SOUVENIRS

D’UN AMIRAL


PREMIÈRE PARTIE.

LA JEUNESSE D’UN HOMME DE MER

II.

UNE CAMPAGNE D’EXPLORATION.

I.

Un voyage de découverte est toujours accompagné de sérieux dangers. On ne visite pas des parages inconnus sans être exposé, quelque vigilant que se montre le navigateur, à de soudaines surprises dont on ne peut sortir sain et sauf qu’avec beaucoup de bonheur, sans compter une forte dose de présence d’esprit et d’habileté. Un bon navire offre de merveilleuses ressources pour se tirer de ces mauvais pas. Tant que la quille n’a point touché le fond, il n’y a jamais lieu de perdre courage. Les vents ont des faveurs si imprévues, et, pourvu qu’on puisse prolonger quelque temps la lutte, la mer s’apaise souvent si à propos ! Mais quand au lieu d’un navire souple et rapide, prêt à s’élancer dans le lit du vent au moindre appel de sa barre, on n’a sous les pieds qu’une barque inactive et languissante, il faut tout appréhender de ces situations dont, avec un meilleur bâtiment, un capitaine hardi et manœuvrier se ferait un jeu. Les deux corvettes destinées à entreprendre le voyage de circumnavigation auquel je venais d’obtenir l’honneur de prendre part n’étaient pas de cette race de navires pur sang sur le jarret, ou sur l’ardeur desquels on peut compter. C’étaient deux humbles flûtes qui n’avaient jamais été destinées au rôle pompeux qu’un caprice du sort les appelait inopinément à jouer. Lorsqu’elles remplissaient les devoirs de la condition modeste pour laquelle elles avaient été mises au monde, elles s’appelaient l’Abondance et le Gros-Ventre. En changeant de fortune, elles firent comme tant d’autres parvenus, elles changèrent de nom. L’Abondance, que devait monter le chef de l’expédition, devint la corvette de sa majesté la Truite ; le Gros-Ventre prit le nom d’une rivière torrentueuse et s’appela fièrement la Durance. Elles reçurent chacune un équipage de quatre-vingt-douze hommes, six canons du calibre de 8, deux caronades de 36, des pierriers, des espingoles, des fusils, des pistolets, des haches d’armes et des sabres, tout l’attirail en un mot d’un navire de guerre. La poupe fut couronnée d’une vaste dunette destinée au logement des commandans. Sur les poutres massives de ce château d’arrière, on fixa de fortes coulisses qui encastrèrent la plate-forme… d’un canon à pivot ? diront nos jeunes marins : non,… d’un moulin à vent. On avait prévu que dans les îles que les corvettes allaient visiter on pourrait rencontrer du blé, mais on n’avait point imaginé qu’on y pût trouver de la farine.

Il eût été fâcheux, on en conviendra, d’être exposé, faute d’un moulin, à mourir de faim sur un tas de froment. Nous entrions dans une époque de tentatives ingénieuses où l’on commençait à prendre en pitié la simplicité de nos pères ; bien des gens s’étonnèrent que ces pauvres esprits n’eussent jamais songé à user d’un moyen aussi simple pour préserver les navires expédiés dans les mers lointaines du danger toujours si fâcheux de la famine. Un superbe moulin à vent de douze ou quinze pieds de haut se dressa donc comme le clocher d’un village au-dessus de la dunette de chacune des corvettes. La coulisse sur laquelle la plate-forme des moulins pouvait glisser devait servir à les transporter du côté du vent à chaque changement d’amures. Rien n’était, on le voit, plus commode et mieux entendu. La soif de perfectionnemens qui dévorait alors tous les cœurs ne s’arrêta pas en si beau chemin. Nos corvettes étaient doublées en cuivre, comme l’avaient été, depuis la guerre d’Amérique et sur les vives instances de Suffren, tous les navires de la marine royale. On pensa que des bâtimens exposés à s’échouer plus d’une fois remplaceraient très difficilement les feuilles de cuivre qu’ils ne manqueraient pas de perdre en pareille occurrence, et l’on jugea prudent de mailleter la Truite et la Durance. Mailleter un bâtiment, c’était, avant l’invention du doublage en cuivre, revêtir la carène d’une couche épaisse de clous juxtaposés, cuirasse impénétrable à la vrille des tarets, mais naturellement fort raboteuse, hérissée démoules dont chaque jour fécondait les germes, et bientôt chargée par la végétation sous-marine d’un herbier touffu que le navire traînait après lui comme les filamens d’un mollusque. On peut se figurer quel obstacle cette surface inégale et visqueuse opposait à la marche. Si l’on eût voulu nous préparer à dessein des périls et des embarras pour rehausser sans doute l’honneur que nous allions acquérir, on n’eût pu en vérité mieux faire. Joignez à toutes ces entraves suffisantes pour paralyser les mouvemens de navires plus alertes que ne l’avaient jamais été nos deux flûtes la surcharge de dix-huit mois de vivres, celle d’innombrables objets d’échange, et vous aurez une idée des interminables traversées, des dangereux atterrages, des naufrages sans cesse imminens dont la perspective, dès le jour même du départ, allait s’ouvrir devant nous.

Ces graves inconvéniens, qui devaient être la source de tant d’ennuis, avaient heureusement dans la composition du personnel qui montait les corvettes une ample compensation. Les officiers, choisis entre les plus ardens et les plus capables, étaient dignes de ce corps fameux à l’instruction duquel toutes les autres marines de l’Europe rendaient alors hommage. Les matelots, levés dans le quartier de Saint-Malo, avaient la vertu solide du Breton, l’intelligence et le feu du Normand. Par malheur, on n’avait point embarque que des marins sur nos corvettes. Des naturalistes, des astronomes, des géographes et des dessinateurs y avaient aussi trouvé place. Chaque état-major militaire s’était ainsi doublé d’un état-major civil, et la table commune présentait, quoi qu’on fît, deux catégories bien distinctes, d’un côté les officiers, de l’autre les savans : présage douteux de concorde et de bonne harmonie pour l’avenir de la campagne. Ces élémens, si sujets par leur nature même à se diviser, se trouvaient, il est vrai, réunis sous la main ferme et respectée d’un chef qui savait allier aux formes les plus gracieuses l’action d’une volonté d’autant plus inébranlable, qu’elle était toujours fondée sur la bienveillance et sur la justice. Le choix seul d’un pareil homme était fait pour assurer, malgré tant d’autres chances contraires, le succès de l’expédition. Officier de grande expérience et d’un mérite incontesté, M. de Bretigny avait longtemps parcouru les mers de l’Inde, visité les lointains archipels de l’Asie, et ouvert à la navigation dans ces parages, où toutes les routes semblaient déjà explorées, des chemins inconnus jusqu’à lui. Son premier soin, dès qu’il avait appris la mission qui allait lui être confiée, avait été d’appeler à y concourir un ami dont il savait que le dévouement ne pouvait lui faire défaut. Sur sa demande, M. de Terrasson, major des vaisseaux du roi, avait obtenu le commandement de la Durance. Unis par les liens d’une vieille et intime affection, également dignes d’estime, ces deux officiers avaient eu des fortunes diverses. M. de Terrasson avait marché d’un pas moins rapide dans sa carrière ; il n’en était que plus désireux de partager l’honneur et les dangers auxquels une amitié fidèle avait voulu l’associer. Toute son ambition était de justifier cette flatteuse confiance. Le troisième rang dans l’expédition appartenait à M. de Mauvoisis, lieutenant en pied de la corvette la Truite, dont M. de Bretigny, qui n’était encore que capitaine de vaisseau, devait exercer en personne le commandement. Sans sa jeunesse et son grade inférieur, M. de Mauvoisis eût pu figurer avec éclat au premier rang, car il sortait de vieille souche et possédait toutes les qualités qui font le grand homme de mer. Son esprit altier prenait cependant trop peu de soin de dissimuler le double orgueil que lui inspiraient la conscience de son mérite et l’ancienneté de sa race. Il pouvait résulter de cette fâcheuse disposition quelques froissemens entre le lieutenant en pied de la Truite et ses compagnons de voyage ; on n’avait point à craindre heureusement qu’il refusât jamais de s’incliner devant les cheveux blancs de son chef et devant cette noble vie consacrée tout entière au service de la France.

Lorsque les corvettes furent en rade, on n’y remarqua point sans quelque inquiétude un excessif encombrement. Il était douteux qu’elles pussent, dans un pareil état, essuyer impunément la moindre bourrasque. La Durance, en particulier, semblait bien loin de posséder toute la stabilité désirable. On se flatta néanmoins que nos consommations journalières, en allégeant les corvettes, leur rendraient bientôt les qualités nautiques qui, en ce moment, paraissaient tout à fait leur manquer. Le beau temps et les vents favorables qu’on attendait pour sortir du golfe de Gascogne s’étant présentés dans les derniers jours du mois de septembre 1791, les corvettes se hâtèrent de lever l’ancre, et un vent d’est assez frais les poussa rapidement en dehors de l’Iroise. Dès qu’elles furent au large, M. de Bretigny ouvrit des dépêches qui lui avaient été remises ; avec l’ordre de n’en prendre connaissance qu’à la mer. Il y trouva son brevet de contre-amiral, et pour MM. de Terrasson et de Mauvoisis le brevet de capitaine de vaisseau.

Notre traversée jusqu’aux Canaries fut constamment favorisée par le vent. Aussi ne nous fallut-il que quinze jours pour l’accomplir, quoique nos corvettes se fussent montrées d’une lourdeur vraiment désespérante, et que les plus belles brises n’eussent pas réussi à leur faire dépasser un sillage de six ou sept milles à l’heure. Pendant cette courte navigation, une dernière cause d’embarras s’était révélée, menaçant de porter plus d’une fois atteinte à notre égalité d’âme. Nous n’avions pas plus tôt été hors du goulet de Brest que nous nous étions aperçus qu’il existait une grande différence de marche entre les deux corvettes. Ces tortues, accouplées pour ne se jamais quitter, pour aller du même pas et sans se perdre de vue jusqu’aux antipodes, avaient cependant des allures et des qualités fort inégales. Le bâtiment que montait le chef de l’expédition marchait et évoluait infiniment mieux que sa conserve. De là, il était facile de le prévoir, pour la pauvre Durance la nécessité de constant efforts, l’impérieuse obligation de plus d’activité, de plus de vigilance, et pour son impatiente compagne la tentation d’accuser le zèle du navire impuissant à la suivre.

Cette première traversée nous donna comme un avant-goût du reste de la campagne, quoiqu’elle eût été égayée par toutes les illusions qu’on emporte au début d’un voyage, et qu’on voit si souvent s’envoler une à une. Bien des choses ont changé à bord des navires de guerre depuis le jour où la Truite et la Durance quittèrent la rade de Brest : les conditions d’existence des officiers sont restées à peu près les mêmes. La vie de bord, il faut bien s’y attendre et s’y résigner, ne peut être que monotone. Elle offre nécessairement l’uniformité du cadre restreint dans lequel ses évolutions journalières s’accomplissent. Les variations de l’atmosphère en forment à peu près les seuls événemens. Les conversations roulent presque toujours sur cet inépuisable sujet : comment le vent a soufflé, comment il souffle, et comment on peut augurer qu’il soufflera. Ce thème invariable alimente de longues discussions. L’un y trouve l’occasion de raconter pour la centième fois ses campagnes, l’autre de débiter ses pronostics ou ses aphorismes de ce ton magistral et ambigu que prenaient autrefois les oracles. La route que suit le commandant est rarement réputée la meilleure. La voilure qu’il prescrit n’est pas souvent celle qu’on devrait porter. Puis tout à coup surgit du sein de ces questions techniques quelque haute question d’histoire, de philosophie ou de morale. On s’échauffe, on s’aigrit, les sarcasmes s’en mêlent, et si l’on ne se hâtait de lever la séance, il y aurait peut-être de sérieux propos d’échangés. Souvent aussi c’est le prochain seul qui fait les frais de l’entretien. La dernière promotion ou la promotion à venir fournit un excellent texte à d’intéressans commentaires. Ce sont là les conversations générales. Les entretiens secrets sont bien différens, et là, j’aime à le dire, se révèle dans toute sa candeur l’âme honnête du marin. On dirait un triton sorti le matin même de sa grotte de cristal. Il n’est pas de ce monde, et ce globe de fange est un pays étranger pour lui. La plupart du temps il n’en soupçonne pas les embûches et s’avance sur ce terrain semé de fondrières avec l’enthousiasme et la foi naïve du pèlerin. L’emploi de la journée pour ces âmes rêveuses n’est pas d’ailleurs si facile qu’on le pense. L’étude est le délassement des gens heureux, de ceux dont l’esprit et le corps peuvent se reposer tour à tour.

Mais que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

Si l’on excepte les temps de guerre, où l’attrait des aventures et de fortes émotions retrempent les âmes, la vie maritime dispose plus qu’aucune autre à la rêverie : elle n’invite guère au travail. De longues promenades sur le pont comme on en pourrait faire sur la plateforme d’un donjon, quelques calculs nautiques, quelques lectures des moins sérieuses, maintes parties de boston, de trictrac ou d’échecs, quatre heures consacrées chaque jour à contempler attentivement l’horizon et à tourmenter les voiles du navire, comblent suffisamment pour les caractères bien faits l’intervalle qui sépare le premier repas du second. Le déjeuner et le dîner tiennent une grande place dans la vie de bord. Les marins ne sont pas plus gourmands que les moines, mais une table bien servie est la distraction de ceux qui n’en ont pas d’autre. Malheureusement cette distraction ne suffit pas à nos esprits actifs, et le pass wine ne saurait adoucir pour nous, comme pour les marins anglais, les ennuis de trop longues croisières. Si la marine n’est pas pour tous les peuples un état contre nature, on ne peut nier qu’elle ne soit très peu faite pour la nature des peuples méridionaux. Il faut donc la rendre à ces derniers aussi peu rebutante que possible, si l’on veut qu’ils s’y adonnent avec quelque constance. Façonnez de bonne heure vos jeunes Français à devenir marins, souhaitez-leur pour première vertu la gaieté et l’insouciance, ou, malgré les surprises d’une fausse vocation, vous verrez plus d’une fois transpirer dans l’amertume de leur désappointement cet instinct du génie national qui peut tout supporter, excepté les longs sacrifices et la monotonie :

Militia est potior. Quid enim ? Concurritur ; horae
Momento cita mors venit, aut Victoria laeta.

