Souvenirs d’un Sibérien - M. Rufin Pietrowski/02

SOUVENIRS
D’UN SIBÉRIEN

II.
LA DÉPORTATION ET LA VIE D’EXIL EN SIBÉRIE.


I.

C’est un des principaux privilèges de la noblesse en Russie d’être exempte des châtimens corporels, et, en cas de déportation, du voyage à pied et par convoi. Cela n’empêche pas l’application de la torture aux détenus politiques, même nobles, pendant l’enquête ; mais l’arrêt définitif est en général conforme à la loi, et ce n’est que très rarement qu’on y déroge, comme on l’a fait pour le prince polonais Roman Sanguszko. Il est vrai que l’empereur Nicolas avait ajouté de sa propre main à la sentence, quant au mode de voyage du prince Sanguszko, le mot à pied. Grâce donc au hasard de ma naissance, je ne connus pas les aggravations ordinaires d’une condamnation telle que la mienne[1], et qui sont le knout ou leplète et le trajet « par convoi ; » mais comme un grand nombre de mes compatriotes ont subi ces châtimens, comme moi-même aussi je devais rester sous le coup de ces peines une fois arrivé à destination (alors cessaient mes droits de noble d’après l’arrêt), je donnerai quelques détails précis sur ce triste sujet.

Le knout est une longue et étroite lanière recuite dans une espèce d’essence et fortement enduite de limaille métallique. Ainsi préparée, la lanière acquiert une dureté et une pesanteur extrêmes ; mais avant qu’elle ne se durcisse, on a soin de replier sur eux-mêmes les bords amincis à dessein, et qui forment de cette façon une rainure s’étendant dans toute la longueur de la courroie, à l’exception toutefois de l’extrémité, laissée souple pour qu’elle puisse s’enrouler autour du poignet de l’exécuteur ; à l’autre bout est fixé un petit crochet en fer. S’abattant sur le dos nu du patient, le knout tombe de son côté concave sur la peau, que les bords de l’instrument coupent comme un couteau ; la lanière ainsi incrustée dans les chairs, l’exécuteur ne l’enlève pas, mais la tire à lui horizontalement, ramenant au moyen du crochet et par longues bandelettes les parties détachées. Si le bourreau n’est pas gagné et fait consciencieusement son métier, le supplicié perd toute connaissance après le troisième coup, et quelquefois il expire dès le cinquième. Un oukase de Pierre le Grand a fixé le maximum des coups à cent un ; mais on va rarement à cette limite, à moins qu’on ne veuille amener la mort. Notons aussi une singularité de la loi russe, qui veut que le chiffre de coups de knout soit toujours impair. L’échafaud sur lequel le patient est placé s’appelle en russe une cavale (kobyla) : c’est une planche inclinée sur laquelle on attache l’homme, le dos nu ; la tête étant fortement appuyée sur le bord supérieur, les pieds sur le bord inférieur, et les mains liées embrassant la planche, tout mouvement devient impossible. Après avoir appliqué le nombre de coups prescrit, on détache le malheureux et on lui fait subir à genoux le supplice de la marque. Ce sont les lettres vor (voleur, malfaiteur), taillées en pointes de fer sur une estampille que le bourreau lui enfonce dans le front et les deux joues. Pendant que le sang coule, on enduit les plaies d’une essence noire, dans la composition de laquelle entre de la poudre de chasse. Ces plaies guéries, la marque prend une teinte bleuâtre et reste toute la vie. Autrefois, après avoir ainsi marqué l’homme, on lui arrachait encore les narines avec un instrument de fer ; mais un oukase des derniers temps d’Alexandre Ier a définitivement aboli ce surcroît de barbarie. J’ai cependant rencontré en Sibérie plus d’un condamné aussi hideusement défiguré ; tous appartenaient à l’époque antérieure à la publication de l’oukase. Quant à ceux qui portaient sur leur visage la triple inscription de vor, j’en ai vu en Sibérie un nombre incalculable. Je crois cependant que les femmes ne sont pas passibles de ce châtiment, et je n’en vis aucune qui portât la triple marque.

Le plète, qu’on confond si souvent et à tort avec le knout, est un instrument de supplice moins terrible. Ce sont trois fortes lanières terminées au bout par des balles de plomb ; l’autre extrémité s’enlace autour du bras du bourreau. D’après la loi, l’instrument doit peser de cinq à six livres. Quand il tombe sur le dos nu du patient, il le frappe comme d’un triple bâton. Il n’arrache pas les chairs, comme le knout ; mais la peau se fend sous les coups, qui lèsent la colonne vertébrale et les côtes, et parfois même, à ce qu’on m’a dit, détachent les viscères de leurs parois. Ceux à qui les coups de plète ont été infligés en très grand nombre sont ordinairement atteints de phthisie. Pour se donner plus de force, le bourreau prend un élan, court et ne frappe du knout ou du plète qu’en arrivant près de la cavale. J’ai dit qu’on pouvait gagner le bourreau : dans ce cas, il fait en sorte de ne point appuyer sur l’instrument le petit doigt de la main, et cela suffit pour amortir la force du coup, sans que l’attention de l’officier soit éveillée ; le lecteur peut en faire l’expérience avec un bâton. Si le nombre de coups toutefois doit être considérable, on achète le bourreau pour qu’il donne de toute sa force les premiers coups en les dirigeant de préférence sur les côtes, de manière à mettre un terme plus prompt à la vie et aux douleurs du condamné.

Un troisième genre de châtiment est celui du défilé[2]. Il est ordinairement réservé aux soldats ; cependant beaucoup de mes compatriotes l’ont subi après des condamnations politiques. Pour l’infliger, on prend de longues baguettes fraîchement coupées, qu’on fait tremper quelques jours dans l’eau pour les rendre plus souples. Des soldats se rangent sur deux files à une assez grande distance l’un de l’autre, afin qu’ils puissent frapper de toutes leurs forces sans se gêner réciproquement. Le condamné, nu jusqu’à la ceinture, passe entre les rangs ; ses mains sont attachées devant lui à un fusil dont la baïonnette s’appuie sur sa poitrine ; la crosse est tenue par un soldat qui le conduit. Il marche lentement, recevant les verges sur le dos et sur le cou ; quand il tombe évanoui, on le relève. Un oukase de Pierre le Grand fixe le maximum des coups à douze mille ; mais il est rare qu’on dépasse deux mille en une fois, à moins qu’on ne veuille « faire un exemple. » Ordinairement, après deux mille coups, on porte le patient à l’hôpital, et quand il y est guéri de ses blessures, il subit le reste de sa peine.

C’est après avoir recouvré un peu de force et de santé dans l’hôpital militaire que le patient est expédié à l’un des divers chefs-lieux de l’empire. Là, un certain nombre de condamnés étant réunis, on les classe selon la peine prononcée, c’est-à-dire soit la simple déportation (possilenié), soit les travaux forcés (katorga) ; ainsi classés, on les divise par convois (partyé) de deux cent cinquante individus au plus, de cent au moins. Les convois formés s’ébranlent pour la Sibérie, et le temps qu’ils mettent à faire la route est un des plus grands supplices de cette triste destinée. Le voyage par exemple de Kiow jusqu’à Tobolsk dure toute une année, et si le convoi a une destination plus lointaine, par exemple les mines de Nertchinsk (gouvernement d’Irkoutsk), alors le trajet prend plus de deux années. Les condamnés aux travaux forcés sont placés sous une plus forte escorte et une surveillance plus sévère que les déportés ; on en forme d’ordinaire des convois séparés. Ces caravanes, que j’ai rencontrées souvent dans ma triste traversée, s’acheminaient dans l’ordre suivant : en tête chevauchait un cosaque au pas, complètement armé et la lance au poing ; venaient ensuite des hommes enchaînés seuls ou attachés deux à deux par les mains ou par les pieds ; après eux, il y en avait près d’une vingtaine attachés par les poignets des deux côtés d’une longue barre de fer ; d’autres étaient attachés de la même façon, et avaient de plus les pieds enchaînés ; les femmes, au moins celles que j’ai vues, ne portaient pas de fers. Des deux côtés du convoi marchaient des soldats, les armes chargées, tandis que des cosaques cavalcadaient librement tout autour. Après les prisonniers, dans la première voiture, se trouvait l’officier commandant le convoi, la tête baissée et fumant la pipe. Les autres voitures portaient les bagages et les malades ; ces derniers avaient au cou un carcan qui les enchaînait à un poteau fixé dans le véhicule.

