Souvenirs d’un Diplomate - Un Essai de régime parlementaire en Turquie (1876-1878)

Souvenirs d’un Diplomate - Un Essai de régime parlementaire en Turquie (1876-1878)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 616-652).
SOUVENIRS D'UN DIPLOMATE

UN ESSAI
DE RÉGIME PARLEMENTAIRE EN TURQUIE
(1876-1878)

Je voudrais raconter, d’après mes notes et souvenirs d’autrefois, un incident de politique orientale qui a fait quelque bruit il y a vingt ans, l’essai de gouvernement constitutionnel tenté par le Sultan actuel au début de son règne. Cet épisode a été court : il se résume en une exposition solennelle, quelques scènes ambiguës et un brusque dénoûment. Commencé au lendemain de la mort mystérieuse d’Abdul-Azis et de la relégation de Mourad, au moment où le prince qui venait de ceindre le sabre d’Othman était aux prises d’abord avec la diplomatie des Puissances, ensuite avec les armées de la Russie, il s’est poursuivi pendant la guerre, puis s’est terminé obscurément, perdu dans le bruit du drame qui préoccupait l’Europe. Il est maintenant oublié, ne se rattachant plus aux faits contemporains ; mais enfin c’est de l’histoire : j’en puis parler en connaissance de cause et avec quelque détail, ayant été, durant tout le cours de ces péripéties, chargé d’affaires de France à Constantinople, et il me semble qu’il y a un certain intérêt, ne fût-ce qu’au point de vue de la psychologie levantine, à en retracer les origines, le caractère et l’issue. Beaucoup de gens ont cru surprendre là l’influence victorieuse des idées occidentales ; à mon sens, il n’en est rien, et ce récit montrera, je pense, que cette œuvre, conçue, au contraire, en haine de l’ingérence étrangère, a été, en dépit de quelques formules nécessaires, essentiellement turque dans son esprit et dans le » diverses circonstances de sa vie éphémère.


I

J’ai à peine besoin de rappeler ici la série des événemens qui avaient, depuis quelques années, singulièrement ébranlé la monarchie ottomane. Insurrections, guerres, autonomies, interventions et surveillances européennes, avaient donné tour à tour des résultats, les uns funestes à sa puissance, les autres infructueux. Elle avait opposé la force d’inertie, et les rivalités des Cabinets garans lui avaient été utiles ; mais la combinaison des épreuves subies et des réformes avortées avait amené dans son état intérieur une sorte de langueur générale et d’anarchie latente non moins redoutable que les crises. Elle en était venue à l’une de ces phases, de ces échéances politiques où, les moyens d’action étant successivement discrédités, des renouvellemens quelconques s’imposent. Plusieurs faits sinistres qui se produisirent coup sur coup, symptômes d’un mal profond, démontraient l’imminence du péril.

Ce fut d’abord, en octobre 1875, l’iradé qui suspendit les paiemens de la dette, ruina les porteurs de titres, tarit les sources de la fortune publique, et souleva chez les innombrables victimes de ce désastre, indigènes ou étrangères, une légitime indignation. Les marchés européens devinrent systématiquement hostiles, surtout quand ils constatèrent l’impuissance des syndicats qu’ils avaient constitués. En même temps, les provinces slaves, la Bosnie et l’Herzégovine, encouragées par l’exemple et la propagande serbes et par les menées des émissaires russes, devenaient le foyer de troubles permanens qui éclataient d’abord à Podgoritza, puis se propageaient sur tout leur territoire. Bientôt, dans les vilayets bulgares, travaillés par le panslavisme des maîtres d’école, des popes, des agens du dehors, s’organisait une résistance occulte, de plus en plus menaçante. La création de l’exarchat bulgare, que jadis la Porte avait acceptée, moitié par faiblesse, moitié par le fallacieux espoir d’affaiblir les groupes chrétiens en les divisant, avait au contraire fortifié cette race en donnant aux populations un centre national et religieux. Toute une Bulgarie anticipée se réunissait ainsi autour de ce drapeau, tandis que les Musulmans, qui ne souffrent jamais sans impatience les prétentions des peuples qu’ils ont autrefois asservis et qu’ils se sont accoutumés à dominer, étaient excités au plus haut degré et disposés à toutes les violences. Des incidens extrêmement graves s’ensuivirent à bref délai : l’un fut le meurtre des consuls de France et d’Allemagne à Salonique, le 6 mai 1870, par une foule fanatisée et sous les yeux indifférens des fonctionnaires turcs ; l’autre fut le développement des fermens insurrectionnels bulgares, et, dans la région qui s’étend au pied des Balkans, de la Macédoine à la Mer-Noire, une lutte, intermittente sans doute et disséminée, mais très caractérisée, contre les forces administratives et bientôt militaires du gouvernement. Celui-ci, qui eût pu l’apaiser par des mesures fermes et conciliantes, eut recours à de formidables rigueurs, et la répression de quelques désordres, sérieux, mais isolés, dégénéra en massacres qui émurent l’Europe entière.

La guerre serbe et monténégrine, conséquence de ces divers épisodes, vint bientôt les compliquer encore : la Porte n’en pouvait rien attendre, puisqu’il était certain, comme on l’a vu depuis, que le succès même lui serait inutile et que la Russie lui interdirait d’en profiter.

Enfin deux révolutions de palais, rapides et sombres, ébranlaient les ressorts du gouvernement et donnaient à cette situation tourmentée un aspect tragique. Le 30 mai 1876, Abdul-Azis, soudain entouré, saisi et emprisonné par une coalition de généraux et de vizirs, était déclaré déchu du trône et périssait, quelques jours après, sans qu’on ait jamais su au juste s’il fallait attribuer sa mort à un suicide ou à un assassinat. Son neveu Mourad, proclamé à la Porte par les chefs militaires et civils du complot, Hussein-Avni, Midhat et autres grands fonctionnaires du palais et de l’Etat, était déposé trois mois après, déclaré atteint de folie, relégué à Tchéragan, et remplacé par le prince régulièrement appelé après lui à la couronne, son frère Abdul-Hamid. Dans l’intervalle, le meurtre d’Hussein-Avni, grand vizir, et de Rachid-Pacha, ministre des Affaires étrangères, tués le même jour, dans un banquet, par un fanatique, attestait la surexcitation des passions farouches. Le prestige impérial subsistait sans doute, car des faits analogues se sont souvent produits en Orient sans altérer l’inviolable respect des peuples pour la puissance souveraine, mais la tâche était rude et périlleuse pour le jeune prince, appelé tout à coup à gouverner au milieu de tant d’orages.

En de telles conjonctures, les Cabinets européens, redoutant, pour la paix générale et pour leurs intérêts particuliers, non seulement les désordres en eux-mêmes, mais les problèmes et les pièges de la question orientale, poursuivaient entre eux des échanges d’idées, puis des négociations accentuées. Leurs antagonismes latens, l’attitude de la Russie, l’intensité de la crise, rendaient leur entente pénible et justifiaient leurs inquiétudes. Longtemps rassurés par les combinaisons qui neutralisaient leurs convoitises et ajournaient les décisions inopportunes, ils se voyaient sur un terrain brûlant. L’indifférence était impossible et l’action aléatoire. Ils préparèrent alors et discutèrent longuement divers programmes, conçus dans la pensée d’apaiser d’abord par des concessions les élémens slaves et d’écarter ainsi le danger d’une intervention russe. Les documens connus sous les noms de « Note Andrassy » et de « Mémorandum de Berlin » ne réunissaient pas tous les suffrages ; la Porte restait ombrageuse, la Russie mal satisfaite. A Constantinople, si vacillantes que fussent les directions, on s’acclimatait à l’idée de la résistance ; à Saint-Pétersbourg, on voulait un succès diplomatique et l’on parlait ouvertement d’en chercher un autre. Les provinces slaves qui se sentaient soutenues en Serbie, au Monténégro et ailleurs, demeuraient hostiles. Les pourparlers à distance entre les Cours étaient évidemment stériles ; il fallait renoncer à ces dialogues, si l’on ne voulait être surpris par des incidens pernicieux.

L’Angleterre prit alors l’initiative de proposer la réunion d’une Conférence, appelée à rechercher les meilleurs moyens de préserver la paix et d’améliorer le sort des populations chrétiennes dans les vilayets danubiens. L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la France et l’Italie, attachaient beaucoup de prix, pour diverses raisons, à arrêter l’expansion mal définie des élémens slaves, et leur adhésion était certaine. La Russie ne pouvait guère se refuser à une tentative de conciliation, qui associait en quelque sorte les Puissances à ses sympathies séculaires. La Porte, il est vrai, se méfiait, autant par expérience que par une susceptibilité nationale assez légitime, de l’immixtion des Cours occidentales dans ses affaires : mais, si elle eût écarté la proposition anglaise, elle eût été suspecte d’arrière-pensées violentes envers les groupes opprimés, et, de plus, elle eût paru douter de l’impartiale sagesse des Cabinets garans : après quelques lenteurs, et avec une visible répugnance, elle consentit à prendre part aux délibérations européennes, méditant d’ailleurs, dès lors, un projet inconnu aux Cours étrangères et qu’elle jugeait également propre à sauvegarder ses droits indépendans et à déconcerter les exigences de la diplomatie. Une commission, dite des réformes, présidée par Midhat-Pacha, travaillait secrètement dans cet ordre d’idées, et préparait un coup de théâtre dont nous devons, avant d’aller plus loin, indiquer les préliminaires et mieux préciser l’objet.


II

Depuis quelque temps déjà, encouragé par le triste état de l’empire, un parti formé de plusieurs personnages influens à la Porte et au palais, théoriciens vagues et ambitieux, et d’adhérens plus ou moins convaincus ou intéressés, s’agitait et dogmatisait en faveur d’un système de gouvernement moins autoritaire. On retrouverait peut-être le point de départ de ces tendances dans les divers hatti-chérifs édictés sous la pression des Puissances au cours des précédens règnes et constamment éludés dans la pratique. Quoi qu’il en soit, elles avaient pris peu à peu un certain développement, et elles étaient devenues une sorte de programme, libéral dans ses aspirations, indéterminé dans la forme. Les membres actifs et déclarés de ce parti n’étaient pas nombreux, mais leur propagande flattait les opinions flottantes et indécises que le malaise général rendait accessibles à de meilleures espérances. Un homme énergique et d’un esprit subtil, plusieurs fois ministre, et qui visait au premier rang, mêlé aux conspirations qui avaient renversé les derniers sultans, très audacieux sous les graves apparences d’un érudit et d’un sage, Midhat-Pacha, avait pris la direction des novateurs. Il dominait de haut, par sa valeur personnelle, son crédit, son passé, l’assurance de son langage, les principaux fonctionnaires de la Porte, toujours disposés à suivre, dans les heures confuses et inquiètes, ceux qu’ils croient en mesure de maîtriser la fortune. Il était devenu ainsi populaire, et le jeune Sultan, encore mal affermi, paraissait, — quelles que fussent ses vues ultérieures, — accepter volontiers son ascendant. Les idées de Midhat semblaient être une diversion utile, peut-être même le suprême recours de l’empire. Elles se confondaient d’ailleurs avec un sentiment, de tout temps assez fort en Turquie, mais qui était devenu général dans le monde politique de Constantinople, aigri de longue date par les prétentions tutélaires de l’Europe, je veux parler du désir ardent de repousser l’ingérence étrangère. Cette volonté était la note caractéristique de la situation : au palais, à la Porte, dans les mosquées, partout où l’on s’occupait des affaires publiques, elle se manifestait avec une intense activité. Midhat et ses amis s’en étaient faits les représentans, et l’on attendait de leur initiative la satisfaction réclamée par l’orgueil national. Les chrétiens, qui redoutaient d’être suspects, se montraient, à cet égard, non moins patriotes que les Musulmans. La nouvelle d’une prochaine Conférence surexcita encore cette opinion unanime, et les théories constitutionnelles, déjà par elles-mêmes accueillies avec une certaine faveur, furent envisagées dans les régions du pouvoir comme un instrument de résistance, imprévu, mais efficace, contre une intervention blessante. Combattre les réformes que patronnerait l’Europe par une évolution d’apparence plus libérale encore, parut aux conseillers de la Couronne, surtout à Midhat et à ses partisans, une tactique d’autant plus ingénieuse qu’elle les amenait logiquement à l’exercice du pouvoir et donnait à leur système le caractère d’une politique indépendante, conforme à la dignité du pays et du prince.