Nous ne jetâmes l’ancre sur la rade de Sainte-Croix de Ténériffe que pour y remplacer l’eau et les vivres que nous avions déjà consommés. Nous étions à la veille de notre départ, lorsqu’un incident imprévu vint nous obliger à le retarder. Chacune de nos corvettes comptait dans son équipage une quinzaine de soldats canonnière. Un de ces soldats avait obtenu avec d’autres marins la permission de descendre à terre. Le soir venu, il se dirigeait en toute hâte vers le quai, où l’attendait l’embarcation qui devait le ramener à bord, lorsqu’il entendit sonner l’Angélus. À ce signal, il était alors d’usage dans les colonies espagnoles de s’arrêter court, de suspendre tout travail et de s’agenouiller. Notre canonnier, qui se croyait en retard, n’en courut que plus vite. Il passa devant un corps de garde. L’officier qui commandait ce poste le somma de s’arrêter et de se mettre à genoux. Soit que le canonnier ne comprît pas ce qu’on exigeait de lui, soit qu’il fût échauffé par des libations trop copieuses, il refusa tout net d’obtempérer à l’injonction qui lui était faite. L’officier, aidé de sa troupe, se crut autorisé à user de contrainte. Notre jeune Français dégaina son sabre et se mit à écarter par un moulinet énergique l’officier et la force armée. Les spectateurs indignés se joignirent aux soldats : après avoir distribué et reçu quelques horions, ce héros malheureux dut céder au nombre ; on le désarma et on le conduisit en prison. L’amiral, informé de ce qui s’était passé, réclama le délinquant, promettant de lui infliger une sévère punition. Les autorités du pays protestèrent qu’elles le garderaient pour en faire bonne justice elles-mêmes. Quand l’amiral se fut bien convaincu que ses sollicitations ne parviendraient pas à vaincre l’obstination des Espagnols, il changea de ton et signifia au gouverneur que si sous quelques heures l’homme qu’on prétendait retenir prisonnier n’était pas rendu à son bord, il allait embosser les deux corvettes sous les forts et faire feu de toutes leurs batteries jusqu’à ce qu’on jugeât à propos de satisfaire à sa demande. En même temps, pour prouver qu’il ne s’agissait pas d’une vaine menace, il fit signal à la Durance de lever l’ancre, et les deux corvettes se rapprochèrent de terre. Cet acte de vigueur eut l’effet désiré, et le détenu fut aussitôt envoyé à bord de la Truite. On ne saurait croire à quel point la fermeté de l’amiral augmenta la considération dont déjà il jouissait à si juste titre. M. de Bretigny ne se dissimulait pas que les six canons de 8 dont chaque corvette était armée n’étaient guère en état de répondre au feu des forts ; mais il était décidé à se faire couler, et il savait que les autorités espagnoles y regarderaient, à deux fois avant d’encourir, la responsabilité d’un événement dont il était difficile de prévoir les conséquences. Pour bien apprécier ce qu’il y avait à la fois d’honorable et de sage dans cette résolution de l’amiral, il faut se reporter à l’époque où nous avions quitté la France. Les idées révolutionnaires qui fermentaient partout avaient relâché les liens de la subordination. Les chefs ne pouvaient espérer conserver toute leur autorité qu’en montrant un caractère énergique. L’habile fermeté dont fit preuve notre amiral en cette circonstance a exercé la plus heureuse influence sur la suite de notre campagne.

Nous appareillâmes de la rade de Sainte-Croix avec une brise légère. La Truite n’éprouva aucune difficulté pour prendre le large. La Durance, toujours moins manœuvrante, fut entraînée par le courant et la houle. Pour ne pas aller à la côte, elle fut obligée de laisser tomber une ancre, et ne put sortir de la rade qu’en se faisant remorquer par ses embarcations. À peine eûmes-nous perdu de vue les îles Canaries, que les corvettes furent entourées de bancs de thons, de bonites et de dorades. Par une bizarrerie qu’on ne saurait s’expliquer, ces poissons ne s’attachèrent qu’à la Durance. Nous eûmes beau modifier nos positions respectives, les poissons nous restèrent fidèles, et la Truite ne parvint pas à leur donner le change. Pour avoir sa part de ce bienfait de la Providence, il fallut que la corvette amirale eût recours à notre libéralité. Tous les jours, elle venait se placer derrière nous, et nous lui filions sur une bouée une partie des produits de notre pêche. Ces produits devinrent du reste si abondans, que notre commandant fut forcé d’interdire la pêche à partir de huit heures du matin.

Avant de passer du nord au sud de l’équateur, nous éprouvâmes des calmes auxquels succédèrent de violens orages. L’air, la mer, les nuages, tout autour de nous semblait imprégné d’électricité. Dès que la voûte noire du ciel avait étendu sur l’horizon son obscurité profonde, les corvettes se trouvaient au milieu d’un océan de feu. Le sillon qu’elles creusaient les suivait de loin en longs rubans de flamme ; des étincelles jaillissaient par milliers sous leur proue, ou brillaient, suspendues à leurs flancs, comme des gouttes de rosée ; d’innombrables poissons décrivaient autour des bâtimens leurs courbes aux clartés bleuâtres, et les enlaçaient d’un réseau de lignes phosphorescentes semblables à du soufre embrasé. Ces orages n’exercèrent heureusement aucune influence sur la santé des équipages. Cent onze jours après avoir quitté la rade de Brest, nous entrâmes dans la baie de la Table, située à l’ouest du cap de Bonne-Espérance. Nous savions désormais ce que nous pouvions attendre de la vitesse de nos deux corvettes, et en songeant aux immenses espaces qu’il nous restait à parcourir, nous n’avions rien de mieux à faire que de nous armer de patience. Quant à moi, le temps ne me paraissait jamais long. J’étais avant tout un pêcheur infatigable : je passais une partie de mes journées à cheval sur le beaupré, guettant de cet observatoire les thons ou les dorades. J’avais un talent tout particulier pour cacher un gros hameçon à bonites sous un poisson volant artificiel que je façonnais avec du suif, un morceau de toile blanche et deux plumes de goéland ou de pétrel. Quand cet appât trompeur était préparé, je le faisais sautiller pendant des heures entières sur le sommet des vagues. J’imitais ainsi, avec un succès dont j’avais bientôt la preuve, la course saccadée du poisson volant, lorsque, serré de près par ses persécuteurs, il s’élance en rasant la mer et s’y replonge soudain avant que le soleil ait séché ses ailes. J’étais bien rarement alors frustré dans mon espoir. La table du commandant et celle de l’état-major n’avaient pas d’autre, pourvoyeur que moi. Depuis cette époque, j’ai plus d’une fois revu les mêmes parages ; mais soit que je fusse moins habile ou moins persévérant, soit que la mer fût devenue moins poissonneuse, je n’ai pas retrouvé les pêches miraculeuses de ma jeunesse. Il faut bien dire aussi que les bâtimens d’aujourd’hui, pourvus d’un doublage en cuivre, n’ont plus, comme nos corvettes d’alors, une forêt sous-marine attachée à leur carène. Ils manquent de l’appât tout-puissant qu’offraient les milliers de crustacés et de mollusques cachés dans notre herbier aux espèces voraces habituées à vivre à leurs dépens. La Durance ressemblait à ces troncs d’arbres qui ont longtemps flotté sur l’océan, et autour desquels se rassemblent, pour ne plus les quitter, tout un peuple de poissons, où les plus gros dévorent les moindres, et où ceux-ci se nourrissent à leur tour des familles d’un ordre inférieur.

La pêche cependant, malgré toute l’ardeur que j’y apportais, n’occupait pas entièrement mes loisirs. La mission scientifique qu’avaient reçue les corvettes leur avait valu un trésor dans lequel nul ne puisait plus avidement que moi. Une bibliothèque, composée des meilleurs ouvrages de la littérature française, et comprenant, outre ce fonds essentiel, toutes les relations qu’on avait pu se procurer des voyages anciens ou modernes, avait été mise, sur la Durance aussi bien que sur la Truite, à la disposition des officiers. Entouré comme je l’étais d’hommes instruits et pour la plupart très distingués, je n’avais pas tardé à sentir l’infériorité à laquelle me condamnerait une éducation fort incomplète. J’avais trop d’amour-propre pour ne pas éprouver le désir de me mettre promptement à la hauteur des personnes au milieu desquelles j’étais appelé à vivre. Je ne trouvai heureusement parmi elles que de la bienveillance. C’était à qui seconderait mes efforts et m’aiderait de ses conseils. Les compagnons que j’eus dans ce voyage furent en réalité mes seuls professeurs, car mon éducation n’avait jamais coûté que dix écus de trois francs à mon père. Je lui en avais coûté la moitié moins pour venir au monde.

De longues traversées, de l’eau fétide, comme on en buvait sur nos bâtimens à cette époque, des provisions gâtées et des nuits orageuses sont sujettes à engendrer le scorbut dans les équipages et la mésintelligence dans les états-majors. On avait réussi à préserver nos marins du scorbut par l’emploi de boissons acidulées. On ne trouva point de remède aussi efficace contre l’aigreur qui se manifesta entre les officiers et les savans peu de jours après notre départ de Ténériffe. L’amiral comprit que le meilleur parti à prendre était d’autoriser le débarquement des plus mécontens. Un astronome, un naturaliste et un dessinateur restèrent à Table-Bay. Nous avions encore assez de savans pour observer et décrire tous les phénomènes de la nature dans les régions australes. Malheureusement ceux qui nous quittèrent n’emportèrent pas la discorde avec eux. La géographie et l’histoire naturelle furent bientôt aux prises. On accusa l’amiral de n’avoir de sympathies et de prévenances que pour les travaux hydrographiques. Où il n’y avait d’abord que deux camps bien tranchés, il s’en forma trois, puis quatre. Ce fut un pêle-mêle de prétentions à décourager l’homme le plus patient. L’amiral avait trop vécu pour se laisser surprendre par ce jeu, facile à prévoir, des passions humaines ; il sut être ferme sans violence, résigné sans abattement, et toujours inébranlable dans ce qu’il avait une fois jugé convenable et juste.

Ce fut dans ces fâcheuses dispositions d’esprit que nous entre prîmes une nouvelle traversée. En partant du Cap, nous ne devions plus toucher qu’à la terre de Van-Diémen, que nous avions l’ordre de contourner pour pénétrer au milieu des archipels de l’Océanie. Nous dirigeâmes notre route de manière à reconnaître en passant les îles Saint-Paul et Amsterdam, afin de rectifier notre position et de corriger, s’il y avait lieu, la marche de notre chronomètre, car nous avions à bord de chaque corvette une montre marine de Berthoud et plusieurs cercles à réflexion de Lenoir. Sous ce rapport, nous étions tout aussi avancés qu’on peut l’être aujourd’hui, et je ne sais même pas si l’on trouverait de nos jours sur beaucoup de bâtimens des observateurs aussi exacts que l’étaient les officiers de la Truite et de la Durance, et des chronomètres qui valussent ceux d’un artiste dont les œuvres n’ont pas été dépassées.

Nous étions partis de Table-Bay avec un très beau temps ; des vents favorables nous conduisirent jusqu’à l’ouverture du canal de Mozambique. À cette hauteur, nous trouvâmes des brises variables, et nous essuyâmes une violente bourrasque pendant laquelle le tonnerre tomba fréquemment à peu de distance des corvettes. Dans un coup de roulis, le moulin placé sur la dunette de la Durance brisa ses entraves, et, fracassant les bastingages, tomba avec un bruit affreux à la mer. La Truite eut, comme sa conserve, l’heureuse chance d’être débarrassée, pendant le même coup de vent, de ce château ailé qui volait sur les eaux.

La vue de l’île d’Amsterdam, que nous aperçûmes après quarante-trois jours de mer, ranima toute l’ardeur de mes compagnons de voyage. Personne ne mettait en doute que l’amiral ne saisît cette occasion de toucher terre et d’enrichir les collections déjà commencées à TénérifFe et au Cap. La proximité de l’île nous avait été signalée par une grande quantité d’oiseaux qui s’éloignent rarement du rivage. Nous continuâmes à nous en rapprocher rapidement ; la brise était très fraîche et soufflait du nord-ouest. Cette circonstance, jointe à la difficulté de trouver au pied de ce cône abrupt un mouillage convenable, décida l’amiral à passer outre. Nous rangeâmes la pointe méridionale à quatre encablures environ. Une prodigieuse quantité de veaux marins nageaient au milieu des amas de fucus dont les longues tiges flottaient à la surface, bien que le pied de la plante fût attaché au fond et que la sonde ne rapportât pas moins de trente brasses de profondeur. Nous savions que le capitaine Vlaming, qui avait découvert les îles Saint-Paul et Amsterdam en 1696, avait dû, en mettant le pied à terre, se frayer un passage à coups de fusil au milieu des phoques troublés dans leur antique quiétude. Nous avions lu aussi dans une relation du capitaine Cox qu’il avait relâché sur une de ces deux îles, près de laquelle il était parvenu à trouver un mouillage, et que la pêche avait fourni à son équipage une quantité extraordinaire de poissons des plus délicats. Cette assertion était bien tentante. Sur la foi du capitaine Cox, nos seines, nos lignes, nos palancres étaient déjà disposées. Voyageurs lassés d’une si longue étape, nous trouvions même des charmes à ce rocher aride sur lequel ne croissent que quelques arbustes. C’était à qui vanterait le plus haut les avantages qu’on pouvait retirer d’une pareille relâche. Lorsqu’on connut la décision de l’amiral, on vit à bord des deux corvettes plus d’un front se rembrunir ; mais notre marche était si lente, que, sous peine de compromettre le succès de notre mission, nous devions nous interdire toute station inutile. Il n’avait fallu que dix-huit jours au capitaine Cox pour arriver au point que nous avions mis près d’un mois et demi à atteindre.

Trompés dans notre espoir, nous poursuivîmes à regret notre route. À partir du moment où nous avions aperçu l’île d’Amsterdam, nous fûmes poussés par des vents violens qui ne laissèrent pas de fatiguer beaucoup les corvettes, mais qui du moins nous aidèrent à franchir un espace fécond en mauvais temps, où les jours s’écoulaient sans intérêt et sans distractions. Nous vîmes se renouveler quelquefois dans le cours de cette traversée le phénomène d’une mer toute phosphorescente, précurseur presque infaillible de quelque tempête. À ce signe s’en joignit un autre, moins équivoque en encore : le feu Saint-Elme se montra à l’extrémité de nos mâts. La mobilité de cette flamme électrique inspirait autrefois aux matelots une crainte superstitieuse qui les disposait mal aux manœuvres. L’amiral eut la sage prévoyance de diminuer de voiles de bonne heure. Les rafales cependant devinrent bientôt si fortes ; que, sous cette voilure, les corvettes atteignirent, en fuyant vent arrière, un sillage de dix nœuds à l’heure. Ce fut la seule fois de toute la campagne qu’elles se permirent une pareille vitesse.