Mon cœur se serrait toutes les fois que je rencontrais un pareil cortège ; le spectacle des femmes surtout était navrant. Un silence morne régnait d’ordinaire dans ces groupes, et il n’était troublé que par le bruit sourd des fers. Sans doute c’étaient généralement de véritables malfaiteurs, le rebut de toute société ; mais qui me disait qu’il n’y avait pas aussi parmi eux quelques innocens, des criminels politiques, des compatriotes ? Depuis, dans mon séjour sur les bords de l’Irtiche, j’eus pour compagnons deux déportés politiques comme moi, Siésiçki et Syczewski, qui avaient fait le voyage à pied et par convoi ; ils m’ont informé des moindres détails de cette marche. C’est ainsi par exemple qu’en dormant, aucun de ces malheureux ne peut remuer sans éveiller ses compagnons attachés à la même barre, sans leur causer même une vive douleur, si le mouvement est un peu brusque, comme cela d’ordinaire arrive pendant le sommeil. Au moment des haltes et des repas, tous les prisonniers s’accroupissent en cercle, tandis que les soldats les surveillent à pied et que les cosaques font le tour à cheval. La colonne marche deux jours de suite, se repose le troisième, et à cet effet, dès Nijni-Novgoiod où les villages deviennent rares, on a construit exprès et à des intervalles calculés, des maisons pour abriter les convois pendant les jours de repos ; ces bâtimens, longs, peu élevés (ils n’ont qu’un étage), s’étendant au milieu de plaines désertes et ne s’animant que de temps en temps, font un étrange effet. Des corps de garde sont en outre établis à distances inégales dans tout le parcours, depuis Kiow et Smolensk jusqu’à Nertchinsk ; dans chacun de ces corps de garde se trouve un officier avec un nombre de soldats suffisant pour remplacer l’escorte qui arrive. L’officier est responsable des prisonniers et a sur eux un pouvoir discrétionnaire ; il peut les punir de la bastonnade, des verges et du plète : les abus sont donc inévitables. Disons-le cependant à l’honneur de l’humanité, beaucoup de ces officiers, loin d’user avec cruauté de leur pouvoir dictatorial, se montrent souvent pleins de ménagemens et de compassion pour les malheureux qu’ils sont chargés de conduire. Au temps des grands froids ou des débordemens des fleuves sibériens (de la fin de mai jusqu’à la mi-juin), les colonnes s’arrêtent à l’étape où elles se trouvent. Les expéditions sont réparties de telle sorte que chaque semaine un convoi arrive à Tobolsk, tandis qu’un autre le quitte pour continuer sa route, car à Tobolsk réside la commission dite des déportés, qui assigne à chacun sa destination définitive selon le besoin des travaux publics et les convenances locales. On calcule que le nombre des déportés s’élève chaque année à peu près à dix mille.

Il faut que je note encore un détail qui m’a été raconté par ce même Siésiçki dont j’ai déjà parlé. Le convoi dont il faisait partie fut rencontré près de Moscou par le duc de Leuchtemberg et sa femme, la grande-duchesse Marie. La fille de Nicolas, en apprenant que dans cette colonne se trouvaient des Polonais condamnés politiques, se les fit désigner, et resta une heure à les regarder ; elle ne prononça pas une parole, mais s’essuyait continuellement les larmes qui lui coulaient des yeux. Le duc de Leuchtemberg s’approcha de Siésiçki, s’informa de son nom, et lui dit qu’il demanderait sa grâce à l’empereur. L’a-t-il oublié ou ne l’a-t-il pas osé ? Ce qui est sûr, c’est que j’ai trouvé bien longtemps après Siésiçki en Sibérie et que je devais encore l’y laisser.


II.

Rencontre étrange ! Emporté par la kibitka vers « le pays d’où l’on ne revient plus, » forçat désigné allant au-devant d’une destinée amère, il me fut cependant donné de contempler des infortunes bien plus grandes que la mienne ; je pus de temps en temps me mirer dans ces convois que je dépassais et me trouver heureux ; bien plus, je dus me dire que je n’avais évité ce dernier degré de misère et d’opprobre que grâce au privilège, ce privilège de naissance que mes convictions répudiaient et que le tsar maintenait, même en ma faveur ! Comparé au sort de ce troupeau de damnés, le mien était certainement de beaucoup plus supportable : j’étais sûr d’arriver rapidement, trop rapidement, à ma destination ; je n’étais point rivé à des malfaiteurs et à des parricides, et j’avais les mains libres. Les étroits anneaux de mes fers me faisaient seuls souffrir, et je ne rougis pas d’en parler. La douleur était vraiment grande ; mais à force de prières j’obtins des gendarmes que les maudits anneaux fussent élargis à une des stations, ce qui du reste n’était que conforme aux instructions qu’ils avaient reçues à Kiow. D’abord mes gardiens s’étaient refusés obstinément à tout essai de conversation que je voulais engager ; ils me répondaient qu’il leur était défendu de m’adresser la parole. Toutefois le commerce continu et prolongé finit par les humaniser ; bientôt nous causâmes librement, et nous bûmes ensemble plus d’un verre de cette eau-de-vie russe dont j’ai su apprécier alors les qualités fortifiantes et salutaires. Mes deux surveillans n’avaient pas certes mauvais cœur, et ils étaient plus embarrassés que joyeux de leur mission. Un jour que, tombé malade à la suite de fatigue et de souffrance, j’étais couché dans une station, je surpris entre eux la conversation suivante : « Nous sommes bien malheureux ; si nous n’arrivons pas à Omsk au jour fixé, nous serons punis des verges, et si nous le pressons trop et qu’il en meure, nous serons punis également, Nous sommes bien malheureux ! » La crainte de ma mort ou de mon suicide les obsédait sans cesse ; sur les bacs, quand nous eûmes des rivières à traverser, ils s’emparaient de mes deux bras de peur que je ne me jetasse à l’eau ; pendant les repas, ils me donnaient la viande coupée en petits morceaux, après en avoir retiré soigneusement les os, et je la mangeais avec une cuiller.

Sans être absolument cruels, les gendarmes se montrèrent pourtant d’une indifférence étonnante quant à ma triste position. Dans le colloque, par exemple, que je viens de citer, ils faisaient abstraction complète de moi comme homme, comme créature de Dieu souffrante et malheureuse : je n’étais pour eux qu’un dépôt dangereux dont il était utile de se délivrer au plus vite, et ils ne s’attendrissaient que sur eux-mêmes. Ce n’est pas chez eux seuls que j’eus lieu de constater une telle charité trop bien ordonnée, un si triste endurcissement aux maux d’autrui. À un de nos relais dans les monts Ourals, le nouveau postillon, grand et rude gaillard, s’approcha de moi et me demanda : « Vous êtes Polonais ? Combien de kibitka vous suivent ? — Mais aucune. — Aucune ? À d’autres. Dès qu’une kibitka paraît avec un Polonais, on peut parier que ça ne finira pas. Ça pullule, ces Polonais, et je ne sais vraiment comment cela ne s’épuise pas… »

Toutefois je serais singulièrement injuste et ingrat si je ne déclarais que de pareilles sorties étaient rares, tout à fait exceptionnelles ; elles tranchaient même sur la manière générale dont me traitaient les gens du pays. Oui, le peuple se montra pour moi partout plein de compassion, de sollicitude même ; une fois entré dans la Grande-Russie, et à mesure que j’avançais dans l’intérieur, je ne cessai de recevoir des marques non équivoques de pitié et de sympathie. Combien de fois ne fus-je pas poursuivi par des voyageurs, par des dames surtout, qui voulaient à toute force me faire accepter des dons d’argent ! Combien de fois n’ai-je pas vu aux haltes des jeunes filles s’arrêter, me regarder avec tristesse et même s’essuyer les yeux ! Un riche marchand, au retour de la foire de Nijni-Novgorod, m’offrit avec une véritable insistance une somme de deux cents roubles. « Ce n’est rien pour moi, et cela peut devenir d’une grande utilité pour vous. » Si j’ai cru toujours devoir refuser de pareils dons, qui du reste m’auraient été sans doute repris par les autorités russes, j’acceptai en revanche, sans hésitation et avec reconnaissance, les alimens et les boissons que les habitans m’apportaient de toutes parts. Rarement le maître de poste manquait de m’offrir soit du thé, soit de l’eau-de-vie, aux stations où je m’arrêtai, et sa femme ou ses filles de me présenter des gâteaux, du poisson sec ou des fruits ; les voisins s’empressaient de faire de même. À une de ces stations, non loin de Toula, je vis arriver un employé en uniforme qui m’offrit timidement un petit paquet enveloppé dans un foulard en me disant ces paroles : « Acceptez cela de mon saint. » Je ne le compris guère, et, la vue d’un uniforme ne me prévenant pas en sa faveur, je fis un geste de refus. « Vous êtes Polonais, me dit-il en rougissant un peu, et vous ne connaissez pas nos usages. C’est le jour de ma fête, et à pareil jour c’est surtout un devoir pour nous de partager avec les malheureux. Acceptez donc, de grâce, au nom de mon saint. » Je ne pus résister à une prière si touchante et si chrétienne ; le paquet contenait du pain, du sel et quelques pièces de monnaie. Je remis l’argent aux gendarmes, et rompis le pain avec le fonctionnaire, qui me demanda : « Pourquoi vous emmène-t-on en Sibérie ? — Parce que j’ai senti et pensé en Polonais. — Vous en aviez le droit, puisque vous étiez en Pologne ; mais pourquoi les Polonais veulent-ils implanter en Russie leur manière de penser ? Parmi la garnison de notre ville, il y a une dizaine de Polonais incorporés dans notre armée après la révolution de 1831. Le croiriez-vous, monsieur ? ces Polonais excitent nos soldats russes en leur persuadant qu’ils sont très malheureux, que le tsar en est la cause, et que son autorité n’est pas légitime. Or quelle est la conséquence de tout cela ? C’est qu’ils ne font qu’empirer leur situation et attirer sur eux toutes les sévérités de la loi russe. Ces Polonais ne réfléchissent pas que toute nation a et doit avoir un gouvernement conforme à sa nature. Le peuple russe est encore grossier et inculte : comment penser dans un tel état à une autre autorité, à une réforme politique quelconque ? Pour peu qu’on veuille se départir de la sévérité de nos lois, la vie et la fortune des citoyens seront tout de suite sérieusement menacées ; nous aurons des meurtres, des rapines et des incendies : je connais ma nation. Avec le temps, on pourra bien procéder à certains changemens, mais ce ne sera pas de si tôt, et pour le moment il n’y a pas à y penser… »

Bien différente fut une scène qui se passa non loin de Kazan. Là, entré dans une station, je vis, à mon grand étonnement, que le maître de poste était en même temps pope. Entouré de convives, de paysans, et attablé devant une énorme bouteille d’eau-de-vie, le batiouchka (petit père) débitait une longue péroraison en l’arrosant de force rasades. Je ne sais à quel signe il reconnut que j’étais Polonais ; aussitôt il se leva et détourna vers moi son torrent d’éloquence, déplorant l’esprit séditieux des Polonais, leur désobéissance envers le tsar et les malheurs qu’ils attiraient sur eux-mêmes et sur la Russie. Tout cela ne l’empêchait pas de me présenter la coupe ; j’y fis honneur et battis prudemment en retraite, pendant que le pope faisait au-dessus de ma tête nombre infini de signes de croix, — je ne saurais trop dire si c’était pour me bénir ou pour chasser de moi l’esprit malin, l’esprit de révolte.

