hôtesse.

— Je suis un bohomolets d’au-delà de Vologda, je reviens du monastère de Solovetsk, et je me rends à Véliki-Novgorod pour y saluer les saints ossemens...

— Vous faites très bien; que Dieu vous soit en aide! Montrez-moi votre passeport.

Je lui tendis mon malheureux billet de passe, en réprimant un vif mouvement d’inquiétude. Évidemment elle ne savait pas lire. Elle ne fit que regarder le timbre et me rendit le papier en disant : — Et combien de temps comptez-vous rester ici?

— Trois ou cinq jours tout au plus, le temps de me reposer un peu. — Savez-vous ce que je vais vous dire alors? Il est inutile d’aller à la police.

— C’est comme il vous plaira, car je ne connais pas les habitudes de l’endroit; mais pourquoi est-ce inutile?

— C’est que, voyez-vous, il faudrait vous accompagner, et c’est trop d’embarras.

— Pourquoi m’accompagner?

— C’est que, voyez-vous, depuis un certain temps la police est devenue horriblement exigeante. Autrefois il suffisait que l’arrivant seul allât à la préfecture; maintenant on veut absolument qu’il soit accompagné de son hôte. Or il y a toujours tant de monde à la préfecture qu’il y faut attendre longtemps son tour. Si c’est un locataire pour un mois ou plus, cela vaut encore la peine et la fatigue; mais si c’est pour une nuit ou quelques jours, il n’y aurait pas moyen d’exister avec ces allées et venues continuelles; on ne pourrait plus rien faire à la maison, et il faut cependant vivre : ce n’est pas la police qui donnera du pain! C’est pour cela que nous préférons ne plus faire de déclaration quand le locataire ne doit rester que quelques jours. Nous nous en trouvons bien, et si la préfecture n’est pas toujours informée à souhait, il n’y a vraiment pas grand mal.

Je me gardai de faire aucune objection. Je m’installai dans ma chambrette, et je résolus d’y passer le reste de la journée malgré les paroles engageantes de mon hôtesse, qui me proposait d’aller voir les illuminations de la ville, car c’était grande fête ce jour-là pour la capitale : c’était le 9 juillet 1846, et on célébrait les fiançailles ou les noces, je ne sais plus trop bien, de la fille de l’empereur Nicolas, la grande-duchesse Olga, avec le prince de Wurtemberg!

Le lendemain, je sortis et je me promenai par la ville, dont les rues grandioses me semblèrent singulièrement désertes. Je méditai un moyen de quitter au plus vite la capitale; j’étais résolu au besoin à chercher à la nage les bords de la mer Baltique. Toutefois un expédient plus commode, s’il s’en présentait un, n’était certes pas à dédaigner. Je savais qu’un paquebot allait de Saint-Pétersbourg au Havre; mais quelles étaient les époques de départ? où stationnait-il? et le capitaine était-il un Français ou un Russe? Questions capitales et sur lesquelles je n’osais me renseigner auprès de personne, de peur de me compromettre. J’allais le long de la Neva, et je lisais les inscriptions jaunes ou rouges qui se trouvaient sur les affiches, c’est-à-dire sur les planches noires des divers bateaux à vapeur. Je lisais à la dérobée, car un paysan, « un homme russe » (rouski tcheloviék) comme moi, ne devait point faire montre de science. Je marchais lentement en parcourant les inscriptions; c’était tantôt le bateau de sa majesté l’empereur, tantôt celui de son altesse le prince impérial, du grand-duc Michel, de sa majesté l’impératrice et de ses dames de cour, etc. évidemment c’était de trop haut bord pour moi. Je parvins enfin à découvrir des bâtimens moins titrés; mais tous ils avaient des destinations qui ne me convenaient guère. Après avoir ainsi passé en revue la rive gauche de la Neva dans toute sa longueur, je traversai le pont qui se trouve en face de la statue de Pierre le Grand, et je longeai la rive droite jusqu’à l’embouchure du fleuve. Je m’arrêtai un moment au pied des deux sphinx gigantesques placés devant le musée, et la vue de ces hôtes étranges de l’Egypte dans la cité des glaces ne laissa pas que de me faire rêver un instant. Tout à coup mes yeux tombèrent sur un avis en gros caractères placé près du mât d’un bateau à vapeur; ce bâtiment partait pour Riga le lendemain même!... Je tressaillis, et j’eus de la peine à maîtriser mon émotion. Comment cependant arriver au bateau et entrer en pourparler avec le capitaine? Je voyais se promener sur le pont un homme, le pilote probablement, la chemise rouge passée par-dessus le pantalon à la russe; mais je n’osai lui parler, et je me contentai de le couver des yeux. En attendant, le soleil baissait; il était déjà sept heures du soir, quand tout à coup l’homme à la chemise rouge leva la tête et m’interpella.

