Souvenirs d’enfance et de jeunesse/I
I
LE BROYEUR DE LIN
I
Tréguier, ma ville natale, est un ancien monastère fondé, dans les dernières années du Ve siècle, par Saint Tudwal ou Tual, un des chefs religieux de ces grandes émigrations qui portèrent dans la péninsule armoricaine le nom, la race et les institutions religieuses de l’île de Bretagne. Une forte couleur monacale était le trait dominant de ce christianisme britannique. Il n’y avait pas d’évêques, au moins parmi les émigrés. Leur premier soin après leur arrivée sur le sol de la péninsule hospitalière, dont la côte septentrionale devait être alors très peu peuplée, fut d’établir de grands couvents dont l’abbé exerçait sur les populations environnantes la cure pastorale. Un cercle sacré d’une ou deux lieux, qu’on appelait le minihi, entourait le monastère et jouissait des plus précieuses immunités.
Les monastères, en langue bretonne, s’appelaient pabu, du nom des moines (papæ). Le monastère de Tréguier s’appelait ainsi Pabu-Tual. Il fut le centre religieux de toute la partie de la péninsule qui s’avance vers le nord. Les monastères analogues de Saint-Pol-De-Léon, de Saint-Brieuc, de Saint-Malo, de Saint-Samson, près de Dol, jouaient sur toute la côte un rôle du même genre. Ils avaient, si on peut s’exprimer ainsi, leur diocèse ; on ignorait complètement, dans ces contrées séparées du reste de la chrétienté, le pouvoir de Rome et les institutions religieuses qui régnaient dans le monde latin, en particulier dans les villes gallo-romaines de Rennes et de Nantes, situées tout près de là.
Quand Noménoé, au IXe siècle, organisa pour la première fois d’une manière un peu régulière cette société d’émigrés à demi sauvages, et créa le duché de Bretagne en réunissant au pays qui parlait breton la marche de Bretagne, établie par les carlovingiens pour contenir les pillards de l’ouest, il sentit le besoin d’étendre à son duché l’organisation religieuse du reste du monde. Il voulut que la côte du nord eût des évêques, comme les pays de Rennes, de Nantes et de Vannes. Pour cela, il érigea en évêchés les grands monastères de Saint-Pol-De-Léon, de Tréguier, de Saint-Brieuc, de Saint-Malo, de Dol. Il eût bien voulu aussi avoir un archevêque et former ainsi une province ecclésiastique à part. On employa toutes les pieuses fraudes pour prouver que Saint Samson avait été métropolitain ; mais les cadres de l’Église universelle étaient déjà trop arrêtés pour qu’une telle intrusion pût réussir, et les nouveaux évêchés furent obligés de s’agréger à la province gallo-romaine la plus voisine : celle de Tours.
Le sens de ces origines obscures se perdit avec le temps. De ce nom de Pabu Tual, Papa Tual, retrouvé, dit-on, sur d’anciens vitraux, on conclut que saint Tudwal avait été pape. On trouva la chose toute simple. Saint Tudwal fit le voyage de Rome ; c’était un ecclésiastique si exemplaire que, naturellement, les cardinaux, ayant fait sa connaissance, le choisirent pour le siège vacant. De pareilles choses arrivent tous les jours… Les personnes pieuses de Tréguier étaient très fières du pontificat de leur saint patron. Les ecclésiastiques modérés avouaient cependant qu’il était difficile de reconnaître, dans les listes papales, le pontife qui, avant son élection, s’était appelé Tudwal.
Il se forma naturellement une petite ville autour de l’évêché ; mais la ville laïque, n’ayant pas d’autre raison d’être que l’église, ne se développa guère. Le port resta insignifiant ; il ne se constitua pas de bourgeoisie aisée. Une admirable cathédrale s’éleva vers la fin du XIIIe siècle ; les couvents pullulèrent à partir du xviie siècle. Des rues entières étaient formées des longs et hauts murs de ces demeures cloîtrées. L’évêché, belle construction du xviie siècle, et quelques hôtels de chanoines étaient les seules maisons civilement habitables. Au bas de la ville, à l’entrée de la grand’rue, flanquée de constructions en tourelles, se groupaient quelques auberges destinées aux gens de mer.
Ce n’est que peu de temps avant la Révolution qu’une petite noblesse s’établit à côté de l’évêché ; elle venait en grande partie des campagnes voisines. La Bretagne a eu deux noblesses bien distinctes. L’une a dû son titre au roi de France, et a montré au plus haut degré les défauts et les qualités ordinaires de la noblesse française ; l’autre était d’origine celtique et vraiment bretonne. Cette dernière comprenait, dès l’époque de l’invasion, les chefs de paroisse, les premiers du peuple, de même race que lui, possédant par héritage le droit de marcher à sa tête et de le représenter. Rien de plus respectable que ce noble de campagne quand il restait paysan, étranger à l’intrigue et au souci de s’enrichir ; mais, quand il venait à la ville, il perdait presque toutes ses qualités, et ne contribuait plus que médiocrement à l’éducation intellectuelle et morale du pays.
La Révolution, pour ce nid de prêtres et de moines, fut en apparence un arrêt de mort. Le dernier évêque de Tréguier sortit un soir par une porte de derrière du bois qui avoisine l’évêché, et se réfugia en Angleterre. Le Concordat supprima l’évêché. La pauvre ville décapitée n’eut pas même un sous-préfet ; on lui préféra Lannion et Guingamp, villes plus profanes, plus bourgeoises ; mais de grandes constructions, aménagées de façon à ne pouvoir servir qu’à une seule chose, reconstituent presque toujours la chose pour laquelle elles ont été faites. Au moral, il est permis de dire ce qui n’est pas vrai au physique : quand les creux d’une coquille sont très profonds, ces creux ont le pouvoir de reformer l’animal qui s’y était moulé. Les immenses édifices monastiques de Tréguier se repeuplèrent ; l’ancien séminaire servit à l’établissement d’un collège ecclésiastique très estimé dans toute la province. Tréguier, en peu d’années, redevint ce que l’avait fait Saint Tudwal treize cents ans auparavant, une ville tout ecclésiastique, étrangère au commerce, à l’industrie, un vaste monastère où nul bruit du dehors ne pénétrait, où l’on appelait vanité ce que les autres hommes poursuivent, et où ce que les laïques appellent chimère passait pour la seule réalité.
C’est dans ce milieu que se passa mon enfance, et j’y contractai un indestructible pli. Cette cathédrale, chef-d’œuvre de légèreté, fol essai pour réaliser en granit un idéal impossible, me faussa tout d’abord. Les longues heures que j’y passais ont été la cause de ma complète incapacité pratique. Ce paradoxe architectural a fait de moi un homme chimérique, disciple de saint Tudwal, de saint Iltud et de saint Cadoc, dans un siècle où l’enseignement de ces saints n’a plus aucune application. Quand j’allais à Guingamp, ville plus laïque, et où j’avais des parents dans la classe moyenne, j’éprouvais de l’ennui et de l’embarras. Là, je ne me plaisais qu’avec une pauvre servante, à qui je lisais des contes. J’aspirais à revenir à ma vieille ville sombre, écrasée par sa cathédrale, mais où l’on sentait vivre une forte protestation contre tout ce qui est plat et banal. Je me retrouvais moi-même, quand j’avais revu mon haut clocher, la nef aiguë, le cloître et les tombes du xve siècle qui y sont couchées ; je n’étais à l’aise que dans la compagnie des morts, près de ces chevaliers, de ces nobles dames, dormant d’un sommeil calme, avec leur levrette à leurs pieds et un grand flambeau de pierre à la main.