Objet d’une commisération presque générale, qui se manifestait par les offres touchantes des pauvres gens et même par les bénédictions énigmatiques d’un pope aviné, je fus cependant à mon tour sollicité par des mendians, et je pus pratiquer la charité. Un jour notamment, à Saransk, si je ne me trompe, quand, les fers aux pieds, j’attendais qu’on eût relayé, je vis un homme tendre la main vers moi et me demander l’aumône. Il portait la casquette militaire, et je distinguai sur sa capote plusieurs médailles indiquant ses campagnes ; c’était en effet un soldat libéré du service, de la garde impériale, à ce que j’ai pu reconnaître. Contraste bizarre, un serviteur fidèle et émérite du tsar demandait du pain à un homme puni comme rebelle à ce même tsar et condamné par lui aux galères !… Le plus malheureux de tous les hommes au monde, plus malheureux encore que le forçat de Sibérie, est sans contredit le soldat russe. Je ne parle pas de ces vingt ou vingt-cinq années de service qui usent sa santé et sa vie ; je ne parle pas de ces coups de bâton et de verges qu’on lui applique par milliers pendant son long martyre : si du moins au terme de ces nombreuses années passées sous les armes et sous les verges il était dans ses vieux jours protégé contre la misère ! Mais c’est tout au plus si le gouvernement accorde à quelque victime exténuée et décrépite de la discipline militaire de s’établir dans une terre de la couronne, à des milliers de verstes de sa famille et du lieu de sa naissance, sans toutefois lui rien donner de ce qui est nécessaire à l’exploitation du champ qui doit le nourrir. Encore est-il obligé, s’il se marie, de remettre au tsar tout enfant mâle dès qu’il a atteint sa dixième année : il a ainsi l’assurance que son fils mènera une vie aussi misérable que la sienne. Il s’en faut pourtant de beaucoup que tous les vétérans soient si bien pourvus : la plupart reçoivent leur destination pour les forteresses et les prisons, ou sont renvoyés dans leurs foyers, où, vieux, impropres à tout travail, ils ne sont guère qu’une lourde charge pour une famille devenue presque étrangère ; mais le gouvernement a soin alors de spécifier dans le certificat de congé qu’il leur est rigoureusement défendu de se laisser pousser la barbe et de mendier. Malheureusement il est plus facile de se conformer à la première défense qu’à la seconde.

Excepté les quelques jours de halte forcée par suite de l’indisposition dont j’ai parlé, nous continuâmes notre route sans nous arrêter nulle part, sauf aux stations pendant le temps indispensable pour les relais et les repas. Nous voyagions jour et nuit, et nous dormions assis dans la kibitka : mais j’avais le sommeil moins tranquille que mes deux gardiens. Par suite des cahots continuels de ce véhicule, les chaînes s’agitaient à chaque instant et me frappaient les pieds ; pour obvier à cet inconvénient, il me fallait ramener les fers vers moi et les tenir toujours dans mes mains. Tourmenté d’insomnie à côté de mes gendarmes profondément assoupis et dont je rattrapai plus d’une fois les casquettes emportées par le vent, je ne pus m’empêcher de sourire à la pensée que je surveillais de la sorte mes surveillans. Le voyage était monotone malgré sa rapidité vertigineuse, ou plutôt cette rapidité même le rendait monotone en empêchant toute contemplation prolongée et en confondant les impressions. Parcourant en moyenne cent soixante-seize verstes (kilomètres) par jour, j’avais traversé successivement les gouvernemens de Tchernigov, Orel, Toula, Riazan, Vladimir, Nijni-Novgorod, Kazan, Viatka, Perm, j’avais passé les monts Ourals et Tobolsk, et je me trouvai, au bout de vingt jours, transporté des plaines fertiles de la Pologne au beau milieu de la Sibérie occidentale, sans avoir pour ainsi dire la conscience des pays ni des peuples que j’avais laissés derrière moi. À une des dernières stations avant Omsk, pendant les relais, un soldat s’arrêta devant moi en sifflant un air qui me fit tressaillir, l’air de Dombrowski : « Non, la Pologne ne périra pas ! » C’était un compatriote de Mazovie, un combattant de 1831, un ancien frère d’armes incorporé dans l’armée de Sibérie. Il s’approcha furtivement de moi et n’eut que le temps de me demander : « Que font les nôtres, et que pense-t-on en France ? » Enfin le 20 août 1844, bien tard dans la nuit, nous nous arrêtâmes devant une espèce de forteresse. « Qui va là ? cria du haut du bastion le factionnaire. — Un malheureux, » répondit de notre kibitka le postillon. Aussitôt les portes s’ouvrirent ; nous étions à Omsk.

Avec la promptitude fiévreuse qui caractérise le service public en Russie, au bout de vingt minutes, rapport fut fait sur mon arrivée au commandant de la forteresse et au prince Gorlchakov, gouverneur-général de la Sibérie occidentale, et l’ordre revint de me mener au corps de garde, tout près de la demeure du prince. On m’installa dans une chambre que je trouvai déjà occupée par un officier détenu pour infraction à la discipline. C’était un tout jeune homme de bonne famille âgé à peine de vingt ans, beau, gracieux, joyeux, parlant français et communiquant sa bonne humeur à tout ce qui l’approchait. À l’annonce que j’étais Polonais, il me fit tout de suite un accueil empressé, m’offrit force verres de thé et se mit en quatre pour me préparer une couche. Malgré la fatigue du long voyage, je passai la plus grande partie de la nuit à causer avec lui, tant je trouvai de plaisir à sa conversation enjouée. Il connaissait très bien le pays et me donna les renseignemens les plus précis et les plus utiles à ce sujet ; mais il mit le comble à mon contentement en déployant devant moi une carte assez exacte de la Sibérie. Je l’examinai avec une curiosité fiévreuse, me fis expliquer tous les signes, étudiai et m’efforçai de fixer dans ma mémoire les différentes routes et les courans d’eau : le cœur me battait violemment, je ne pouvais détacher mon regard de la carte, et l’officier finit par remarquer mon agitation. « Ah ça ! me dit-il, méditeriez-vous par hasard une évasion ? De grâce n’y pensez pas, c’est une chose tout à fait impossible. Plusieurs de vos compatriotes l’ont essayé, et ils ont pu se dire heureux si, traqués de toutes parts, torturés par la faim et fous de désespoir, ils ont eu encore le temps d’échapper par le suicide aux suites de leur entreprise insensée. Ces suites sont indubitablement le knout et une vie de misère que je ne saurais vous décrire. Au nom du ciel, éloignez de vous toute pensée semblable ! »

Je demandai à mon compagnon la cause de sa détention. « Est-ce que je sais ? me répondit-il. Ce n’est pas la première fois que je salue ces murs ; ce plaisir m’arrive au moins deux fois par mois. Nous avons un colonel de vieille date, très sévère en fait de discipline, et puisque, comme vous le voyez, j’ai l’heur ou le malheur d’être toujours d’une gaîté folle, il m’envoie très souvent aux arrêts pour m’apprendre à devenir un homme sérieux. Ce qui le fâche le plus, c’est que je ne lui demande jamais rien ; il appelle cela de l’insolence et de la liberté de pensée (volnodoumstvo). » Il me parla ensuite de ses projets de changer de régiment, puisque le colonel l’avait décidément « pris en grippe. » Il comptait être envoyé parmi les Kirghis soumis, dont il apprenait la langue en conversant avec les indigènes qui se trouvaient prisonniers dans la même forteresse. Il me fit même le lendemain déjeuner avec un de ces fils du désert, un khan, et j’eus ainsi l’occasion d’observer pour la première fois l’un des représentans de ces peuples guerriers et nomades qui occupent les steppes au-delà d’Orenbourg.