— Voudrais-tu par hasard aller à Riga? Alors viens prendre place ici.

— Certainement j’ai besoin d’aller à Riga; mais le moyen pour moi, pauvre homme, de prendre le bateau à vapeur? Cela doit coûter bien cher; ce n’est pas fait pour nous autres.

— Et pourquoi pas? Allons, viens. A un moujik[14] comme toi, on ne demandera pas beaucoup...

— Et combien?

Il me dit un prix que je ne me rappelle plus, mais qui m’étonna, tant il était modique.

— Eh bien! cela te va-t-il? Pourquoi hésites-tu encore?

— C’est que je suis arrivé aujourd’hui seulement, et il faut que la police vise mon passeport.

— Oh ! alors tu en auras pour trois jours avec ta police, et le bateau part demain matin.

— Que faire donc?

— Parbleu, partir sans faire viser...

— Bah! Et s’il m’arrivait un malheur?...

— Imbécile! Voilà un moujik qui veut m’apprendre ce qu’il faut faire!... As-tu ton passeport sur toi? Montre-le.

Je tirai de ma poche mon billet de passe soigneusement enveloppé dans un foulard selon l’habitude des paysans russes: mais il s’épargna la peine de le regarder, et me dit : — Viens demain à sept heures du matin; si tu ne me trouves pas, attends-moi. Et à présent, file vite...

Je rentrai tout joyeux chez moi, et le lendemain j’étais exact au rendez-vous. La machine chauffait déjà. Mon homme m’aperçut bientôt et me dit seulement : « Donne l’argent. » Il s’éloigna, puis me rapporta un billet jaune dont je feignis naturellement de ne pas comprendre la signification, ce qui m’attira une nouvelle gracieuseté : « Tais-toi, moujik, et laisse faire! » La cloche sonna trois fois, la barrière s’ouvrit, les passagers se pressèrent; un rude coup de poing de mon homme me poussa à leur suite. Quelques instans encore, et le bateau était en pleine marche. Je crus rêver.


V.

Une traversée par le bateau à vapeur de Saint-Pétersbourg à Riga ne fournit pas un sujet fécond d’impressions de voyage, même lorsque le voyageur est un Sibérien fuyant la katorga. J’eus cependant ma petite aventure. Décidément l’Océan m’était hostile. Grâce à l’abrutissement que donne le mal de mer, je ne sais comment je me trouvai tout à coup dans la cabine des « nobles, » et cette invasion révolta tout le monde. Une dame russe assez âgée ne cessait de crier en français : « Ah! ce paysan va nous empester! Il corrompt le peu d’air qui nous reste! » Les domestiques vinrent et me remirent à la raison et à ma place. Blotti dans mon coin à l’avant du bateau, je me tenais coi, et je ne voyais que de temps en temps les passagers de distinction, lorsqu’une promenade sur le pont les conduisait parfois de mon côté. Deux Allemands, me regardant déjeuner d’un morceau de pain et d’un oignon, ce que je faisais aussi bien pour me conformer à mon rôle de moujik que par économie, hélas ! dirent à haute voix et dans leur aimable langue : « On voit bien que c’est un cochon russe (man sicht dasz es ein russisches Schwein ist)... » Chose étonnante, les seuls voyageurs qui me témoignèrent de l’intérêt, qui daignèrent s’entretenir de temps en temps avec moi, sans se douter pourtant de ma nationalité, ce furent deux jeunes gens, deux Polonais. Je les suivais du regard pendant leur promenade sur le pont. Ah! que j’aurais voulu leur serrer la main!...