Quand le vent est presque toujours favorable, les plus mauvais marcheurs finissent par arriver. Vingt-trois jours après avoir reconnu l’île d’Amsterdam, nos observations astronomiques nous indiquèrent que nous touchions au terme de cette traversée. La première terre que nous aperçûmes fut le rocher de Mewstone, situé à une vingtaine de milles de la pointe sud-ouest de la terre de Van-Diémen. Nous étions à la fin du mois d’avril, c’est-à-dire à l’entrée de l’hiver dans les mers australes. Il ventait grand frais, et il était fort désirable de pouvoir avant la nuit s’assurer un bon mouillage. L’intention de l’amiral était de se rendre dans la baie de l’Aventure, découverte par le capitaine Furneaux en 1773, et où le capitaine Cook avait relâché en 1777. L’amiral espérait, d’après la description qu’en avait faite ce célèbre navigateur, y rencontrer un abri convenable et toutes les facilités possibles pour remplacer l’eau et le bois dont nos corvettes avaient un pressant besoin. Nous courions vers une côte dont la configuration nous paraissait se rapporter à celle que le capitaine Cook avait assignée à la baie de l’Aventure ; mais, trompés par un faux relèvement du rocher d’Eddystone, nous nous trouvions en réalité à près de vingt-cinq milles dans le sud-ouest de ce mouillage, et nous donnions à pleines voiles dans une baie complètement inconnue. Cette méprise n’était pas sans gravité, car, lorsque nous nous aperçûmes de notre erreur, il était déjà bien tard pour revenir sur nos pas, et l’on voyait au large des brisans que nous aurions eu beaucoup de peine à doubler. Heureusement le vent soufflait par-dessus la terre, et à mesure que nous nous enfoncions dans la baie, la mer devenait moins grosse. La sonde annonçait une bonne qualité de fond, et la nuit approchait. Cette dernière considération suffit pour nous déterminer à laisser tomber une ancre. Nous ne soupçonnions pas alors à quel point le hasard nous avait bien servis, et quelle importante découverte serait due à notre erreur.

Dès le lendemain, nos embarcations reconnurent, en visitant le fond de la baie à l’entrée de laquelle nous avions passé la nuit, un bassin spacieux, fermé à tous les vents, entouré de terres élevées, où la mer, transparente et unie comme une glace, ne laissait soupçonner ni hauts-fonds ni écueils. Sur la côte occidentale, un filet d’eau douce venait, en murmurant, se jeter à la mer. Près de l’embouchure de ce ruisseau, on avait remarqué quelques débris de huttes construites avec des branches flexibles et des écorces d’arbres ; on y avait trouvé aussi des amas d’écaillés d’huîtres et de coquilles de moules, des morceaux de bois à demi consumés, indices certains que des hommes avaient séjourné sur les bords de ce havre solitaire. Une exploration plus complète confirma toutes nos espérances. Par une belle matinée d’automne, profitant du calme qui régnait d’ordinaire pendant quelques heures après le lever du soleil, nous quittâmes notre premier mouillage, et nous fîmes remorquer les corvettes par nos embarcations dans ce port admirable, auquel nous donnâmes le nom de Port-du-Nord.

Nos bâtimens une fois en sûreté, on s’occupa activement des réparations les plus urgentes. Les gréemens furent visités, nous renouvelâmes sans peine notre approvisionnement d’eau et de bois ; mais nous vîmes avec un profond regret qu’on n’avait pas donné à nos vivres les soins qu’eût exigés une aussi longue campagne. Le biscuit surtout était envahi par des myriades de larves et d’insectes. Les galettes, perforées et traversées dans tous les sens, tombaient en poussière dès qu’on les touchait. Ces insectes microscopiques étaient devenus horriblement incommodes, ils volaient partout, et on ne pouvait respirer sans risquer d’en absorber quelques-uns par la bouche ou par les narines. À ce fléau s’en était joint un autre non moins désagréable. Les cancrelats s’étaient multipliés avec une telle fécondité, que les corvettes en avaient été infestées en très peu de temps ; les rats de leur côté avaient pullulé avec non moins de succès. Tous ces animaux développaient dans l’intérieur de nos bâtimens une odeur nauséabonde. Je pris le parti de leur laisser la place libre, et de ne plus coucher que sur le pont. Je fis choix à cet effet d’une cage à poules placée sur les passavans, et, quel que fût le temps, pendant le reste de la campagne, je ne voulus pas avoir d’autre lit. S’il venait à pleuvoir, je m’enveloppais, comme un soldat au bivouac, d’une large capote. C’est ainsi que j’ai dormi durant dix-huit mois, exempt des indispositions dont tous mes camarades ont eu plus ou moins à souffrir.

Le temps que nous passâmes dans le Port-du-Nord fut employé à reconnaître les côtes environnantes. Des canots, sous le commandement d’officiers, levèrent d’abord le plan d’un autre port, situé dans la même baie, en regard de celui où nos bâtimens stationnaient. Ce havre, tout aussi sûr que celui dont la découverte avait excité notre enthousiasme, reçut le nom de Port-du-Sud. D’autres embarcations, munies de trois jours de vivres, sortirent de la baie et, se dirigeant vers le nord, poussèrent leurs explorations jusqu’à près de trente milles des corvettes. De tous côtés de nouveaux ports s’offrirent aux regards émerveillés de nos géographes. On croyait s’enfoncer dans un golfe immense dont on s’attendait à voir à chaque instant le terme ; les deux rivages, profondément découpés par de vastes anses ou par de longs bras de mer dont les sinuosités fuyaient à perte de vue, se rapprochaient ou s’écartaient sans cesse, mais ne se rejoignaient jamais.

Ces récits firent soupçonner à l’amiral que le golfe dont on avait dû, faute de vivres, renoncer à atteindre le fond, pouvait bien être, au lieu d’un golfe, un magnifique détroit. L’amiral avait sous les yeux l’esquisse que le capitaine Cook avait tracée de son exploration rapide et le grossier croquis dessiné par Valentyn des découvertes de Tasman en 1642. Il pouvait aussi consulter le plan de la baie où le capitaine Marion avait mouillé en 1772 avec les navires français le Mascarin et le Marquis de Castries, un an avant que le compagnon de Cook, le capitaine Furneaux, ne jetât l’ancre dans la baie de l’Aventure. Tous ces navigateurs s’étaient tenus au large des côtes que nous visitions en ce moment. En comparant les divers documens qu’ils nous avaient légués, en notant sur la carte la position que nous occupions et celle où le capitaine Cook indiquait avec une précision suffisante son mouillage en 1777, on apercevait du premier coup d’œil la lacune qu’il nous restait à combler. Entre le Port-du-Nord et la baie de l’Aventure, il existait près de dix lieues marines de l’est à l’ouest, et plus de douze milles du nord au sud, que nos prédécesseurs avaient laissés complètement inexplorés. Valentyn avait, il est vrai, rempli cet espace par le trait ferme et ombré d’une côte régulièrement arrondie ; puis, en face du premier mouillage, où s’était arrêté Tasman, il avait hardiment creusé la baie des Tempêtes. À droite de cette baie se projetait sur ses cartes un long promontoire, dont la côte orientale présentait, près d’un isthme, la baie de Frederik-Hendrikx ; un peu plus au nord figurait l’île qu’Abel Tasman avait nommée Maria, du nom de la noble fille dont il emportait le souvenir dans ses voyages. Le seul usage qu’on pût faire d’une pareille hydrographie, c’était d’en déduire la position relative de trois ou quatre points qu’il était impossible de méconnaître : le rocher d’Eddystone, nommé par Tasman Pedra-Branca, un groupe d’îlots qui portaient sur la carte de Valentyn la désignation d’îles Boreel, l’île Tasman, située à l’extrémité du promontoire par lequel étaient séparées la baie de Frederik-Hendrikx et la baie des Tempêtes, l’île Maria enfin, d’une étendue plus considérable que ces rochers insignifians. À part ces points isolés, tout le reste était hypothèse ou pure fantaisie du dessinateur.

À ces renseignemens Cook et Furneaux en avaient joint, sinon de plus importans, du moins de plus authentiques. Les observations par lesquelles ils avaient déterminé la position de la baie de l’Aventure et celle du cap qui forme l’entrée de la baie de Frederik-Hendrikx, baie visitée par Tasman en 1642, et, cent trente ans plus tard, par le capitaine Marion, méritaient un degré de confiance que ne pouvaient inspirer les ingénieuses élucubrations de Valentyn. La baie de l’Aventure était donc située à dix ou onze milles au nord des îlots Boreel, à vingt-cinq milles environ du lieu où nous avions trouvé un abri. Il ne paraissait pas hors de vraisemblance que cette baie fût située sur une île séparée du continent par le canal que nos éclaireurs venaient de parcourir. Ce fut là le point important que l’amiral se proposa de reconnaître aussitôt que les réparations des corvettes seraient terminées.

Le 16 mai, au point du jour, nous profitâmes d’une légère brise du nord pour mettre sous voiles. Aidés par nos embarcations, nous sortîmes de ce port, notre première découverte, la source et l’origine de découvertes bien plus importantes encore. Le climat jusqu’alors nous avait paru très doux. Le thermomètre de Réaumur s’était constamment soutenu entre 9 et 14 degrés. Aussi, bien que nous fussions au milieu du mois de mai, mois qui correspond au mois de novembre dans notre hémisphère, voyait-on encore beaucoup de plantes en fleurs, et la plupart des arbres avaient-ils conservé leur feuillage. Les vents et la marée étant devenus contraires, nous mouillâmes à l’entrée du canal par un fond de 35 brasses. Le temps était très beau, et cependant le baromètre avait baissé considérablement ; il était descendu au-dessous du point où nous l’avions vu dans les coups de vent les plus forts. Ce symptôme ne laissait pas d’être assez inquiétant dans la saison avancée où nous nous trouvions. Nous prîmes donc toutes les précautions qu’exigeait le mouillage entièrement découvert où nous avions été contraints de jeter l’ancre. Le lendemain, quand le jour parut, le temps était tout aussi serein que la veille ; seulement le sommet des montagnes était couvert de neige, le froid était devenu assez vif, et les vents continuaient de souffler du nord.

Aussitôt que le courant fut favorable, nous appareillâmes de nouveau. Nous louvoyâmes jusqu’à la nuit et laissâmes tomber l’ancre par 28 brasses sur un excellent fond de vase, après avoir doublé une petite île qui formait du côté du sud l’entrée de la passe. L’obscurité nous déroba la vue des terres qui nous environnaient. Nous en fûmes bien dédommagés le lendemain, lorsque le soleil vint répandre, sur ce paysage que nul Européen n’avait contemplé avant nous, la tiède chaleur et la douce lumière d’un beau jour d’automne. Nos regards embrassèrent alors avec ravissement l’immense étendue de ce calme bassin où la mer ne pouvait jamais être agitée que par les petites lames que soulevait le vent en soufflant d’une rive à l’autre. De tous côtés, l’œil découvrait ou pouvait deviner dans les profondes découpures de ces deux rives des rades assez vastes pour contenir toutes les flottes du monde. Nos plus anciens marins n’avaient jamais rien vu qu’ils pussent comparer à ce magnifique spectacle. Pour ne pas laisser imparfaite une exploration si importante, on résolut d’y employer le jour même toutes les ressources de l’expédition, et chacun, à bord des deux corvettes, s’offrit avec empressement pour y concourir. Des embarcations furent expédiées dans toutes les directions avec la mission de visiter les divers embranchemens du canal. J’obtins la faveur de prendre part à ces explorations. Le bras de mer dans lequel nous nous engageâmes s’enfonçait à perte de vue vers le nord-ouest. Il eut fallu plusieurs jours pour en faire la reconnaissance. La brise cependant, nous favorisait, et nous refoulions rapidement le courant. Partout la sonde trouvait de 10 à 12 brasses d’eau. La côte que nous laissions à notre gauche s’élevait graduellement ; elle était couronnée d’arbres gigantesques moins serrés que sur les autres points du littoral. De distance en distance s’ouvraient des clairières qui promettaient un facile accès dans l’intérieur. Séduits par cet aspect, nous nous rapprochâmes de terre et cherchâmes des yeux l’endroit le plus convenable pour y échouer notre canot et y passer la nuit. À notre grande surprise, nous reconnûmes que, sur un espace assez considérable, le rivage se composait d’un seul roc très uni, ne s’élevant que de quelques pouces au-dessus du niveau de la mer et ayant toutes les apparences d’un quai immense préparé par la main des hommes. Au pied de ce quai, chef-d’œuvre de la nature, nous ne trouvâmes pas moins de 9 brasses d’eau sur un fond de vase. Les plus grands vaisseaux auraient pu s’y amarrer ou s’y abattre en carène, sans courir le moindre danger. Après avoir passé la nuit sur cette côte, nous nous rembarquâmes pour continuer nos recherches ; mais une nouvelle journée d’exploration inutile nous fit renoncer à l’espoir de découvrir une communication avec la haute mer. Les vents d’ailleurs, en fraîchissant beaucoup, nous étaient devenus contraires ; nos vivres étaient à peu près épuisés. Nous nous décidâmes à regret à rejoindre la Durance, où notre arrivée était impatiemment attendue.

Un autre canot, commandé par un des officiers de la Truite, avait reçu l’ordre de se diriger dans un sens presque perpendiculaire à celui que nous avions dû suivre. C’était à cette embarcation qu’était réservé l’honneur que nous nous étions crus sur le point d’obtenir. En continuant à gouverner à peu près au nord-nord-est, l’officier qui montait le canot de la Truite avait vu le canal se resserrer insensiblement, le courant devenir plus vif, et dans un grand éloignement s’ouvrir un goulet d’un mille à peine de large, à l’extrémité duquel il avait distinctement aperçu la haute mer. Revenant sur ses pas, il avait débarqué sur un isthme de sable qui unissait les deux massifs distincts de la côte orientale. Traversant cet isthme, un fusil d’une main, une boussole de l’autre, il s’était trouvé au fond de la baie de l’Aventure. Le problème était donc résolu. Le canal à l’entrée duquel se trouvaient mouillées les corvettes avait deux issues ; la terre qui en formait la rive orientale était une île, et c’était sur la face de cette île, tournée vers le soleil levant, que Furneaux avait mouillé en 1773, que Cook avait jeté l’ancre quatre ans plus tard.

Dès que cette importante découverte fut connue, elle excita à bord des deux corvettes un enthousiasme impossible à décrire. On n’éprouvait qu’une crainte, c’est que d’autres navigateurs ne tentassent un jour de nous en disputer la gloire. Nous voulûmes donc prendre en quelque sorte possession de ce beau détroit en le traversant les premiers avec nos bâtimens. Le vent était contraire, et, pressé de poursuivre sa mission, l’amiral hésitait encore ; mais le désir manifesté par les états-majors, par les équipages eux-mêmes, impatiens de voir donner cette dernière sanction à nos droits, fut si vif, qu’il dut céder et continuer à s’avancer, en louvoyant, vers le nord.