Le lendemain, à huit heures du matin, je reçus la visite du commandant de la forteresse, le colonel Degrawe, un digne vieillard à l’embonpoint formidable, aux manières obligeantes et d’origine suédoise. « Quel malheur, quel malheur, ne cessait-il de répéter, qu’une fois libre à l’étranger vous ayez eu la pensée de revenir ! » Bientôt après vint le préfet de police d’Omsk, M. Nalabardine, grand, mince, sec, droit comme une flèche, tendu comme une corde, le visage long, les yeux petits, enfoncés et perçans, mélange de race cosaque, kirghise et tartare ; il y avait quelque chose du vautour dans sa physionomie, et je sus après en effet qu’il était rapace et cruel au possible. Cet homme pourtant avait comme des élans involontaires. Il me demanda comment j’avais osé revenir sans la permission du tsar, et quand je lui répondis que j’avais cédé uniquement au mal du pays, il s’écria d’une voix émue : « O patrie, patrie, que tu es une douce chose !… »

À midi, je fus mandé auprès du prince Gortchakov et introduit dans une grande salle d’attente où se trouvaient nombre d’employés occupés à écrire. Au bout d’un certain temps, quelques-uns se levèrent et me tendirent la main en m’interpellant en polonais : c’étaient des compatriotes, jeunes gens et condamnés politiques qui travaillaient dans les bureaux de l’administration. À leur exemple, les Russes aussi s’enhardirent, s’approchèrent de moi et m’entretinrent sur mon sort. J’appris alors que c’était un moment décisif pour moi. J’ai dit plus haut que la commission des déportés qui siégeait à Tobolsk y recevait les convois et assignait à chacun des condamnés sa destination définitive ; mais comme je n’avais pas fait le voyage par convoi, ce n’était plus la commission de Tobolsk, mais le gouverneur-général de la Sibérie résidant à Omsk qui avait à statuer sur mon établissement. Or ce point était capital. Il pouvait par exemple me faire subir la peine des travaux forcés dans une des fabriques du gouvernement voisines, ou bien m’envoyer à Nertschinsk pour y creuser dans les mines, — l’enfer du forçat en Sibérie a plus d’un cercle, hélas ! — et c’est précisément cette question qui se débattait à ce moment dans le salon contigu où le gouverneur-général tenait conseil. Mes interlocuteurs me disaient d’espérer surtout dans la présence au conseil de M. Kapoustine, le fonctionnaire le plus haut placé et le plus influent après le prince, homme aux instincts généreux et qui plaidait toujours en faveur des condamnés politiques. Tout à coup une rumeur se fit, tous regagnèrent vite leur place, et le prince Gortchakov parut sur le seuil de la porte. Il s’avança d’un pas, fixa sur moi son regard quelques instans, puis me tourna le dos et rentra dans ses appartemens sans m’avoir adressé la parole. Une heure s’écoula dans cette attente cruelle, enfin je vis sortir du salon M. le conseiller Kapoustine, qui m’annonça avec un air bienveillant et poli que j’irais travailler dans les distilleries d’Ekaterininski-Zavod (établissement de Catherine), dans le district de Tara, au bord de l’Irtiche, à trois cents et quelques kilomètres au nord d’Omsk. À peine fut-il sorti que les assistans s’empressèrent de me féliciter. Je leur fis mes adieux, ainsi qu’aux deux pauvres gendarmes qui m’avaient accompagné depuis Kiow, et je pris place dans une kibitka qui m’attendait en bas et qui allait me conduire sous escorte au terme final de ma pérégrination.


III.

Le 4 octobre, par une froide matinée, à dix heures, je vis se dessiner devant moi un village composé de deux cents misérables maisons, toutes construites en bois, près du fleuve l’Irtiche et dans une vaste plaine ; au fond, sur une hauteur et au milieu d’un bois de pins, s’élevaient les bâtimens d’une fabrique. C’était Ekaterininski-Zavod. On m’introduisit dans le « bureau des finances » (kazionnaïa kanrora), et bientôt y arriva le smoiritel, c’est-à-dire l’inspecteur de l’établissement, M. Aramilski, auquel les gendarmes avaient déjà porté les papiers qui me concernaient. Il me fit mettre nu jusqu’à la ceinture devant tout le monde, et vérifia ainsi le signalement fait à Kiow, et qu’il tenait en main ; puis il ordonna de m’inscrire au registre des forçats sous mon numéro courant, et de me conduire ensuite au corps de garde. « Il travaillera avec les fers aux pieds, » ajouta-t-il en sortant sans m’adresser la moindre parole. Quand il se fut éloigné, un jeune homme, qui pendant tout ce temps avait continué à écrire comme les autres employés du bureau, se leva et tomba dans mes bras. C’était Charles Bogdaszewski, de Cracovie, qui, impliqué dans l’affaire d’Erenberg[3], avait été condamné à trois ans de travaux forcés et à la déportation pour toute la vie. Quelques instans après, nous fûmes rejoints par Jean Siésiçki, de Lublin, autre criminel politique. Ils parlèrent vite et avec une émotion qu’ils ne déguisaient pas ; ils me conjurèrent de me montrer patient et soumis en tout, et de ne m’offusquer de rien ; ce n’est qu’à cette condition que j’arriverais avec le temps à être employé dans le bureau, au lieu d’exécuter les travaux grossiers de la fabrique, ce n’est qu’à ce prix surtout que j’éviterais les châtimens corporels auxquels est soumis tout forçat. Je ne saurais décrire le caractère de ce premier colloque entrecoupé, haletant ; je ne saurais décrire non plus le frisson qui me parcourut tout le corps en entendant des bouches polonaises exprimer si naturellement les appréhensions de coups de bâton et de verges. Ils me quittèrent ; ils avaient hâte d’user de leur influence auprès des employés subalternes de l’établissement (le caissier, le garde-forestier) pour faire revenir le smotritel sur l’ordre inconcevable pour eux que je devais travailler les fers aux pieds : une telle mesure n’étant pas d’usage en cet endroit, même envers des assassins. Je sus plus tard la cause de cette rigueur insolite. Au bas de mon dossier, le prince Gortchakov avait ajouté de sa propre main les mots : « Piotrowski doit être surveillé tout spécialement, » et cette recommandation extraordinaire avait fait une vive impression sur M. Aramilski. « Depuis que je suis smotritel, disait-il au garde-forestier, rien de pareil ne m’est arrivé : ce doit être quelque diplomate ; » (eto dolgène byt kakoi diplomat !)…

Le corps de garde où je fus dirigé ensuite était rempli de soldats, et parmi eux beaucoup de Polonais combattans de notre guerre de l’indépendance. Ceux-là saisissaient le moindre prétexte pour s’approcher de moi et me demander tout bas ce que devenaient la Pologne, l’Europe, et si on avait des espérances (son nadzieje ?…). Accablé de fatigue et d’émotions, je m’étendis sur un banc, et je restai près de deux heures plongé dans une sombre rêverie, quand tout à coup je vis se dresser devant moi un homme robuste, trapu, dont la mine ignoble ne démentait en rien la triple marque de vor incrustée sur son front et ses deux joues, et qui me dit ces simples mots : « Lève-toi et va travailler. » C’était le surveillant (nariadtchik) des forçats, forçat émérite lui-même… O mon Dieu ! vous avez seul recueilli le cri de mon âme, alors que je m’entendais ainsi pour la première fois commandé et tutoyé par un misérable !… Le regard qu’à ces paroles je lançai à l’homme portait-il le reflet de la désolation indignée de mon cœur ? Je ne le sais ; mais il recula d’un pas, baissa les yeux et me dit d’un air triste : « Qu’y puis-je ? On m’ordonne, et il faut que j’exécute les ordres. » Ma poitrine se gonflait ; je pris ma tête dans mes deux mains, elle était en feu ; une sueur froide la couvrit bientôt, et je pus enfin respirer. « Marchons, » dis-je en me levant, et je suivis le surveillant. Il me conduisit dans une grande forge située tout près de la raffinerie ; on mit mon pied sur l’enclume, et l’on m’ôta mes fers. Je reconnus là l’intervention bienveillante de mes deux compatriotes ; pour la première fois, depuis mon départ de Kiow, je pus retirer ma chaussure ! On me mena ensuite devant un bâtiment en construction, un four à sécher le malt. Le toit n’en était pas encore achevé, et il fallait débarrasser la charpente d’un amas de débris et d’immondices qui la recouvrait. Je montai par une échelle sur le toit, suivi du surveillant et d’un soldat qui devait se tenir toujours à mes côtés ; en haut était déjà un autre galérien dont je devais partager la besogne. On me mit en main une pelle et un balai, et mon collègue aussi bien que le surveillant m’indiquèrent comment je devais m’en servir. L’air était froid, le ciel couvert et sombre, et la tâche imposée certes pas trop pénible ; mais, pour échapper à toute remontrance, pour éviter toute parole et tout regard, je travaillai sans désemparer, sans relever la tête, et bientôt j’étais couvert de sueur. Ah ! je pleurai !…

Dans la tournée de ses inspections journalières, M. Aramilski vint aussi sur la charpente où je travaillais, suivi des autres employés de l’établissement. Je continuais la besogne sans me détourner, et je fuyais leurs yeux comme si j’étais un criminel. Quelque temps après qu’ils se furent éloignés, le surveillant nous dit : « Reposez-vous. » Je m’assis sur un monceau de balayures, à côté de mon collègue, jeune homme bien fait, à la triple marque et à l’humeur enjouée. Je surmontai mes hésitations, et je lui adressai le premier la parole :

— Y a-t-il longtemps que tu es dans l’établissement ?

— Trois ans.

— Et à combien d’années es-tu condamné ?

— Pour toute la vie.

— Et pour quel fait ?

— J’ai tué mon seigneur.

Je frémis, mais je continuai :

— Sans doute tu l’as tué par accident, sans intention ?

— Mais oui, comme ça, sans intention, répondit-il en ricanant. J’avais comme ça une hache à la ceinture, je la pris à deux mains et je lui fendis la tête.

J’étais glacé d’horreur. Je repris cependant après une pause de quelques minutes :

— Mais pourquoi l’as-tu si cruellement assassiné ?