Je passerai rapidement sur le reste de mon voyage depuis Riga, à travers la Courlande et la Lithuanie, jusqu’à la frontière de Prusse. Je dirai seulement quelques mots de la nouvelle profession que je m’étais attribuée en quittant Saint-Pétersbourg. Le caractère de bohomolets n’était plus de mise alors que je m’éloignais de Novgorod, et que j’avais à traverser des pays protestans ou catholiques, comme la Courlande ou la Samogitie ; j’imaginai donc de me faire passer pour un stchetinnik. Ainsi s’appellent des paysans russes qu’on rencontre souvent dans ces contrées, aussi bien qu’en Lithuanie et en Ukraine, et qui vont d’un village à l’autre achetant des soies de cochon pour le compte des marchands de Riga. Cette condition me servait très bien; elle me permettait de frapper à plus d’une porte et de demander mon chemin sous le prétexte de m’enquérir si mon article se trouvait dans l’endroit. J’allais à pied, je couchais d’ordinaire dans les blés ou dans les bois, et le beau temps (nous étions au mois de juillet) me fut presque toujours favorable. J’avais d’ailleurs échangé mon pantalon d’hiver contre le pantalon bleu d’été que j’avais emporté de la Sibérie, renouvelé mon linge et ma chaussure, troqué chez un aubergiste ma pelisse contre une redingote et une petite casquette, que je conservais dans mon sac en vue de la Prusse; quant à mon petit burnous de peau de mouton (armiak), en véritable homme de la Russie (rouski tcheloriék), je le gardai toujours sur moi malgré les chaleurs de l’été. Mon passage à travers la Lithuanie, à travers notre sainte Samogitie, ne fut pas dépourvu pour moi d’émotion ni de scènes souvent plaisantes. Combien de fois je fus tenté de révéler ma nationalité à l’un ou à l’autre de mes compatriotes, de lui demander aide et conseil! Je tins cependant bon et ne démentis jamais mon caractère de stchetinnik russe. Un jour, à Polonga, je voulus acheter sur le marché un fromage à une Samogitienne; nous ne pûmes tomber d’accord sur le prix, et ma respectable compatriote, forte en voix comme toute femme de la halle, se mit à débiter un chapelet assez peu chrétien sur « ces chiens de Moskats (Moscovites). » Si je pus faire semblant d’ignorer le sens des paroles, le sens des gestes ne fut que trop clair, même pour un moujik, et, Dieu me pardonne, je dus presque faire mine de vouloir protéger l’honneur moscovite contre les outrages d’une Polonaise!...

C’est entre Polonga et Kurszany que je résolus de passer en Prusse. J’eus une peine infinie à me procurer, sans me trahir, quelques renseignemens sur la manière dont les Russes surveillaient la frontière; la source la plus abondante d’informations fut pour moi un soldat même de la douane. Le voyant prendre un bain dans la petite baie de Polonga, je suivis son exemple, espérant pouvoir ainsi mieux entamer l’entretien. Je me déclarai son compatriote dès qu’il m’eut appris qu’il était de Pultava. Il y a un moyen bien simple de faire parler un soldat russe, c’est d’amener la conversation sur les malheurs et les déboires de son état. Une fois mis sur ce thème, mon compagnon de bain me raconta toutes les mesures de précaution que les hommes de la douane étaient obligés de prendre jour et nuit envers les contrebandiers et les rebelles (bonntorstchiki, comme on appelle les fugitifs), le fort et le faible de la surveillance, etc.. Il faut que je cite un mot on ne peut plus caractéristique de mon soldat. Comme je lui demandais naïvement pourquoi les Prussiens ne les aidaient pas dans la chasse qu’ils faisaient aux contrebandiers et rebelles: — Voilà précisément le malheur! me répondit-il. Ces maudits Prussiens ne veulent rien faire pour la garde de la frontière; tout le fardeau retombe sur notre pauvre tsar!...