Le détroit que nous remontions était si parfaitement abrité des vents du large que nous n’y ressentions que des brises légères. Chaque soir, nous laissions tomber l’ancre ; dans la journée, pendant que les corvettes louvoyaient d’une rive à l’autre, nos embarcations nous suivaient à la remorque. De temps en temps on les envoyait jeter la seine au fond de quelque anse sablonneuse. Au bout d’une heure ou deux, on les voyait revenir chargées de poissons, de homards et de coquillages. Les chasseurs profitaient aussi de ces occasions pour se répandre dans l’intérieur. Ils aperçurent des bandes de cygnes noirs, mais il leur fut impossible de s’en approcher à portée de fusil. Ils tuèrent des perroquets, des perruches de plusieurs espèces, de gros cacatois noirs à huppe couleur de feu, de petits cacatois blancs à huppe jaune. Les naturalistes nous avaient inoculé le goût des collections. Chacun à bord des corvettes avait la sienne. La recherche des coquilles était surtout le goût dominant. Les savans s’inquiétèrent de cette rivalité qui pouvait leur ravir des espèces inconnues. Ils adressèrent leurs réclamations à l’amiral, qui nous donna l’ordre de leur soumettre le résultat de toutes nos pêches. Cet ordre, on le devine, n’eut d’autre effet que de porter chacun de nous à cacher plus mystérieusement que jamais ses trésors.

Ainsi que l’amiral l’avait prévu, il ne nous fallut pas moins de quatre jours pour traverser le détroit. Au moment d’en sortir, nous rencontrâmes sur la côte occidentale quelques naturels avec lesquels nous pûmes communiquer. Jusqu’alors nous avions observé sur plusieurs points des traces d’êtres humains, on avait même cru voir s’enfuir à travers les broussailles des sauvages portant pour tout vêtement une peau de kanguroo jetée sur leurs épaules ; mais tous nos efforts pour entrer en relations avec les habitans du pays avaient été inutiles. Ce fut donc une grande satisfaction pour nous de ne pas quitter ces parages sans avoir constaté quelle race d’hommes vivait au milieu des forêts vierges dont nous avions à peine pu franchir la lisière. Notre première entrevue avec ces sauvages fut des plus amicales. On leur fit accepter deux cravates dont ils s’empressèrent d’entourer leurs têtes ; un couteau qui leur fut présenté parut les effrayer, surtout lorsqu’on fit mine de s’en servir pour leur en apprendre l’usage : ce fut bien pis encore quand, pour le rendre plus tranchant, on l’eut aiguisé, devant eux, sur une pierre. Nous eûmes, dans le courant de la campagne, l’occasion d’observer de plus près et avec plus de maturité les habitans de la terre de Van-Diémen. La première impression que leur aspect me fit éprouver, bien que j’eusse dû y être préparé par les récits du capitaine Cook et du capitaine Marion, fut singulièrement étrange. Je m’étonnai de trouver par une telle latitude, sous ce ciel tempéré et souvent voilé comme le nôtre, des nègres aux cheveux laineux, aux extrémités grêles, semblables de tout point aux naturels de la Nouvelle-Guinée. Quand plus tard j’entendis soutenir des systèmes plus bizarres les uns que les autres sur l’origine des familles si distinctes qui peuplent notre globe, quand on disserta longuement devant moi sur la métamorphose qu’avaient pu subir les enfans d’une même souche transplantés sous des climats divers, je me rappelai les nègres de la terre de Van-Diémen. Sous le 43e parallèle, au milieu de forêts non moins sombres que les bois sacrés de la Gaule et de la Germanie, j’avais retrouvé les vrais fils de Cham dans toute la perfection de leur hideuse laideur.[1]

Trente-sept jours après notre arrivée devant ces terres australes auxquelles la science a donné depuis lors le nom de l’intrépide navigateur qui les découvrit le premier, nous sortîmes du détroit que nous pouvions aussi appeler notre conquête. Sur une étendue de vingt-quatre milles, ce détroit sans égal au monde offre partout des mouillages faciles et exempts d’écueils. À moins d’une encablure de la côte, on peut encore laisser tomber l’ancre avec la certitude d’avoir assez d’eau pour flotter. Cette découverte faite à l’extrémité d’un nouveau continent sans cesse battu par d’épouvantables tempêtes, sur le point même où Tasman et les navigateurs qui l’avaient suivi n’avaient voulu voir qu’un golfe périlleux dont ils avaient rendu le nom même redoutable aux marins, cette découverte était déjà un des plus mémorables services que l’on pût rendre à la navigation. En passant dans le canal dont la Truite et la Burance leur avaient ouvert le chemin, les futurs explorateurs des mers australes éviteraient les fréquens coups de vent auxquels on doit toujours s’attendre lorsqu’on double un des caps qui terminent les grandes masses continentales du globe. Une température douce, quoique assez inégale, du moins en cette saison, des collines couvertes d’arbres, des ruisseaux abondans et limpides, des vallées et des plaines toujours vertes, des rivages toujours poissonneux, tout prêtait à ces lieux un charme inexprimable. Chacun de nous, fier de la part qu’il pouvait revendiquer dans ce premier résultat de notre expédition, se plaisait à prévoir par quelles inépuisables largesses cette terre vierge récompenserait les efforts des hommes industrieux qui vou- draient la féconder.

Nous étions à peine à deux milles du dernier goulet, que déjà les pointes qui en forment l’entrée s’étaient confondues avec les terres environnantes, et qu’il eût été impossible de soupçonner un détroit au fond de ce golfe. L’erreur de Tasman était donc non-seulement excusable, mais se fût sans aucun doute renouvelée pour nous, si la fortune ne nous eût pour ainsi dire conduits par la main. Sans le faux relèvement du rocher d’Eddystone, nous n’aurions, comme nos devanciers, songé à jeter l’ancre que dans la baie de l’Aventure. Après y avoir séjourné quelque t« mps, nous aurions soigneusement repris la route de Tasman, de Marion, de Furneaux et de Cook, évitant par-dessus tout de nous engager dans la sinistre baie des Tem- pêtes, ce nouveau golfe de la Syrte que la carte de Yalentyn ouvrait à tous les vents. Bien des navigateurs nous auraient probablement suivis, sans avoir la pensée que la baie des Tempêtes pouvait en réalité valoir mieux que son nom. On eût continué à chercher des mouillages sur le pourtour extérieur où Furneaux avait trouvé la baie de l’Aventure, où Tasman et Marion avaient rencontré la baie de Frederik-Hendrikx ; on eût longtemps encore respecté l’anathème dont Gook et Tasman avaient frappé les profondeurs du golfe dans lequel ils s’étaient abstenus de pénétrer, de peur de n’en pouvoir plus sortir. Grâce à notre heureuse méprise, ces préjugés se trouvaient dissipés. L’Europe allait savoir que, sur aucun point du monde, il n’existait des côtes mieux découpées, des rades plus spacieuses, des ports d’un accès plus facile qu’à l’extrémité méridionale de la terre de Van-Diémen. Quelques jours avaient suiïi pour avancer de bien des années peut-être le moment où la civilisation viendrait s’asseoir sur ces rivages.

Arrivés au point où s’étaient arrêtées les explorations du canot de la Truite, nous vîmes un nouveau golfe, et à gauche de ce golfe un immense bras de mer qui s’enfonçait encore vers le nord. Les vents malheureusement soufflaient de cette direction, et ils étaient trop frais pour nous permettre de tenter sans grande perte de temps une reconnaissance qui, pour être sérieuse, devait s’accomplir à loisir. Ce fut donc un travail que nous nous résignâmes à remettre à une autre époque, car nous ne quittions la terre de Van-Diémen qu’avec l’espoir et la ferme intention d’y revenir. Au fond de la baie des Tempêtes, sur la rive droite de ce bras de mer dont nous levâmes le plan l’année suivante, s’élève aujourd’hui la capitale de la Tasmanie, la ville florissante d’Hobart-Town. De rians hameaux couvrent les collines, des champs chargés d’épis ont succédé aux forêts, de nombreux navires se pressent à l’embouchure de la Derwent, cette rivière ingrate qui n’a point conservé le nom que nous lui avions donné. Nos prévisions sur l’avenir de cette magnifique contrée se sont réalisées,… mais non pas, comme nous avions le droit de l’espérer, au profit de la France.


II.

Le capitaine Cook avait fait en 1774 la reconnaissance de la côte orientale de la Nouvelle-Calédonie. Nous nous proposions, en quittant la terre de Van-Diémen, de reconnaître à notre tour la côte occidentale de cette île. Nous avions, pour atteindre l’île des Pins, séparée par un étroit canal de la Nouvelle-Calédonie, cinq cent vingt lieues environ à parcourir. Notre traversée fut facile, les vents soufflèrent constamment du sud-ouest, et le dix-huitième jour après notre départ nous aperçûmes l’île des Pins. Nous revînmes aussitôt sur nos pas pour contourner les récifs qui s’étendent au sud de la Nouvelle-Calédonie, et commencer à partir de ce point notre exploration.

Nous ne tardâmes point à faire l’épreuve des dangers qui nous attendaient dans cette pénible mission. Trois jours après notre atterrage sur l’île des Pins, nous pensions avoir doublé les récifs au vent desquels nous nous étions lentement élevés, lorsqu’au point du jour nous nous trouvâmes au milieu des brisans. La brise était très fraîche, la mer grosse, l’espace dans lequel il nous était permis de louvoyer extrêmement resserré. La Truite, qui se trouvait en avant de la Durance, touchait à sa perte. Quelques évolutions manquées l’avaient portée si près des brisans, qu’elle n’en était plus qu’à quelques encablures. En ce moment critique, M. de Mauvoisis qui était accouru sur le pont, prit lui-même le commandement : il mit une telle précision dans sa manœuvre, qu’il triompha de l’inertie de la corvette, et parvint à la faire abattre sur l’autre bord, pareil à un cavalier habile qui, ayant à conduire un animal rétif, sait user à propos de la bride et des jambes. S’il eût échoué dans cette dernière tentative, la Truite était inévitablement mise en pièces. On attribua le succès de M. de Mauvoisis en cette occasion à la précaution qu’il prit de filer, en même temps que l’écoute de foc l’écoute de misaine. Je l’attribue plutôt à son remarquable sang-froid et à la solidité de ses nerfs. Au lieu de tenter un quatrième effort, lorsque la corvette était à peine remise d’une fausse manœuvre, il lui donna le temps de recouvrer sa vitesse ; il accrut l’action du gouvernail, en laissant les voiles se gonfler franchement sous la brise et en augmentant ainsi le sillage. Par cette manœuvre, il se rapprochait, il est vrai, du récif de manière à faire frémir les plus intrépides ; mais quand, portant la barre sous le vent, il mit de nouveau les éperons aux flancs de la corvette, il trouva une machine vivante, prête à se détourner des brisans, comme si elle eût eu conscience du péril qu’elle courait. La Durance ne se fût sans doute point tirée, comme la Truite, d’une pareille position : elle dut son salut à son absence de toute qualité nautique. Pendant la nuit, elle s’était tellement arriérée, que, lorsqu’elle reconnut le danger de sa conserve, elle pu manœuvrer en toute sécurité et s’éloigner sans peine des brisans en virant vent arrière.

Pendant neuf jours, nous côtoyâmes cette redoutable terre, tâtant tous les points de la barrière dont nous la trouvions toujours environnée. Nous poussions nos bordées jusqu’au pied des brisans sans rencontrer le fond avec une ligne de sonde de soixante brasses. En dedans de cette chaîne continue de coraux, distante de cinq ou six milles du rivage et toute blanche d’écume, on distinguait parfaitement, du pont même des corvettes, la mer calme et bleue des bassins intérieurs. Il était évident que si nous trouvions une coupure dans le récif, cette coupure nous conduirait dans un excellent port. Aussi prenions-nous tous les soins imaginables pour ne pas dépasser pendant la nuit le dernier point relevé la veille. La côte dont nous pûmes ainsi fixer avec précision les moindres détails n’offrait pas la richesse de végétation qu’on est habitué à rencontrer sous les tropiques. Battue par les vents de sud-ouest, elle ne présentait qu’une succession de collines complètement déboisées. Près du rivage seulement, on apercevait de distance en distance quelques rares bouquets d’arbres. Les feux considérables qui s’allumaient chaque nuit sur les hautes montagnes de l’intérieur indiquaient cependant qu’au-delà de cette zone dévastée, d’apparence si ingrate, il pouvait exister des plateaux couverts de forêts et des vallées propres à la culture.

Il est peu de parages au monde que je n’aie visités dans le cours de mon active carrière : je n’en ai jamais rencontré où la navigation fût plus périlleuse que sur cette côte inexplorée de la Nouvelle-Calédonie. Chaque fois que mes souvenirs me reportent à cette époque si intéressante de ma vie, j’en conçois une admiration plus grande pour la persévérance et la rare intrépidité dont je fus alors témoin. Longer avec des bâtimens tels que les nôtres, et malgré des vents violens battant presque toujours en côte, une ceinture infranchissable de récifs, dont la sonde n’indiquait jamais l’approche, au pied desquels on pouvait venir se briser sans avoir la ressource suprême de jeter l’ancre, c’était une tâche digne des excellens officiers qu’on nous avait donnés pour chefs, et que leur habileté seule pouvait accomplir. Il nous fallut quatorze jours pour déterminer ainsi pas à pas la configuration de cette île et du brisant qui l’enveloppe ; mais où l’île finit, le brisant ne cesse pas encore : nous le retrouvâmes, souvent à l’improviste, sur un espace de plus de cinquante lieues. Semé de quelques îlots, interrompu par de larges coupures que nous n’eûmes pas le temps d’explorer, ce récif semble le prolongement sous-marin de la Nouvelle-Calédonie.

Nous avions lieu d’être satisfaits des résultats considérables obtenus en moins de huit mois de campagne. Ce n’était cependant qu’une faible partie des importans travaux qu’il nous était recommandé d’accomplir. Le temps des grandes découvertes était passé : on ne pouvait, comme au XVe et au XVIe siècle, se flatter de voir apparaître sur sa route des continens nouveaux, et conserver un chimérique espoir que le second voyage de Cook avait fait évanouir ; mais il restait à fixer les contours et à déterminer les véritables positions de ces côtes immenses, de ces archipels sans limites, dont les navigateurs hollandais et espagnols n’avaient fait qu’entrevoir quelques points. En 1772, un officier français, M. de Saint-Alouarn, était venu atterrir près du cap Leeuwin, à la pointe sud-ouest de la Nouvelle-Hollande. À partir de cette pointe, il avait aperçu une côte courant à perte de vue vers l’est-nord-est. On savait que cette partie des terres australes portait le nom du capitaine hollandais Pierre Nuytz, qui l’avait découverte en 1627, et c’était à peu près tout ce qu’on en connaissait. M. de Saint-Alouarn n’était point pourvu des instrumens nécessaires à une exploration hydrographique : il n’ajouta que des renseignemens assez vagues à ceux que les Hollandais nous avaient transmis. Tracer la configuration de la terre de Nuytz, c’était en réalité se donner la gloire d’une première découverte. À l’extrémité de cette terre, dont la direction générale se trouvait indiquée sur les cartes hollandaises, on voyait marqués deux groupes d’îles qui portaient les noms de Saint-François et de Saint-Pierre. De ces îles, situées à trois cents lieues dans l’est du cap Leeuwin, jusqu’à la partie méridionale de la terre de Van-Diémen, sur un espace de deux cent trente lieues du nord au sud, de deux cents lieues de l’est à l’ouest, tout était encore inconnu. On ignorait même si la terre de Van-Diémen faisait partie de la Nouvelle-Hollande, ou si elle en était séparée par un détroit : les navigateurs différaient d’opinion à cet égard, et les géographes demeuraient en suspens. Tel était le vaste champ d’exploration qui nous avait été spécialement réservé. Pour obéir à nos instructions, il fallait apporter à cette reconnaissance un soin particulier, et l’entreprendre aussitôt que nous aurions terminé nos travaux sur la côte occidentale de la Nouvelle-Calédonie.