Deux faits qui se produisirent alors attestèrent aux yeux des Turcs l’urgence de réagir à la fois contre les tentatives de la Russie et contre les Cabinets coalisés.

Le premier fut l’ultimatum de Saint-Pétersbourg, imposant la conclusion immédiate de la paix avec la Serbie et arrêtant ainsi la marche victorieuse de l’armée ottomane sur Belgrade. Sommée de céder et de perdre ainsi les avantages qu’elle était en droit d’attendre de ses succès militaires, la Turquie n’avait reculé qu’en frémissant ; elle voyait avec une juste inquiétude la Russie accroître, par ce coup hardi, son influence dans les provinces slaves et, pour ainsi dire, couvrir de sa protection impérieuse les entreprises insurrectionnelles des vilayets danubiens et balkaniques. La Porte souhaitait donc ardemment prendre sa revanche en affirmant son autorité d’une façon éclatante, au moins dans son administration intérieure.

Un second fait, d’une importance inférieure sans doute et qui lui parut toutefois très significatif, provoqua au plus haut degré sa susceptibilité et ses défiances : ce fut la résolution prise par les Puissances de se concerter au préalable, à Constantinople même, en dehors des plénipotentiaires turcs, sur le programme des réformes qui seraient apportées ensuite à la Conférence plénière comme l’expression de leur accord, ou plutôt, disait-on à la Porte, comme une décision dictée d’avance par un cénacle étranger. Cette appréciation n’était pas exacte : la procédure en question avait été adoptée pour simplifier le travail, et l’on verra plus loin que les documens ainsi préparés n’avaient point le caractère absolu et comminatoire dont on affectait de s’indigner. Quoi qu’il en soit, le gouvernement ottoman avait trop d’intérêt à paraître opprimé par des résolutions préconçues et prises sans son concours pour modifier son sentiment, et, bien que les plénipotentiaires, en vue d’éviter l’équivoque et de donner à leurs pourparlers la forme d’un échange d’idées susceptible d’amendemens très étendus, m’eussent enjoint, — en me nommant leur secrétaire, — de rédiger de simples comptes rendus et non des protocoles, la Porte persista à se considérer comme menacée de textes obligatoires et d’une sorte d’attentat contre son indépendance. Elle n’en fut que mieux affermie dans l’intention de prendre les devans et d’opposer à la Conférence, pour la rendre inutile ou odieuse et justifier sa propre résistance, tout un bagage d’institutions présentées avec ostentation comme un bienfait spontané, octroyées non pas à telles ou telles provinces, mais à tout l’empire. Elle pressa donc le travail de la commission des réformes qui discutait depuis quelque temps diverses combinaisons.

On avait songé d’abord à développer seulement les attributions dévolues aux assemblées locales, ou bien à rééditer, en les Améliorant, les firmans antérieurs, ou bien encore à créer un conseil national de musulmans et de chrétiens chargé des principales affaires administratives et financières. Mais, au point où l’on en était venu, ces dispositions paraissaient bien effacées : on voulait un acte saisissant, décisif, solennel, qui réduisît l’Europe au silence en déroutant sa diplomatie et donnât au nouveau règne, surtout à Midhat-Pacha et à ses partisans, le prestige d’une œuvre destinée à assurer l’avenir de l’Orient. On s’arrêta donc à la rédaction hâtive d’une constitution dont, au surplus, un mémorandum avait précédemment indiqué les bases, et Midhat fut élevé au rang de grand vizir. Les réunions des représentans européens en décembre 1876, et, plus tard, la Conférence plénière s’ouvraient donc dans les conditions les plus défavorables. L’antagonisme était évident dès le premier jour. Non seulement les deux partis s’inspiraient d’idées divergentes, mais les principes fondamentaux étaient inconciliables : les plénipotentiaires des Puissances ne pouvaient transiger sur la légitimité de leur intervention ; la Porte n’en admettait aucune, quelle qu’elle fût et sous quelque forme qu’elle vînt à se produire. C’était là le nœud de la question, et les détails disparaissaient devant cette contradiction inéluctable.

Cependant les ambassadeurs qui, sans se faire, je crois, beaucoup d’illusions, souhaitaient, pour la plupart, la paix avec ardeur, se flattant d’ailleurs qu’au dernier moment la perspective d’une rupture effraierait la Turquie, se réunirent chez leur doyen le général Ignatiew, et, sans paraître se préoccuper du travail parallèle qui s’accomplissait à la Porte sous la direction du grand vizir, procédèrent dans neuf séances consécutives à l’étude et à la rédaction de plusieurs notes et mémoires qui développaient tout un plan de réorganisation administrative et judiciaire pour les provinces de Bosnie, d’Herzégovine et de Bulgarie. Quand ces documens furent achevés, ils déclarèrent à la Porte qu’ils étaient prêts à entrer avec elle en Conférence plénière.


III

Il convient de reconnaître que les diplomates choisis par les divers Cabinets pour cette délicate entreprise étaient dignes de toute la confiance de leurs gouvernemens. Le général Ignatiew représentait seul la Russie ; il venait de recevoir, dans un récent voyage à Saint-Pétersbourg, les instructions directes de son souverain ; il connaissait d’ailleurs à fond la question, étant depuis dix ans ambassadeur à Constantinople. C’était un homme d’Etat rompu aux affaires, merveilleusement actif, habile et attrayant, et dont la stratégie ferme et gracieuse, subtile et ondoyante, s’avançait toujours avec autant de souplesse que de précision vers le but qu’elle s’était fixé. Sa dialectique familière et savante enchevêtrait les concessions et les exigences comme les fils divers, mais serrés, d’un tissu solide ; il servait sa cause avec un patriotisme éprouvé, une conviction intrépide et les ressources multiples de son énergique et brillant esprit. L’Allemagne n’avait également qu’un plénipotentiaire, son ambassadeur auprès du Sultan, le baron Werther. Ce diplomate de haute expérience avait eu, au cours de ses missions précédentes, à Copenhague, à Vienne et à Paris, l’étrange fortune d’y être accrédité aux grandes époques historiques de 1863, de 1866 et de 1870 : sa conciliante affabilité semblait cependant le désigner plutôt pour des négociations moins orageuses. Il apportait à la Conférence toutes les qualités propres à faciliter un accord. L’unique plénipotentiaire d’Italie, le comte Corti, Piémontais de l’école de Cavour, instruit, spirituel, s’était initié, au milieu des vicissitudes de son pays, aux grandes questions internationales : son coup d’œil exercé, son jugement sûr, les connaissances acquises dans une carrière déjà longue et dans le poste dont il était depuis quelque temps investi, donnaient une valeur considérable à sa collaboration cordiale et prudente.

Les autres Cabinets avaient respectivement envoyé deux plénipotentiaires. Ceux de France étaient le comte de Bourgoing et le comte de Chaudordy. Le premier dirigeait depuis dix-huit mois notre ambassade à Constantinople : accrédité auparavant auprès du Saint-Siège, il avait quitté ce poste par un noble sentiment de fidélité à ses opinions religieuses. Grâce à un travail assidu, il était devenu compétent dans les questions orientales, et il les appréciait avec un esprit très éclairé, parfaitement juste et sage. J’ai été, en qualité de premier secrétaire, le témoin assidu de ses consciencieuses études, de son dévouement à une politique pacifique : l’élévation de son caractère lui assurait la haute estime de tous ses collègues. M. de Chaudordy passait à bon droit pour un de nos diplomates éminens : tacticien consommé, fécond en idées ingénieuses, apte à suivre tous les détours des affaires complexes, il avait, pendant la guerre de 1870, dirigé à Tours et à Bordeaux nos relations extérieures avec un courage et une dignité reconnus par toute l’Europe, et que, pour ma part, j’avais pu admirer de près, ayant l’honneur d’être alors son collaborateur ; il était certain qu’avec son intelligence alerte, l’autorité de son langage technique, les vives allures de sa conversation caustique et courtoise, sa bonhomie malicieuse et insinuante, il exercerait sur l’assemblée une très sensible influence. Le comte Zichy, premier représentant de l’Autriche et son ambassadeur à Constantinople, était environné des sympathies universelles : familiarisé par sa longue carrière avec les questions danubiennes, descendant d’une illustre race, séduisant par l’aménité de ses manières et de sa parole, il se faisait écouter aussi bien à la Porte que dans les cercles intimes avec une affectueuse déférence. Le Cabinet de Vienne lui avait adjoint un fonctionnaire distingué de la Ballplatz, le baron de Calice, désigné par une érudition exceptionnelle dans les affaires des pays sud-slaves et des consulats du Levant.

L’ambassadeur d’Angleterre, sir Henry Elliot, représentait avec une conviction austère la tradition du Foreign-Office sur le Bosphore, les principes du traité de Paris, l’intégrité de l’empire, la garantie des Puissances, les réformes promulguées par la Porte avec l’assentiment de l’Europe. Sans doute, la plupart de ses collègues s’inspiraient des mêmes pensées, mais ce diplomate semblait plus particulièrement attaché à ces théories déjà sensiblement atteintes par les épreuves qu’elles avaient subies depuis vingt années. Sa présence, agréable à la Porte, était le gage de la bonne volonté anglaise ; mais, en même temps, le Cabinet de Londres, comprenant les exigences d’une situation modifiée et indécise, tenant compte aussi des manifestations réitérées de l’opinion britannique dans les meetings et dans la presse et des menaçantes dispositions de la Russie, estimait nécessaire de s’accommoder, dans une certaine mesure, aux circonstances et de préparer, par des combinaisons assouplies, les élémens d’un accord. Il avait donc délégué un de ses membres, lord Salisbury, ministre des colonies, dépositaire de sa pensée intime, et qui, moins engagé que sir Henry Elliot, pourrait plus librement atténuer la rigueur des doctrines, concéder ou maintenir, concilier les intérêts slaves et les susceptibilités ottomanes. Ce grand seigneur, qui devait être un jour le successeur des Gladstone et des Disraeli, n’avait pas encore révélé toutes ses forces, mais la noblesse de son attitude, sa haute compétence, son esprit d’assimilation et de discussion vraiment supérieur, son art d’évoluer au milieu des affaires incertaines, son sentiment profond de la politique spéciale de son pays, justifiaient le choix du gouvernement de la Reine. En même temps, son éminente situation sociale, sa bonne grâce personnelle lui assuraient l’un des premiers rôles dans une réunion patricienne, particulièrement accessible à ces qualités brillantes, et qui considérait à bon droit les relations mondaines comme les meilleurs auxiliaires des ententes diplomatiques.