La conclusion que je tirai de ce précieux entretien fut que, contrairement à ce que je croyais d’abord, je ferais mieux de passer la frontière pendant le jour. Aussi à deux heures de l’après-midi, le jour même, après avoir recommandé mon âme à Dieu et m’être armé de mon poignard, je me glissai dans les blés, et, épiant du haut d’un rempart le moment où les deux factionnaires postés en cet endroit se tournaient mutuellement le dos, je sautai du mur dans le premier des trois fossés qui formaient la frontière. Aucun bruit ne se fit. Je rampai à travers les buissons; mais, arrivé au second fossé, je fus aperçu. Des coups de fusil partirent de différens côtés, et moi, n’ayant presque plus la conscience de ce que je faisais, je me glissai dans le troisième fossé; je remontai, puis m’élançai de nouveau. Je perdis enfin de vue les soldats, et je tombai dans un petit bois. J’étais en Prusse!

Haletant, exténué, je restai encore pendant de longues heures couché dans le taillis sans oser remuer; connaissant jusqu’où va parfois l’emportement des Russes, je craignais qu’ils ne vinssent me poursuivre jusque sur le terrain défendu. Tout resta paisible heureusement, et une pluie douce vint bientôt tempérer la chaleur suffocante de la journée. Alors je pensai à ma transformation. La barbe orthodoxe du moujik ne me convenait plus guère en Prusse, où elle n’aurait fait qu’attirer l’attention. J’avais eu la précaution d’acheter à Polonga dans une boutique une petite glace et chez un Juif un rasoir; quant au savon, il m’en restait encore dans mon sac un morceau emporté de la Sibérie. J’accrochai le miroir à un arbrisseau, profitant de la pluie et surtout de la rosée des feuilles pour délayer le savon, et je procédai ainsi, toujours couché et accoudé, à l’opération civilisatrice. Elle fut lente et bien pénible, surtout à cause de ma position très incommode. J’en vins à mes fins cependant, non sans quelques entailles faites à mes joues. Quand la nuit fut très avancée, je me remis en marche, habillé de ma redingote, coiffé de ma casquette, et le pantalon retombant sur les bottes. Je savais très bien que je n’étais pas à l’abri du danger, car une convention entre la Russie et la Prusse, un cartel, comme on l’appelait, obligeait alors ces deux puissances à se livrer mutuellement leurs fugitifs, et plus d’un de mes compatriotes, hélas! fut ainsi ramené à la frontière russe après l’avoir franchie au milieu de grands dangers. J’avais toutefois confiance dans mon étoile; il s’agissait surtout d’éviter la rencontre des gendarmes et les hôtelleries, ce qui, grâce à la saison, n’était pas trop difficile. Quant à la direction prochaine à donner au voyage, je n’avais plus aucune hésitation. Je voulais gagner le grand-duché de Posen : là, au milieu de mes compatriotes soumis à la domination prussienne, mais que j’étais sûr de ne pas compromettre, j’espérais trouver tous les secours que la rapide diminution de mes finances me rendait si nécessaires. J’ignorais alors les massacres qui venaient de désoler la Galicie, je ne savais pas que, même dans le duché de Posen, une grande conspiration venait d’être découverte. Ce n’est pas dans les solitudes de l’Oural, ni plus tard au milieu du bas peuple russe, que j’aurais pu apprendre ces graves et tristes nouvelles.