Les environs de la ville présentaient le même caractère religieux et idéal. On y nageait en plein rêve, dans une atmosphère aussi mythologique au moins que celle de Bénarès ou de Jagatnata. L’église de Saint-Michel, du seuil de laquelle on apercevait la pleine mer, avait été détruite par la foudre, et il s’y passait encore des choses merveilleuses. Le jeudi saint, on y conduisait les enfants pour voir les cloches aller à Rome. On nous bandait les yeux, et alors il était beau de voir toutes les pièces du carillon, par ordre de grandeur, de la plus grosse à la plus petite, revêtues de la belle robe de dentelle brodée qu’elles portèrent le jour de leur baptême, traverser l’air pour aller, en bourdonnant gravement, se faire bénir par le pape. Vis-à-vis, de l’autre côté de la rivière, était la charmante vallée du Tromeur, arrosée par une ancienne divonne ou fontaine sacrée, que le christianisme sanctifia en y rattachant le culte de la vierge. La chapelle brûla en 1828 ; elle ne tarda pas à être rebâtie, et l’ancienne statue fut remplacée par une autre beaucoup plus belle. On vit bien dans cette circonstance la fidélité qui est le fond du caractère breton. La statue neuve, toute blanche et or, trônant sur l’autel avec ses belles coiffes fraîchement empesées, ne recevait presque pas de prières ; il fallut conserver dans un coin le tronc noir, calciné : tous les hommes allaient à celui-ci. En se tournant vers la vierge neuve, on eût cru faire une infidélité à la vieille.
Saint Yves était l’objet d’un culte encore plus populaire. Le digne patron des avocats est né dans le minihi de Tréguier, et sa petite église y est entourée d’une grande vénération. Ce défenseur des pauvres, des veuves, des orphelins, est devenu dans le pays le grand justicier, le redresseur de torts. En l’adjurant avec certaines formules, dans sa mystérieuse chapelle de Saint-Yves de la Vérité, contre un ennemi dont on est victime, en lui disant : « Tu étais juste de ton vivant, montre que tu l’es encore, » on est sûr que l’ennemi mourra dans l’année. Tous les délaissés deviennent ses pupilles. À la mort de mon père, ma mère me conduisit à sa chapelle et le constitua mon tuteur. Je ne peux pas dire que le bon saint Yves ait merveilleusement géré nos affaires, ni surtout qu’il m’ait donné une remarquable entente de mes intérêts ; mais je lui dois mieux que cela ; il m’a donné contentement, qui passe richesse, et une bonne humeur naturelle qui m’a tenu en joie jusqu’à ce jour.
Le mois de mai, où tombait la fête de ce saint excellent, n’était qu’une suite de processions au minihi ; les paroisses, précédées de leurs croix processionnelles, se rencontraient sur les chemins ; on faisait alors embrasser les croix en signe d’alliance. La veille de la fête, le peuple se réunissait le soir dans l’église, et, à minuit, le saint étendait le bras pour bénir l’assistance prosternée. Mais, s’il y avait dans la foule un seul incrédule qui levât les yeux pour voir si le miracle était réel, le saint, justement blessé de ce soupçon, ne bougeait pas, et, par la faute du mécréant, personne n’était béni.
Un clergé sérieux, désintéressé, honnête, veillait à la conservation de ces croyances avec assez d’habileté pour ne pas les affaiblir et néanmoins pour ne pas trop s’y compromettre. Ces dignes prêtres ont été mes premiers précepteurs spirituels, et je leur dois ce qu’il peut y avoir de bon en moi. Toutes leurs paroles me semblaient des oracles ; j’avais un tel respect pour eux, que je n’eus jamais un doute sur ce qu’ils me dirent avant l’âge de seize ans, quand je vins à Paris. J’ai eu depuis des maîtres autrement brillants et sagaces ; je n’en ai pas eu de plus vénérables, et voilà ce qui cause souvent des dissidences entre moi et quelques-uns de mes amis. J’ai eu le bonheur de connaître la vertu absolue ; je sais ce que c’est que la foi, et, bien que plus tard j’aie reconnu qu’une grande part d’ironie a été cachée par le séducteur suprême dans nos plus saintes illusions, j’ai gardé de ce vieux temps de précieuses expériences. Au fond, je sens que ma vie est toujours gouvernée par une foi que je n’ai plus. La foi a cela de particulier que, disparue, elle agit encore. La grâce survit par l’habitude au sentiment vivant qu’on en a eu. On continue de faire machinalement ce qu’on faisait d’abord en esprit et en vérité. Après qu’Orphée, ayant perdu son idéal, eut été mis en pièces par les ménades, sa lyre ne savait toujours dire que « Eurydice ! Eurydice ! »
La règle des mœurs était le point sur lequel ces bons prêtres insistaient le plus, et ils en avaient le droit par leur conduite irréprochable. Leurs sermons sur ce sujet me faisaient une impression profonde, qui a suffi à me rendre chaste durant toute ma jeunesse. Ces prédications avaient quelque chose de solennel qui m’étonnait. Les traits s’en sont empreints si profondément dans mon cerveau, que je ne me les rappelle pas sans une sorte de terreur. Tantôt c’était l’exemple de Jonathas mourant pour avoir mangé un peu de miel : Gustans gustavi paululum mellis, et ecce morior. cela me faisait faire des réflexions sans fin. Qu’était-ce que ce peu de miel qui fait mourir ? Le prédicateur se gardait de le dire, et accentuait son effet par ces mots mystérieux : Tetigisse periisse, dits d’un ton profond et larmoyant. D’autres fois, le texte était ce passage de Jérémie : Mors ascendit per fenestras, qui m’intriguait encore beaucoup plus. Cette mort qui monte par les fenêtres, ces ailes de papillon que l’on souille dès qu’on les touche, qu’est-ce que cela pouvait être ? Le prédicateur, en parlant ainsi, avait le front plissé, le regard au ciel. Ce qui mettait le comble à mes préoccupations était un endroit de la Vie de je ne sais quel saint personnage du xviie siècle, lequel comparait les femmes à des armes à feu qui blessent de loin. Pour le coup, je n’en revenais pas ; je faisais les plus folles hypothèses pour imaginer comment une femme peut ressembler à un pistolet. Quoi de plus incohérent ? La femme blesse de loin, et voilà que d’autres fois on est perdu pour la toucher. C’était à n’y rien comprendre. Pour sortir de ces embarras insolubles, je m’enfonçais dans l’étude avec rage, et je n’y pensais plus.
Dans la bouche de personnes en qui j’avais une confiance absolue, ces saintes inepties prenaient une autorité qui me saisissait jusqu’au fond de mon être. Maintenant, avec ma pauvre âme déveloutée de cinquante ans[1], cette impression dure encore. La comparaison des armes à feu surtout me rendait extrêmement réservé. Il m’a fallu des années et presque les approches de la vieillesse pour voir que cela aussi est vanité, et que l’Ecclésiaste seul fut un sage quand il dit : « Va donc, mange ton pain en joie avec la femme que tu as une fois aimée. » Mes idées à cet égard survécurent à mes croyances religieuses, et c’est ce qui me préserva de la choquante inconvenance qu’il y aurait eue, si l’on avait pu prétendre que j’avais quitté le séminaire pour d’autres raisons que celles de la philologie. L’éternel lieu commun : « Où est la femme ? » par lequel les laïques croient expliquer tous les cas de ce genre, est quelque chose de fade, qui porte à sourire ceux qui connaissent les choses comme elles sont.