— Pourquoi ? assurément pas de gaîté de cœur. Notre seigneur était méchant et cruel ; il nous accablait de corvées et nous fouettait jusqu’à la mort. Pour délivrer toute la commune de ce bourreau, je pris sur moi de le tuer, et je le fis. Dieu a permis que je n’ait pas expiré sous le knout, et maintenant je me trouve beaucoup mieux à la katorga que chez moi. Je regrette seulement ma jeune femme, que j’y ai laissée ; mais, jeune et jolie, elle trouvera facilement un mari.

— Cependant tu dois te repentir d’avoir tué un homme ?

— Est-ce que c’était un homme ? C’était un diable !…

Nous reprîmes le travail, qui ne cessa qu’à la tombée de la nuit. Alors je rentrai de nouveau au corps de garde, où vinrent me voir mes deux compatriotes sous escorte : le smotritel leur avait accordé cette faveur. Nous causâmes à voix basse, au milieu du vacarme que faisaient les soldats et les galériens, et nous nous racontâmes les principaux événemens de notre vie. Mes pauvres amis ne cessaient de m’exhorter à la patience et à la soumission la plus absolue. Ils me conjuraient de maîtriser en moi tout mouvement d’humeur, et ne désespéraient pas de me voir arriver promptement à la position relativement plus heureuse dont ils jouissaient eux-mêmes, grâce à une conduite irréprochable et résignée. Nous nous embrassâmes tendrement, et je m’endormis.

Ainsi se terminait le premier jour de ma carrière de forçat, auquel devaient ressembler tant d’autres qui le suivirent !… Je me levai avec le soleil pour aller au lieu des travaux ; à huit heures, j’y déjeunai ; de midi à une heure, je rentrai à la caserne pour dîner, et retournai ensuite à la besogne jusqu’à la tombée de la nuit. Les travaux variaient souvent, selon les besoins de l’établissement et les dispositions de l’inspecteur. Je restais le jour comme la nuit en compagnie des autres galériens, et sous la garde du surveillant et d’un soldat. Tantôt je balayais la cour, tantôt je portais de l’eau et du bois, tantôt il m’était ordonné de fendre des bûches et de les ranger en piles symétriques. Cette dernière besogne, faite en plein air, dans les mois d’automne et d’hiver, par la pluie, la neige et le froid glacial de la Sibérie, était une des plus pénibles. Jours douloureux et lugubres sur lesquels il est inutile de m’étendre !…

Dominé surtout par le désir d’éviter avec mes surveillans ou supérieurs toute discussion ou contestation qui aurait amené une catastrophe terrible, car je m’étais juré de ne pas souffrir de châtiment corporel, fut-ce au prix de ma vie ou de celle des autres, je travaillais au-delà de mes devoirs, au-delà même de mes forces. Je puis me rendre ce témoignage de n’avoir rien négligé pour maîtriser en moi tout mouvement d’impatience, toute velléité de mauvaise humeur ; mais je dois aussi rendre cette justice à mes supérieurs qu’ils ne furent ni taquins ni gratuitement méchans. Sévères et durs, ils n’eurent cependant jamais envers moi les capricieuses brusqueries des despotes. Quant à mes collègues les galériens, ils me traitaient avec une déférence, j’ose même dire avec une bienveillance dont je leur savais gré de tout mon cœur. Ils me firent grâce de ces railleries cruelles que les méchans, dans d’autres sphères, prodiguent si souvent, hélas ! à toute supériorité abaissée à leur niveau par l’infortune. Plus d’une fois même ils m’offrirent leur aide dans un travail qu’ils trouvaient trop rude pour moi, ou bien ils le prirent tout à fait pour eux en me désignant une besogne moins pénible. Dès les premiers temps, ils avaient cessé de me tutoyer, et me disaient toujours « monsieur. » Un malheur immérité devait, après tout, inspirer naturellement le respect à des hommes incultes, sauvages même, mais qui, malgré tout endurcissement et toute bravade, avaient la conscience d’être criminels. À part quelques compatriotes, condamnés politiques comme moi, tous les forçats d’Ekaterininski-Zavod (au nombre de trois cents) étaient de véritables malfaiteurs. Tel avait assassiné un voyageur, tel autre avait commis un viol épouvantable ; celui-ci avait fabriqué de la fausse monnaie, celui-là était coupable d’un vol avec effraction, Je n’avais ni fausse pudeur ni fierté déplacée dans un commerce devenu inévitable et journalier ; je m’entretenais souvent avec ces étranges compagnons, j’étudiais leur caractère, et je me laissais raconter les divers événemens de leur vie. Je ne veux certes pas me faire l’historiographe des héros du bagne, je noterai cependant un récit qui a son intérêt, car il prouve que le faux byronisme avait aussi son représentant parmi nous.

Un de nos galériens, condamné aux travaux forcés à perpétuité, s’appelait Kantier. C’était un jeune homme de petite taille, fortement constitué, très brun, le teint pâle, les yeux noirs et ardens ; toute sa physionomie dénotait un caractère résolu. Il avait été commis chez un marchand de vin à Pétersbourg, et interrogé par moi un jour sur la cause de sa condamnation : « C’est pour avoir tué ma maîtresse, me répondit-il. Je la soupçonnais de m’être infidèle, je soutirais horriblement au cœur ; je résolus de me venger. Pour exécuter plus facilement mon dessein, je feignis d’oublier mes griefs ; à force de belles paroles, j’obtins d’elle la promesse, pour un jour de fête, de faire avec moi comme autrefois une excursion à la campagne. Elle hésita longtemps, comme si elle avait eu le pressentiment de son malheur, elle finit par y consentir, sous la condition toutefois qu’elle emmènerait avec elle une de ses amies. Cela ne me convenait guère, mais il fallut en passer par là. Au jour fixé, nous partîmes tous trois. Armé d’un pistolet et d’un poignard, je marchais à côté de ma maîtresse et causais avec elle. Jamais elle ne m’avait paru aussi belle et aussi aimante, mais cela même augmentait ma jalousie et ma soif de vengeance. Plus d’une fois je fus sur le point d’exécuter mon projet ; son regard me désarmait. À la fin, je m’arrêtai dans une prairie, et je désignai à ma maîtresse un accident du paysage qui lui fit tourner la tête. Au même instant, j’approchai le pistolet de sa tempe et lâchai la détente ; mais ma main tremblait, et je ne fis que la blesser. L’amie s’enfuit en criant, et elle, légèrement atteinte à la tête et étourdie par le coup, tourna plusieurs fois sur elle-même, puis elle se jeta à genoux et me dit : « Pardon ! » d’une voix si pénétrante et si triste que je frissonnai. Je lui répondis cependant par un coup de poignard. L’arme s’enfonça dans le cœur jusqu’au manche : elle tomba raide. Je laissai le couteau dans sa poitrine et courus me dénoncer. Je subis la peine du knout, et me voilà ici pour la vie…

— Ne regrettes-tu pas de l’avoir tuée, et ta conscience ne te fait-elle pas d’amers reproches ?

— Oui, je la regrette, je ne l’oublierai pas tant que je vivrai, et je n’en aimerai jamais une autre. Quant à ma conscience, en tuant ma maîtresse j’ai cru bien agir.

— Mais s’il était possible que, rendue à la vie, elle revînt à toi, tu ne la tuerais plus certainement ?

— Elle a fait de moi d’abord le plus heureux et ensuite le plus malheureux des hommes. Si elle revenait, je la tuerais de nouveau.

— Ainsi tu ne regardes même pas cet acte comme un crime ?

— Quel crime ? Elle m’a ôté le bonheur, je lui ai ôté la vie ; elle est bien plus coupable que moi. »

Il faut que je dise quelques mots de notre village et de l’organisation de notre fabrique. L’établissement d’Ekaterininski-Zavod avait été fondé sous le règne de Catherine II, dont il portait le nom ; sa population se composait des descendans d’anciens déportés. Tous les intérêts du village roulaient autour de la raffinerie, qui produisait par an de deux jusqu’à trois millions de litres d’alcool, et fournissait le pays d’eau-de-vie dans la circonférence d’une à deux mille verstes. Cette raffinerie était affermée à deux riches commerçans du gouvernement de Simbirsk, MM. Orlov et Alexeïev, qui devaient en retirer des profits considérables, puisque, outre le prix du fermage et l’augmentation de paie des forçats, ils se chargeaient de la solde de la garnison et de l’officier (cent un hommes), sans compter les cadeaux plus ou moins obligés et importans qu’ils faisaient à l’inspecteur et aux autres employés du gouvernement. L’inspecteur concédait à peu près la moitié des forçats pour les travaux de la fabrique, en gardant l’autre moitié pour les besoins publics, tels que voirie, construction des édifices, service de la salubrité, etc. Chacun de nous recevait du trésor 3 francs par mois et quatre-vingt-dix livres de blé en grain. Le prix de ce blé, vendu aux villageois devait suffire à notre entretien. Toutefois les fermiers de la fabrique, pour encourager les travailleurs, augmentaient la solde en la portant à 5, 8 et jusqu’à 10 francs par mois ; les tonneliers étaient payés à la pièce et gagnaient plus que les autres. On trouvait avantageux de passer ainsi au service des fermiers, car on touchait un plus fort salaire, et on était moins exposé au fâcheux contact des employés du gouvernement. En cas d’insubordination ou de paresse, le gérant des fermiers devait en référer à l’inspecteur, qui statuait seul sur les peines à infliger. Je parle des coups de bâton et de verges, car pour les injures et même les soufflets, le galérien, hélas ! en recevait de tout le monde. La majeure partie des condamnés demeuraient dans la caserne ; les plus favorisés étaient admis à se loger chez un des habitans du village, et alors ils devaient payer pour le soldat qui les surveillait dans la maison de leur hôte. Enfin le travail dans le bureau de la fabrique était la condition la plus enviée de tous ceux qui avaient une certaine instruction. Inutile d’ajouter que ces divers avancemens ne constituaient aucun droit acquis, et que selon le bon plaisir du smotritel on pouvait être à tout moment appelé à d’autres fonctions.