Memel, Tilsit et Kœnigsberg furent successivement atteints sans le moindre encombre. Je marchais le jour et couchais à la belle étoile; je ne fus inquiété nulle part d’une demande de passeport, je répondis aux rares questions des marchands ou des voyageurs que je rencontrai en route que j’étais un Français, ouvrier en coton, revenant de Russie. Arrivé enfin le 27 juillet à Kœnigsberg, je vis dans le port un bateau à vapeur qui partait le lendemain pour Elbing. Las d’une marche continuelle, je voulus profiter d’une occasion de transport qui s’offrait à un prix très modique, et qui m’aurait amené tout près du grand-duché de Posen, au milieu de mes compatriotes; je résolus donc de m’arrêter à Kœnigsberg jusqu’au lendemain. En attendant, je flânai par la ville, et à l’approche du soir je m’assis sur un tas de pierres auprès d’une maison en ruine, comptant m’éloigner à la tombée de la nuit, aller coucher dehors dans les blés, et revenir le matin pour l’heure du départ. Hélas! je comptais sans la fatigue, sans le profond épuisement de mes forces et l’espèce d’insouciance, suite naturelle d’une longue sécurité relative. Je m’endormis profondément sur ce tas de pierres... Quand je me réveillai, fortement secoué par un bras d’homme, il faisait une nuit sombre, et devant moi se tenait un inconnu, un « gardien de nuit» (nachwaechter), comme on dit dans l’endroit, qui me demanda qui j’étais, d’où je venais. Engourdi par le sommeil, je balbutiai des mots incohérens, et quand je fus enfin rappelé à moi par le sentiment du danger, j’eus beau donner des explications dans un allemand écorché; toutes mes réponses parurent suspectes. L’ignorance complète des lieux et l’obscurité de la nuit ne me permirent même pas d’entamer une lutte et d’essayer une évasion; je cherchai mon poignard, et par bonheur je ne sus pas le trouver. Le gardien s’empara de mon bras, appela ses camarades, et m’emmena de force au poste voisin. J’étais arrêté...

Le sentiment qui m’agita lorsque je me vis enfermé de nouveau dans une prison fut bien plus encore la honte que la tristesse et le désespoir. Avoir échappé à la katorga, traversé les monts Ourals, couché des mois sous la neige dans des terriers ostiakes, enduré tant de souffrances et tant de privations, sauté par-dessus la frontière russe à travers les balles, pour tomber tout bonnement dans les mains d’un gardien de nuit prussien!... en vérité, cela me paraissait par trop ridicule, et je rougissais devant moi-même.

Le lendemain, à dix heures, je fus conduit à la police, et là commencèrent les tristes et abjectes nécessités du dissimulare et simulare de tout homme qui doit ruser avec la loi. Je me prétendis Français, ouvrier en coton, revenant de Russie et ayant perdu mon passeport; je donnai mes adresses dans l’un et dans l’autre pays, mais je voyais bien que mes affirmations n’inspiraient aucune confiance. Ce dont je souffrais le plus, c’était de remarquer à ce premier interrogatoire, et surtout dans les suivans, qu’on me prenait pour un malfaiteur ayant intérêt à cacher un acte malhonnête. Je demandai à être renvoyé en France, où je serais prêt à répondre devant la justice de toutes mes actions et à subir toutes les conséquences de ce qu’on pourrait découvrir sur mon compte.

Je fus écroué à la Tour-Bleue (Blauer-Thurm) où j’eus pour compagnon plus d’un bourgeois (buerger) détenu pour banqueroute frauduleuse et autres peccadilles. La Tour-Bleue n’avait certes rien de bien horrible pour un homme qui avait connu les prisons russes et la katorga) mais l’incertitude, l’irritation causée par ce triste incident me rappelaient presque les plus mauvais jours de mon existence depuis quelques années. Enfin, après un mois de détention, appelé de nouveau à la police, on me signifia que toutes les adresses que j’avais fournies avaient été démontrées inexactes, et que les soupçons les plus graves planaient sur moi. Las de feindre, irrité surtout de passer pour un malfaiteur qui se cachait, je demandai à entretenir en particulier un des hauts fonctionnaires qui m’interrogeaient, ainsi que M. Fleury, Français naturalisé depuis trente ans à Kœnigsberg, interprète-juré, et qui assistait toujours à l’enquête. Laissé seul avec ces deux messieurs, je leur dis franchement qui j’étais, et je remis mon sort dans leurs mains. Je ne saurais dire l’étonnement, la stupeur et en même temps la profonde consternation de mes deux interlocuteurs en apprenant qu’ils avaient devant eux un Polonais, un condamné politique échappé à la katorga et revenant de la Sibérie... Le fonctionnaire ne put d’abord prononcer une parole; enfin il s’écria : « Mais, malheureux, nous allons vous livrer; la convention est formelle!... Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi êtes-vous venu ici?..... — Je voulais vous épargner l’embarras et le remords; pourquoi ne m’avez-vous pas renvoyé en France, comme je le demandais? » On me fit raconter les détails de mon évasion ; le fonctionnaire prussien sortit, et. alors M. Fleury, s’approchant de moi, me dit : «On ne pourra éviter de vous livrer aux Russes; tout récemment encore on a renvoyé d’ici plusieurs de vos compatriotes à la frontière. Il n’y a qu’un seul moyen de salut pour vous : tâchez de voir le comte d’Eulenburg, ou au moins de lui écrire. Il est président de la régence (Regierungs praesident) et presque tout dépend de lui. C’est un homme de cœur, loyal, généreux, aimé de tous: écrivez-lui, au nom du ciel! Quel malheur! quel malheur ! »