La Porte avait nommé deux plénipotentiaires, musulmans l’un et l’autre. Safvet-Pacha, ministre des Affaires étrangères, l’un des plus anciens conseillers de l’empire, était un vieillard pacifique, sans compromission avec les partis, dévoué à son souverain. Accoutumé par un long usage aux circuits des négociations et à la phraséologie officielle, il traitait les affaires avec une lenteur tout orientale, mais un patriotisme à la fois sincère et éclairé ; une infirmité nerveuse agitait les muscles de son visage sans en altérer l’expression douce et mélancolique ; par l’affabilité de son langage, par sa modération naturelle, par les ressources transactionnelles de son esprit bienveillant aux euphémismes, il semblait appelé à intervenir utilement en faveur des solutions prudentes. Au contraire, son collègue Edhem-Pacha, ancien ambassadeur à Berlin, d’humeur irascible et impérieuse, systématiquement ennemi de l’ingérence étrangère, était mieux d’accord avec les groupes intolérans qui dominaient alors au palais et à la Porte. À ce point de vue, sa présence était suspecte aux plénipotentiaires des grandes Cours : on la regardait avec raison comme un fâcheux indice des intentions de son gouvernement.

Telle était cette assemblée dont on pouvait bien espérer, si l’on n’envisageait que la valeur de ses membres, mais de redoutables conjonctures luttaient contre elle. Au cours de la période qui l’avait précédée, les dissentimens s’étaient aigris : les impatiences slaves avaient aggravé les défiances ottomanes ; tandis que la Russie activait ses préparatifs militaires, la Porte avait élaboré complètement le plan constitutionnel qu’elle estimait la plus opportune manœuvre qu’elle pût opposer à l’Europe ; enfin l’opinion publique, à Constantinople, affrontait sans crainte un conflit décisif. Loin d’attendre quoi que ce fût de la Conférence, on parlait avec dédain de sa réunion comme d’un préambule inutile. L’antithèse était nettement caractérisée d’avance entre les Puissances, qui croyaient leur droit d’immixtion incontestable, et la Porte, qui repoussait absolument au fond, sinon encore dans la forme, des prétentions qu’elle estimait illégitimes ; il était même impossible de retarder le choc par déférence, l’eût-on voulu ; mais le gouvernement turc, qui désirait frapper un grand coup, prit immédiatement position sur le champ de bataille.


IV

Le 23 décembre 1876, la Conférence plénière entrait en séance au palais de l’Amirauté, situé sur la Corne d’Or. Je me souviens que le jour était orageux : des bourrasques de vent et de pluie fouettaient les larges fenêtres de la salle. Le ministre des Affaires étrangères, élu président selon l’usage, venait de lire un discours apologétique de la conduite de la Porte, et M. de Chaudordy lui avait remis, au nom de ses collègues, les divers mémoires rédigés dans les réunions préliminaires pour la réorganisation de la Bosnie-Herzégovine et de la Bulgarie ; la discussion allait commencer, lorsque nous entendîmes des salves d’artillerie tirées de l’autre côté du golfe, à Stamboul, sur la place du Séraskierat. Safvet-Pacha, se levant alors de l’air le plus solennel : « Ces salves, dit-il, annoncent la promulgation de la constitution que le Sultan octroie à son empire. Cet acte change une forme de gouvernement qui a duré six cents ans et inaugure une ère nouvelle pour la prospérité des peuples ottomans. » Pendant quelques instans, les plénipotentiaires, non pas surpris, — car ils s’attendaient à un incident, — mais très mécontens de cette manifestation théâtrale, évidemment destinée à les éblouir et à disloquer leur plan de campagne, gardèrent un profond silence. Puis, sans aucun compliment, et comme si rien ne s’était passé, ils présentèrent diverses considérations générales sur l’objet de leur réunion, qui était la sauvegarde de la paix. On se sépara ensuite froidement, tandis que Carathéodori-Effendi et moi préparions le court protocole de la séance.

Au dehors, des manifestations populaires, les unes musulmanes, les autres chrétiennes, acclamaient la constitution dans les rues de Galata et de Péra, redoublant d’enthousiasme en passant devant les ambassades. Comme partout, les meneurs exagérèrent, je crois, la pensée du gouvernement, car de nombreux groupes, composés surtout de softas, donnèrent à ces promenades tumultueuses une signification hostile à la Conférence en proférant le cri de : « Vive la guerre ! » La partie était donc engagée : les plénipotentiaires avaient déposé les mémorandums qui résumaient la pensée de l’Europe ; la Porte avait promulgué sa constitution, qui était la négation du programme étranger et l’affirmation de sa politique particulière. En droit comme en fait, ces déclarations étaient inconciliables, et chacun des deux adversaires venait de se placer sur un terrain où l’autre ne pouvait le suivre : la Porte s’était déclarée absolument indépendante en modifiant seule ses institutions intérieures ; les plénipotentiaires considéraient avec raison leurs propositions comme « l’œuvre commune de la grande Europe. » Le général Ignatiew avait même ajouté cette parole, qui n’avait été atténuée par aucun de ses collègues : « La Russie regarde ces projets comme un minimum extrême et irréductible. »

Néanmoins, comme les diplomates ont le devoir de fournir toujours, par des détours et des compromis, quelques élémens favorables aux discussions les plus aventurées, les représentais des Puissances, dans les séances qui suivirent, commentèrent leurs propositions avec autant de mesure que d’énergie. Ils s’attachèrent à exposer les avantages, en effet incontestables, des institutions qu’ils avaient préparées dans leurs réunions préliminaires, et même à démontrer qu’elles n’affectaient en rien l’intégrité et la dignité de l’empire. Mais l’attitude des ministres turcs demeurait obstinément morne : ils opposaient à tous les raisonnemens un invariable Non possumus. Il était clair, en effet, que des réformes spéciales à trois provinces rompaient l’unité de la constitution, et que l’initiative des Puissances était en contradiction avec l’expression libre et spontanée de la volonté impériale. Aussi aucune concession ne fut-elle faite, et aucune délibération sérieuse ne fut poursuivie. On se perdait en conversations sur d’insignifians détails : les ambassadeurs se heurtaient sans cesse à des objections vagues ou même parfois à de dédaigneux silences.

Après quelques réunions, il fut avéré qu’on tournait dans un cercle. Il fallait constater l’échec et se retirer, ou bien se résoudre à transiger et porter la main sur les propositions déclarées « irréductibles. » Les ambassadeurs, décidés à épuiser tous les moyens d’entente, s’arrêtèrent à ce dernier parti ; leurs conciliabules intimes furent alors consacrés au remaniement des projets si attentivement rédigés naguère. Peu à peu, la plupart des articles furent abandonnés : avec une bonne volonté qui attestait l’intensité de leurs désirs pacifiques, les plénipotentiaires démolissaient pièce à pièce l’édifice qu’ils avaient construit. Vainement le général Ignatiew s’écriait-il « qu’on lui arrachait toutes ses plumes, » M. de Chaudordy lui répondait en riant « qu’il lui en resterait beaucoup encore. » Les mémorandums préliminaires devinrent méconnaissables en quelques jours : on renonça au savant équilibre des institutions cantonales et communales, à la gendarmerie internationale, à la fixation des budgets ; on en vint successivement à réduire tout cet ensemble de réformes à une commission consulaire pour aider les autorités locales, à l’admission de quelques officiers instructeurs dans la gendarmerie ottomane, enfin à une clause suprême qui soumettait la nomination des valis de Bosnie et de Bulgarie à l’assentiment des Puissances, et encore pour la première fois seulement. Il était impossible d’aller au-delà sans anéantir complètement tout ce qu’on avait fait, tout ce qui était la raison d’être de la Conférence. L’ambassadeur russe ne résistait que pour la forme ; bientôt même sa complaisance parut inépuisable : « Cela va trop bien ! » me disait M. de Bourgoing en hochant la tête. Il avait raison : le général Ignatiew se donnait à peu de frais des apparences conciliantes ; il savait bien qu’après tout, et quoi qu’on fît, il y aurait toujours, au fond de l’affaire, d’abord quelques articles qu’il faudrait maintenir pour sauver la dignité de l’Europe, ensuite et surtout le principe même de l’ingérence que les Turcs étaient résolus à ne pas accepter. Vainement, comme les navigateurs en détresse, on jetait la cargaison à la mer : c’était le vaisseau même dont la Porte voulait le naufrage. Aussi les ministres ottomans, peu touchés de toutes ces concessions qui prouvaient le désarroi de leurs adversaires, persévéraient-ils dans leurs dénégations, et lorsque enfin on leur demanda : » Mais alors, quelles garanties offrez-vous aux Puissances ? » ils répondirent fièrement et avec fermeté : « Seulement des garanties morales, le temps et les lois ! » En outre, pour donner plus de force et de retentissement à son opposition décisive, la Porte convoqua un Grand Conseil composé de tous les hauts fonctionnaires, musulmans et chrétiens, laïques et ecclésiastiques. La séance de cette assemblée extraordinaire fut extrêmement agitée. On y entendit des discours passionnés et des protestations ardentes. Une foule tumultueuse manifestait au dehors le même enthousiasme, et les assistans proclamèrent à l’unanimité leur volonté absolue de préserver, au prix de tous les sacrifices, l’indépendance et la dignité de la patrie. Le dénouement était désormais certain.

Les plénipotentiaires, après avoir posé à leurs collègues turcs, par l’organe de lord Salisbury, une série de questions précises sur les quelques points maintenus dans leur programme en ruine, — notamment la commission consulaire et le mode de nomination des valis, — n’obtinrent à chaque interrogation que de laconiques refus. Il n’y avait plus de discussion possible, et, dès le lendemain, les ministres des Puissances posèrent leur ultimatum. Ce fut une scène très émouvante : tour à tour, chacun d’eux, se levant, déclara, en termes à peu près identiques, que, si la Porte persistait à repousser les dernières clauses qui lui étaient soumises, il avait ordre de s’éloigner de Constantinople. Deux jours plus tard, le gouvernement turc annonça qu’il ne consentait qu’à la formation d’une commission de fonctionnaires ottomans : c’était une fin de non-recevoir. Le général Ignatiew résuma rapidement les faits, exposa en termes élevés la gravité de la situation, et rejeta sur la Turquie la responsabilité des événemens qui allaient suivre. Après quelques observations contraires présentées par Safvet et Edhem-Pacha, les plénipotentiaires abandonnèrent leurs sièges en déclarant que leur tâche était achevée (20 janvier 1877). Le lendemain, je soumettais à leur signature le dernier protocole, dans une soirée à l’ambassade d’Autriche. Ainsi s’accomplissait, au bruit d’une fête mondaine, la rupture qui présageait une guerre longue et sanglante. Dans la même semaine, tous les ambassadeurs, après avoir accrédité mes collègues et moi en qualité de chargés d’affaires, avaient quitté le Bosphore.