Mon enfance s’écoulait dans cette grande école de foi et de respect. La liberté, où tant d’étourdis se trouvent portés du premier bond, fut pour moi une acquisition lente. Je n’arrivai au point d’émancipation que tant de gens atteignent sans aucun effort de réflexion qu’après avoir traversé toute l’exégèse allemande. Il me fallut six années de méditation et de travail forcené pour voir que mes maîtres n’étaient pas infaillibles. Le plus grand chagrin de ma vie a été, en entrant dans cette nouvelle voie, de contrister ces maîtres vénérés ; mais j’ai la certitude absolue que j’avais raison, et que la peine qu’ils éprouvèrent fut la conséquence de ce qu’il y avait de respectablement borné dans leur manière d’envisager l’univers.
II
L’éducation que ces bons prêtres me donnaient était aussi peu littéraire que possible. Nous faisions beaucoup de vers latins ; mais on n’admettait pas que, depuis le poème de la Religion de Racine le fils, il y eût aucune poésie française. Le nom de Lamartine n’était prononcé qu’avec ricanement ; l’existence de Victor Hugo était inconnue. Faire des vers français passait pour un exercice des plus dangereux et eût entraîné l’exclusion. De là vient en partie mon inaptitude à laisser ma pensée se gouverner par la rime, inaptitude que j’ai depuis bien vivement regrettée ; car souvent le mouvement et le rythme me viennent en vers ; mais une invincible association d’idées me fait écarter l’assonance, que l’on m’avait habitué à regarder comme un défaut, et pour laquelle mes maîtres m’inspiraient une sorte de crainte. Les études d’histoire et de sciences naturelles étaient également nulles. En revanche, on nous faisait pousser assez loin l’étude des mathématiques. J’y apportais une extrême passion ; ces combinaisons abstraites me faisaient rêver jour et nuit. Notre professeur, l’excellent abbé Duchesne, nous donnait des soins particuliers, à moi et à mon émule et ami de cœur, Guyomar, singulièrement doué pour ces études. Nous revenions toujours ensemble du collège. Notre chemin le plus court était de prendre par la place, et nous étions trop consciencieux pour nous écarter d’un pas de l’itinéraire qui était rationnellement indiqué ; mais, quand nous avions eu en composition quelque curieux problème, nos discussions se prolongeaient bien au delà de la classe, et alors nous revenions par l’hôpital général. Il y avait de ce côté de grandes portes cochères, toujours fermées, sur lesquelles nous tracions nos figures et nos calculs avec de la craie ; les traces s’en voient peut-être encore ; car ces portes appartenaient à de grands couvents, et, dans ces sortes de maisons, l’on ne change jamais rien.
L’hôpital général, ainsi nommé parce que la maladie, la vieillesse et la misère s’y donnaient rendez-vous, était un bâtiment énorme, couvrant, comme toutes les vieilles constructions, beaucoup d’espace pour loger peu de monde. Devant la porte était un petit auvent, où se réunissaient, quand il faisait beau, les convalescents et les bien portants. L’hospice, en effet, ne contenait pas seulement des malades ; il comprenait aussi des pauvres, remis à la charité publique, et même des pensionnaires, qui, pour un capital insignifiant, y vivaient chétivement, mais sans souci. Toute cette compagnie venait, à chaque rayon de soleil, à l’ombre de l’auvent, s’asseoir sur de vieilles chaises de paille. C’était l’endroit le plus vivant de la petite ville. En passant, Guyomar et moi, nous saluions et l’on nous saluait ; car, quoique très jeunes, nous étions déjà censés clercs. Cela nous paraissait naturel ; une seule chose excitait notre surprise. Bien que nous fussions trop inexpérimentés pour rien voir de ce qui suppose la connaissance de la vie, il y avait parmi les pauvres de l’hôpital une personne devant laquelle nous ne passions jamais sans quelque étonnement.
C’était une vieille fille de quarante-cinq ans, coiffée d’une large capote d’une forme impossible à classer. D’ordinaire, elle était à peu près immobile, l’air sombre, égaré, l’œil terne et fixe. En nous apercevant, cet œil mort s’animait. Elle nous suivait d’un regard étrange, tantôt doux et triste, tantôt dur et presque féroce. En nous retournant, nous lui trouvions l’air cruel et irrité. Nous nous regardions sans rien comprendre. Cela interrompait nos conversations, et jetait un nuage sur notre gaieté. Elle ne nous faisait pas précisément peur ; elle passait pour folle ; or les fous n’étaient pas alors traités de la manière cruelle que les habitudes administratives ont depuis inventée. Loin de les séquestrer, on les laissait vaguer tout le jour. Tréguier a d’ordinaire beaucoup de fous ; comme toutes les races du rêve, qui s’usent à la poursuite de l’idéal, les Bretons de ces parages, quand ils ne sont pas maintenus par une volonté énergique, s’abandonnent trop facilement à un état intermédiaire entre l’ivresse et la folie, qui n’est souvent que l’erreur d’un cœur inassouvi. Ces fous inoffensifs, échelonnés à tous les degrés de l’aliénation mentale, étaient une sorte d’institution, une chose municipale. On disait « nos fous », comme, à Venise, on disait « nostre carampane. » on les rencontrait presque partout ; ils vous saluaient, vous accueillaient de quelque plaisanterie nauséabonde, qui tout de même faisait sourire. On les aimait, et ils rendaient des services. Je me souviendrai toujours du bon fou Brian, qui s’imaginait être prêtre, passait une partie du jour à l’église, imitant les cérémonies de la messe. La cathédrale était pleine tout l’après-midi d’un murmure nasillard ; c’était la prière du pauvre fou, qui en valait bien une autre. On avait le bon goût et le bon sens de le laisser faire et de ne pas établir de frivoles distinctions entre les simples et les humbles qui viennent s’agenouiller devant Dieu.
La folle de l’hôpital général, par sa mélancolie obstinée, n’avait pas cette popularité. Elle ne parlait à personne, personne ne songeait à elle, son histoire était évidemment oubliée. Elle ne nous dit jamais un seul mot ; mais cet œil fauve et hagard nous frappait profondément, nous troublait. J’avais souvent pensé depuis à cette énigme sans arriver à me l’expliquer. J’en eus la clef il y a huit ans, quand ma mère, arrivée à quatre-vingt-cinq ans sans infirmités, fut atteinte d’une maladie cruelle, qui la mina lentement.