Avec des bâtimens tels que les nôtres, nous ne pouvions songer à faire près de mille lieues contre le vent, qui dans ces parages souffle presque constamment de l’ouest et du sud-ouest. Il nous fallait donc renoncer à nous rendre de la Nouvelle-Calédonie au cap Leeuwin en passant par la terre de Van-Diémen. Il n’y avait plus que deux chemins qui nous fussent ouverts, — le détroit de Torrès, qui sépare la Nouvelle-Hollande de la Nouvelle-Guinée, ou la mer des Moluques, dans laquelle nous pouvions pénétrer en tournant cette dernière île par le nord. La seconde de ces routes fut celle que nous choisîmes. Bien que plus longue de quelques centaines de lieues, elle avait l’immense avantage de nous offrir la relâche d’Amboine. Nous avions, l’espoir de trouver dans ce port hollandais, centre d’un commerce florissant, des ressources faute desquelles il nous eût été probablement impossible de poursuivre notre mission.

Partant de la côte occidentale de la Nouvelle-Calédonie pour gagner, par cette voie presque inexplorée, la mer des Moluques, nous allions nous diriger à peu près au nord-ouest. Nous aurions ainsi à notre droite l’archipel des îles Salomon, devant nous la Nouvelle-Bretagne, à notre gauche cet archipel hérissé de récifs où Bougahville, qui l’avait découvert, avait failli s’égarer sans espoir de retour, et auquel il avait imposé le nom d’archipel de la Louisiade. D’après les renseignemens qui nous avaient été transmis, cet archipel semblait n’être qu’un prolongement de la Nouvelle-Guinée, et l’on ignore encore s’il en est séparé par des passages que les navires puissent franchir. Nous devions donc prévoir que, pour sortir du bassin dans lequel nous étions près de nous engager, nous aurions à choisir entre le canal Saint-George, qui sépare la Nouvelle-Irlande de la NouvelleBretagne, et le détroit de Dampier, qui sépare la Nouvelle-Bretagne de la Nouvelle-Guinée.

J’ai déjà dit l’antagonisme qui, depuis le commencement de l’expédition, s’était manifesté sur nos corvettes entre l’histoire naturelle et l’hydrographie. Tout semblait conspirer en faveur de cette dernière science, — les circonstances, dont personne n’est le maître, et la sympathie, dont chacun dispose à son gré. On ne doit point s’étonner que des hommes qui voyaient si souvent leur vie mise en péril par l’imperfection des cartes dont ils avaient à constater tous les jours les lacunes ou les erreurs assignassent instinctivement le premier rang aux travaux qui pouvaient agrandir le domaine et assurer la sécurité de la navigation. L’histoire naturelle se plaignait que cette prédilection fût poussée jusqu’à l’injustice ; elle contemplait avec désespoir les rivages que nous côtoyions sans cesse, et auxquels nous n’abordions jamais. Ces rivages qui lui faisaient éprouver le supplice de Tantale, c’était précisément le meilleur butin de l’hydrographie. Écueils, rochers, hauts-fonds, barrières infranchissables, rivages inaccessibles ou baies profondes et sûres, quoi qu’on pût rencontrer, du moment qu’on sortait des sentiers depuis longtemps battus, l’hydrographie était assurée d’y trouver son compte. Elle consignait sur ses cartes, avec le même soin religieux et le même enthousiasme, le brisant qu’elle était fière de signaler à la vigilance du marin et le port où elle l’invitait à entrer. À la voir grossir ainsi d’heure en heure son trésor, il était évident qu’elle aurait tout l’honneur et ferait toute la gloire de notre expédition. De tous côtés lui venaient de zélés auxiliaires, attirés par la sûreté et la simplicité de ses méthodes : l’histoire naturelle ne rencontrait au contraire que des indifférens qu’elle fatiguait de ses réclamations, ou des avares qui ne lui pardonnaient pas de convoiter leurs richesses.

Les naturalistes se plaignaient souvent, et, s’ils n’avaient pas toujours raison, ils n’avaient pas non plus, il faut en convenir, toujours tort de se plaindre. M. de Mauvoisis surtout était devenu pour eux un objet d’horreur : il s’était refusé à laisser convertir en musée et en laboratoire le logement dans lequel les officiers prenaient leurs repas. Un beau jour, les herbiers et les squelettes d’opossum ou de kanguroo avaient dû évacuer la grande chambre de la Truite. La Durance avait naturellement trouvé convenable de suivre l’exemple de la corvette amirale. Là pourtant ne s’était pas bornée la persécution. Les coquillages, traqués dans leurs retraites, ne pouvaient plus pourrir en paix[2] ; les poissons ne savaient plus où sécher, et enfin, dernier et plus sérieux grief, il avait été décidé que, pour éviter un gaspillage dont la prospérité de nos gamelles n’avait pas tardé à souffrir, quiconque, lorsque nous serions au mouillage, ne reviendrait point prendre ses repas à bord n’aurait le droit d’emporter pour tout approvisionnement dans ses excursions que de l’eau-de-vie, du biscuit, du lard salé et du fromage. À la signification de ce décret, les naturalistes s’étaient empressés de demander qu’à bord de chaque corvette une embarcation fût spécialement affectée à leur service. La prétention pouvait paraître au fond assez légitime, elle n’en était pas moins inadmissible, car, dès qu’on avait jeté l’ancre, on n’avait pas trop de tous les canots pour faire l’eau et le bois dont on avait un urgent besoin, et pour prendre en même temps des sondes. On promettait bien aux naturalistes qui profitaient du départ d’une de ces embarcations pour descendre à terre de les envoyer chercher sur le rivage aussitôt qu’ils s’y montreraient ; mais ce sont là des paroles légères auxquelles on ne se fie plus dès qu’on a passé quelques mois abord d’un navire de guerre. Les naturalistes éprouvèrent donc plus d’une fois de fâcheux mécomptes, et lorsqu’au retour d’une longue course ils s’étaient morfondus pendant des heures entières sur la plage, en dépit de leurs cris, de leurs gestes, de leurs signaux de reconnaissance ou de détresse, ils rentraient à bord, on le croira facilement, le front tout chargé de menaces et le cœur gros de protestations. Cruellement désappointés de n’avoir pu toucher terre sur la côte occidentale de la Nouvelle-Calédonie, dont ils s’étaient cependant empressés de signaler la structure à l’amiral comme particulièrement favorable aux recherches du minéralogiste, incapables d’apprécier à leur juste valeur toutes les difficultés qu’ajoutaient à cette effrayante navigation les mauvaises, qualités de nos bâtimens, ils accusaient en secret nos chefs de manquer d’audace ou de sympathie pour leurs travaux. Lorsqu’ils apprirent la route que nous allions suivre pour gagner la terre de Nuytz, ils se promirent quelque dédommagement à toutes les déceptions qu’ils avaient éprouvées depuis le commencement de la campagne. Hélas 1 les longs voyages, et surtout les voyages de découverte, ne se composent guère que de déceptions.

Lorsqu’on navigue dans les parages voisins de l’équateur, on a rarement à redouter ce que les marins appellent du mauvais temps : on y est plus souvent compromis par les calmes qui vous laissent à la merci des courans que par des brises trop fraîches ; mais on a des nuits de douze heures, des pluies torrentielles et des orages pendant lesquels, même au milieu du jour, on se trouve obligé d’errer à tâtons, car les terres dont on se trouve entouré, si élevées qu’elles soient, disparaissent subitement sous l’épaisseur des nuages qui les enveloppent. Bougainville a peint avec une vérité saisissante, dans la relation du voyage de la Boudeuse, les difficultés d’une campagne de découverte dans ces mers d’une exploration en apparence si facile. La sonde, qui est pour le marin le bâton de l’aveugle, est ici d’un faible secours. C’est du sein des profondeurs de l’océan que les bancs de coraux surgissent, escarpés comme un mur, tranchans comme une hache. L’œil peut les distinguer quand la nuit n’a pas jeté son voile sur l’horizon ou que le soleil ne noie pas ces lueurs blanchissantes dans un flot de lumière ; l’oreille n’en soupçonne pas l’approche, car ces assises qui s’élèvent lentement du fond des mers s’arrêtent presque toujours à quelques mètres de la surface, et la vague est rarement assez creuse pour venir se briser en grondant sur des hauts-fonds qui ne l’irritent par aucun obstacle. Au temps où naviguaient la Truite et la Durance, on était peut-être plus familiarisé qu’aujourd’hui avec tous ces dangers. Même dans les parages les plus connus, on se trouvait presque toujours en découverte, tant l’hydrographie était alors incomplète et superficielle. Il fallait donc avoir l’œil prompt et exercé, l’oreille attentive, et s’habituer à pressentir les hauts-fonds à mille signes dont on a perdu le secret. Les bonnes cartes, les balises, les phares ont amolli nos enfans : ils sont plus savans que nous ne l’étions peut-être ; je suis quelquefois tenté de croire que nous étions plus marins.

En sept jours, nous arrêtâmes avec une précision suffisante la configuration des îles de la Trésorerie, de la côte occidentale de l’île Bougainville et de l’île Bouka, qui termine au nord-ouest l’archipel des îles Salomon. Nous rasions la côte de si près, que plusieurs pirogues montées par des sauvages à la peau noire et aux cheveux crépus purent venir à portée des corvettes échanger, contre nos mouchoirs de couleur et nos verroteries, leurs arcs, leurs flèches et leurs casse-têtes ; mais l’amiral ne voulut jeter l’ancre sur aucun point. Il avait en vue une autre relâche. Deux fois nous nous crûmes au moment de toucher sur des bancs de coraux : nous les franchîmes en les rasant presque de la quille. Si ces bancs eussent été d’un ou deux pieds plus rapprochés de la surface, nous étions perdus, car le courant nous maîtrisait, et nous n’avions aucun moyen d’éviter un danger dont nous avions cependant parfaitement conscience.

Ces périls commençaient à ne plus nous émouvoir : nous savions qu’ils étaient le lot habituel des missions semblables à celle que nous avions à remplir. Pour moi, je l’avoue, la perspective d’un naufrage ne m’effrayait pas toujours : j’avais la tête remplie des récits des anciens voyageurs, et j’étais surtout avide d’aventures. Quoique bien jeune encore, j’avais cependant assez navigué déjà pour apprécier l’habileté et l’audace avec lesquelles nos corvettes étaient conduites à travers ces labyrinthes d’écueils. Je me sentais pénétré d’admiration pour l’amiral, de respect pour les excellens officiers dont je recevais avec déférence les leçons, et je bénissais tous les jours mon étoile, qui m’avait conduit à si bonne école.

La reconnaissance de l’île Bougainville et de l’île Bouka terminée, deux détroits s’ouvraient devant nous, à une distance de quatre-vingts lieues l’un de l’autre. Le canal Saint-George nous faisait doubler la pointe occidentale de la Nouvelle-Bretagne ; le détroit de Dampier nous conduisait entre la pointe orientale de cette même île et la Nouvelle-Guinée. L’amiral crut devoir choisir le passage qui lui permettrait de longer la côte occidentale de la Nouvelle-Irlande, et de reconnaître, en continuant à se diriger vers l’ouest, le groupe assez considérable des îles de l’Amirauté. De la pointe septentrionale de l’île Bouka, nous fîmes donc route vers l’entrée du canal Saint-George, et avant de le franchir, nous jetâmes l’ancre, non loin de l’extrémité méridionale de la Nouvelle-Irlande, dans un havre d’un accès difficile, où le compagnon de Wallis, le capitaine Carteret, avait mouillé avant nous, et auquel il avait donné son nom.

C’était la première fois, depuis notre entrée en campagne, que nous nous trouvions en présence de la nature tropicale. Le havre Carteret nous la montrait dans toute son exubérance, mais aussi dans toute son inutile splendeur. Une de ces pauvres îles à demi submergées de l’Océan-Pacifique, qui n’ont d’autre trésor que la frange de palmiers qui les borde, nous eût offert plus de ressources que les forêts impénétrables de la Nouvelle-Irlande. Pour toute végétation s’offraient à nous des figuiers, des pandanus, des barringtonia, penchés sur l’eau calme où se miraient leurs grandes fleurs ; des tectonia plus élevés que des mâts de vaisseau, des fougères, des orchidées et des cycas partout ; des muscadiers sauvages dont le fruit, s’il m’en souvient bien, ne laissa pas d’embarrasser la science, encore un peu novice, de nos naturalistes ; — point d’arbres portant, comme le cocotier, au milieu de son vert panache, un lait rafraîchissant et une pulpe nourricière ; — nul sentier d’ailleurs pour s’éloigner du rivage, nul espoir de pouvoir jamais percer l’épaisseur de ces bois où la tige des arbres disparaît sous des flots de verdure, et au sein desquels d’énormes caïmans se vautrent encore, comme aux premiers âges de la création, dans une fange chaude et fétide.

Nous étions au mois de juillet 1792. Bougainville, qui, dans la même saison, avait mouillé, non loin du havre Carteret, dans un port plus encaissé encore, qu’il avait désigné sous le nom de Port-Praslin, s’était plaint des pluies abondantes qui l’y avaient assailli pendant toute la durée de son séjour. Nous eûmes le même sort : les cataractes du ciel s’ouvrirent aussi pour nous, et durant les sept jours que nous passâmes au havre Carteret, nous aurions pu nous croire au milieu d’un nouveau déluge. Ce fut le tour des astronomes et des géographes de gémir : point de soleil pour fixer par des observations ce point important auquel nous voulions rattacher nos précédentes découvertes ! La pluie tombait par torrens, et de la terre, pénétrée jusque dans ses entrailles, s’élevaient de lourdes vapeurs qui, après avoir rasé quelque temps le sol, finissaient par aller se confondre avec les nuages. Les naturalistes seuls pouvaient se promettre quelque profit de cette relâche : il leur restait le rivage et le fond de la mer à exploiter ; mais à cette besogne j’étais plus ardent qu’eux, et il eût fallu d’autres intempéries que celles que nous y avions à subir pour m’empêcher d’enrichir ma collection de coquilles de nouvelle espèce. Dès le point du jour, j’étais sur la plage ; j’errais au milieu des bancs de coraux dont les aspérités me faisaient souvent de cruelles blessures, je retournais les blocs dont le poids n’était pas excessif, je fouillais toutes les anfractuosités des roches que je ne pouvais pas déplacer. Lorsque je rencontrais une petite anse de sable fin, je m’étendais sur le fond, tenant de mon mieux ma tête hors de l’eau, avançant pas à pas, et promenant lentement mes mains autour de moi. Dès que je sentais quelque corps poli sous mes doigts, je me hâtais de fermer la main pour le saisir. Si le coquillage, plus prompt que moi, m’échappait, il était inutile de chercher à l’atteindre ; il s’enfonçait dans le sable avec une telle rapidité, que je faisais de vains efforts pour le retrouver. Une seule chose troublait ces parties de plaisir : comme il pleuvait toujours, je n’avais aucun moyen de sécher mes vêtemens et de reparaître à bord dans une tenue convenable. J’eus tout à coup une inspiration qui me parut des plus heureuses : je pliai et je mis soigneusement à l’abri mes effets, je me dépouillai même de ma chemise, et, sans inquiétude désormais pour l’avenir, je recommençai à parcourir le rivage dans toute la nudité d’un Indien. Je n’avais malheureusement pas encore la peau d’un sauvage. De ce que je ne voyais plus le soleil, j’avais conclu que je n’en devais plus redouter l’influence. Hélas ! ces nuages si noirs, qui semblaient me protéger, firent sur mon corps l’effet d’une lentille qui concentre à son foyer les rayons qui la traversent : je fus horriblement brûlé. Quand je rentrai à bord de la Durance, j’étais d’un rouge écarlate. J’eus un accès de fièvre très violent, et je changeai de peau des pieds à la tête.