Grâce au soin constant que je mettais à m’acquitter des charges qui me furent imposées, grâce à l’empire que j’exerçais sur moi-même et dont je ne me serais pas cru jusqu’alors capable, je passai l’année suivante non-seulement au service des fermiers, mais je devins même bientôt employé dans leur bureau. Je fus ainsi soustrait à la société continuelle de gens grossiers et sans aucune culture intellectuelle ni morale. Je recevais une paie de 10 francs par mois, et ma tâche fut à coup sûr incomparablement moins pénible que mes occupations antérieures. Je me rendais au bureau à huit heures du matin et y restais jusqu’à midi, puis de deux heures de l’après-midi jusqu’à dix ou onze heures du soir. Il fallait toujours y être présent, même alors que le travail ne pressait pas ou manquait absolument. Pendant ces longues heures d’ennui, j’écrivais, je prenais des notes, je m’abandonnais à des méditations ou à des projets qui mûrissaient lentement dans mon esprit. Mon bureau était le rendez-vous de beaucoup de voyageurs, qui arrivaient soit pour la vente des grains, soit pour l’achat des spiritueux : paysans, bourgeois, commerçans, Russes, Tatars, Juifs et Kirghis. Si j’étais très sobre de paroles et de communications avec les employés, mes préposés et les forçats, mes compagnons d’infortune, je m’enquis au contraire avec une curiosité qui ne se lassa jamais auprès des étrangers de passage de toutes les particularités de la Sibérie. Je parlais à des hommes dont les uns avaient été à Berezov, les autres à Nertchinsk, aux frontières de la Chine, au Kamtchatka, dans les steppes des Kirghis, dans le Boukhara. Sans sortir de mon bureau, j’arrivai ainsi à connaître toute la Sibérie dans ses moindres détails. Ces connaissances acquises devaient m’être plus tard d’une utilité immense dans mon entreprise d’évasion. Un de mes compatriotes, Wysoçki, était premier employé au bureau de la raffinerie ; mais je m’y étais surtout lié avec le Russe Stépan Bazanov, gérant de la fabrique et représentant des fermiers dont il était le parent, brave et honnête garçon de vingt et quelques années, qui n’avait que le seul tort d’adorer naïvement l’empereur Nicolas. Il ne voulait jamais admettre que Nicolas eût tort ; tout le mal, selon lui, venait des boyards ; sans les obstacles que lui opposait la noblesse, le tsar rendrait son peuple le plus heureux du monde. Je dois dire que, d’après mon expérience, cette manière de penser est générale parmi les gens du peuple en Russie, à l’exception des staroviertsi. Ce qui contribua surtout à bien disposer pour moi Bazanov, c’est qu’il pouvait me confier ses peines de cœur. Le pauvre garçon, qui du reste manquait complètement d’instruction, était violemment épris d’une sienne cousine ; mais les Orlov mettaient des obstacles à l’union désirée. Des confidences d’amour dans un endroit maudit, où travaillaient les forçats !… Il est vrai que l’homme qui me parlait ainsi se savait libre et ne s’éveillait pas chaque matin avec l’appréhension du bâton et des verges…

En effet, et malgré l’adoucissement relatif et très réel de mon sort, la pensée d’être exposé, à la moindre occasion et sur le signe d’un employé, à un traitement aussi infâme que terrible, suffisait à elle seule pour entretenir l’âme dans une tension continuelle, dans une disposition farouche et sombre. Il n’y avait pas moyen de l’oublier : les châtimens infligés chaque jour à tel ou tel des forçats, vos égaux dans la hiérarchie sociale, vous criaient un cras tibi à vous rendre fou de désespoir. Il n’est pas jusqu’aux familiarités auxquelles les supérieurs admettent quelquefois les déportés qui n’aient un côté dangereux. Il ne faut pas se fier aux capricieuses faveurs d’un homme investi d’un pouvoir sans limites, presque toujours grossier, trop souvent porté à jouer avec son semblable, à ne l’élever jusqu’à lui un moment que pour mieux l’humilier ensuite. C’est là un piège dans lequel tombent trop souvent beaucoup de mes compatriotes qui ont fait, comme moi, le voyage de Sibérie. Leur éducation, leurs manières et jusqu’à la noblesse de leur malheur les font sortir fréquemment du troupeau des damnés et leur attirent une certaine considération, même quelquefois les bonnes grâces de leurs supérieurs : ils se bercent alors de l’illusion d’une sorte de réintégration dans la vie sociale. Vient le moment du réveil, et le forçat est durement rappelé à sa condition, heureux encore s’il n’y est rappelé que par la parole !… Quelques années avant mon arrivée à Ekaterininski-Zavod, il s’y trouvait un général russe, N…, condamné par Nicolas aux travaux forcés. Le smotritel avait des égards pour la haute position et l’âge avancé du prisonnier ; il ne lui assignait que des occupations peu pénibles, l’admettait à sa société, même à sa table. Malheureusement le général s’oubliait parfois (surtout quand il avait un peu trop bu), tranchait de l’officier supérieur et se montrait récalcitrant. L’inspecteur le faisait alors attacher avec des chaînes au fourneau de la distillerie, et le forçait, pour quinze jours ou un mois, pendant les grands froids de l’hiver, à y entretenir le feu. Le général, hâlé, couvert de suie et noirci par le charbon, promettait de s’amender, et reprenait sa familiarité avec le smotritel et les autres employés pour retourner derechef au fourneau. Après avoir ainsi passé plusieurs années dans la katorga, il fut gracié par le tsar et réintégré dans son ancien rang de général.

Un autre adoucissement à mon sort, que j’obtins encore avant d’être désigné pour les travaux du bureau, et que j’estimai à l’égal de ce dernier avantage, fut la permission que m’accorda l’inspecteur de quitter la caserne. Je pus abandonner cette habitation ordinaire des forçats, lieu d’ivrognerie et de débauche infâme, et demeurer avec mes deux compatriotes dans la maison de Siésiçki. Ce dernier était en effet parvenu à se construire peu à peu une petite maison en bois, grâce à son long séjour à Ekaterininski-Zavod et aux épargnes amassées sur sa faible paie. La maison n’était pas encore finie, le toit manquait complètement ; nous y transportâmes néanmoins nos pénates. Le vent sifflait par toutes les fentes ; mais, comme le bois ne coûtait presque rien, nous allumions chaque nuit un grand feu dans la cheminée : nous étions chez nous d’ailleurs et débarrassés de la hideuse compagnie des forçats ; les soldats seuls que nous avions à payer ne nous quittaient jamais. Nous passions les longues nuits d’hiver à causer, à nous rappeler tout ce qui nous était cher, à faire même des plans pour l’avenir. Ah ! si cette maison est encore debout et si elle abrite quelque malheureux frère déporté, qu’il sache qu’il n’est pas le premier à y pleurer et à invoquer la patrie absente !…

Mon ami Siésiçki a été dans la citadelle de Varsovie le codétenu du malheureux Lévitoux et fut pour ainsi dire le témoin oculaire de sa mort horrible. Leurs cellules s’ouvraient sur le même corridor, et plus d’une fois Lévitoux, en revenant de l’enquête, couvert de sang, lui criait : « Je n’en peux plus, j’en deviendrai fou, et dans la folie je parlerai malgré moi. » Cette crainte l’obsédait continuellement. Un jour, au retour d’un de ces bains de sang, comme il les appelait, il dit par la lucarne à son compagnon de veiller au moins jusqu’à onze heures de la nuit. Siésiçki, sans attacher une grande importance à cette parole, ne se coucha cependant pas, et tout à coup, à dix heures, il vit une grande lueur dans la chambre de Lévitoux. La sentinelle criait au feu ; mais, avant qu’on eût appelé le geôlier et trouvé les clés de la cellule, un certain temps s’écoula. La porte ouverte, une fumée épaisse remplit tout le corridor ; le pauvre enfant venait d’expirer sur la paillasse à laquelle il avait mis lui-même le feu à l’aide de sa veilleuse. De sa lucarne, mon ami vit bientôt le corps brûlé que les soldats traînaient par les pieds dans le corridor. La tête frappait les dalles ; c’était un spectacle horrible. On dit qu’à cette nouvelle l’empereur Nicolas lui-même s’émut et ordonna de ne plus procéder avec les détenus politiques aussi rigoureusement que par le passé. Depuis cet événement, on laisse sans lumière tout détenu pour cause politique gravement compromis.