Ma mère était tout à fait de ce vieux monde par ses sentiments et ses souvenirs. Elle parlait admirablement le breton, connaissait tous les proverbes des marins et une foule de choses que personne au monde ne sait plus aujourd’hui. Tout était peuple en elle, et son esprit naturel donnait une vie surprenante aux longues histoires qu’elle racontait et qu’elle était presque seule à savoir. Ses souffrances ne portèrent aucune atteinte à son étonnante gaieté ; elle plaisantait encore l’après-midi où elle mourut. Le soir, pour la distraire, je passais une heure avec elle dans sa chambre, sans autre lumière (elle aimait cette demi-obscurité) que la faible clarté du gaz de la rue. Sa vive imagination s’éveillait alors, et, comme il arrive d’ordinaire aux vieillards, c’étaient les souvenirs d’enfance qui lui revenaient le plus souvent à l’esprit. Elle revoyait Tréguier, Lannion, tels qu’ils furent avant la Révolution ; elle passait en revue toutes les maisons, désignant chacune par le nom de son propriétaire d’alors. J’entretenais par mes questions cette rêverie, qui lui plaisait et l’empêchait de songer à son mal.
Un jour, la conversation tomba sur l’hôpital général. Elle m’en fit toute l’histoire.
« Je l’ai vu changer bien des fois, me dit-elle. Il n’y avait nulle honte à y être ; car on y avait connu les personnes les plus respectées. Sous le premier Empire, avant les indemnités, il servit d’asile aux vieilles demoiselles nobles les mieux élevées. On les voyait rangées à la porte sur de pauvres chaises. Jamais on ne surprit chez elles un murmure ; cependant, quand elles apercevaient venir de loin les acquéreurs des biens de leur famille, personnes relativement grossières et bourgeoises, roulant équipage et étalant leur luxe, elles rentraient et allaient prier à la chapelle afin de ne pas les rencontrer. C’était moins pour s’épargner à elles-mêmes un regret sur des biens dont elles avaient fait le sacrifice à Dieu, que par délicatesse, de peur que leur présence ne parût un reproche à ces parvenus. Plus tard, les rôles furent bien changés ; mais l’hôpital continua de recevoir toute sorte d’épaves. Là mourut le pauvre Pierre Renan, ton oncle, qui mena toujours une vie de vagabond et passait ses journées dans les cabarets à lire aux buveurs les livres qu’il prenait chez nous, et le bonhomme Système, que les prêtres n’aimaient pas, quoique ce fût un homme de bien, et Gode, la vieille sorcière, qui, le lendemain de ta naissance, alla consulter pour toi l’étang du Minihi, et Marguerite Calvez, qui fit un faux serment et fut frappée d’une maladie de consomption le jour où elle sut que l’on avait adjuré saint Yves de la Vérité de la faire mourir dans l’année[2].
― Et cette folle, lui dis-je, qui était d’ordinaire sous l’auvent, et qui nous faisait peur, à Guyomar et à moi ? »
Elle réfléchit un moment pour voir de qui je parlais, et, reprenant vivement :
« Ah ! celle-là, mon fils, c’était la fille du broyeur de lin.
― Qu’est-ce que le broyeur de lin ?
― Je ne t’ai jamais conté cette histoire. Vois-tu, mon fils, on ne comprendrait plus cela maintenant ; c’est trop ancien. Depuis que je suis dans ce Paris, il y a des choses que je n’ose plus dire… Ces nobles de campagne étaient si respectés ! J’ai toujours pensé que c’étaient les vrais nobles. Ah ! si on racontait cela à ces Parisiens, ils riraient. Ils n’admettent que leur Paris ; je les trouve bornés au fond… Non, on ne peut plus comprendre combien ces vieux nobles de campagne sont respectés, quoiqu’ils fussent pauvres. »
Elle s’arrêta quelque temps, puis reprit :
III
« Te souviens-tu de la petite commune de Trédarzec, dont on voyait le clocher de la tourelle de notre maison ? À moins d’un quart de lieue du village, composé alors presque uniquement de l’église, de la mairie et du presbytère, s’élevait le manoir de Kermelle. C’était un manoir comme tant d’autres, une ferme soignée, d’apparence ancienne, entourée d’un long et haut mur, de belle teinte grise. On entrait dans la cour par une grande porte cintrée, surmontée d’un abri d’ardoises, à côté de laquelle se trouvait une porte plus petite pour l’usage de tous les jours. Au fond de la cour était la maison, au toit aigu, au pignon tapissé de lierre. Un colombier, une tourelle, deux ou trois fenêtres bien bâties, presque comme des fenêtres d’église, indiquaient une demeure noble, un de ces vieux castels qui étaient habités avant la Révolution par une classe de personnes dont il est maintenant impossible de se figurer le caractère et les mœurs.
» Ces nobles de campagne étaient des paysans comme les autres, mais chefs des autres. Anciennement il n’y en avait qu’un dans chaque paroisse : ils étaient les têtes de colonne de la population ; personne ne leur contestait ce droit, et on leur rendait de grands honneurs[3]. Mais déjà, vers le temps de la Révolution, ils étaient devenus rares. Les paysans les tenaient pour les chefs laïques de la paroisse, comme le curé était le chef ecclésiastique. Celui de Trédarzec, dont je te parle, était un beau vieillard, grand et vigoureux comme un jeune homme, à la figure franche et loyale. Il portait les cheveux longs relevés par un peigne, et ne les laissait tomber que le dimanche quand il allait communier. Je le vois encore (il venait souvent chez nous à Tréguier), sérieux, grave, un peu triste, car il était presque seul de son espèce. Cette petite noblesse de race avait disparu en grande partie ; les autres étaient venus se fixer à la ville depuis longtemps. Toute la contrée l’adorait. Il avait un banc à part à l’église ; chaque dimanche, on l’y voyait assis au premier rang des fidèles, avec son ancien costume et ses gants de cérémonie, qui lui montaient presque jusqu’au coude. Au moment de la communion, il prenait par le bas du chœur, dénouait ses cheveux, déposait ses gants sur une petite crédence préparée pour lui près du jubé, et traversait le chœur, seul, sans perdre une ligne de sa haute taille. Personne n’allait à la communion que quand il était de retour à sa place et qu’il avait achevé de remettre ses gantelets.
» Il était très pauvre ; mais il le dissimulait par devoir d’état. Ces nobles de campagne avaient autrefois certains privilèges qui les aidaient à vivre un peu différemment des paysans ; tout cela s’était perdu avec le temps. Kermelle était dans un grand embarras. Sa qualité de noble lui défendait de travailler aux champs ; il se tenait renfermé chez lui tout le jour, et s’occupait à huis clos à une besogne qui n’exigeait pas le plein air. Quand le lin a roui, on lui fait subir une sorte de décortication qui ne laisse subsister que la fibre textile. Ce fut le travail auquel le pauvre Kermelle crut pouvoir se livrer sans déroger. Personne ne le voyait, l’honneur professionnel était sauf ; mais tout le monde le savait, et, comme alors chacun avait un sobriquet, il fut bientôt connu dans le pays sous le nom de broyeur de lin. Ce surnom, ainsi qu’il arrive d’ordinaire, prit la place du nom véritable, et ce fut de la sorte qu’il fut universellement désigné.