Revenu à la prison, j’écrivis en effet au comte d’Eulenburg, ainsi qu’à notre abbé Kajsiewicz, à Paris, pour obtenir une attestation de mon identité, car j’avais remarqué qu’on se demandait si je n’étais pas un émissaire ayant pris part aux affaires de Posen. Depuis ma révélation, on eut plus d’égards pour moi dans la prison; mais je devins en même temps l’objet d’une plus rigoureuse surveillance. Après dix jours, le comte d’Eulenburg me répondit une lettre polie, mais vague; toutefois la recommandation finale « d’avoir de la patience » me semblait cacher quelque encouragement. Les investigations principales roulaient maintenant sur un seul point : avais-je ou non participé aux affaires de Posen"? A cet égard j’étais parfaitement tranquille. Mes angoisses furent grandes néanmoins, et plus d’une fois je dus me dire que mon plus sûr moyen de salut était le poignard.

Un jour un monsieur se présenta à ma prison, déclara se nommer M. Kamke, commerçant à Kœnigsberg, et me demanda si j’accepterais volontiers sa caution. Etonné aussi bien que touché de cette offre inattendue, je lui en demandai l’explication. J’appris alors que le bruit de l’arrestation d’un Polonais évadé de la Sibérie s’était répandu dans la ville et y avait causé une vive émotion. Les honnêtes habitans de Kœnigsberg, que le cartel avec la Russie avait déjà froissés plus d’une fois, s’étaient surtout émus à l’idée de voir livrer un homme qui était parvenu à s’évader de la Sibérie à travers tant de dangers; on avait fait des démarches en ma faveur, et on espérait obtenir ma mise en liberté sous caution. Ah ! que ces paroles me firent de bien!... L’acceptation du cautionnement rencontra toutefois des obstacles; mais, appelé de nouveau le 1er septembre à la police, j’y trouvai l’excellent M. Kamke, qui vint à moi, m’embrassa en me disant que j’étais libre. J’étais libre en effet, et cette déclaration me fut renouvelée par le fonctionnaire chargé de l’enquête sur ma situation. Il me demanda si je voulais rester encore quelque temps à Kœnigsberg, et je répondis affirmativement : je tenais à remercier mes bienfaiteurs, tant de personnes qui s’étaient intéressées à mon sort, surtout le comte d’Eulenburg. Il me semblait du reste de bonne politique de ne pas mettre trop d’empressement à quitter la Prusse. Hélas! j’étais devenu si soupçonneux !...