V

Cette conclusion fut accueillie par les cercles politiques et par la population de Constantinople avec une joie un peu affectée peut-être, mais qui ne pouvait nous surprendre. La Conférence était extrêmement impopulaire : les Musulmans et la Porte voyaient dans sa dissolution un succès de leur diplomatie, leur affranchissement de la tutelle européenne ; les chrétiens des divers rites montraient une satisfaction pareille, d’abord pour n’être point soupçonnés de connivence avec l’étranger, ensuite parce que les réformes proposées par nous ne les intéressaient point, n’étant destinées qu’aux Slaves ; enfin, parce que plusieurs d’entre eux se flattaient vaguement de tirer quelque profit d’une constitution applicable, en principe du moins, à leur triste situation. On se félicitait donc ouvertement, aussi bien à Péra, à Galata et au Phanar qu’à Stamboul, d’être délivré d’une assemblée que, depuis deux mois, la presse ottomane, les orateurs des rues et des mosquées, les conseillers du gouvernement et les étudians, les agitateurs de toutes les races et de tous les cultes déclaraient, à l’envi, importune et arrogante. On semblait avoir oublié l’ombre menaçante de la Russie qui se dressait sur la frontière du nord, l’isolement de la Turquie, les redoutables éventualités de l’avenir. Quand M. de Bourgoing m’avait accrédité auprès de Midhat-Pacha, nous avions remarqué la froideur majestueuse de ce personnage : il avait l’air de planer avec sérénité sur des événemens paisibles. A Constantinople, les groupes populaires regardaient, avec une curiosité fort gaie et presque narquoise, les départs successifs des bâtimens qui emportaient les ambassadeurs, et dont les pavillons s’effaçaient tour à tour, comme le dernier espoir de la paix, dans les brumes de la mer de Marmara.

Il semblait donc qu’on n’eût plus à s’occuper désormais que de la constitution. La guerre, après tout, n’était pas déclarée ; en poursuivant les préparatifs militaires, la Porte parut s’appliquer, en complète liberté d’esprit, à joindre au texte constitutionnel les lois organiques qui devaient en être les corollaires. Ce n’était pas un travail facile, étant donnés non seulement l’état des idées et des mœurs ottomanes, mais surtout les formes inaccoutumées du document impérial, complètement étranger aux conceptions politiques de l’Orient. A la suite de ces déclarations libérales, qui n’ont de valeur que lorsqu’elles constatent et consacrent une situation réelle, les législateurs improvisés avaient développé une série d’institutions empruntées à divers statuts parlementaires dont ils ignoraient ou dédaignaient le sens et le mécanisme. Sectaires naïfs, épris de formules, dominés surtout par l’arrière-pensée d’évincer la diplomatie de l’Occident, ils avaient fait une œuvre d’imagination, pompeuse et inapplicable, qui ne correspondait ni aux usages, ni aux besoins immédiats, ni à la civilisation des peuples, et qui se trouvait superposée à une société incapable de s’en servir, une façade isolée, un décor derrière lequel subsistait intact l’édifice séculaire de l’Empire.

Le texte élaboré par leur demi-science était fort régulier. Le préambule était rempli de mots sonores : progrès, concorde, égalité, prospérité, responsabilité ministérielle, contrôle parlementaire et financier, indépendance judiciaire ; les articles instituaient une Chambre des députés élue, un Sénat nommé par le prince, un budget voté, un Conseil des ministres dirigé par le grand vizir, une magistrature et une administration hiérarchisées. Il ne manquait à cette compilation de principes et à cette organisation correcte qu’une nation en mesure d’exercer ces droits et des pouvoirs publics décidés à les respecter. Au fond, toutes ces responsabilités et ces contrôles n’avaient et ne pouvaient avoir aucune valeur, puisqu’ils dépendaient, sans aucune garantie, de l’autorité absolue du souverain, de la puissance matérielle, traditionnelle et irrésistible en fait que les masses musulmanes et chrétiennes, les unes satisfaites et les autres soumises, savaient, être exclusivement, et en dépit du fragile écran dont il lui plaisait de se couvrir, l’arbitre de leurs destinées. Ajoutons même que ce n’était la faute ni des rédacteurs de la constitution, ni du Sultan qui l’avait promulguée, ni des populations indifférentes : la vanité de cette démonstration dérivait de la force des choses et d’une situation dont les caractères s’imposaient aussi bien aux gouvernans qu’aux gouvernés.

Il est permis de se demander si Midhat-Pacha et ses collaborateurs, qui, en somme, connaissaient leur pays, étaient sincères en poursuivant cette aventure. Croyaient-ils sérieusement possible de faire fonctionner d’une manière utile et durable des systèmes aussi manifestement inaccessibles aux populations, et qu’eux-mêmes, par conséquent, étaient hors d’état de réaliser et de défendre ? A mon sens, ces novateurs, à force de s’être assimilé la phraséologie constitutionnelle, s’étaient donné une sorte de conviction factice, une illusion préméditée peut-être, mais qui était devenue peu à peu une forme de leur esprit. Quant à Midhat, qui subissait assurément l’influence de ses études personnelles et de ses théories hasardées, il était fortifié dans sa confiance par les flatteuses suggestions de son amour-propre d’auteur, et aussi par les avantages que cette évolution semblait promettre à son ambition illimitée. C’était par ces opinions séduisantes qu’il était devenu un chef de parti, et qu’à la faveur des événemens, il avait poussé ses intrigues avec le prestige d’un réformateur, pris d’abord l’un des premiers rangs parmi les conseillers de la Porte, enfin s’était élevé au poste de grand vizir. Il envisageait donc avec complaisance le statut qui avait été l’instrument de sa fortune ; il s’était aisément persuadé, au milieu du courant d’idées qu’il avait provoquées, qu’en réorganisant le gouvernement sous sa direction prépondérante, il donnait tout ensemble satisfaction à ses doctrines spéculatives et intéressées, et à la passion d’indépendance qui agitait si violemment alors le sentiment public. Il avait eu soin, d’ailleurs, d’assurer dans la constitution, au premier ministre, c’est-à-dire à lui-même, un rôle dominant et des attributions très étendues, et il en oubliait d’autant mieux les imperfections que ce document lui paraissait être la confirmation éclatante de son pouvoir. Il pouvait même s’imaginer qu’il ne s’écartait pas, en cela, de la tradition historique, puisque d’énergiques vizirs ont autrefois gouverné arbitrairement sous le nom de sultans débiles. Il estimait donc avoir, par un coup double, mis l’Europe en échec, et accaparé à son profit le prestige de la liberté et l’autorité du souverain.

Il se trompait toutefois dans ses calculs : en éloignant la Conférence, il avait rendu inévitable une guerre funeste ; il n’obtenait par son libéralisme factice qu’une popularité éphémère ; enfin, il s’abusait étrangement sur le caractère réel du prince qu’il se flattait de dominer, et cette dernière erreur était plus dangereuse pour lui que toutes les autres. C’était déjà un fait singulier, qu’un homme aussi intelligent eût pu croire à la solidité d’une constitution si mal adaptée à la situation de son pays et fût devenu ainsi la dupe de son œuvre ; mais ce qui était plus extraordinaire encore, c’est qu’il eût si mal étudié et compris le personnage qu’il lui importait avant tout de connaître, le maître silencieux dont la volonté, en dépit du verbiage parlementaire, était la seule loi vivante dans l’empire. Instigateur ou complice des conjurations qui avaient coûté le trône et la vie à Abdul-Azis et la liberté à Mourad, il ne paraissait pas savoir que les princes, tout en profitant de tels attentats, les pardonnent rarement, et jamais ne les oublient. Il avait pris pour faiblesse et timidité naturelles la réserve d’un jeune homme obscur la veille, inexpérimenté, troublé encore au lendemain des catastrophes qui avaient, en six mois, renversé son oncle et son frère, mais qui avait le sentiment de sa force, se savait le khalife de l’Islam et le padischah des Ottomans, et qui, jaloux de l’autorité que lui avaient léguée ses ancêtres, se déliait instinctivement d’un ministre violent et astucieux. Il ne songeait pas qu’Abdul-Hamid le surveillait avec une attention inquiète et sévère. Tandis que la plus vulgaire prudence lui eût conseillé d’être modeste, il exerçait sans mesure les droits exorbitans qu’il s’était attribués. Il réduisait ses collègues au rôle de comparses : à la Porte, on ne s’inspirait que de ses directions, et tout relevait, pour l’intérieur comme pour l’extérieur, de son initiative et de ses ordres. Puis, il avait des amis compromettans ; l’un d’eux, vali de Smyrne, osait dire dans un discours officiel que le Sultan « était désormais le serviteur de tous et rien de plus, » et traitait avec mépris « le régime de la volonté d’un seul. » Lui-même ne présentait que pour la forme ses décisions au chef de l’Etat : il négligeait même ces démarches empressées, souples et soumises qui endorment les susceptibilités augustes. Lorsque, pour l’éprouver peut-être, — un jour surtout à propos du changement d’un ministre, — le Sultan montrait quelque exigence, il discutait, résistait ou ne cédait qu’avec une répugnance encore impérieuse.

Abdul-Hamid, à mesure que ses réflexions et le temps lui donnaient plus d’assurance, supportait avec plus de peine cette tutelle malavisée, ayant accepté la constitution comme un incident politique, pour s’en servir à son gré et non point pour en faire l’apanage de l’un de ses sujets, s’irritait des contradictions, dissimulait encore, mais nourrissait d’amers ressentimens. Les familiers du palais, l’entourage immédiat. Mahmoud-Pacha, son beau-frère, Saïd-Pacha, grand maréchal de sa maison, Rédif-Pacha, ministre de la Guerre, témoins de ses soucis, tout prêts à une aveugle obéissance, devenaient les confidens de ses projets mystérieux. On plaçait sous ses yeux des notes qui signalaient des intrigues ourdies par le grand vizir ; on attribuait même à Midhat l’intention de ne plus laisser au padischah qu’un pouvoir purement spirituel.