Siésiçki avait fait, je l’ai dit, le voyage de Sibérie à pied et par convoi. Arrivé à notre établissement, il fut d’abord astreint aux travaux les plus durs en compagnie des autres galériens ; mais quelques années après le garde forestier, ayant eu besoin d’un homme sûr et capable, l’attacha à son service, car à la qualité d’honnête homme Siésiçki joignait encore celle d’excellent chasseur. Sa vie alors changea tout à fait, et il fut sans contredit le plus heureux de nous tous ; il gardait les bois, en surveillait la coupe, et nous rapportait même de temps en temps du gibier. Il va sans dire que l’inspecteur et les employés avaient les primeurs de sa chasse pour la permission qu’ils lui accordaient de porter un fusil. Siésiçki s’absentait parfois des semaines entières, et nous eûmes l’occasion de nous en ressentir une fois surtout. Comme Bogdaszewski et moi nous restions toute la journée dans le bureau, lui seul pouvait surveiller notre maison. Eh bien ! on profita d’une de ses absences prolongées pour nous dévaliser ; on enfonça la porte, et on nous vola toute notre provision de blé et de thé. Le dommage nous fut très sensible.

Quelques compatriotes qui habitaient les environs comme simples déportés profitaient des jours de fête pour venir nous visiter ; ils pouvaient alors, avec la permission des autorités, faire des excursions à Ekaterininski-Zavod. Ils nous informaient du sort des autres exilés, et nous évoquions le souvenir de tant de milliers des nôtres morts sur cette terre d’expiation. Un grand événement dans notre existence monotone fut l’arrivée d’un prêtre catholique polonais. Le gouvernement russe permet à quatre de nos prêtres de parcourir toute la Sibérie, de visiter une fois par an chacun des établissemens où se trouvent des condamnés politiques, et de leur porter les secours de la religion. L’arrivée d’un de ces serviteurs de Dieu est annoncée dans chaque district quelques jours d’avance, pour que les fidèles aient le temps d’arriver des divers points. À son passage, le prêtre célèbre une messe, donne la sainte communion et bénit la tombe de ceux qui sont morts dans le courant de l’année. Le dévouement de ces quatre pauvres ecclésiastiques toujours en voyage, toujours en traîneau par les froids intenses de la Sibérie, allant continuellement de Tobolsk au Kamtchatka et de Nertchinsk à la mer polaire, ne saurait être trop admiré par toute âme chrétienne ou simplement honnête. Le prêtre qui visita notre établissement en 1845 fut un dominicain de Samogitie, mais il ne portait pas la robe de son ordre, pour ne pas effaroucher l’orthodoxie des Sibériens. Le smotritel fut assez bon pour permettre que le service fût célébré dans son salon, la chambre la plus vaste de tout le village. Nous nous confessâmes tous et approchâmes de la sainte table. L’affluence fut grande ; les déportés et les soldats polonais arrivèrent des points les plus éloignés, ceux même de nos compatriotes qui n’étaient pas catholiques de religion n’en assistaient pas moins avec empressement et joie au service divin : catholiques ou non, la sainte messe leur rappelait la sainte Pologne.


IV.

J’avais assez vite monté du dernier jusqu’au premier degré auquel pouvait s’élever un forçat dans notre établissement des bords de l’Irtiche. Au commencement de 1846, je pouvais presque me faire illusion et me regarder comme une simple recrue de l’omnipotente bureaucratie, tristement reléguée dans des parages lointains et sous un climat inhospitalier. Combien ce temps ne différait-il pas de l’hiver terrible de 1844, alors que je balayais les canaux, portais ou fendais du bois, et vivais sous le même toit avec le rebut du genre humain ! Combien de mes frères, hélas ! qui gémissaient à ce moment dans les mines de Nertchinsk ou dans les compagnies disciplinaires, combien même parmi ceux qui avaient été condamnés à une peine moins sévère que la mienne, ne se seraient-ils pas estimés heureux de la position qui m’était faite en 1846 à Ekaterininski-Zavod, et à laquelle pourtant j’étais résolu de me soustraire, au risque même d’encourir le knout et les cachots mystérieux d’Akatouïa !…

Ce mot de Sibérie embrasse une infinité de situations, de misères et d’épreuves que la nomenclature, assez riche pourtant, du code pénal russe est loin de définir ou même de spécifier. Les deux principales catégories : déportation (possilenié) et travaux forcés (katorga) n’indiquent pour ainsi dire que les grandes lignes extérieures d’un vague immense rempli par l’arbitraire seul. Tout est arbitraire en effet dans un jugement qui est appliqué et commenté par un monde de dictateurs, par la commission de Tobolsk, par le gouverneur-général de Sibérie, par le premier et le dernier venu, par l’inspecteur et le gardien. Autre chose est d’être déporté à Viatka, Tobolsk ou même Omsk, autre chose d’être envoyé à Bérézov, comme le fut notre généreuse Mme Félinska, ou au Kamtchatka, comme Béniowski, le général Kopeç et tant de compatriotes illustres. Autre chose encore est de servir dans l’armée du Caucase avec le droit d’avancement, c’est-à-dire avec la possibilité et l’espoir d’être un jour à l’abri des châtimens corporels, ou d’être incorporé dans les régimens cosaques, aux frontières kirghises. On peut s’acquitter de la katorga dans une des fabriques ou distilleries du gouvernement, comme ce fut mon sort à Ekaterininski-Zavod ; mais combien de malheureux travaillent dans les mines horribles de Nertchinsk, les fers aux pieds, en attendant qu’un éboulement subit vienne mettre fin à une vie qui ne compte plus dans ce monde ! Les mines de vert-de-gris sont surtout redoutées. Les compagnies disciplinaires d’Orenbourg et autres passent pour un séjour encore plus terrible que Nertchinsk : là, les verges et la bastonnade sont le pain quotidien de nos pauvres étudians et ouvriers qu’on y relègue le plus souvent. Enfin il y a encore la forteresse d’Akaouïa, non loin de Nertchinsk, dernier châtiment réservé aux plus grands criminels, aux forçats rebelles ou pris en rupture de ban, et où fut en dernier lieu enfermé notre Pierre Wysoçki après l’avortement de sa conspiration en Sibérie. Je ne saurais rien dire sur cet endroit mystérieux, car je n’ai jamais vu personne qui y eût pénétré ; on prononçait ce mot, en Sibérie, avec une terreur indicible.

Le mépris que les habitans du pays ont tout naturellement pour le forçat rejaillit aussi sur le simple déporté, qui n’est que trop souvent exposé à s’entendre injurier du nom de varnak, expression indigène qui renferme toutes les idées d’infamie et d’abjection. Le déporté n’a pas de droits civils, sa déclaration n’est pas admise devant la justice, et sa femme, laissée dans le pays, peut contracter un second mariage, car il est considéré comme mort. Cette situation faite au déporté va contre le but même du législateur, qui voudrait surtout voir s’accroître la population de la Sibérie. Le condamné ne peut s’y marier que dans les classes les plus infimes, les moins respectables des habitans, et ses enfans, de plus, doivent toujours rester serfs de la couronne. Une mesure impitoyable, qui n’a pas empêché cependant ni le dévouement de la princesse Troubetskoï, ni celui de Mme Koszakiewicz et de tant d’autres Polonaises, permet, il est vrai, à la femme de suivre en Sibérie son mari condamné ; mais elle n’a plus alors le droit de le quitter, et les enfans nés sur cette terre d’exil deviennent aussi serfs de la couronne. Notons encore une autre singularité : l’amnistie, quand on l’accorde, ne s’étend qu’aux père et mère ; les enfans nés d’eux en Sibérie ne profitent point de cette grâce à moins d’un décret spécial. Toutes ces restrictions pourtant ne semblaient pas encore suffisantes à l’empereur Nicolas : au mois de décembre 1845, il promulgua une grande ordonnance sur la Sibérie, qui, entre beaucoup d’autres aggravations inutiles à énumérer ici, déclarait les déportés incapables de posséder tout bien, même mobilier, et prescrivait que les condamnés aux travaux forcés fussent astreints, sans exception, à habiter les casernes. Cette ordonnance jeta la consternation dans le pays, et fut déclarée par les employés eux-mêmes aussi cruelle qu’inopportune et presque inexécutable. Je ne sais si elle reçut son application rigoureuse, mais je dois dire que ces nouvelles mesures furent pour beaucoup dans la résolution que je formai de fuir la Sibérie. Je préférai m’exposer à tous les dangers plutôt que de consentir volontairement à ma réintégration dans les casernes au milieu des galériens.

Si dur que doive nécessairement paraître le séjour en Sibérie aux condamnés politiques, il faut cependant avouer que les criminels ordinaires ne s’y plaignent pas trop de leur sort, et le préfèrent même souvent à leur condition antérieure. Les serfs et les soldats surtout, même ceux qui étaient astreints aux travaux forcés, me disaient souvent : « Que pourrions-nous regretter ? Nous travaillions aussi durement là-bas qu’ici, et les punitions y étaient bien plus fréquentes. » Et pourtant ces mêmes hommes n’en bravent pas moins en maintes occasions le knout et les peines les plus terribles en rompant leur ban, tant est puissant chez l’homme l’instinct de la liberté et l’amour de son foyer ! Dans mon voyage en Sibérie, je fus frappé de voir, des avant Tioumen, partout des champs innombrables de raves bordant la route des deux côtés. En plus d’un endroit, ces raves paraissaient violemment arrachées, et les plantations partout foulées par des pieds d’hommes. J’appris alors que les indigènes entretenaient ces racines à dessein, afin qu’elles servissent de nourriture aux fugitifs pendant leurs courses nocturnes. Dans les villages et hameaux situés au bord de la route, les habitans ont en outre soin de placer le soir, devant les fenêtres, du pain, du sel et des pots de lait pour la même destination. Ils le font plus encore peut-être par intérêt bien entendu que par esprit de charité. Les grandes voies de la Sibérie sont en effet parcourues sans cesse par des forçats évadés, et on ne saurait s’imaginer les périls, les privations et les souffrances qu’affrontent ces malheureux pour échapper à la détention. Ceux qui ont subi la marque se brûlent le visage avec du vitriol ou de la cantharide pour faire disparaître les lettres néfastes ; ils manquent rarement d’être repris, et ce qui peut leur arriver de plus heureux, c’est de se condamner à la vie sauvage dans les bois, et d’y devenir ou plutôt redevenir brigands.

