Souvenirs d’enfance (Kovalewsky)/2/14

Librairie Hachette (p. 317-321).

XIV

LA FLAMME VACILLE


Peu de jours après, je reçus quelques lignes de Sophie ; le rayon de joie dont la flamme avait monté si haut et pour la remplir d’espérances si orageuses, s’éteignait déjà. Je n’ai pas cette lettre, mais je me rappelle son contenu :

« Je vois que lui et moi ne pourrons jamais nous comprendre complètement. Je retourne à Stockholm et à mon travail. C’est dans le travail que je chercherai désormais ma seule consolation. »

Et ce fut tout. Sauf quelques paroles chaleureuses pour me féliciter à l’occasion de mon mariage, au mois de mai, je ne reçus plus de lettres de Sophie. Elle souffrait, et ne voulait pas me montrer sa souffrance, à moi qu’elle savait heureuse. Écrire des choses banales ne lui fut jamais possible, elle se tut ; mais ce silence, après notre vie des derniers temps, si pleine d’intimité et de confiance, me blessa et m’attrista ; plus tard, je compris qu’elle n’avait pas pu faire autrement.

En avril, cette même année 1890, elle fit un voyage en Russie. Elle avait quelque espoir d’être nommée académicien ordinaire à Pétersbourg ; c’eût été la situation la plus avantageuse qu’elle pût souhaiter : des appointements élevés, et aucune autre sujétion que celle de passer quelques mois de l’année à Pétersbourg ; c’était en outre la plus grande distinction donnée en Russie à un savant. Elle s’attacha à cet espoir, qui lui aurait donné la possibilité de réaliser son rêve le plus cher, celui de se fixer à Paris, en la délivrant de l’insupportable obligation d’habiter Stockholm. Elle me disait souvent pendant notre séjour à Paris : « Si l’on ne peut avoir ce que la vie a de meilleur, le bonheur du cœur, du moins l’existence devient-elle supportable si on vit dans un milieu intellectuel qui vous plaise. Mais être privée de tout, est intolérable. » Elle croyait alors ne pouvoir se réconcilier avec l’existence qu’à ce prix.

Je ne savais plus rien de ses projets, ni de ses intentions de voyage après son séjour à Pétersbourg, car elle était devenue mystérieuse pour tous, lorsque, au commencement de juin, en passant par Berlin pour me rendre en Suède avec mon mari, je la rencontrai inopinément dans cette ville, où elle était arrivée le jour même de Pétersbourg.

Je la trouvai dans cette disposition d’esprit surexcitée, qui pour des yeux étrangers pouvait passer pour une étincelante gaîté ; mais je la connaissais trop, pour ne pas douter que cette gaîté dissimulât quelque déchirement de cœur. Elle venait d’être extrêmement fêtée à Pétersbourg et à Helsingfors, où elle avait tenu un discours devant un auditoire de mille personnes. Elle s’était beaucoup amusée, disait-elle, et assurait avoir les plus belles espérances d’avenir, mais n’en restait pas moins sur la défensive, dans la crainte de questions trop catégoriques de ma part : elle évitait même de se trouver seule avec moi. Nous passâmes quelques jours ensemble, causant et plaisantant sur tout, et cependant j’emportai une impression pénible de cette rencontre, car au fond je la sentais nerveuse et mal équilibrée. La seule allusion qu’elle fit à sa situation personnelle, fut de déclarer qu’elle ne se marierait jamais. « Elle ne voulait pas être aussi banale, ni imiter les femmes qui renoncent à toute carrière personnelle, du moment qu’elles ont trouvé un mari ; jamais elle ne quitterait Stockholm avant de s’être assuré une position meilleure, ou avant de s’être créé une situation d’écrivain qui lui donnât de quoi vivre. » Du reste elle ne cachait pas qu’elle comptait rejoindre M. pour voyager avec lui ; c’était le meilleur des camarades et le plus agréable des amis.

Nous nous rencontrâmes quelques mois après à Stockholm, où elle revint en septembre pour la réouverture des cours. Sa gaîté forcée avait disparu, elle était de mauvaise humeur, et d’une extrême agitation. Il ne me fut plus donné de connaître le fond de ses pensées, car elle fuyait le tête-à-tête, et se montrait très indifférente pour nous, ses meilleurs amis. Il semblait que son âme fût ailleurs ; les mois passés à Stockholm étaient l’exil : à peine arrivée, elle ne pensait plus qu’à repartir ; sa situation était lamentable : elle ne pouvait vivre avec M. et ne pouvait se passer de lui ; sa vie avait perdu tout point d’appui, elle n’était plus qu’une plante déracinée, et s’étiolait, faute de pouvoir reprendre racine.

Mon frère s’étant installé à Djursholm voulut lui persuader d’y venir habiter aussi, car jusque-là elle recherchait toujours son voisinage pour communiquer plus facilement avec lui. Mais bien que le changement d’habitation de mon frère lui fît beaucoup de peine, et lui fît sentir plus amèrement encore sa solitude de Stockholm, elle ne put se résoudre à un déplacement.

« Qui sait combien de temps je resterai à Stockholm ! Cela ne peut durer longtemps, disait-elle constamment, et si j’y reviens encore l’année prochaine je serai de si mauvaise humeur, que vous n’aurez aucun plaisir à m’avoir pour voisine. »

Elle refusa même de venir visiter la nouvelle villa que Mittag-Leffler se faisait construire. Elle ne s’intéressait en rien à cette nouvelle habitation, et ne voulait cependant pas entrer avec indifférence dans la demeure de son meilleur ami ; elle resta sur le seuil, tandis que le reste de la société examinait l’intérieur de la villa.

Le sentiment du provisoire lui devenait insoutenable à la longue ; peu à peu elle renonça à toute relation de société, abandonna ses amis, et négligea plus que jamais sa toilette et sa maison ; sa conversation elle-même avait beaucoup perdu de son charme ; l’intérêt si vif que lui inspiraient jadis la vie et la pensée humaine, avait faibli ; elle était exclusivement absorbée par le drame intime de sa vie