Fondées ou non, ces insinuations développaient les colères secrètes et les rancunes d’Abdul-Hamid contre cet artisan de coups d’Etat, et surexcitaient en lui le désir d’user librement de ses inaliénables prérogatives, bientôt même de frapper avant d’être prévenu par quelque complot, comme l’avaient été ses prédécesseurs. Il lui était d’autant plus loisible d’y parvenir que des suggestions ingénieuses, ou peut-être ses études personnelles, lui fournissaient un moyen très simple de se satisfaire sans recourir à son autorité absolue et sans sortir de la stricte légalité. Il se trouvait en effet que la constitution, dans une vague formule, sanctionnait d’avance la décision qu’il méditait de prendre. Un des articles autorisait le Sultan « à expulser du territoire ceux qui, à la suite d’informations recueillies par l’administration de la police, seraient reconnus comme portant atteinte à la sûreté de l’Etat. » Par inadvertance, ou bien pour se donner une arme contre ses adversaires éventuels, Midhat avait inséré là, en des termes évidemment applicables à tout individu suspect, étranger ou indigène, une disposition indéfinie qu’un législateur prévoyant, surtout en Turquie, eût assurément écartée. Son œuvre se retournait contre lui, et, la « sûreté de l’Etat » étant intimement liée à celle du prince, dès que celui-ci se jugeait menacé d’après un de ces « rapports » qu’il est toujours facile de faire rédiger, il pouvait exercer cette faculté sur un de ses sujets, si haut placé qu’il fût. Midhat se croyait hors d’atteinte par son rang, il ne supposait pas avoir jamais rien à craindre d’une police qu’il dirigeait et dont les relations ne devaient parvenir au palais que par son entremise : il ignorait la surveillance occulte dont il était environné par les agens personnels d’un maître ombrageux, indigné, résolu, de jour en jour plus aigri par la conduite de son ministre et par ses propres soupçons, et qui se préparait à lui démontrer, aussi bien qu’à ses peuples et au monde entier, combien, dans la pensée du descendant de Mahomet II et de Soliman, un grand vizir est peu de chose.

Comme, après tout, il est presque impossible que, même dans une enceinte aussi bien gardée que la résidence impériale, il ne transpire au dehors quelques rumeurs indécises, on parlait dans Constantinople de conflits, de dissentimens ministériels, de nuages qui circulaient dans les hautes régions. On racontait, comme un fâcheux indice, que Midhat n’avait point paru à la Porte depuis vingt-quatre heures, et l’on échangeait des commentaires. Si incertains que fussent ces symptômes, j’y avais fait discrètement allusion dans un récent entretien avec Safvet-Pacha : celui-ci, soit qu’il dissimulât son anxiété, soit, — ce qui est fort possible, — qu’il ignorât ce qui se tramait au sérail, avait attribué l’absence du grand vizir à une indisposition passagère, et avait traité les discours de la ville de « propos en l’air. » En réalité, un seul fait, — encore bien insignifiant en lui-même, — aurait pu émouvoir avec quelque raison les habitans des yalis riverains du Bosphore : dans la nuit du 4 au 5 février 1877, le yacht impérial, l’Izeddin, pour un motif inconnu, s’était rangé et se maintenait sous vapeur à quelque distance de la longue terrasse de marbre qui s’étend devant le palais de Dolma-Bagtché.

Ce petit incident avait en effet un sens ; il était le prologue d’un drame, et il devait en outre en assurer le dénoûment. En même temps que l’Izeddin demeurait prêt à recevoir et à exécuter les ordres qui lui seraient transmis, à l’intérieur du palais, où Abdul-Hamid venait de prendre une décision suprême, tout se disposait silencieusement pour l’accomplir. Le 5, dans la matinée, les confidens du prince étaient à leur poste, et un aide de camp était chargé d’apporter à Midhat-Pacha l’invitation de se rendre auprès du Sultan. Cette communication, conçue dans la forme accoutumée, ne pouvait en rien étonner le ministre. Il partit de son conak entouré de l’appareil en usage pour les personnages de son rang : sa voiture était précédée et escortée par des officiers et des cawas à cheval. Il fut reçu comme d’ordinaire à son arrivée par les chambellans de service, et introduit dans un salon d’attente. Mais il n’entra point chez le souverain. La scène préparée eut lieu sur-le-champ, aussi rapide que décisive. Le grand maréchal du palais, Saïd-Pacha, s’avança au-devant de lui, et, au nom du Padischah, lui redemanda solennellement les sceaux de l’Etat. En présence d’un tel ordre, régulièrement apporté par le représentant du prince, toute discussion était vaine. On ne saurait dire si Midhat essaya de réclamer ou de protester : aucun détail précis ne nous a été donné sur son attitude. Divers bruits contradictoires ont couru à cet égard, mais, en l’absence de témoignages autorisés, je crois vraisemblable que cet homme instruit par expérience des procédés nécessaires dans les coups d’Etat comprit, quelles que fussent sa surprise et sa colère, n’avoir qu’à s’incliner devant une volonté inflexible. Quoi qu’il en soit, il vit aussitôt qu’il ne s’agissait pas d’une simple disgrâce : arrêté par les officiers qui assistaient Saïd-Pacha, il fut entraîné au dehors sur la terrasse, embarqué sur l’heure dans un caïque, et conduit à bord du yacht impérial, qui stationnait près du rivage. Ce bâtiment leva l’ancre immédiatement et s’éloigna à toute vapeur dans la mer de Marmara. Il emmenait à Brindisi le vizir déchu et expulsé de l’empire, désespéré sans doute de cet écroulement subit de sa fortune et de ses espérances, mais dont le sort, si rude qu’il fût, attestait cependant l’adoucissement relatif des mœurs politiques dans son pays, car, jadis, les crises analogues avaient un autre dénoûment[1].


VI

Le bâtiment qui emportait Midhat avait déjà doublé la pointe du Sérail, lorsque la nouvelle de cet événement se répandit dans la ville, où elle avait été apportée par quelques personnes en relations d’affaires avec le palais, et qui avaient reçu les confidences incomplètes et obscures de subalternes effarés. Ce fut seulement dans la journée que mes collègues et moi, instruits avec précision par nos drogmans à leur retour de la Porte, fûmes en mesure de télégraphier à nos gouvernemens. Les amis de Midhal étaient consternés, mais n’osaient qu’à demi-voix exprimer leur tristesse ; du reste, il n’y eut pas une manifestation, pas un cri. L’empire s’inclina dans un respectueux silence devant l’autorité traditionnelle qui s’affirmait avec tant d’énergie. Le parti constitutionnel s’était à peu près évaporé : le Sultan demeurait l’arbitre incontesté des destinées de l’Etat et des institutions qu’il était libre de détruire ou de conserver. Comme il n’avait rien à en craindre, et qu’il pouvait éventuellement s’en servir, ce fut à ce dernier parti qu’il s’arrêta jusqu’à nouvel ordre. Elles étaient, après tout, l’argument qu’il avait opposé aux revendications étrangères, et leur maintien témoignait de la fixité de sa politique. Il nomma Edhem-Pacha, naguère son plénipotentiaire à la Conférence, au poste de grand vizir, pour bien indiquer qu’il persévérait dans les principes de résistance à l’Europe, et qu’il n’avait voulu rapper qu’un sujet téméraire. Son hatt impérial déclara même expressément que la constitution n’était pas atteinte, et annonça la promulgation des lois réformatrices. Comme on savait la Russie hostile à une évolution libérale non moins contraire à ses vues qu’à son propre régime, peut-être se complaisait-on à la braver. Edhem-Pacha, au cours du premier entretien que j’eus avec lui après la crise, qu’il attribua, en termes très réservés, à l’altitude indépendante de Midhat et de ses amis, m’affirma qu’en ce qui concernait les affaires intérieures, les intentions du Sultan n’étaient en rien modifiées. On prit sur-le-champ des mesures pour les élections dans toutes les provinces. La Porte continua avec plus d’activité que jamais la rédaction de nombreux projets législatifs, et bientôt l’on annonça que la Chambre des députés était convoquée à Constantinople.

Les opérations électorales s’étaient poursuivies au milieu de la complète indifférence des populations, qui, n’ayant aucune conscience de leur force et de leurs droits, non plus que du système représentatif, considéraient le parlement qu’on leur faisait élire comme une de ces assemblées locales dont elles avaient de tout temps éprouvé la stérilité. Il n’existait pour elles d’autre pouvoir que celui du Sultan, et elles étaient assez bien fondées à ne prêter qu’une attention distraite, surtout en présence d’une guerre prochaine, à un incident subordonné au bon plaisir du prince, et dont le promoteur avait déjà disparu.

La procédure électorale, en l’absence d’une loi organique, avait affecté des formes assez variées. En général, les députés, presque tous candidats officiels, avaient été nommés par les medjlis chargés de l’expédition des affaires municipales, et qui n’avaient reçu aucun mandat politique. Dans plusieurs circonscriptions, on employa diverses combinaisons : en Bosnie, les conseils cantonaux reçurent une liste envoyée par le conseil administratif, et qu’ils approuvèrent en bloc. A Constantinople, certains notables choisirent pour chaque quartier deux électeurs qui désignèrent les députés. Parmi ces candidats, élus partout sous sa direction, la Porte avait placé avec intention plusieurs chrétiens ou juifs, surtout dans les districts où ces deux cultes ont de nombreux adhérens : elle était sans inquiétude sur les conséquences de cette impartialité, car le giaour, qui se sent faible et peut tout craindre, est encore plus soumis que le musulman.

Quant au niveau moral des députés, hommes presque tous inconnus, on n’avait à cet égard que des informations assez vagues. Il se trouvait parmi eux, comme, au surplus, dans la plupart des assemblées analogues, soit des propriétaires plus ou moins riches, soit des commerçans de diverses catégories, soit d’anciens fonctionnaires des tribunaux. Il y avait aussi, et en grand nombre, des employés de vilayet, surtout des agens particuliers des valis, et, à côté de personnes fort honorables, des individus signalés par des antécédens fâcheux. Andrinople, par exemple, envoyait tout ensemble un musulman qui s’était distingué par sa courageuse opposition à l’armement des bachi-bouzouks, et un indigène compromis dans les pillages bulgares. Janina avait élu un docteur en droit de l’Université d’Athènes, et Salonique, un Turc accusé de complicité dans le massacre des consuls. Parmi les choix heureux, je dois indiquer encore un Maronite, Khalil Ghanem, nommé à Beyrouth, jeune homme d’un esprit distingué, sincèrement libéral et d’une rare instruction. Deux députés de Constantinople étaient des personnages de rang élevé et doués d’une certaine expérience : Youssouf-Pacha, ancien ministre des Finances, et Ahmed-Véfik-Pacha, autrefois ambassadeur à Paris, et dont on vantait à bon droit l’intelligence supérieure : on disait plaisamment, il est vrai, que son érudition, un peu confuse ressemblait « à une bibliothèque renversée ; » il n’en était pas moins un homme de valeur, actif, laborieux, qui parlait avec une agréable facilité. Il était désigné d’avance pour la présidence de la Chambre. Je ne voudrais pas oublier deux députés d’un autre genre, et qui eussent paru un peu singuliers en Occident, le khodja Moustapha, cher au monde des mosquées, prédicateur célèbre par son éloquence enthousiaste, et aussi le chef des derviches tourneurs de Péra, que son zèle religieux, et surtout ses évolutions chorégraphiques, avaient rendu très populaire.