» C’était comme un patriarche vivant. Tu rirais si je te disais avec quoi le broyeur de lin suppléait à l’insuffisante rémunération de son pauvre petit travail. On croyait que, comme chef, il était dépositaire de la force de son sang, qu’il possédait éminemment les dons de sa race, et qu’il pouvait, avec sa salive et ses attouchements, la relever quand elle était affaiblie. On était persuadé que, pour opérer des guérisons de cette sorte, il fallait un nombre énorme de quartiers de noblesse, et que lui seul les avait. Sa maison était entourée, à certains jours, de gens venus de vingt lieues à la ronde. Quand un enfant marchait tardivement, avait les jambes faibles, on le lui apportait. Il trempait son doigt dans sa salive, traçait des onctions sur les reins de l’enfant, que cela fortifiait. Il faisait tout cela gravement, sérieusement. Que veux-tu ! on avait la foi alors ; on était si simple et si bon ! Lui, pour rien au monde, il n’aurait voulu être payé, et puis les gens qui venaient étaient trop pauvres pour s’acquitter en argent ; on lui offrait en cadeau une douzaine d’œufs, un morceau de lard, une poignée de lin, une motte de beurre, un lot de pommes de terre, quelques fruits. Il acceptait. Les nobles des villes se moquaient de lui, mais bien à tort : il connaissait le pays ; il en était l’âme et l’incarnation.
» À l’époque de la Révolution, il émigra à Jersey ; on ne voit pas bien pourquoi ; certainement on ne lui aurait fait aucun mal ; mais les nobles de Tréguier lui dirent que le roi l’ordonnait, et il partit avec les autres. Il revint de bonne heure, trouva sa vieille maison, que personne n’avait voulu occuper, dans l’état où il l’avait laissée. À l’époque des indemnités, on essaya de lui persuader qu’il avait perdu quelque chose, et il y avait plus d’une bonne raison à faire valoir. Les autres nobles étaient fâchés de le voir si pauvre, et auraient voulu le relever ; cet esprit simple n’entra pas dans les raisonnements qu’on lui fit. Quand on lui demanda de déclarer ce qu’il avait perdu : « Je n’avais rien, » dit-il, « je n’ai pu rien perdre. » On ne réussit pas à tirer de lui d’autre réponse, et il resta pauvre comme auparavant.
» Sa femme mourut, je crois, à Jersey. Il avait une fille qui était née vers l’époque de l’émigration. C’était une belle et grande fille (tu ne l’as vue que fanée) ; elle avait de la sève de nature, un teint splendide, un sang pur et fort. Il eût fallu la marier jeune, mais c’était impossible. Ces faillis petits nobles de petite ville, qui ne sont bons à rien et qui ne valaient pas le quart du vieux noble de campagne, n’auraient pas voulu d’elle pour leurs fils. Les principes empêchaient de la marier à un paysan. La pauvre fille restait ainsi suspendue comme une âme en peine : elle n’avait pas de place ici-bas. Son père était le dernier de sa race, et elle semblait jetée à plaisir sur la terre pour n’y pas trouver un coin où se caser. Elle était douce et soumise. C’était un beau corps, presque sans âme. L’instinct chez elle était tout. C’eût été une mère excellente. À défaut du mariage, on eût dû la faire religieuse : la règle et les austérités l’eussent calmée ; mais il est probable que le père n’était pas assez riche pour payer la dot, et sa condition ne permettait pas de la faire sœur converse. Pauvre fille ! Jetée dans le faux, elle était condamnée à y périr.
» Elle était née droite et bonne, n’eut jamais de doute sur ses devoirs ; elle n’eut d’autre tort que d’avoir des veines et du sang. Aucun jeune homme du village n’aurait osé être indiscret avec elle, tant on respectait son père. Le sentiment de sa supériorité l’empêchait de se tourner vers les jeunes paysans ; pour ceux-ci, elle était une demoiselle ; ils ne pensaient pas à elle. La pauvre fille vivait ainsi dans une solitude absolue. Il n’y avait dans la maison qu’un jeune garçon de douze ou treize ans, neveu de Kermelle, que celui-ci avait recueilli, et auquel le vicaire, digne homme s’il en fût, apprenait ce qu’il savait : le latin.
» L’église restait la seule diversion de la pauvre enfant. Elle était pieuse par nature, quoique trop peu intelligente pour rien comprendre aux mystères de notre religion. Le vicaire, un bon prêtre, très attaché à ses devoirs, avait pour le broyeur de lin le respect qu’il devait ; les heures que lui laissaient son bréviaire et les soins de son ministère, il les passait chez ce dernier. Il faisait l’éducation du jeune neveu ; pour la fille, il avait ces manières réservées qu’ont nos ecclésiastiques bretons avec les « personnes du sexe », comme ils disent. Il la saluait, lui demandait de ses nouvelles, mais ne causait jamais avec elle, si ce n’est de choses insignifiantes. La malheureuse s’éprenait de lui de plus en plus. Le vicaire était la seule personne de son rang qu’elle vît, s’il est permis de parler de la sorte. Ce jeune prêtre était avec cela une personne très attrayante. À la pudeur exquise que respirait tout son extérieur se joignait un air triste, résigné, discret. On sentait qu’il avait un cœur et des sens, mais qu’un principe plus élevé les dominait, ou plutôt que le cœur et les sens se transformaient chez lui en quelque chose de supérieur. Tu sais le charme infini de quelques-uns de nos bons ecclésiastiques bretons. Les femmes sentent cela bien vivement. Cet invincible attachement à un vœu, qui est à sa manière un hommage à leur puissance, les enhardit, les attire, les flatte. Le prêtre devient pour elles un frère sûr, qui a dépouillé à cause d’elles son sexe et ses joies. De là un sentiment où se mêlent la confiance, la pitié, le regret, la reconnaissance. Mariez le prêtre, et vous détruirez un des éléments les plus nécessaires, une des nuances les plus délicates de notre société. La femme protestera ; car il y a une chose à laquelle la femme tient encore plus qu’à être aimée, c’est qu’on attache de l’importance à l’amour. On ne flatte jamais plus la femme qu’en lui témoignant qu’on la craint. L’église, en imposant pour premier devoir à ses ministres la chasteté, caresse la vanité féminine en ce qu’elle a de plus intime.
» La pauvre fille se prit ainsi pour le vicaire d’un amour profond, qui occupa bientôt son être tout entier. La vertueuse et mystique race à laquelle elle appartenait ne connaît pas la frénésie qui renverse les obstacles, et qui estime ne rien avoir si elle n’a pas tout. Oh ! elle se fût contenté de bien peu de chose. Qu’il admît seulement son existence, elle eût été heureuse. Elle ne lui demandait pas un regard : une pensée eût suffi. Le vicaire était naturellement son confesseur ; il n’y avait pas d’autre prêtre dans la paroisse. Les habitudes de la confession catholique, si belles mais si périlleuses, excitaient étrangement son imagination. Une fois par semaine, le samedi, c’était une douceur inexprimable pour elle d’être une demi-heure seule avec lui, comme face à face avec Dieu, de le voir, de le sentir remplissant le rôle de Dieu, de respirer son haleine, de subir la douce humiliation de ses réprimandes, de lui dire ses pensées les plus intimes, ses scrupules, ses appréhensions. Il ne faut pas croire néanmoins qu’elle en abusât. Bien rarement une femme pieuse ose se servir de la confession pour une confidence d’amour. Elle y peut jouir beaucoup, elle risque de s’y abandonner à des sentiments qui ne sont pas sans danger ; mais ce que de tels sentiments ont toujours d’un peu mystique est inconciliable avec l’horreur d’un sacrilège. En tout cas, notre pauvre fille était si timide, que la parole eût expiré sur ses lèvres. Sa passion était un feu silencieux, intime, dévorant. Avec cela, le voir tous les jours, plusieurs fois par jour, lui, beau, jeune, toujours occupé de fonctions majestueuses, officiant avec dignité au milieu d’un peuple incliné, ministre, juge et directeur de sa propre âme ! C’en était trop. La tête de la malheureuse enfant n’y tint pas, elle s’égarait. Des désordres de plus en plus graves se produisaient dans cette organisation forte et qui ne souffrait pas d’être déviée. Le vieux père attribuait à une certaine faiblesse d’esprit ce qui était le résultat des ravages intimes de rêves impossibles en un cœur que l’amour avait percé de part en part.