M. Kamke me ramena en triomphe chez lui, et pendant sept jours je trouvai dans sa famille une affectueuse sollicitude dont je ne perdrai jamais le souvenir. Tout à coup, une semaine s’étant à peine écoulée depuis ma mise en liberté, je reçus l’invitation de passer à la police. J’y trouvai deux fonctionnaires que je connaissais déjà, et qui, d’un air triste, mais bienveillant, me dirent que l’ordre de me livrer à la Russie était venu de Berlin, qu’ils ne pouvaient faire autre chose que me laisser le temps de m’évader à mes risques et périls, et qu’ils priaient Dieu de protéger mes pas. Je fus profondément touché de leur généreux procédé, et je leur promis de faire tout mon possible pour leur épargner de nouveaux embarras. J’informai tout de suite M. Kamke et mes protecteurs de ce nouvel incident, et mon évasion fut bien vite organisée. Je pris congé de mes braves et bons amis, et le lendemain 9 septembre je me trouvais déjà sur la route de Dantzig. J’avais des lettres pour différentes personnes dans les villes de l’Allemagne que je devais traverser, et partout on mit le plus grand zèle à me faciliter le voyage : qu’il me soit permis de citer surtout le généreux libraire de Leipzig Robert Blum, que le prince Windischgraetz devait faire fusiller à Vienne deux ans plus tard! Grâce aux appuis qui ne m’ont fait défaut nulle part, j’eus bien vite traversé toute l’Allemagne, et le 22 septembre 1846 je me retrouvai de nouveau dans ce Paris que j’avais quitté quatre ans auparavant.

Un peu plus d’une année s’était à peine écoulée depuis mon retour à Paris quand la révolution de février éclata, et notre pays crut à un meilleur avenir. Nous reconnûmes bien vite notre erreur, hélas ! Accouru de nouveau dans ma patrie, en Galicie, je n’eus que le temps d’y assister à un nouveau naufrage. C’est pendant les loisirs que venaient de me faire en Galicie des espérances déçues, et alors que ma mémoire gardait encore l’impression d’un passé tout récent, que je notai la plupart de ces souvenirs. Si je n’y ai point parlé de mes pauvres frères d’infortune qui avaient été impliqués dans l’affaire de Kamienieç, ce n’est pas certes que je fusse indifférent à leur sort. Je ne suis arrivé du reste que peu à peu à connaître leur destinée et les condamnations qu’ils avaient encourues. Plusieurs ont déjà succombé à leur peine; d’autres gémissent encore en Sibérie, dans le Caucase et dans les compagnies disciplinaires d’Orenbourg. Que Dieu ait pitié des morts et des vivans!


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez le Dernier, élégie polonaise du poète anonyme, dans la Revue du 1er novembre 1861.
  2. Nous employons ici le v de l’alphabet latin comme le meilleur équivalent du b (viedi) de l’alphabet russe, bien que les lettres w et f rendent à peu près en russe le même son. Pour être conséquent, il faut écrire non-seulement Moscova, tambov, Bérézov, mais Orlov, Menstchikov, etc. Quant au nom de Kiow, nous adoptons l’orthographe même des habitans de cette ville (petits Ruthènes); les Russes seuls écrivent Kiew tout en prononçant Kiow.
  3. Pamietniki Rufina Piotrowskiego, 3 vol. in-8o, Posen 1861.
  4. Dans les provinces détachées, on célèbre les fêtes catholiques selon le vieux calendrier. Ceci explique comment le prisonnier a pu entendre les chants de Noël après avoir été arrêté le 31 décembre.
  5. Célèbre émissaire, exécuté en 1841 à Wilna, après une longue et cruelle détention.
  6. Le prince Bibikov a eu un bras emporté par un boulet à la bataille de Borodino. On connaît dans toute la Pologne la réponse qu’il fit un jour à une Polonaise qui lui demandait à genoux la grâce de son fils : « La main qui signe des grâces, madame, je l’ai laissée à Borodino. »
  7. Frère de Nicolas, lieutenant du royaume de Pologne jusqu’à la révolution, et mort en 1831.
  8. Voyez la Revue du 15 avril.
  9. Skvos-stroi, littéralement : à travers les rangs.
  10. Poète très renommé en Pologne, revenu de la Sibérie grâce à l’amnistie générale qu’avait accordée l’empereur Alexandre II à son avènement, mais déporté de nouveau tout récemment avec plusieurs autres Sibériens, « par mesure de précaution, » comme le disait l’arrêt.
  11. Voyez la Revue du 1er et du 15 avril.
  12. Mot injurieux, par lequel on désigne le déporté.
  13. Comme on dit dans ces contrées, sans doute en mémoire des antiques colonisations du temps de la république de Novgorod.
  14. Sobriquet du paysan en Russie (de mouje, homme); la vraie dénomination est krestianine, c’est-à-dire chrétien.