Si la tentation de fuir est presque générale parmi les criminels ordinaires de la Sibérie, au contraire les détenus politiques, mes compatriotes, n’y cèdent que très rarement. La crainte du knout et des châtimens corporels, plus forte naturellement chez l’homme de la classe aisée, la connaissance très imparfaite de la langue, des routes et des mœurs du pays, tout se réunit pour dissuader le Polonais d’un si désespérant essai. Il n’a pas du reste la ressource du paysan russe qui s’enfuit ; il ne lui suffit pas de se perdre dans les forêts ou dans une commune obscure : pour parvenir à ses fins, il lui faudrait atteindre une frontière étrangère, et l’immensité des espaces à parcourir est bien faite pour ôter tout espoir ; mais les tentatives de délivrance en masse ne sont pas rares parmi les déportés politiques. Les exploits de Béniowski se présentent à la mémoire de tous et sollicitent plus d’un esprit entreprenant. Ce sont tantôt des conspirations pour se frayer à main armée, en nombre imposant, un passage vers la Perse, la Chine ou à travers les steppes, tantôt des plans plus téméraires encore de soulever la Sibérie elle-même contre la domination des tsars. Pierre Wysoçki, celui-là même qui a donné le signal de notre révolution en 1831, et qui, tombé plus tard, dans un combat, entre les mains des Russes, fut déporté à Nertchinsk, y organisa un complot de ce genre, et dut expier sa témérité dans la forteresse d’Akatouïa. De même nature fut la conspiration de l’abbé Siérocinski, demeurée célèbre dans les annales de la Sibérie. Je ne suis arrivé à Ekaterininski-Zavod que quelques années après cette sanglante tragédie ; j’étais tout près d’Omsk, l’endroit où la scène se déroula ; j’en ai vu les témoins oculaires et les acteurs, et j’ai recueilli de leur bouche, sur ce lugubre sujet, les détails suivans, dont je garantis la parfaite exactitude.

L’abbé Siérocinski fut, avant notre révolution, supérieur du couvent des basiliens à Owrucz en Volhynie, et y dirigeait en même temps les écoles. Il prit une part active à notre mouvement de 1831, et finit par tomber dans les mains des Russes. L’empereur Nicolas l’envoya servir comme simple soldat dans les régimens cosaques de la Sibérie. Pendant quelques années, le supérieur du couvent parcourait ainsi les steppes à cheval à la poursuite des Kirghis, en costume de cosaque, le sabre au côté et la lance au poing. Il y a à Omsk une école militaire, et un jour, quand on y eut besoin d’un professeur, on se souvint de l’ex-basilien, dont on savait les capacités et surtout la connaissance des langues française et allemande, et on le rappela des steppes kirghis. L’ancien supérieur de couvent, l’ancien cosaque devint ainsi par ordre professeur à l’école militaire d’Omsk, sans cependant cesser d’être simple soldat et de faire partie du régiment. Dans sa nouvelle position, l’abbé Siérocinski gagna bien vite les cœurs et eut des relations très étendues. D’une constitution physique très délicate et nerveuse, mais doué d’un rare esprit d’audace et d’entreprise, il imagina d’organiser par toute la Sibérie une vaste conspiration dans laquelle entraient tous les déportés, les soldats des garnisons, beaucoup d’officiers, qui se rappelaient encore les idées et le martyre de Pestel, enfin des habitans du pays, des Russes et jusqu’à des Tatares. Il serait trop long de l’expliquer ici ; mais, pour quiconque a bien connu la Sibérie, il n’est pas douteux que les élémens d’une révolution n’y manquent pas. Le mécontentement y est général, quoiqu’à divers degrés et pour des causes très divergentes, contradictoires même ; les garnisons seules retiennent ces vastes contrées dans le cercle de fer qui étreint l’empire. Or c’est précisément parmi les garnisons que Siérocinski recrutait le plus d’affiliés. Son plan était de s’emparer à un moment donné des forteresses et places principales à l’aide des conjurés militaires et des déportés délivrés (pour la plupart anciens soldats), et d’attendre les événemens. En cas d’échec, on devait se retirer en armes par les steppes kirghis dans le khanat de Tachken, où il y avait beaucoup de catholiques, ou dans le Boukhara, pour pénétrer de là dans les possessions anglaises des Indes orientales. Le foyer de la conspiration était à Omsk, où les conjurés avaient à leur disposition toute l’artillerie de la place, et le signal était déjà donné pour une levée de boucliers générale ; mais la veille même de l’exécution trois des conjurés révélèrent tout au commandant de place, le colonel Degrawe, le même qui m’avait parlé à mon passage à Omsk. Siérocinski et ses complices furent saisis dans la nuit même, et des courriers partirent dans toutes les directions pour ordonner des arrestations en masse. Le complot ainsi étouffé au moment d’éclater, l’enquête commença et dura longtemps. Deux commissions, nommées l’une après l’autre, finirent par se dissoudre sans rien produire, tant l’affaire était compliquée et obscure ; ce n’est que la troisième, composée de membres envoyés exprès de Saint-Pétersbourg, qui réussit à clore la procédure. Un arrêt de l’empereur Nicolas condamnait l’abbé Siérocinski et cinq de ses principaux complices, parmi lesquels se trouvaient un officier des guerres de l’empire, âgé de soixante et quelques années, Gorski, et un Russe, Mélédine, chacun à sept mille coups de verges sans merci. Le jugement portait en toutes lettres sept mille coups sans merci (bez postchadi). Les autres détenus, dont le nombre s’élevait à mille, furent condamnés soit à trois mille, deux mille ou quinze cents coups de verges et aux travaux forcés à perpétuité, soit simplement aux travaux forcés, aux compagnies disciplinaires, à la réclusion, etc.

Vint le jour de l’exécution. Ce fut en 1837, au mois de mars, à Omsk. Le général Galafeïev, célèbre par sa cruauté et envoyé à cet effet de la capitale, commandait le lugubre cortège. Au point du jour, deux bataillons complets se rangèrent sur une grande place, près de la ville, l’un destiné pour les six principaux coupables, l’autre pour ceux qui avaient été condamnés à un moins grand nombre de coups. Je n’ai pas l’intention de décrire dans tous ses détails la boucherie de cette journée terrible ; je ne m’arrêterai que sur l’abbé Siérocinski et ses cinq compagnons d’infortune. On les amena sur la place, on leur lut l’arrêt, et le défilé (skrosstroï) commença. Les coups tombèrent selon la lettre du décret, c’est-à-dire sans merci, et les cris des suppliciés s’élevaient jusqu’au ciel. Aucun d’eux ne reçut le nombre de coups prescrit ; tous, exécutés l’un après l’autre, après avoir traversé deux ou trois fois le défilé, tombèrent sur la neige rougie de leur sang et expirèrent. On avait à dessein réservé pour le dernier l’abbé Siérocinski pour qu’il pût assister jusqu’au bout au supplice de ses compagnons. Quand son tour arriva enfin, quand on lui eut dénudé le dos et attaché les mains à la baïonnette, le médecin du bataillon s’approcha pour lui présenter comme aux autres un flacon contenant quelques gouttes fortifiantes ; mais il refusa en s’écriant : « Buvez mon sang, je ne veux pas de vos gouttes ! » On donna le signal de la marche, et alors l’ancien supérieur de couvent entonna d’une voix haute et claire : Miserere meî, Deus, sceundum magnam misericordiam tuam. Le général Galafeïev cria à ceux qui frappaient : « Plus fort ! plus fort ! (pokrepché), » et ainsi on entendit pendant quelques minutes le chant du basilien entrecoupé par le sifflement des verges et le cri pokrepchê du général… Siérocinski n’avait encore passé qu’une fois à travers les rangs du bataillon, c’est-à-dire qu’il n’avait reçu que mille coups, qu’il roula sur la neige, baigné dans son sang et sans connaissance. On s’efforça en vain de le remettre sur pied ; on le déposa dès lors sur un traîneau préparé d’avance, en l’y attachant à une espèce de support, de manière à présenter le dos aux coups, et le char défila de nouveau entre les rangs. Au commencement de ce second défilé, le patient faisait encore entendre des cris et des gémissemens qui allaient en s’affaiblissant ; il n’expira toutefois qu’après le quatrième tour : les trois mille derniers coups ne portèrent plus que sur un cadavre.

Une fosse commune recueillit bientôt ceux qui dans cette terrible journée moururent sur place ou succombèrent quelques jours après des suites de l’exécution, Polonais comme Russes. On permit aux parens et amis de placer le signe de notre foi au-dessus de cette tombe mémorable, et jusqu’en 1846 on voyait le grand crucifix en bois étendre ses bras noirs dans les steppes au-dessus de la neige étincelante de blancheur.


Julian Klaczko.
  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Skvos-stroi, littéralement : à travers les rangs.
  3. Poète très renommé en Pologne, revenu de la Sibérie grâce à l’amnistie générale qu’avait accordée l’empereur Alexandre II à son avènement, mais déporté de nouveau tout récemment avec plusieurs autres Sibériens, « par mesure de précaution, » comme le disait l’arrêt.