» Comme un violent cours d’eau qui, rencontrant un obstacle infranchissable, renonce à son cours direct et se détourne, la pauvre fille, n’ayant aucun moyen de dire son amour à celui qu’elle aimait, se rabattait sur des riens : obtenir un instant son attention, ne pas être pour lui la première venue, être admise à lui rendre de petits services, pouvoir s’imaginer qu’elle lui était utile, cela lui suffisait. « Mon Dieu, qui sait ? » pouvait-elle se dire, « il est homme après tout ; peut-être au fond se sent-il touché et n’est-il retenu que par la discipline de son état… » Tous ces efforts rencontrèrent une barre de fer, un mur de glace. Le vicaire ne sortit pas d’une froideur absolue. Elle était la fille de l’homme qu’il respectait le plus ; mais elle était une femme. Oh ! s’il l’avait évitée, s’il l’avait traitée durement, c’eût été pour elle un triomphe et la preuve qu’elle l’avait atteint au cœur ; mais cette politesse toujours la même, cette résolution de ne pas voir les signes les plus évidents d’amour, étaient quelque chose de terrible. Il ne la reprenait pas, ne se cachait pas d’elle ; il ne sortait pas du parti inébranlable qu’il avait pris de n’admettre son existence que comme une abstraction.
» Au bout de quelque temps, ce fut cruel. Repoussée, désespérée, la pauvre fille dépérissait, son œil s’égara, mais elle s’observait ; au fond personne ne voyait son secret, elle se rongeait intérieurement. « Quoi ! » se disait-elle, « je ne pourrai arrêter un moment son regard ? il ne m’accordera pas que j’existe ? je ne serai, quoi que je fasse, pour lui qu’une ombre, qu’un fantôme, qu’une âme entre cent autres ? Son amour, ce serait trop désirer ; mais son attention, son regard ?… Être son égale, lui si savant, si près de Dieu, je n’y saurais prétendre ; être mère par lui, oh ! ce serait un sacrilège ; mais être à lui, être Marthe pour lui, la première de ses servantes, chargée des soins modestes dont je suis bien capable, et de la sorte avoir tout en commun avec lui, tout, c’est-à-dire la maison, ce qui importe à l’humble femme qui n’a pas été initiée à de plus hautes pensées, oh ! ce serait le paradis ! » Elle restait des après-midi entiers immobile, assise en sa chaise, attachée à cette idée fixe. Elle le voyait, s’imaginait être avec lui, l’entourant de soins, gouvernant sa maison, baisant le bas de sa robe. Elle repoussait ces rêves insensés ; mais, après s’y être livrée des heures, elle était pâle, à demi morte. Elle n’existait plus pour ceux qui l’entouraient. Son père aurait dû le voir ; mais que pouvait le simple vieillard contre un mal dont son âme honnête ne pouvait même concevoir la pensée ?
» Cela se continua ainsi peut-être une année. Il est probable que le vicaire ne s’aperçut de rien, tant nos prêtres vivent à cet égard dans le convenu, dans une sorte de résolution de ne pas voir. Cette chasteté admirable ne faisait qu’exciter l’imagination de la pauvre enfant. L’amour chez elle devint culte, adoration pure, exaltation. Elle trouvait ainsi un repos relatif. Son imagination se portait vers des jeux inoffensifs ; elle voulait se dire qu’elle travaillait pour lui, qu’elle était occupée à faire quelque chose pour lui. Elle était arrivée à rêver éveillée, à exécuter comme une somnambule des actes dont elle n’avait qu’une demi-conscience. Nuit et jour, elle n’avait plus qu’une pensée ; elle se figurait le servant, le soignant, comptant son linge, s’occupant de ce qui était trop au-dessous de lui pour qu’il y pensât. Toutes ces chimères arrivèrent à prendre un corps et l’amenèrent à un acte étrange qui ne peut être expliqué que par l’état de folie où elle était décidément depuis quelque temps. »
Ce qui suit, en effet, serait incompréhensible, si l’on ne tenait compte de certains traits du caractère breton. Ce qu’il y a de plus particulier chez les peuples de race bretonne, c’est l’amour. L’amour est chez eux un sentiment tendre, profond, affectueux, bien plus qu’une passion. C’est une volupté intérieure qui use et tue. Rien ne ressemble moins au feu des peuples méridionaux. Le paradis qu’ils rêvent est frais, vert, sans ardeurs. Nulle race ne compte plus de morts par amour ; le suicide y est rare ; ce qui domine, c’est la lente consomption. Le cas est fréquent chez les jeunes conscrits bretons. Incapables de se distraire par des amours vulgaires et vénales, ils succombent à une sorte de langueur indéfinissable. La nostalgie n’est que l’apparence ; la vérité est que l’amour chez eux s’associe d’une manière indissoluble au village, au clocher, à l’Angelus du soir, au paysage favori. L’homme passionné du midi tue son rival, tue l’objet de sa passion. Le sentiment dont nous parlons ne tue que celui qui l’éprouve, et voilà pourquoi la race bretonne est une race facilement chaste ; par son imagination vive et fine, elle se crée un monde aérien qui lui suffit. La vraie poésie d’un tel amour, c’est la chanson de printemps du Cantique des cantiques, poème admirable, bien plus voluptueux que passionné. Hiems transiit ; imber abiit et recessit… Vox turturis audita est in terra nostra… Surge, amica mea, et veni !
IV
Ma mère continua ainsi :
« Tout n’est au fond qu’une grande illusion, et ce qui le prouve, c’est que, dans beaucoup de cas, rien n’est plus facile que de duper la nature par des singeries qu’elle ne sait pas distinguer de la réalité. Je n’oublierai jamais la fille de Marzin, le menuisier de la grand’rue, qui, folle aussi par suppression de sentiment maternel, prenait une bûche, l’emmaillotait de chiffons, lui mettait un semblant de bonnet d’enfant, puis passait les jours à dorloter dans ses bras ce poupon fictif, à le bercer, à le serrer contre son sein, à le couvrir de baisers. Quand on le mettait le soir dans un berceau à côté d’elle, elle restait tranquille jusqu’au lendemain. Il y a des instincts pour qui apparence suffit et qu’on endort par des fictions. La pauvre Kermelle arriva ainsi à réaliser ses songes, à faire ce qu’elle rêvait. Ce qu’elle rêvait, c’était la vie en commun avec celui qu’elle aimait, et la vie qu’elle partageait en esprit, ce n’était pas naturellement la vie du prêtre, c’était la vie du ménage. La pauvre fille était faite pour l’union conjugale. Sa folie était une sorte de folie ménagère, un instinct de ménage contrarié. Elle imaginait son paradis réalisé, se voyait tenant la maison de celui qu’elle aimait, et, comme déjà elle ne séparait plus bien ses rêves de ce qui était vrai, elle fut amenée à une incroyable aberration. Que veux-tu ! ces pauvres folles prouvent par leurs égarements les saintes lois de la nature et leur inévitable fatalité.