Conformément au statut, la Porte adjoignit à cette assemblée, en très grande majorité musulmane, et dont l’assentiment n’était point douteux, un Sénat de vingt-cinq membres choisis parmi les hauts fonctionnaires, et le Parlement se trouva ainsi constitué. Le Sultan persévérait donc pour le moment dans la politique du vizir disgracié, mais, en cela encore il affirmait son pouvoir absolu, considérant qu’il accomplissait un acte de gouvernement, subordonné comme toute autre mesure à sa volonté souveraine. À ce titre, il jugea convenable d’entourer l’incident d’un appareil solennel, et quelques jours après, le 19 mars, il ouvrit en personne la session des Chambres dans ce même palais de Dolma-Bagtché, d’où Midhat-Pacha, six semaines auparavant, était parti pour l’exil.

Cette cérémonie eut lieu dans la grande salle qui est soutenue par des colonnes de porphyre, dominée par une haute coupole, et dont les fenêtres s’ouvrent sur les perspectives lumineuses du Bosphore. Il n’y avait qu’un seul siège, le trône du sultan Sélim. A droite, se tenaient les ministres, les conseillers d’Etat et les chefs des communautés chrétiennes ; à gauche, les chargés d’affaires des grandes Puissances (à l’exception de ceux de Russie et d’Allemagne, qui avaient cru devoir s’abstenir) et les ministres des Cours secondaires : auprès d’eux, le Cheik-ul-Islam, le frère du chérif de la Mecque, les ulémas de premier rang, les maréchaux et généraux de division ; en face, les sénateurs et députés. Lorsque ces divers groupes furent réunis en leurs places respectives, Abdul-Hamid, sortant de ses appartemens, parut au fond de la salle : il s’avança d’un pas rapide, accompagné de ses aides de camp. Il portait un costume militaire très simple, recouvert d’un dolman noir. Il ne répondit que par un geste de la main aux acclamations de ses sujets, et demeura debout devant le trône, appuyé sur son sabre. Son visage maigre et brun, ses traits réguliers, encadrés par une barbe noire, fine et serrée, ses grands yeux fixés à distance dans le vague, son maintien immobile et sévère ne révélaient aucune impression précise. Sa physionomie, que j’observais avec attention, me parut celle d’un homme indifférent aux hommages, énergique et nerveux, un peu sombre, inflexible peut-être, avant tout pensif et secret.

Son discours fut lu par un secrétaire. Ce document, composé avec beaucoup d’art, exposait d’abord les difficultés présentes, puis énumérait les principes généraux de la constitution, les nombreux projets de loi soumis au parlement sur les vilayets, la presse, les tribunaux, les élections, les finances, etc., tout un programme d’une telle variété et d’une telle étendue qu’il avait l’air quelque peu chimérique. Puis, après une allusion à la conclusion prochaine de la paix avec la Serbie et le Monténégro, le Sultan abordait la question capitale, la rupture de la Conférence. Il disait avoir montré les dispositions les plus favorables aux conseils et aux désirs des grandes Cours « en tant qu’ils seraient conformes aux traités, au droit des gens et aux intérêts du pays. » Selon lui, le désaccord ne portait pas « sur les principes, mais sur leur mode d’application ; » il prétendait « les développer, tout en demeurant fidèle à son devoir, qui était de ne souffrir aucune atteinte à la gloire et à l’indépendance de l’empire. » Il terminait en exprimant l’espoir que ces intentions, manifestées avant et après la Conférence, « ne pourraient que raffermir les rapports amicaux qui relient le gouvernement au concert européen. »

Ce langage calme et fier, qui reproduisait parfaitement la tactique suivie au cours de la crise et indiquait de si séduisantes perspectives, ne fut cependant accueilli que par une respectueuse et froide déférence. Peut-être l’attitude un peu morne du souverain laissait-elle l’assemblée indécise ; peut-être l’absence calculée du représentant de la Russie paraissait-elle l’indice émouvant d’une guerre certaine. Peut-être aussi une telle accumulation de projets de lois et de réformes, présentés à des députés dont la plupart, dénués de toute compétence législative, ne savaient même pas ce que c’est qu’un budget, inspirait-elle un scepticisme inquiet. Aussitôt après cette lecture, le Sultan se retira, suivi de sa maison militaire, à la hâte, sans que son départ fût salué par des marques d’enthousiasme. Le ministre des Affaires étrangères s’approcha alors du corps diplomatique, le remercia de sa présence, et nous adressa quelques phrases sur les sentimens élevés du souverain et ses sympathies pour le progrès et la civilisation. En réalité, la séance avait été très correcte et très majestueuse, mais on sentait que des préoccupations anxieuses, soit sur les affaires intérieures, soit sur celles du dehors, dominaient tous les esprits.


VII

La réunion du parlement n’était en effet qu’un épisode secondaire au milieu des circonstances formidables où la Turquie se trouvait placée. Elle avait cependant une importance transitoire justement appréciée par le gouvernement. Sans doute il tenait tête par lui-même et par le seul prestige séculaire du Sultan, avec une énergie qu’on ne saurait méconnaître, à des dangers multiples et imminens ; menacé sur ses frontières d’Europe et d’Asie par un ennemi dont les moyens d’action sont réputés inépuisables, abandonné par tous les Cabinets, confiant dans le courage, le patriotisme et la foi religieuse de ses soldats et dans la vitalité de sa race, il rassemblait ses armées régulières et les contingens indisciplinés des peuplades asiatiques, il improvisait des ressources financières et dirigeait tout sans hésitation ni défaillance. Mais, en fait, les préparatifs belliqueux épuisaient le trésor, l’appel des réserves dépeuplait les provinces ruinées, affamées, livrées à tous les désordres ; à Constantinople, les affaires languissaient, des troupes de séditieux et d’intrigans affichaient des placards comminatoires, des conciliabules agitaient les masses fanatiques et misérables, propageaient de sinistres nouvelles, tantôt sur la santé d’Abdul-Hamid, tantôt sur de prétendus désaccords au sein du ministère, voire même sur un retour possible de Midhat ou sur une prochaine restauration de Mourad. La Russie entrait enfin en lice, et l’empire était envahi. Or, dans une pareille crise, il n’était pas indifférent au Sultan, si convaincu qu’il fut de sa force irrésistible, d’être approuvé, entraîné même dans son entreprise par une apparence de représentation nationale. La constitution lui donnait en ce moment un précieux concours. Les séances de la Chambre commencèrent donc aussitôt, avec le plein et laborieux appui de la Porte.

La discussion de l’adresse en réponse au discours du trône fut d’un bout à l’autre conforme aux désirs du prince, et lui donna sans réserve des témoignages éclatans de dévouement et de fidélité. Cette assemblée, au fond si médiocre et si impuissante, sembla électrisée par les événemens et par le péril. Ce fut avec un empressement passionné que les députés votèrent un passage ainsi conçu : « Nous repoussons toute intervention dans les rapports du Sultan avec ses sujets, et dans les affaires intérieures de l’Etat. » Un des membres s’étant écrié : « Nous la repousserons au prix de nos biens et de nos vies, » cette parole fut couverte d’applaudissemens unanimes. Lorsque l’orateur populaire des mosquées, le khodja Moustapha, insista sur l’esprit de sacrifice, même de pauvreté qui inspirait tous les Ottomans, sur leur volonté de tout donner pour préserver la gloire du Padischah et l’indépendance de la patrie, toute l’assemblée s’associa par ses cris à cette déclaration fervente. Les orthodoxes, les Arméniens, les Syriens, les Maronites se distinguèrent même d’autant plus par leur zèle que, la Russie s’étant ostensiblement armée pour la cause d’un certain nombre de leurs coreligionnaires, ils tenaient à paraître non moins éloignés que les musulmans de la moindre complaisance pour l’ennemi.

Dans ces conditions, la Porte prodigua les marques de confiance et d’estime à la Chambre, qui, de son côté, se livra au travail avec activité. Les projets de loi étaient votés par elle au pas de course, notamment l’état de siège, si inquiétant pour nos droits capitulaires, le refus opposé aux prétentions du Monténégro, et divers règlemens organiques. Les ministres affectaient de louer sans cesse l’intelligence et la sagesse des députés : avec une correction constitutionnelle qui ne présentait pas d’ailleurs le moindre danger, ils les laissèrent même réclamer le départ du ministre de la Guerre pour l’armée, et leur accordèrent le rappel d’un fonctionnaire financier envoyé à Londres. L’arrestation de plusieurs softas engagés dans une manifestation excessive et maladroite montrait du reste que le gouvernement entendait n’être servi qu’à son jour et à son heure. Au surplus, le parlement ayant donné sur-le-champ ce qu’on attendait de lui dans les conjonctures actuelles, c’est-à-dire un assentiment politique irrécusable, il n’y avait plus qu’à lui faire adopter rapidement une série de textes législatifs destinés à donner une apparence d’utilité à sa présence : la presse, l’administration des vilayets, les élections futures, les finances furent réglementées en quelques semaines, et, le 28 juin, la session fut close.

La Porte était satisfaite. D’une part, elle se pouvait dire plus libérale que la Russie et que la Conférence ; de l’autre, elle voyait, au commencement de la guerre, sa politique acclamée par une assemblée sinon très autorisée, du moins élue ; enfin, l’indépendance du Sultan, naguère menacée par les giaours, mais résolument sauvegardée, demeurait immuable, et, en envoyant ses troupes sur le champ de bataille, Abdul-Hamid agissait non seulement on maître, mais en prince complètement d’accord avec le vœu de ses peuples. On annonça donc qu’à la suite d’élections nouvelles, rendues nécessaires par la loi organique récemment votée, le parlement se réunirait on novembre. Rien n’était plus régulier, et la constitution semblait être affermie après cette première épreuve. C’était cependant une illusion que ne partageaient point ceux qui, connaissant bien les véritables sentimens de la Porte, attendaient, pour juger de l’avenir, ce que le cours des événemens inspirerait à celui qui tenait entre ses mains le sort des institutions.