Notre séjour au havre Carteret fut d’ailleurs une circonstance fâcheuse pour la santé de nos équipages : les pluies continuelles que nous y avions rencontrées avaient répandu dans l’intérieur de nos bâtimens une humidité excessive, et l’on pouvait prévoir que cette humidité contribuerait à développer des maladies graves chez des hommes déjà épuisés par tant de fatigues. Le seul avantage que nous trouvâmes dans cette relâche, ce fut de renouveler aisément notre provision d’eau et de bois. Encore le bois qu’il fallut embarquer aussitôt après l’avoir coupé introduisit-il à bord des corvettes, conjointement.avec nos vieilles plaies, — les rats, les cancrelats et les charançons, — la plaie non moins insupportable des scorpions. Les germes déposés sous l’écorce ne tardèrent pas à éclore, grâce à l’influence d’une chaleur humide, et une fois envahis par ces nouveaux insectes, nous fîmes de vains efforts pour en arrêter la propagation.

Les personnes qui avaient été le plus avides de relâches se montraient le plus empressées à quitter cet affreux séjour. Nous voulûmes profiter d’une brise trop faible encore pour mettre sous voiles. Le calme surprit la Durance dans lapasse. Drossés par le courant sur une chaîne de brisans, nous nous hâtâmes de jeter l’ancre. En un instant, notre câble fut coupé par les roches. Heureusement une légère fraîcheur vint à souffler du sud, et nous permit de doubler les récifs ; mais nous perdîmes une ancre, perte irréparable.dans une campagne comme la nôtre, et qui pouvait plus tard avoir des suites funestes.

Bien que le temps ne cessât point d’être pluvieux et couvert, nous suivîmes la côte occidentale de la Nouvelle-Irlande sans nous en écarter jamais de plus de cinq ou six milles. Nous traversâmes le canal qui sépare cette grande île de l’île Sandwich, rangeant de très près les flots et les bancs qui obstruent l’étroit passage que nous remarquâmes entre là Nouvelle-Irlande et le Nouvel-Hanovre. De ce point, nous mîmes le cap sur les îles de l’Amirauté, distantes d’environ cinquante lieues. Nous laissâmes sur la droite les îles Portland, terres basses, environnées de récifs, et qui paraissaient se relier avec les plages à demi noyées de la pointe occidentale du Nouvel-Hanovre. La première île appartenant au groupe de l’Amirauté que nous aperçûmes fut l’île Jésus-Maria, découverte en 1781 par le pilote espagnol Francisco-Antonio Maurelle.

L’île Jésus-Maria était entourée de récifs comme la plupart de celles que nous avions rencontrées depuis notre départ de la terre de Van-Diémen. Le bruit avait couru, je ne sais trop sur quel fondement, que les bâtimens de Lapérouse avaient dû faire naufrage sur ces îles. L’Europe entière s’était émue de la catastrophe qui avait terminé de si beaux travaux, et de tous côtés on cherchait à retrouver les traces de nos compatriotes. Quant à nous, aucune gloire ne nous eût semblé préférable à celle de sauver, s’il était possible, ces glorieux devanciers, ou, s’ils avaient tous péri, d’apprendre au moins au monde quel avait été leur destin. Nous serrâmes donc la côte de plus près encore que d’habitude, afin qu’aucun signal, s’il nous en était fait, ne pût échapper à nos regards ; mais nous n’aperçûmes que des groupes de sauvages entièrement nus, dont la couleur d’ébène ne pouvait nous laisser aucun doute sur la race à laquelle ils appartenaient. La brise était très fraîche, la mer grosse, et il nous fut impossible de mettre une embarcation à la mer.

L’exploration de l’île Jésus-Maria ne tranchait cependant pas d’une manière définitive la question que nous avions à cœur d’éclaircir, car elle s’était accomplie dans des circonstances peu favorables : nous n’avions eu aucune communication avec les naturels. En admettant que l’île Jésus-Marià ne fût point le lieu même du naufrage, les habitans pouvaient avoir recueilli, par leurs relations avec les îles voisines, quelques détails sur ce grand événement. Nous avions distingué des pirogues en dedans des récifs ; ces pirogues indiquaient un peuple navigateur, et tout autour de l’île Jésus-Maria se trouvaient semées d’autres îles, dont les plus éloignées étaient à peine distantes de vingt milles. Il eût donc été regrettable de quitter ces parages sans faire un nouvel effort pour obtenir des indications qui pouvaient nous mettre sur la trace de Lapérouse. Nous étions sans doute fort impatiens d’atteindre les Moluques ; nous n’en vîmes pas moins avec une joie véritable l’amiral donner l’ordre de passer la nuit en panne, et, dès que le jour fut venu, de se diriger, en remontant contre le vent, vers l’île qui paraissait être la plus orientale du groupe. Cette île était la Vandola, petite île de trois milles à peine de circonférence. À en juger par son étendue, on eût pu la croire inhabitée ; mais dès qu’en approchant on eut distingué des cocotiers, on eut meilleur espoir. Les cocotiers dans l’Océanie sont comme les figures de mathématiques que le philosophe grec vit tracées sur le rivage : partout où l’on en aperçoit, on ; peut se tenir pour à peu près assuré de rencontrer des hommes.

Bientôt en effet nous pûmes discerner des pirogues échouées sur la plage, et près de ces embarcations des naturels dont l’attitude nonchalante n’annonçait point qu’ils se préparassent à venir à bord des corvettes. Nous étions bien résolus cette fois à ne pas manquer l’occasion d’une entrevue. Nous laissâmes arriver sous le vent de l’île, et chacune des corvettes mit une embarcation à la mer. Je reçus l’ordre de prendre place dans le canot de la Durance. Cette faveur me combla de joie. Je la devais, il faut bien que je l’avoue, à une petite inconséquence que je venais de commettre. Nous étions tous convaincus que c’était sur une des îles de l’Amirauté que nous devions rencontrer Lapérouse et ses infortunés compagnons. Lorsque nous commençâmes à manœuvrer pour nous placer sous le vent de la Vandola, les sauvages sortirent de leur apathie. On les vit se diriger en courant vers la partie du rivage à l’abri de laquelle s’étaient rangées nos corvettes. Nous ne manquâmes pas d’interpréter cet empressement soudain au gré de nos vœux. La Vandola allait nous rendre nos compatriotes ! Chacun exprimait tout haut cet espoir. L’agitation, les gestes, les signes des habitans, tout semblait confirmer nos conjectures. J’étais placé près de notre commandant, lorsque inconsidérément je m’écriai : « On vient de brûler une amorce à terre ! » Je venais de voir en effet quelque chose qui ressemblait beaucoup à la fumée d’une amorce. Les insulaires, pour témoigner sans doute leur joie et nous souhaiter à leur manière la bienvenue, ramassaient des poignées de sable sur la plage et les lançaient en l’air. Cette poussière dispersée par le vent avait, à s’y méprendre, l’apparence d’une petite explosion. C’est là ce qui m’avait arraché une exclamation presque involontaire. M. de Terrasson, qui avait mieux vu et mieux jugé que moi, m’adressa de sévères reproches. Mon illusion cependant était excusable, et d’autres personnes l’avaient partagée. Ce fut probablement pour me faire oublier cette réprimande que notre excellent commandant eut l’extrême bonté de m’accorder une distinction à laquelle ni mon âge, ni mon rang ne me donnaient aucun droit.

Lorsque nous arrivâmes près de la côte, les sauvages accoururent en foule au-devant de nos canots. Les uns se mettaient à la nage, les autres couraient en riant sur les récifs. Tous semblaient animés de la plus grande confiance. Hommes et femmes se présentaient dans un état de nudité presque complet. Les femmes ne portaient au-dessus des hanches qu’une ceinture de petites branches flexibles dont les feuilles ne les couvraient pas jusqu’aux genoux. Les hommes avaient pour tout vêtement une seule de ces coquilles d’une parfaite blancheur que dans la famille des porcelaines on a désignées sous le nom de l’œuf. Le contraste que formait cette coquille, suspendue autour des reins par un cordon en fil de cocotier, avec la peau d’une teinte si foncée sur laquelle elle se détachait produisait un effet fort extraordinaire.

Dès que nous pûmes entrer en communication avec les habitans de la Vandola, toutes nos espérances s’évanouirent. Aucun de ces précieux débris que laisse le naufrage d’un navire européen, et dont ces insulaires n’auraient pas manqué de faire parade, ne se montrait à nos yeux : point de boutons d’uniforme pendus au cartilage du nez ou au lobe des oreilles, point de lambeaux d’étoffes sur les épaules des chefs, point de clous surtout au bout des zagaies. Ces lances, de quatre ou cinq pieds de long, ne portaient à leur extrémité qu’une pierre volcanique semblable à un morceau de verre noir taillé en pointe et tranchant sur les bords.

L’amiral nous avait autorisés à débarquer, si nous le jugions nécessaire : les récifs et la houle ne le permirent pas. L’île avait trop peu d’étendue pour préserver complètement la plage sous le vent du ressac. Nous nous tînmes donc aussi près que possible du rivage, et de là nous commençâmes nos échanges. Ces pauvres insulaires avaient peu de chose à nous donner, mais ils nous cédaient sans peine tout ce que nous leur demandions, — quelques cocos, leurs armes, et jusqu’à leur bizarre ornement. Quant à eux, ils paraissaient attacher peu de prix aux bagatelles que nous leur présentions, même aux étoffes rouges, qui sur tous les points de l’Océanie avaient, au dire des voyageurs, un si grand prestige. Il fallut leur montrer un clou pour les émouvoir. La vue d’un couteau excita leur enthousiasme. Nous ne savons pas tout le prix du fer. Nés au milieu des bienfaits de la civilisation, nous ne soupçonnons pas ce qu’il en coûte d’en être privés. Les sauvages se rasent avec une coquille, creusent leurs pirogues avec des haches de pierre, en percent les bordages avec des esquilles d’os humains, jettent au poisson un grossier hameçon de nacre, assomment leurs ennemis à coups de massue, ou font de vains efforts pour les percer avec un bâton pointu garni de dents de requins. Que de choses la possession d’un morceau de fer peut simplifier pour eux ! Aussi, dès que ce démon tentateur apparaît, c’en est fait de la loyauté des échanges. Adieu la naïve candeur du sauvage ! adieu l’innocence de l’âge d’or ! Si nous n’avions eu que des miroirs ou des mouchoirs rouges à offrir aux naturels de Vandola, nous les eussions pris pour de petits saints ; mais dès qu’ils reconnurent le fer, dont d’autres navigateurs où les sauvages des îles voisines leur avaient probablement appris l’usage, ils montrèrent une rapacité et une mauvaise foi dont nous eûmes la sagesse de ne pas trop nous indigner.

Malgré cette entrevue infructueuse, nous conservions encore un reste d’espoir au fond du cœur. Nous résolûmes donc de ne pas faire route pour les Moluques avant d’avoir soigneusement exploré les rivages des diverses îles du groupe de l’Amirauté. Nous côtoyâmes ainsi la grande île qui forme le centre de ce groupe, ou plutôt le cordon de récifs et d’îlots qui l’entoure. Nous rangeâmes de près les Ermitanos de Maurelle, la Boudeuse et l’Échiquier de Bougainville, l’île du Rour et l’île Matty de Carteret. Plus d’une fois nous eûmes l’espoir de découvrir dans la chaîne des brisans une coupure qui nous eût permis de pénétrer entre cette barrière et la terre. Quelques jours de relâche eussent été pour nos équipages fatigués d’un bien grand prix. Malheureusement la brise était la plupart du temps trop fraîche pour nous permettre de faire reconnaître la côte par nos canots. Nous vîmes fuir l’un après l’autre derrière nous tous ces sommets couverts d’une opulente verdure, tous ces îlots ombragés de cocotiers dont le joyeux aspect insultait à notre détresse ; c’était la branche chargée de fruits qui se redresse dès qu’on y porte la main, la coupe qui se vide aussitôt qu’on l’approche de ses lèvres.

En voyant passer nos corvettes, les naturels lançaient leurs pirogues à la mer. Pour les attendre, nous mettions le plus souvent en panne ; mais, s’il nous arrivait de continuer notre route, ces légers esquifs, tenus en équilibre par leur balancier et emportés par leur grande voile de natte, nous avaient bientôt atteints ou dépassés. Nous ne pûmes jamais obtenir des sauvages qu’ils vinssent le long du bord. Ils se tenaient derrière les corvettes, prêts à fuir au moindre semblant d’agression. On plaçait sur une planche, qu’à l’aide d’une ligne de sonde on filait jusqu’à eux, les objets qu’on croyait de nature à les séduire ; la même planche rapportait à bord les cocos ou les armes que les sauvages nous offraient en échange. Ce mode de trafic pouvait donner lieu sans doute à quelque fraude, mais nous dûmes nous en contenter, puisque les insulaires, avec la méfiance si naturelle aux faibles, ne voulaient pas en accepter d’autre.

Après avoir dépassé l’île du Rour et l’île Matty, nous avions devant nous la mer libre pendant près de cent cinquante lieues jusqu’à l’entrée de l’immense baie du Geelwink, sur la côte de la Nouvelle-Guinée. Nous allions suivre la route que tracèrent à travers ces parages inconnus Lemaire et Schouten, lorsqu’après avoir découvert le détroit qui sépare l’île des États de la Terre-de-Feu, ils doublèrent pour la première fois lé cap Horn, et arrivèrent par l’Océan-Pacifique aux Moluques. Nous laissâmes dans le sud la grande île Mysory, qui occupe à peu près le milieu de cette vaste ouverture au fond de laquelle on ignorait alors si l’on trouverait un détroit ou un golfe, les deux îles de la Providence, le cap Goede-Hoop, les petites îles Mispalu, et atteignîmes ainsi, souvent contrariés par des brises faibles et variables, l’extrémité occidentale de la Nouvelle-Guinée.