» Ses journées se passaient à ourler du linge, à le marquer. Or, dans sa pensée, ce linge était destiné à la maison qu’elle imaginait, à ce nid en commun où elle eût passé sa vie aux pieds de celui qu’elle adorait. L’hallucination allait si loin, que, ces draps, ces serviettes, elle les marquait aux initiales du vicaire ; souvent même les initiales du vicaire et les siennes propres se mêlaient. Elle faisait bien ces petits travaux de femme. Son aiguille allait, allait sans cesse, et elle filait des heures délicieuses plongée dans les songes de son cœur, croyant qu’elle et lui ne faisaient qu’un. Elle trompait ainsi sa passion et y trouvait des moments de volupté qui la rassasiaient pour des journées.
» Les semaines s’écoulaient de la sorte à tracer point par point les lettres du nom qu’elle aimait, à les marier aux siennes, et ce passe-temps était pour elle une grande consolation. Sa main était toujours occupée pour lui ; ces linges piqués par elle lui semblaient elle-même. Ils seraient près de lui, le toucheraient, serviraient à ses usages ; ils seraient elle-même près de lui. Quelle joie qu’une telle pensée ! Elle serait toujours privée de lui, c’est vrai ; mais l’impossible est l’impossible ; elle se serait approchée de lui autant que c’était permis. Durant un an, elle savoura ainsi en imagination son pauvre petit bonheur. Seule, les yeux fixés sur son ouvrage, elle était d’un autre monde, se croyait sa femme dans la faible mesure du possible. Les heures coulaient d’un mouvement lent comme son aiguille ; sa pauvre imagination était soulagée. Et puis elle avait parfois quelque espérance : peut-être se laisserait-il toucher, peut-être une larme lui échapperait-elle en découvrant cette surprise, marque de tant d’amour. « Il verra comme je l’aime, il songera qu’il est doux d’être ensemble. » Elle se perdait ainsi durant des jours dans ses rêves, qui se terminaient d’ordinaire par des accès de complète prostration.
» Enfin le jour vint où le ménage fut complet. Qu’en faire ? L’idée de le forcer à accepter un service, à être son obligé en quelque chose, s’empara d’elle absolument. Elle voulait, si j’ose le dire, voler sa reconnaissance, l’amener par violence à lui savoir gré de quelque chose. Voici ce qu’elle imagina. Cela n’avait pas le sens commun, c’était cousu de fil blanc ; mais sa raison sommeillait, et depuis longtemps elle ne suivait plus que les feux follets de son imagination détraquée.
» On était à l’époque des fêtes de Noël. Après la messe de minuit, le vicaire avait coutume de recevoir au presbytère le maire et les notables pour leur donner une collation. Le presbytère touchait à l’église. Outre l’entrée principale sur la place du village, il avait deux issues : l’une donnant à l’intérieur de la sacristie et mettant ainsi l’église et la cure en communication ; l’autre, au fond du jardin, débouchant sur les champs. Le manoir de Kermelle était à un demi-quart de lieu de là. Pour épargner un détour au jeune garçon qui venait prendre les leçons du vicaire, on lui avait donné la clef de cette porte de derrière. La pauvre obsédée s’empara de cette clef pendant la messe de minuit et entra dans la cure. La servante du vicaire, pour pouvoir assister à la messe, avait mis le couvert d’avance. Notre folle enleva rapidement tout le linge et le cacha dans le manoir.
» Au sortir de la messe, le vol se révéla sur-le-champ. L’émoi fut extrême. On s’étonna tout d’abord que le linge seul eût disparu. Le vicaire ne voulut pas renvoyer ses hôtes sans collation. Au moment du plus vif embarras, la fille apparaît : « Ah ! Pour cette fois, vous accepterez nos services, monsieur le curé. Dans un quart d’heure, notre linge va être porté chez vous. » Le vieux Kermelle se joignit à elle, et le vicaire laissa faire, ne se doutant pas naturellement d’un pareil raffinement de supercherie chez une créature à laquelle on n’accordait que l’esprit le plus borné.
» Le lendemain, on réfléchit à ce vol singulier. Il n’y avait nulle trace d’effraction. La principale porte du presbytère et celle du jardin étaient intactes, fermées comme elles devaient l’être. Quant à l’idée que la clef confiée à Kermelle eût pu servir à l’exécution du vol, une pareille idée eût semblé extravagante ; elle ne vint à personne. Restait la porte de la sacristie ; il parut évident que le vol n’avait pu se faire que par là. Le sacristain avait été vu dans l’église tout le temps de l’office. La sacristine, au contraire, avait fait des absences ; elle avait été à l’âtre du presbytère chercher des charbons pour les encensoirs ; elle avait vaqué à deux ou trois autres petits soins ; le soupçon se porta donc sur elle. C’était une excellente femme, sa culpabilité paraissait souverainement invraisemblable ; mais que faire contre des coïncidences accablantes ? On ne sortait pas de ce raisonnement : « Le voleur est entré par la porte de la sacristie ; or la sacristine seule a pu passer par cette porte, et il est prouvé qu’elle y a passé en réalité ; elle-même l’avoue. » On cédait trop alors à l’idée qu’il était bon que tout crime fût suivi d’une arrestation. Cela donnait une haute idée de la sagacité extraordinaire de la justice, de la promptitude de son coup d’œil, de la sûreté avec laquelle elle saisissait la piste d’un crime. On emmena l’innocente femme à pied entre les gendarmes. L’effet de la gendarmerie, quand elle arrivait dans un village, avec ses armes luisantes et ses belles buffleteries, était immense. Tout le monde pleurait ; la sacristine seule restait calme et disait à tous qu’elle était certaine que son innocence éclaterait.
» Effectivement, dès le lendemain ou le surlendemain, on reconnut l’impossibilité de la supposition qu’on avait faite. Le troisième jour, les gens du village osaient à peine s’aborder, se communiquer leurs réflexions. Tous, en effet, avaient la même pensée et n’osaient se la dire. Cette pensée leur paraissait à la fois évidente et absurde : c’est que la clef du broyeur de lin avait seule pu servir au vol. Le vicaire évitait de sortir pour n’avoir pas à exprimer un doute qui l’obsédait. Jusque-là, il n’avait pas examiné le linge que l’on avait substitué au sien. Ses yeux tombèrent par hasard sur les marques ; il s’étonna, réfléchit tristement, ne se rendit pas compte du mystère des deux lettres, tant les bizarres hallucinations d’une pauvre folle étaient impossibles à deviner.
» Il était plongé dans les plus sombres pensées, quand il vit entrer le broyeur de lin, droit en sa haute taille et plus pâle que la mort. Le vieillard resta debout, fondit en larmes. « C’est elle, » dit-il, « oh ! la malheureuse ! J’aurais dû la surveiller davantage, entrer mieux dans ses pensées ; mais, toujours mélancolique, elle m’échappait. » Il révéla le mystère ; un instant après, on rapportait au presbytère le linge qui avait été volé.