VIII

Nous n’avons pas à retracer ici les péripéties de la guerre pendant les cinq mois qui s’écoulèrent entre les deux sessions parlementaires. On sait quel développement la lutte a pris pendant cette période, et par quelle résistance opiniâtre, parfois héroïque, la Turquie a inquiété la Russie et ému l’Europe. Le succès final du tsar n’était pas douteux, mais enfin l’invasion rencontrait, sur les Balkans et en Asie, des armées nombreuses qui disputaient le terrain avec une énergie inattendue. Le Sultan pouvait espérer que d’aussi glorieux efforts, la lassitude de ses ennemis, peut-être même les démarches diplomatiques des Puissances intéressées à la paix de l’Orient, amèneraient une conclusion qui ne lui imposerait pas trop de sacrifices. Lorsque arriva l’époque fixée pour la rentrée des Chambres, le gouvernement n’avait donc rien à modifier du programme qu’il avait jusqu’alors estimé avantageux à sa politique intérieure et extérieure. Il jugeait même bon que les Cours étrangères vissent dans le maintien de l’état des choses une preuve de son esprit de suite et de la fermeté de ses résolutions. Puis, il se savait toujours en mesure de prendre, en cas de besoin, telles décisions qui seraient indiquées par les circonstances. Les droits conférés par le statut n’entravaient pas son action, qui s’exerçait aussi fortement que par le passé. Sans s’embarrasser des théories applicables à tous ses sujets, il pourchassait à outrance les Bulgares suspects, et le pouvoir exécutif demeurait, par tout l’empire, sans limite et sans contrôle. Bien plus, en dépit des belles phrases sur l’égalité des races, lorsqu’il institua une garde civique pour Constantinople et une milice nationale pour les provinces, les musulmans seuls y furent admis, conservant ainsi la situation privilégiée qui dérive à leurs yeux de la conquête et leur donne en effet la prépondérance. Cette disposition, acceptée très volontiers par les non-musulmans, qui se montraient ainsi bien peu dignes d’être libres, attestait chez les ministres du Sultan un médiocre souci de la constitution ; leur langage même prouvait à cet égard leur dédaigneuse indifférence : « Quant aux chrétiens, on verra plus tard, » disait le grand vizir. « Les chrétiens, affirmait le président du Conseil d’État, ne peuvent compter de notre part que sur de la tolérance. » Les principes réels du gouvernement impérial étant ainsi placés au-dessus de toute atteinte, on pouvait continuer à se donner le luxe d’une Chambre et d’un Sénat.

Les élections eurent donc lieu en novembre, mais il faut bien dire qu’au milieu des émotions du champ de bataille, l’attention du pays s’en trouvait absolument détournée. On n’a jamais su bien au juste comment les opérations électorales avaient été conduites : elles firent encore moins de bruit que les premières ; on en parlait très peu dans les feuilles publiques ; et, lorsqu’on apprit un jour que la Chambre avait été élue, on savait à peine que les électeurs eussent été convoqués.

Néanmoins le Sultan présida, comme précédemment, la séance d’ouverture : il fit lire aux députés un discours où il vantait avec raison le dévouement de ses sujets, et, par une métaphore quelque peu excessive, désignait la constitution « comme l’ancre de salut de l’empire. » Il énumérait ensuite avec complaisance les multiples projets de loi qui devaient occuper la session. On remarqua le silence qu’il avait gardé sur la prise de Plevna, qu’on avait sue la veille : peut-être voulait-il établir ainsi que les événemens politiques ne regardaient pas une assemblée exclusivement législative et éviter les condoléances ou les discussions, qu’il jugeait incompatibles avec le respect de sa dignité suprême. La Chambre, par déférence ou par crainte, n’insista pas, en ce moment du moins, sur les questions brûlantes, et commença l’étude des lois présentées, comme si l’on n’eût pas été au milieu d’un orage. Le contraste était saisissant entre le calme de ces séances et les émotions que suscitaient partout les désastres qui se succédaient de jour en jour, annonçant la fin. La Porte, il est vrai, en demandant, peu après, les bons offices des Puissances, pouvait dire que les réformes étaient assurées par le fonctionnement régulier du régime constitutionnel : c’était là le succès moral cherché dès l’origine, et qu’elle poursuivait encore à l’heure des périls extrêmes. Cette protestation persévérante ne manquait pas d’une certaine grandeur : seulement le gouvernement turc, lassé ou défiant, se servait de cet argument pour la dernière fois.

L’année 1878 s’ouvrait sous les plus sinistres auspices. La chute de Plevna avait été pareille à la rupture d’une digue : le torrent était désormais irrésistible : vainement les généraux turcs cherchaient à se concentrer sur Sofia, dans les défilés d’Ichtiman, en avant d’Andrinople. Ces manœuvres courageuses retardaient, sans l’arrêter, l’armée russe qui débordait des Balkans et poussait ses avant-gardes jusqu’en vue du Bosphore. Le 6 janvier, on apprit l’évacuation de Sofia, l’occupation de Késanlyk, la marche des forces ennemies sur Yeni-Zaghra et Yamboli, l’inévitable invasion de la Thrace méridionale. Il fallait se hâter de négocier un armistice ; puis, sur le refus du vainqueur, et les Puissances demeurant immobiles, on entamait des pourparlers directs pour la paix. Cependant les habitans des campagnes refluaient en désordre vers la capitale : la population de Constantinople, naguère si belliqueuse, était plongée dans la stupeur et décimée par les épidémies ; nous assistions à l’exode des musulmans bulgares, qui dressaient leurs tentes sur les places ou s’entassaient sous les voûtes des mosquées.

Il se produisit alors, aussi bien dans l’opinion publique que dans les conseils du pouvoir, une série de mouvemens étranges et de fluctuations désordonnées, ce que j’appellerai la fièvre de la défaite, accident moral qui se rencontre si souvent dans l’histoire des peuples vaincus. Un fait inouï, qu’on eût cru impossible, en fut l’émouvant symptôme. Cette Chambre des députés, à laquelle personne ne songeait, et qui semblait destinée à poursuivre modestement un obscur travail, essaya tout à coup d’intervenir, et, prenant une initiative, constitutionnelle peut-être, mais bien inattendue, osa insérer dans le projet d’adresse un paragraphe de blâme au gouvernement et provoquer ainsi une crise ministérielle. De son côté, la Porte, stupéfaite de cette audace, profondément atteinte d’ailleurs par les désastres militaires, troublée, pour un instant, par des influences contradictoires, fut entraînée à ces mesures capricieuses et saccadées qui attestent la nervosité des États désemparés. En huit jours, les démissions du grand vizir, de Mahmoud-Pacha, du ministre de la Guerre, furent tour à tour repoussées et acceptées, sans motifs réels ou même apparens. On n’a jamais compris pourquoi le Sultan supprima soudain le grand vizirat en élevant Ahmed-Véfik-Pacha au pouvoir, sous le titre nouveau de premier ministre, et encore moins s’est-on expliqué comment, en des circonstances qui imposaient de tout autres préoccupations que les questions de formes parlementaires, le Sultan donnait à cet homme d’État la mission de grouper un ministère « homogène et responsable. » Évidemment, de part et d’autre, au sein de cette assemblée agitée sans doute par la douleur patriotique, mais impuissante à rien réparer ni conduire, et au palais momentanément éperdu, on se laissait aller aux velléités inopportunes et bizarres, on tâtonnait dans les ténèbres. Bien plus, et quand les revers devinrent plus lugubres encore, quand les Russes, maîtres du rivage asiatique de la Mer-Noire et de la majeure partie des territoires européens de la Turquie, s’avancèrent vers la capitale, l’attitude de la population, tantôt morne, tantôt tumultueuse et inquiétante, révéla davantage encore l’effarement de tous les esprits ; la Chambre désorientée, sans ligne de conduite et sans chefs, s’épuisait en récriminations vaines, en discussions houleuses et stériles, l’autorité suprême semblait vacillante et énervée, et le désarroi, l’obsession morale, en étaient venus à ce point qu’on envisageait sérieusement l’éventualité du départ du Sultan pour Brousse afin d’éviter au chef de l’Islam le spectacle des giaours campés autour de Sainte-Sophie.

Heureusement pour l’empire turc, le gouvernement se ressaisit avec une certaine promptitude : il n’avait jamais perdu la conscience de sa force, et, quelle que fût son angoisse en ces heures sombres, il comprit les devoirs que lui imposait sa puissance même, l’urgence de réagir contre la panique et de prendre les résolutions nécessaires pour préserver le pays d’un effondrement. Il avait commis bien des fautes ; mais il eut le mérite et la loyauté d’agir sans chercher à rejeter sur personne la responsabilité des infortunes publiques, ni le soin de les atténuer. Il resta jusqu’au bout fidèle à la théorie du pouvoir absolu qui revendique la tâche de reconstruire ce qu’il a ruiné. Il entama et poursuivit par lui-même, indépendamment de tout le bruit inutile qui se faisait autour de lui, les négociations directes avec le vainqueur. Abdul-Hamid avait une foi trop intense dans le caractère sacré de son droit, il se considérait comme trop élevé au-dessus de ses sujets, soit pour attribuer à d’autres une part dans ses actes passés, soit pour immiscer qui que ce fût dans l’élaboration de ses décisions futures. Il n’invoqua ni secours, ni subterfuges. Il avait seul fait la guerre, il devait seul faire la paix. Il la lit, — on sait à quel prix, — mais du moins dans la plénitude de ses prérogatives souveraines. L’étendue de ses territoires pouvait être diminuée, mais non pas l’omnipotence indiscutable qui était l’héritage de sa race.

Le Sultan, le khalife, demeurait intact : mais, en même temps, son action unique et imperturbable attestait qu’il était la seule autorité vivante, et condamnait, par voie de conséquence logique, le factice régime constitutionnel dont tout démontrait l’inutilité.

Cette tentative destinée à émouvoir et à intimider l’Europe n’avait rencontré au dehors qu’un malveillant scepticisme, et au dedans que la prévoyante et dédaigneuse inertie des peuples. Ces institutions devaient d’autant moins survivre aux incidens transitoires qui les avaient fait naître que, dans les circonstances présentes, elles n’étaient plus évidemment qu’un hors-d’œuvre et pouvaient devenir un élément de troubles intérieurs. En réalité, lorsqu’il s’agissait d’actes douloureux et décisifs, les regards se tournaient vers celui qui incarnait exclusivement en lui la majesté et les destins de l’empire. On a dit que le tsar avait réclamé officieusement l’abandon de la constitution : c’est possible ; bien que nulle stipulation n’ait été formulée à cet égard, je croirais volontiers que la Russie, particulièrement antipathique à ces démonstrations libérales, a exprimé sur ce point des sentimens qui n’ont pas rencontré au surplus d’objections ni de regrets. La Porte n’avait en effet plus rien à attendre de ce vain simulacre parlementaire, qui n’était désormais que le souvenir amer d’une stratégie inutile et d’une politique vaincue. La constitution tombait d’elle-même, n’ayant aucune racine ; elle allait rejoindre dans les archives tant d’autres actes oubliés.

Abdul-Hamid ne se hâta point, ayant à s’occuper d’affaires plus graves : les pourparlers et les préliminaires du traité qu’il devenait urgent de conclure. Mais, lorsque ces difficultés capitales furent à peu près réglées, l’inévitable résolution fut prise, sans aucun appareil, avec une fermeté paisible, et ce que nous avions vu proclamer si solennellement à Dolma-Bagtché disparut à Yildiz-Kiosk, en vertu du même pouvoir qui, à son gré, édicté et abroge, élève et détruit. Un iradé suspendit indéfiniment le Sénat et la Chambre des députés, et il passa pour ainsi dire inaperçu au milieu des dernières péripéties de la guerre, au moment où la flotte anglaise arrivait devant la pointe du Sérail malgré la Convention des détroits, où l’armée russe apparaissait presque en vue des murs de Constantinople, enfin où l’on signait le traité de San Stefano. La constitution ne fut pas officiellement révoquée, et elle subsista encore à l’état de fantôme. J’ai entendu dire que, longtemps après, le Sultan, quand il était embarrassé de répondre aux ambassadeurs, les renvoyait à ses ministres responsables, quitte à transmettre à ces derniers ses ordres absolus. Néanmoins, dès ce jour, elle était virtuellement morte, elle ne restait plus que comme un vestige de temps évanouis, auxquels en effet elle ne pouvait point survivre. On n’entendit nulle part ni récriminations ni plaintes : elles eussent été inopportunes et dangereuses. Les députés se dispersèrent en silence ; plusieurs, qu’on supposait mécontens, furent pourchassés par la police, d’autres arrêtés obscurément. Quelques jours écoulés, il ne semblait pas, à Constantinople, que cet épisode eût laissé le moindre souvenir. Les institutions avaient coulé à pic comme une épave fragile dans le Bosphore.