Le premier devoir, lorsqu’on entreprend un voyage de découverte, est de fuir constamment les sentiers battus, de rechercher les écueils avec le même soin que d’autres les évitent : nous remplissions cette obligation avec une conscience que la torpeur et la gaucherie presque incroyables de nos bâtimens rendaient d’autant plus méritoire. Au moment de pénétrer dans une mer que les navires portugais et hollandais avaient sillonnée pendant près de deux siècles, et où rien d’important ne restait à découvrir, nous nous promîmes, s’il s’offrait à nous quelque passage peu fréquenté encore, de le choisir de préférence à tout autre. Entre la Nouvelle-Guinée et l’île Salawaty s’ouvrait le détroit de Gallewo, encombré d’îles et semblant présenter un dédale au milieu duquel le navigateur le plus hardi eût pu craindre de s’égarer. Ce fut là le canal que nous voulûmes prendre. Des vents du sud s’opposèrent à l’accomplissement de notre dessein, et nous donnâmes dans le détroit contigu de Sagewien, qui se prolonge entre les îles Salawaty et Batenta. Ce passage était moins sinueux que le détroit de Gallewo ; il était aussi peu exploré et pouvait être non moins difficile.

Près d’un mois s’était déjà écoulé depuis notre entrevue avec les habitans de la Vandola. Il y en avait plus de trois que nous avions quitté la terre de Van-Diémen. Nous aspirions ardemment après quelques jours de repos. La Durance se traînait avec une lenteur désespérante, surtout lorsque les vents devenaient contraires ; elle obligeait constamment sa conserve à diminuer de voile ou à mettre en panne pour l’attendre. Souvent même la Truite devait se porter à sa rencontre, et perdre ainsi en quelques instans la majeure partie du terrain qu’elle avait péniblement gagné. Sans ces précautions, une séparation eût été infaillible. On imagine aisément combien cette nouvelle cause de retard était irritante, et à quelles récriminations elle pouvait prêter. Nous étions loin cependant d’être négligens ou de manquer d’audace ; mais tous nos efforts ne réussissaient pas à compenser cette déplorable infériorité de marche que nous avions pu constater dès le premier jour. La Truite était déjà engagée dans le détroit de Batenta, et se croyait certaine de l’avoir traversé avant la nuit, quand elle s’aperçut que nous étions restés trop en arrière pour la suivre ; elle vira de bord et revint vers nous, comme pour nous encourager et nous montrer le chemin. Lorsqu’elle nous eut rejoints, elle se conforma tristement à notre paresseuse allure ; mais aussi la nuit était-elle presque close lorsque nous arrivâmes à l’entrée du canal. Le vent tomba en ce moment, et ce fut le courant qui nous fit franchir le détroit. Au point du jour, une légère brise s’éleva de nouveau, et bien que le courant eût cessé de nous être favorable, nous parvînmes, non sans avoir couru plusieurs bordées, à doubler l’île Sagewien, qui termine le détroit du côté de l’ouest.

Du détroit de Batenta à Amboine, on compte quatre-vingts lieues environ : nous mîmes onze jours à parcourir cette distance. Laissant sur notre gauche l’île Mysole, nous passâmes, dans la crainte de nous souventer, entre l’île Bonoa et la pointe occidentale de Céram. Amboine enfin apparut à nos yeux. Un plan de Valentyn nous guida dans la baie, vers le fond de laquelle nous devions prendre nôtre mouillage, et lorsqu’après quelques difficultés, fondées sur de trop futiles prétextes pour que l’amiral n’en triomphât point aisément, les autorités hollandaises eurent consenti a nous accueillir, nous laissâmes tomber l’ancre sous les murs du fort Vittoria avec la satisfaction du moissonneur qui dépose sa faucille près de la dernière gerbe. Il n’y avait pas encore un an que nous avions quitté la France, et nous avions déjà passé deux cent soixante-neuf jours à la mer.

III

L’île d’Amboine était le chef-lieu des établissemens que cette grande association hollandaise, désignée sous le nom de compagnie des Indes orientales, possédait, depuis le milieu du XVIIe siècle ; dans l’archipel des Moluques. On sait l’importance qu’eut autrefois le commerce, si secondaire aujourd’hui, du poivre, de la muscade et des clous de girofle. C’était pour arriver jusqu’aux îles à épices que les Portugais avaient fait le tour de l’Afrique, et les Espagnols le tour du monde, que les Hollandais, un siècle plus tard, s’étaient inutilement enfoncés au milieu des glaces de la Nouvelle-Zemble, que Lemaire et Schouten, trouvant toutes les voies fermées par la jalousie politique ou par le monopole commercial, avaient pénétré dans l’Océan-Pacifique après avoir découvert le cap Horn. Java et Sumatra produisaient le poivre ; les Moluques seules fournissaient la muscade et le girofle. La possession de ces îles fut donc vivement disputée : elle resta, malgré les efforts des Portugais et des Espagnols, à une compagnie de marchands hollandais. Éblouie pur une prospérité sans exemple, cette compagnie ne tarda point à s’exagérer les nécessités de sa position. La crainte de la concurrence lui conseilla des exigences tyranniques et des occupations de territoires aussi superflues que coûteuses. Au moment où nos corvettes mouillèrent sur la rade d’Amboine, la compagnie ne portait plus qu’avec peine le fardeau des dettes qu’elle avait imprudemment contractées ; les colonies néerlandaises étaient entrées dans leur période de décadence transitoire, et cependant quelle majesté, quel aspect d’opulence elles gardaient encore !

Le jour même de notre arrivée, les naturalistes, les géographes, les astronomes, les officiers supérieurs allèrent s’établir à terre. Il ne resta plus à bord des corvettes que les officiers de service et ceux qui, comme moi, ne se trouvaient pas assez riches pour faire la dépense d’un autre logement. Cette privation me fut peu sensible. Nos bâtimens étaient mouillés si près du débarcadère et la mer était si calme dans ce beau bassin et dans cette saison, que nos communications avec la terre ne risquaient point d’être jamais interrompues. Elles furent en effet, de nuit comme de jour, et sans qu’il en résultât le moindre inconvénient pour le service, aussi fréquentes que chacun pouvait le désirer. Je ne me fis donc pas faute de profiter de tous les instans de liberté qui m’étaient accordés, et je ne bornai pas, comme on pense bien, mes promenades à l’enceinte de la ville. Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus heureux que je l’étais à cette époque de ma vie. Sans être doué d’une force athlétique, je jouissais d’une santé excellente, et je me sentais tout à la fois léger de corps et d’esprit. La timidité que me faisait éprouver mon défaut d’instruction première avait, grâce aux études auxquelles je n’avais cessé de me livrer depuis le commencement de la campagne, fait place à une confiance qui n’excluait pas, Dieu merci, une certaine réserve. J’écoutais encore beaucoup plus que je ne parlais, mais personne n’eût pu se dire plus leste ou plus hardi que moi, ou plus disposé à obliger un camarade. Je n’avais pas d’autre ambition, et c’était, il faut bien le dire, en ces temps si éloignés déjà, celle de la plupart des jeunes gens de mon âge. Tout venait, ce semble, mieux à point qu’aujourd’hui : les précoces docteurs étaient rares, les hommes sérieux et pratiques ne l’étaient pas. On rencontrait beaucoup de ces vertes vieillesses qu’on se plaint de ne plus trouver de nos jours. On les verra revenir, je ne crains pas d’en répondre, quand on aura rendu à la jeunesse la vie active et insouciante qu’elle menait il y a soixante ans.

J’ai vu trop de choses dans le cours de ma longue carrière pour n’en avoir pas beaucoup oublié. Je me souviens cependant encore, comme s’il n’y avait que quelques mois que j’eusse quitté Amboine, de l’aspect éblouissant de cette nature où tout respire la force et la fécondité. Des arbres se perdent dans les nues ou étendent au loin leur ombrage, d’autres sont chargés de fleurs, et de leur écorce même s’exhalent des parfums. L’air en est embaumé, et on dirait que les ailes des vents en sont appesanties, tant la brise dans ces parages est ordinairement tiède et paresseuse. Les oiseaux, les insectes, les reptiles, les poissons même sous l’eau transparente où l’œil peut les suivre, les coquilles et les madrépores sur leur tapis de sable, tout a le doux éclat de la fleur, les feux de l’émeraude et du rubis ; tout reflète ou la verdure des bois ou les nuances changeantes du jour. C’est surtout au moment où ce monde enchanté s’éveille et s’épanouit aux premières clartés qui paraissent à l’horizon qu’on est frappé du spectacle de son éternelle jeunesse et de sa majestueuse beauté : il semble que c’est ainsi que la terre a dû sortir des mains qui la dégagèrent du chaos, et qu’on assiste au matin de la création.

Notre séjour à Amboine, où nous nous arrêtâmes plus d’un mois, rendit aux plus découragés des forces pour une nouvelle campagne. Après avoir conduit le lecteur le long des côtes de la Nouvelle-Calédonie, je ne veux point l’obliger à nous suivre dans la longue et périlleuse exploration de la terre de Nuytz.

Le seul Homère peut aux grands combats d’Hector
Ajouter des combats et des combats encor !


J’ai vu là cependant mieux qu’ailleurs ce que peuvent le sang-froid et le coup d’œil du marin. Si je livre à l’oubli cette partie de nos travaux hydrographiques, je ne sacrifierais pas aussi aisément le souvenir de l’habile manœuvre à laquelle nos corvettes, dans la circonstance la plus critique, durent leur salut.

C’était par une belle matinée de décembre, c’est-à-dire au cœur du printemps dans l’hémisphère austral. Nous nous étions hardiment engagés entre un groupe d’îlots et la terre. Le vent, soufflant de l’ouest-nord-ouest, suivait la direction même de la côte, le temps conservait la plus belle apparence ; le baromètre cependant commençait à baisser. Plus d’expérience de ces parages nous eût appris le danger qui nous menaçait. À mesure que nous avancions, les vigies annonçaient de nouveaux îlots ou de nouveaux écueils. Du côté du sud, à dix ou onze milles, s’étendait un immense brisant au milieu duquel apparaissaient quelques têtes de roches, et qui, tout blanc d’écume, rappelait à nos vieux marins la fameuse chaussée de Sein, ce tombeau de tant de navires sur les côtes de Bretagne. Vers l’est, un nouveau groupe d’îlots nous barrait complètement le passage. Nous songeâmes à rétrograder, comptant que le chemin qui nous avait conduits à l’entrée de cet archipel pourrait nous en faire sortir ; il était déjà trop tard. La brise fraîchissait, la mer devenait de moment en moment plus creuse. Nos bordées inutiles nous ramenaient toujours au même point. La Durance, qui à tous ses défauts joignait celui de mal gouverner et d’incliner beaucoup à la moindre brise, manqua plusieurs viremens de bord : aussi se trouva-t-elle bientôt arriérée de plusieurs milles. Vers deux heures de l’après-midi, le vent tourna au sud-ouest, et prit une telle impétuosité, qu’il nous fallut serrer nos huniers et rester sous nos deux basses voiles. Dès lors nous n’allâmes plus qu’en dérive ; notre sort ne pouvait être douteux. Si nous réussissions à échapper pendant quelques heures encore aux roches qui surgissaient pour ainsi dire sous nos pas, nous n’aurions fait que retarder notre naufrage. Ce naufrage s’accomplirait au milieu des horreurs que peuvent ajouter à de pareilles scènes le désordre et l’obscurité de la nuit. Notre commandant jugea le moment venu de réunir les officiers en conseil. Les débats furent longs, les avis fort opposés. Les plus anciens officiers voulaient mettre encore leur espoir dans un changement de vent, et ils insistaient pour que l’on continuât à louvoyer. Un enseigne de vaisseau nommé Baudouin fut d’un avis contraire ; il était monté sur les barres de petit perroquet pour examiner les dangers dont nous étions environnés, et avait cru entrevoir dans la configuration de la côte une chance inespérée de salut, sinon pour nos corvettes, du moins pour leurs équipages. Le vent nous poussait insensiblement vers l’ouverture d’une grande baie dont l’entrée était, il est vrai, obstruée par des bancs et de nombreux îlots ; mais ces obstacles ne devaient point être assez continus pour ne pas laisser entre eux quelque passage. C’était ce passage que, selon Baudouin, il fallait aller résolument chercher. Si on le découvrait, nul doute qu’on ne trouvât à l’abri de quelque îlot un mouillage tenable, et à défaut de mouillage, une plage de sable sur laquelle on pourrait s’échouer et se cramponner aux débris des corvettes, ou gagner la terre à la nage. Chacun finit par se ranger à l’opinion de l’enseigne. Nous laissâmes donc arriver vent arrière sur les brisans, sans autre voile que la misaine. Baudouin, du haut des barres de petit perroquet, dirigeait la route, et moi, comme étant le plus agile, je restais près de lui, me chargeant d’aller transmettre, chaque fois qu’il le fallait, ses avis ou ses observations au commandant. Nous étions emportés par le vent et poussés par une mer énorme, qui, pareille à la barre d’un fleuve, venait rouler jusque sous notre poupe ses tourbillons d’écume et de sable. Le mugissement de la vague, le sifflement de la brise à travers les cordages produisaient un tel tumulte, que les commandemens de l’officier pouvaient à peine se faire entendre. C’était une scène à frapper de terreur un équipage moins éprouvé que le nôtre. L’émotion cependant était grande, même parmi ces hommes habitués dès l’enfance à jouer leur vie dans de semblables hasards, et la plus vive anxiété se peignait sur toutes les figures.

Nous approchions ainsi de la terre avec une effrayante rapidité. Il fallait nécessairement changer de route et longer quelque temps cette effroyable barrière pour chercher la coupure par laquelle on pourrait la franchir ; mais cette manœuvre était impossible, si l’on ne commençait par amurer la grand’voile. Avec la misaine seule, nous n’eussions fait que dériver ; la mer en moins d’un quart d’heure nous eût jetés sur les récifs. La tempête était alors dans toute sa force. Déployer une voile par un temps pareil, sans que le vent la mît en lambeaux, n’était pas chose facile, et notre unique espoir de salut dépendait du succès de cet effort. Des marins pourraient seuls comprendre, quels soins prit l’équipage pour développer lentement ce tissu précieux, dont les plis contenaient la vie ou la mort de cent neuf hommes. La grand’voile fut enfin amurée et bordée. La toile était neuve, les ralingues solides ; le fond se gonfla comme une outre, mais ne creva pas. La Durance avait déjà dévié de sa route, et ne fuyait plus devant l’ouragan. Courbée sous la pression de la brise, qui la prenait maintenant en flanc au lieu de la pousser de l’arrière, elle labourait péniblement la mer, et sa membrure essuyait en tremblant de formidables chocs.