» La pauvre fille, vu son peu de raison, avait espéré que l’esclandre s’apaiserait et qu’elle jouirait doucement de son petit stratagème amoureux. L’arrestation de la sacristine et l’émotion qui en fut la suite gâtèrent toute son intrigue. Si le sens moral n’avait pas été chez elle aussi oblitéré qu’il l’était, elle n’eût pensé qu’à délivrer la sacristine ; mais elle n’y songeait guère. Elle était plongée dans une sorte de stupeur, qui n’avait rien de commun avec le remords. Ce qui l’abattait, c’était l’avortement évident de sa tentative sur l’esprit du vicaire. Toute autre âme que celle d’un prêtre eût été touchée de la révélation d’un si violent amour. Celle du vicaire n’éprouva rien. Il s’interdit de penser à cet événement extraordinaire, et, dès qu’il vit clairement l’innocence de la sacristine, il dormit, dit sa messe et son bréviaire avec le même calme que tous les jours.
» La maladresse qu’on avait faite en arrêtant la sacristine parut alors dans son énormité. Sans cela, l’affaire aurait pu être étouffée. Il n’y avait pas eu vol réel ; mais, après qu’une innocente avait fait plusieurs jours de prison pour un fait qualifié de vol, il était bien difficile de laisser impunie la vraie coupable. La folie n’était pas évidente ; il faut même dire que cette folie n’était qu’intérieure. Avant cela, il n’était venu à la pensée de personne que la fille de Kermelle fût folle. Extérieurement elle était comme tout le monde, sauf son mutisme presque absolu. On pouvait donc contester l’aliénation mentale ; en outre, l’explication vraie était si bizarre, si incroyable, qu’on n’osait même pas la présenter. La folie n’étant pas constatée, le fait d’avoir laissé arrêter la sacristine était impardonnable. Si le vol n’avait été qu’un jeu, l’auteur de l’espièglerie aurait dû la faire cesser plus tôt, dès qu’une tierce personne en était victime. La malheureuse fut arrêtée et conduite à Saint-Brieuc pour les assises. Elle ne sortit pas un moment de son complet anéantissement ; elle semblait hors du monde. Son rêve était fini ; l’espèce de chimère qu’elle avait nourrie quelque temps et qui l’avait soutenue étant tombée à plat, elle n’existait plus. Son état n’avait rien de violent, c’était un silence morne ; les médecins alors la virent et jugèrent son fait avec discernement.
» Aux assises, la cause fut vite entendue. On ne put tirer d’elle une seule parole. Le broyeur de lin entra, droit et ferme, la figure résignée. Il s’approcha de la table du prétoire, y déposa ses gants, sa croix de Saint-Louis, son écharpe. « Messieurs, » dit-il, « je ne peux les reprendre que si vous l’ordonnez ; mon honneur vous appartient. C’est elle qui a tout fait, et pourtant ce n’est pas une voleuse… Elle est malade. » Le brave homme fondait en larmes, il suffoquait. « Assez, assez ! » entendit-on de toutes parts. L’avocat général montra du tact, et sans faire une dissertation sur un cas de rare physiologie amoureuse, il abandonna l’accusation.
» La délibération du jury ne fut pas longue non plus. Tous pleuraient. Quand l’acquittement fut prononcé, le broyeur de lin reprit ses insignes, se retira rapidement, emmenant sa fille, et revint au village de nuit.
» Au milieu de cet éclat public, le vicaire ne put éviter d’apprendre la vérité sur une foule de points qu’il se dissimulait. Il n’en fut pas plus ému. Les faits évidents dont tout le monde s’entretenait, il feignait de les ignorer. Il ne demanda pas son changement, l’évêque ne songea pas à le lui proposer. On pourrait croire que, la première fois qu’il revit Kermelle et sa fille, il éprouva quelque trouble. Il n’en fut rien. Il se rendit au manoir à l’heure où il savait devoir rencontrer le père et la fille. « Vous avez péché gravement, » dit-il à celle-ci, « moins par votre folie, que Dieu vous pardonnera, qu’en laissant emprisonner la meilleure des femmes. Une innocente, par votre faute, a été traitée pendant plusieurs jours comme une voleuse. La plus honnête femme de la paroisse a été emmenée par les gendarmes, à la vue de tous. Vous lui devez réparation. Dimanche, la sacristine sera à son banc, au dernier rang, près de la porte de l’église ; au Credo, vous irez la prendre, et vous la conduirez par la main à votre banc d’honneur, qu’elle mérite plus que vous d’occuper. »
» La pauvre folle fit machinalement ce qui lui était enjoint. Ce n’était plus un être sentant. Depuis ce temps, on ne vit presque plus le broyeur de lin ni sa famille. Le manoir était devenu une sorte de tombeau, d’où l’on n’entendait sortir aucun signe de vie.
» La sacristine mourut la première. L’émotion avait été trop forte pour cette simple femme. Elle n’avait pas douté un moment de la Providence ; mais tout cela l’avait ébranlée. Elle s’affaiblit peu à peu. C’était une sainte. Elle avait un sentiment exquis de l’église. On ne comprendrait plus cela maintenant à Paris, où l’église signifie peu de chose. Un samedi soir, elle sentit venir sa fin. Sa joie fut grande. Elle fit appeler le vicaire ; une faveur inouïe occupait son imagination : c’était que, pendant la grand’messe du dimanche, son corps restât exposé sur le petit appareil qui sert à porter les cercueils. Assister à la messe encore une dernière fois, quoique morte ; entendre ces paroles consolantes, ces chants qui sauvent ; être là sous le drap mortuaire, au milieu de l’assemblée des fidèles, famille qu’elle avait tant aimée, tout entendre sans être vue, pendant que tous penseraient à elle, prieraient pour elle, seraient occupés d’elle ; communier encore une fois avec les personnes pieuses avant de descendre sous la terre, quelle joie ! Elle lui fut accordée. Le vicaire prononça sur sa tombe des paroles d’édification.
» Le vieux vécut encore quelques années, mourant peu à peu, toujours renfermé chez lui, ne causant plus avec le vicaire. Il allait à l’église, mais il ne se mettait pas à son banc. Il était si fort, qu’il résista huit ou dix ans à cette morne agonie.
» Ses promenades se bornaient à faire quelques pas sous les hauts tilleuls qui abritaient le manoir. Or, un jour, il vit à l’horizon quelque chose d’insolite. C’était le drapeau tricolore qui flottait sur le clocher de Tréguier ; la révolution de juillet venait de s’accomplir. Quand il apprit que le roi était parti, il comprit mieux que jamais qu’il avait été de la fin d’un monde. Ce devoir professionnel, auquel il avait tout sacrifié, devenait sans objet. Il ne regretta pas de s’être attaché à une idée trop haute du devoir ; il ne songea pas qu’il aurait pu s’enrichir comme les autres ; mais il douta de tout, excepté de Dieu. Les carlistes de Tréguier allaient répétant partout que cela ne durerait pas, que le roi légitime allait revenir. Il souriait de ces folles prédictions. Il mourut peu après, assisté par le vicaire, qui lui commenta ce beau passage qu’on lit à l’office des morts : « Ne soyez pas comme les païens, qui n’ont pas d’espérance. »
» Après sa mort, sa fille se trouva sans ressources. On s’entendit pour qu’elle fût placée à l’hospice ; c’est là que tu l’as vue. Maintenant, sans doute, elle est morte aussi, et d’autres ont occupé son lit à l’hôpital général. »