IX

Un mois après ces événemens, à la veille de quitter l’ambassade que j’avais dirigée pendant toute la durée du drame, je fus reçu en audience de congé par le Sultan. Je le trouvai résigné, calme, parfaitement instruit de toutes les questions précédentes, dont il parlait avec beaucoup de mesure et de dignité. Son visage pâle portait la trace des souffrances morales qu’il avait subies, mais je ne surpris dans ses yeux et dans son attitude aucun indice d’hésitation ou de faiblesse. Sous les formes correctes et gracieuses de son langage, je sentais bien sans doute l’amertume que l’abstention des Puissances garantes, et la victorieuse agression des Russes avaient laissée au fond de son âme ; il était évident toutefois qu’il gardait, dans sa tristesse, l’inébranlable certitude de n’avoir point failli en défendant jusqu’à la dernière extrémité son indépendance souveraine contre les suggestions diplomatiques, et contre la force ouverte. Ma situation modeste, et la plus simple courtoisie m’interdisaient de lui rappeler les facilités que nous lui avions indiquées avec instance pour éviter à l’Europe et à lui-même les périls d’une politique intransigeante, et je ne pouvais que lui dire combien j’étais ému de l’état des affaires orientales, en exprimant l’espoir d’un meilleur avenir. Je crois bien qu’il appréciait la réserve de mes paroles, mais il ne semblait pas que rien eût même effleuré sa foi dans le principe intangible qu’il représente, ni diminué son courage et son impassible volonté. J’apercevais en lui une énergie hautaine, qui pouvait devenir plus tard, selon les circonstances politiques et les directions de son esprit, dangereuse pour ses peuples ; mais, à l’époque où nous étions alors, elle n’était que l’affirmation d’une autorité supérieure aux revers. Il acceptait la fortune contraire, mais sans se courber et sans reculer, immuable dans son rôle héréditaire, et, en sortant du kiosque de Yildiz, je comprenais mieux que jamais combien les théories parlementaires, si éloignées des mœurs et des idées de l’Orient, étaient incompatibles avec les convictions de ce maître impérieux.

Quelques jours après, sur le paquebot qui me ramenait en France, je m’entretenais, pendant une soirée paisible, en longeant les côtes de Grèce, avec un jeune député chrétien, suspect aux agens turcs, et dont j’avais favorisé l’embarquement clandestin. Fidèle à ses illusions, il ne se consolait pas de la fin de son rêve. Je respectais en lui les angoisses du proscrit et les mélancolies du néophyte ; je lui disais cependant que, s’il avait raison de vouloir améliorer la situation de son pays, et surtout celle de ses coreligionnaires, je ne croyais pas que ce fût par le régime parlementaire qu’on pût, au moins à présent, se flatter d’y parvenir. — Mais pourquoi ? s’écriait-il. Nous eussions fait comme vous en 1789 ! — Avec cette différence fondamentale, lui répondis-je, que nous avions alors derrière nous trois siècles de civilisation, et en outre la volonté d’un peuple en possession de son unité, conscient de ses droits et capable de les conquérir et de les défendre. Et encore, par quelles convulsions avons-nous passé ! Je me souviens que naguère, à la Conférence, Edhem-Pacha nous les a reprochées dans une harangue tellement véhémente que les plénipotentiaires m’ont invité à ne point l’insérer au protocole. Comment donc un mécanisme aussi délicat et compliqué que le gouvernement constitutionnel serait-il improvisé dans une société telle que la vôtre, où les droits les plus élémentaires sont inconnus, où la sécurité de la vie et des biens n’est garantie ni par les mœurs publiques, ni par une force qui s’impose à l’arbitraire, ni même par des juridictions bien définies et respectées ?

— Il faut cependant, dit-il, commencer par quelque chose.

— Sans doute, repartis-je, mais par le commencement. La constitution était bâtie en l’air, comme la ville des oiseaux d’Aristophane. Son architecture idéale ne reposait sur aucune base. Il eût été nécessaire de s’occuper d’abord des conditions premières, de créer et de développer la vie municipale, l’instruction publique, le progrès industriel, les voies de communication ; il eût fallu effacer, par de patiens et pratiques efforts, par la lente pénétration de la tolérance et de la liberté, la distinction funeste entre le Turc, qui est le conquérant, et le chrétien, qui est le vaincu ; enfin préparer, par une série d’émancipations graduées, par trente ans, un demi-siècle peut-être de travail modeste et continu, l’avènement d’institutions plus élevées et susceptibles, après cette élaboration courageuse et sincère, de vivre el de fonctionner.

— Pourquoi donc alors, objecta le député, nous a-t-on présenté pendant dix-huit mois le mirage du système constitutionnel, pour le supprimer ensuite avec un tel dédain ?

— Vous avouerez, lui répondis-je, qu’il m’est bien difficile de traiter cette question, dont la Porte connaît seule tous les élémens. Mais je vous dirai que, dans ma pensée, vos amis et vous, n’avez bien connu ni votre souverain, ni votre pays, ni les institutions elles-mêmes. Si vous y aviez regardé de plus près, vous n’eussiez été ni abusés ni déçus. Je ne reviendrai pas sur la constitution dont les côtés faibles n’étaient que trop évidens ; mais vous n’ignoriez pas qu’elle avait été promulguée, non point par une soudaine passion pour les réformes, mais afin de faire échec à l’Europe ; que, de plus, la population n’en prenait aucun souci : enfin, vous en avez vu les principes démentis, dès les premiers jours, par le coup d’Etat qui a supprimé Midhat-Pacha. J’ajouterai, en ce qui concerne le Sultan, que vos désirs vous ont trompés sur le caractère de ses actes et de son langage. Il n’a jamais eu un instant l’idée de lier ou de diminuer la puissance qu’il a reçue de ses ancêtres ; il a considéré que, conformément aux prérogatives à la fois exécutives, législatives et judiciaires dont il est, de droit divin, investi, il prenait une décision diplomatique ou intérieure qui lui semblait opportune en certaines conjonctures, pareille à un hatti-chérif quelconque, dont il a toujours la faculté de suspendre ou de révoquer les dispositions. Vous serviez tout simplement sa politique, en acceptant une loi qu’il avait spontanément édictée et qui n’était nullement à ses yeux un pacte conclu avec vous : vous deveniez même, selon sa doctrine, presque séditieux, en interprétant suivant vos idées personnelles les mesures qu’il avait prises et dont lui seul était le juge, en regardant comme une révolution ce qui n’était pour lui qu’un incident, qu’une manifestation, plus ou moins durable à son gré, de sa volonté impériale.

— J’entends, dit-il avec tristesse, que nous sommes alors condamnés à la servitude et qu’il faut abandonner l’espoir de destinées meilleures.

— Je ne veux pas être, repris-je, aussi pessimiste. L’action du temps s’exerce assurément pour vous, et le découragement la rendrait stérile. Puis les termes du problème se modifient sans cesse et déroutent les prévisions. La situation de l’année dernière n’était pas la même qu’à l’époque du traité de Paris : elle est aujourd’hui renouvelée ; je ne sais ce qu’elle sera au Congrès de Berlin où je vais, et, avant la fin du siècle, elle sera différente encore. Est-ce bien, est-ce mal ? qui pourrait en préjuger ? En tout cas, ce que je crois, c’est qu’elle ne saurait être avantageusement transformée ni par le régime parlementaire, ni même, — cet aveu vous étonnera peut-être, — par des règlemens proposés par les Cabinets européens : la Porte, qui s’expose aux plus graves périls quand elle les repousse, les neutralise toujours quand elle les accepte ; d’un autre côté, ce système exige une intervention continue, qui lasse les Puissances et risque sans cesse de troubler leur accord. C’est donc de l’initiative du gouvernement ottoman, — et en cela vous étiez dans le vrai, — qu’il faut attendre en Turquie des progrès efficaces. Entrera-t-il dans cette voie ? c’est le secret de l’avenir. Mais je suis persuadé que l’empire se régénérera par lui-même, c’est-à-dire par des combinaisons qui seront les siennes, ou qu’il ne se régénérera pas. C’est l’enseignement qui ressort des expériences précédentes et des faits dont nous venons d’être témoins. En ce sens, ils n’auront pas été inutiles. Il est bon que certaines idées aient été émises, que le Sultan ait fait appel, même temporairement, même sous une forme illusoire, même dans une pensée spéciale, au concours de ses sujets : les parcelles de vérité ne sont jamais perdues. Des réformes provinciales, appliquées de bonne foi, avec le ferme désir de détruire les préjugés et les défiances réciproques, garantiraient la paix publique et assureraient à la Porte le tranquille exercice de son pouvoir, ses revenus réguliers, sa force morale et matérielle. Elle a un intérêt primordial à créer et à développer un tel état de choses, car il est évident que, si elle combat ou néglige des améliorations aussi justes qu’urgentes, elle verra se perpétuer, avec le désordre administratif et les discordes religieuses et civiles, la série des révoltes, des répressions sanglantes, des interventions extérieures et des démembremens périodiques. Il ne faut pas être grand prophète pour en être convaincu. Le plus vulgaire instinct de conservation personnelle lui conseille donc d’éviter de pareils malheurs, et aux vrais patriotes de consacrer leurs efforts au succès de cette évolution pacifique.

— Assurément, dit le député, cette politique serait très salutaire, mais il est bien douteux qu’on la suive.

— Ceci, repris-je, échappe à ma faible compétence. En tout cas, vous garderez toujours, vous et vos amis, — ce doit être aujourd’hui votre consolation, — l’honneur d’avoir voulu pour votre pays des conditions d’existence plus justes et plus heureuses. Peut-être qu’après tout, vos idées, mieux préparées, mieux adaptées aux mœurs, aux traditions, aux nécessités sociales et aux formes de votre gouvernement, seront un jour, à la suite d’événemens inconnus, l’un des élémens les plus favorables à une solution paisible de la question d’Orient.

— Dieu le veuille ! dit le député en soupirant.


Cte CHARLES DE MOUY.

  1. Après diverses péripéties, Midhat-Pacha, qui ne revint jamais au pouvoir, fut cependant nommé vali de Smyrne. Mais, disgracié de nouveau, et cette fois pour jamais, saisi, emprisonné, jugé à Constantinople et condamné à mort comme coupable du renversement d’Abdul-Azis, il fut relégué, par commutation de peine, dans l’Hedjaz, où il mourut subitement.