Le brave enseigne, du haut des barres, suivait d’un œil inquiet les progrès de la corvette le long de cette barrière où nulle interruption ne se montrait encore. La mer autour de nous, et partout où nous portions les yeux, ne semblait qu’un brisant. Là même où un vaisseau de ligne eût trouvé en temps ordinaire assez d’eau pour flotter, la tempête ouvrait un abîme, et formait dans le creux de la vague un écueil. Il fallait un œil bien exercé pour découvrir entre ces lames furieuses celles qui ne se heurtaient pas sourdement à quelque haut-fond. Tout à coup Baudouin me saisit le bras, et me fait remarquer près du cap que nous avons laissé le matin même sur bâbord, et à la hauteur duquel le vent de sud-ouest vient de nous ramener, un étroit espace où la vague, toujours blanche d’écume, ne rejaillit pas cependant en poussière vers le ciel. À gauche, un îlot assez élevé paraît rompre l’effort de la mer qui le contourne ; à droite, un écueil à fleur d’eau se prolonge jusqu’à terre. Nous laissons de nouveau arriver vent arrière, et faisons route vers cet abri douteux. La passe, quoique étroite, était profonde. L’îlot avait près d’un mille et demi d’étendue. Déjà nous commencions à sentir l’abri de la pointe basse que cet îlot sauveur projetait vers le sud-est. La sonde indiquait vingt-trois brasses. Nous pouvions donc sans crainte continuer notre route et nous enfoncer dans la baie, certains d’y trouver un meilleur mouillage ; mais ici, comme dans un naufrage resté célèbre[3], les commandemens de l’officier de manœuvre furent mal compris, ou une terreur panique devança ses ordres. La misaine était à peine carguée, que les deux ancres de bossoir tombèrent à la fois. La corvette s’arrêta brusquement ; grâce à la bonne qualité du fond, qui céda au premier effort, elle ne cassa pas ses ancres : cette précipitation n’en fut pas moins très fâcheuse. En continuant notre route quelques instans encore, nous eussions été parfaitement abrités de la mer et du vent ; à l’endroit où nous avions jeté l’ancre, nous éprouvions de si affreux tangages, qu’il était douteux, si le temps ne s’embellissait bientôt, que nous y pussions résister. La mer, après avoir déferlé sur une pointe de roches trop basse pour nous protéger complètement, arrivait en longues ondulations jusqu’à nous, et aucun obstacle ne nous défendait de la : violence du vent. Dans cette position si critique, tout le monde mit la main à l’œuvre ; quelques minutes suffirent pour débarrasser la Durance de ses mâts de hune, de ses vergues et de tous les objets qui pouvaient offrir quelque prise à la tempête.

La Truite, qui, sans être un navire fin voilier, avait cependant des qualités infiniment supérieures à celles de la Durance, avait continué à se tenir sous ses deux basses voiles en nous observant. L’avance qu’elle avait prise le matin, quand le vent était encore maniable, avait rendu sa situation moins précaire que la nôtre ; mais la nuit approchait, et depuis que le vent avait passé au sud-ouest, la Truite ne pouvait échapper à une destruction certaine qu’en suivant notre exemple. Aussitôt que nous nous étions sentis affermis sur nos ancres, nous lui avions signalé qu’elle pouvait venir au mouillage : elle hésitait encore, nous croyant mouillés nous-mêmes en pleine côte. La nuit la décida, elle laissa arriver, et par nos signaux nous lui indiquâmes la route qu’elle devait suivre pour nous rejoindre. Je ne sais si ce furent les mêmes émotions qui causèrent à bord de la Truite la même faute qu’à bord de la Durance, mais cette corvette n’eut pas plus tôt doublé la pointe qui nous abritait si imparfaitement, qu’elle laissa aussi tomber l’ancre. Elle mouilla de cette façon si près de nous, que sa poupe rasa notre beaupré ; si elle nous eût abordés, les deux bâtimens coulaient infailliblement à fond. Quand la Truite eut filé du câble, elle se trouva par notre travers à petite distance, un peu plus abritée que nous ne l’étions du vent et de la grosse mer. Ses tangages cependant furent si forts, qu’après avoir calé les mâts de hune et amené les vergues sur le pont, on crut devoir prendre toutes les dispositions pour, couper au besoin la mâture. C’était un spectacle terrible que celui de ces deux bâtimens dépouillés de tous leurs agrès, livrés aux mouvemens désordonnés d’une mer épouvantable et plongeant à chaque coup de tangage leur gaillard d’avant jusqu’à l’eau. La nuit fut affreuse ; l’ouragan n’avait rien perdu de son impétuosité. À quelques centaines de mètres derrière les corvettes s’étendait un banc de roches sur lequel la mer déferlait avec fracas. Nous éprouvions les plus vives inquiétudes, craignant, non sans raison, que nos câbles ne pussent résister longtemps à de telles secousses. Un câble-chaîne, invention nouvelle dont peu de navires faisaient alors usage, était attaché à notre maîtresse ancre. Ce câble, mal éprouvé, vint soudain à se rompre : je n’essaierai pas de décrire la perplexité dans laquelle cet incident nous jeta. Le chanvre heureusement fut plus fort que le fer. Nos deux autres câbles nous maintinrent à notre poste. Une heure après cette première avarie, notre barre de gouvernail se brisa en deux morceaux. Une barre de rechange qu’on se hâta de mettre en place eut le même sort. Le gouvernail, n’étant plus maintenu, se mit à secouer la poupe de la corvette de telle sorte que tout l’arrière en fut ébranlé. On voulut, à l’aide de coins, essayer de le contenir ; les coins furent broyés. Le reste de cette effroyable nuit fut employé à confectionner, avec deux bordages de chêne, une nouvelle barre et à prendre toutes les précautions possibles pour prévenir la perte de notre gouvernail.

Au point du jour, le baromètre remonta, et le temps s’embellit. Un officier de la Durance fut chargé de sonder la baie. Il débarqua sur l’îlot qui nous avait si miraculeusement sauvés, et trouva qu’à toucher le rivage, il n’y avait pas moins de quatre brasses d’eau. Nos corvettes pouvaient donc s’y mettre, comme sous un môle, à couvert du vent et de la mer du large. Notre premier soin fut de profiter de ce renseignement et de prendre un meilleur mouillage que celui où nous avions subi de si cruelles angoisses. Nous établîmes nos forges à terre, et nous y procédâmes à la réparation de notre chaîne ainsi qu’à la confection de quelques ferrures destinées à consolider notre poupe ébranlée.

Je fus des premiers à gravir jusqu’au sommet de l’îlot à l’abri duquel nous étions mouillés ; de cette élévation, le regard embrassait toute l’étendue de la baie. Certes nous avions sujet de bénir la Providence, qui nous avait, au milieu de la plus épouvantable tourmente, guidés à travers un pareil labyrinthe. On n’apercevait de toutes parts que des écueils à fleur d’eau, des brisans ou de larges plaques blanchâtres, indices de hauts-fonds d’autant plus dangereux qu’ils étaient moins près de la surface et par conséquent moins visibles. Il est difficile de comprendre comment nous avions pu arriver jusqu’au port de refuge qui, au moment même où nous allions perdre tout espoir, s’était soudainement ouvert devant nous ; mais il eût fallu que le ciel à ce premier bienfait en ajoutât un autre. Il y avait déjà deux mois que nous avions quitté Amboine, et il devait nous rester trois ou quatre cents lieues de côte à reconnaître avant d’arriver au point de jonction ou de séparation, — nous ne savions encore lequel, — de la terre de Nuytz et de la terre de Van-Diémen. Pour accomplir cette reconnaissance, il nous fallait absolument renouveler notre provision d’eau sur la route. En prévision des difficultés que pourraient présenter à cet égard des côtes réputées stériles et désertes, la ration accordée à chaque homme avait été successivement réduite. Elle n’était plus depuis quelque temps que d’une bouteille par vingt-quatre heures, et encore cette eau, chargée de débris végétaux comme toute celle que l’on fait sous les tropiques, corrompue par son séjour dans des pièces en bois, exhalait-elle une odeur fétide qui soulevait le cœur. La chaleur était excessive, car nous nous trouvions sous le parallèle de 34 degrés dans les premiers jours de l’été et en face de dunes de sable d’une blancheur éblouissante, dont la réverbération contribuait à élever beaucoup la température. Aussi la privation d’eau nous paraissait-elle de toutes nos misères la plus insupportable. J’en souffrais plus qu’un autre, par la raison que je ne buvais pas de vin. Continuellement en proie à une soif ardente, j’essayais de donner le change à ce besoin impérieux, en me servant d’un chalumeau pour absorber plus lentement ma ration, et atteindre ainsi le moment, attendu avec tant d’impatience, d’une nouvelle distribution. Si quelques gouttes de pluie venaient à tomber, on me voyait à l’instant accourir sur le pont avec toutes les bouteilles que je possédais ; mais ces bouteilles se remplissaient d’une eau qui, en passant sur le gréement, avait contracté un goût tellement acre, qu’elle avait cessé d’être potable. Elle produisait dans la gorge une irritation qui était bien loin d’apaiser la soif dont j’étais dévoré. Ce continuel état de souffrance m’inspira de mauvaises pensées. J’avais remarqué qu’en dehors du, couronnement, à cette partie du navire qui domine la poupe, nos naturalistes avaient fixé un appareil destiné à mesurer la quantité d’eau qui tombait dans l’espace de vingt-quatre heures. Cet appareil était fort simple : il se composait d’une bouteille placée sur un arc-boutant et surmontée d’un vaste entonnoir en fer-blanc dont la surface était calculée à l’avance. La tentation était trop forte ; j’y succombai, je l’avoue à ma honte. Plus d’une fois je saisis la fatale bouteille, la vidai d’une haleine, et la replaçai avec soin. Cette fraude ne fut connue de personne, car je me gardai bien de jamais m’en vanter. J’ai réfléchi depuis aux suites que pouvait avoir eues ma faiblesse. Si nos savans ont tiré quelques conséquences de ces observations, le résultat doit être entaché d’erreurs graves. Je souhaite qu’il ne soit pas trop tard pour les rectifier.

Dès qu’on eut pu juger à vue d’oiseau du dédale au fond duquel nous avions pénétré, on expédia de tous côtés des embarcations pour en sonder les détours. D’autres canots reçurent la mission de visiter les îlots les plus considérables et d’explorer le contour de la baie pour y chercher ce que nous désirions trouver par-dessus tout, une aiguade. On ne rencontra qu’un mince filet d’eau que nos équipages altérés auraient épuisé en un jour. On ne saurait se figurer un aspect plus désolé que celui de la côte sur laquelle avaient lieu ces investigations inutiles. Huit jours après avoir jeté l’ancre sur cette côte inhospitalière, nous remîmes sous voiles. Un peu émus encore des périls auxquels nous venions d’échapper, nous consacrâmes cependant une semaine tout entière à croiser, malgré des vents violens, entre les divers groupes d’îlots que nous continuâmes à rencontrer sur un espace de plus de cent vingt milles. Quand nous fûmes à peu près certains qu’aucun récif ne se trouvait en dehors du pénible sillon que nous venions de tracer, nous nous dirigeâmes, serrant toujours la terre, nous en approchant souvent à moins d’un mille, vers les îles Saint-Pierre et Saint-François, distantes d’environ deux cents lieues. Ces deux groupes formaient l’ultima Thule de Pierre Nuytz, qui les avait découverts en 1627. Si nous étions assez heureux pour y trouver un mouillage et une aiguade, nous aurions certainement la gloire de pousser notre reconnaissance jusqu’à la terre de Van-Diémen, et de compléter ainsi la description d’une île assez étendue pour qu’on pût la considérer comme la cinquième partie du monde.

Les premiers jours de l’année 1793 nous trouvèrent à quelques milles d’une côte basse, à demi noyée, bordée d’arbres qui semblaient avoir pris racine au milieu de l’eau. De gros vents de sud-est roulaient jusqu’à terre des vagues qui avaient pris naissance au pôle. Les îles Saint-François n’étaient plus qu’à vingt-cinq lieues, mais les vents, loin de nous y pousser, nous en écartaient malgré nous. Notre détresse était devenue extrême : la Durance n’avait plus que trente barriques d’eau, et la ration qu’on nous distribuait avait dû être réduite, bien que déjà insuffisante. Qu’arriverait-il si une nouvelle relâche ne nous offrait pas plus de ressources que celle que nous venions d’abandonner ? Sans doute notre persévérance pouvait être couronnée de succès, et alors quel honneur pour le moindre d’entre nous ! Mais si le sort continuait à se montrer contraire, ne serait-il pas trop tard pour tenter de gagner la terre de Van-Diémen ? Les tourmens de la soif ne menaçaient-ils pas déjà notre existence ? Il fallait s’incliner devant une nécessité impérieuse : une plus longue obstination pouvait avoir des conséquences que les plus hardis n’osaient envisager sans frémir. Le commandant de la Durance fut le premier à ouvrir cet avis. L’amiral voulut attendre un jour encore, espérant que la constance d’une fortune ennemie se lasserait. La direction des vents, qui continuèrent à souffler de l’est avec un redoublement de violence, fut acceptée comme un arrêt du destin. On garda au fond du cœur la pensée de revenir un jour compléter des travaux qui seraient le principal trophée de notre expédition, mais on comprit qu’il était impossible de poursuivre notre œuvré dans la situation déplorable où nous nous trouvions. Néanmoins, avant de donner l’ordre de changer de route, l’amiral ne put s’empêcher de jeter un dernier regard sur ces bords désolés, dont nous avions reconnu près de trois cents lieues sans y trouver l’apparence du plus chétif ruisseau. Le moindre symptôme favorable le ramenait à ses premiers desseins ; mais l’aspect de la terre était toujours le même, la brise demeurait invariable. Il se détourna en soupirant, et les corvettes se dirigèrent vers la baie profonde et sûre d’où, l’année précédente, nous étions partis avec un meilleur espoir.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.


  1. Deux ouvrages anglais, dont l’un a été imprimé à Londres en 1829, l’autre à Hobart-Town même en 1833, décrivent à peu près dans les mêmes termes les indigènes de la terre de Van-Diémen. « Their complexion is quite black, their hair woolly — their features flat and disagreable, a large flat nose with immense nostrils, lips particularly thick, a wide mouth — their limbs badly proportioned. »
  2. Pour purger les coquilles qu’on voulait conserver de l’animal qui s’y trouve renfermé, on les plaçait dans un seau rempli de sable, et on les laissait enfouies jusqu’au moment où l’on jugeait la décomposition de l’animal assez avancée. Je laisse à penser les parfums que dégageaient tous ces podridorios, car, je dois l’avouer, l’ardeur des collections était telle que chacun avait le sien.
  3. Le naufrage du vaisseau le Superbe en 1833, à l’entrée du port de Parakia, dans l’île de Paros.