Souvenirs d’enfance (Kovalewsky)/1/1
PREMIÈRE PARTIE
SOUVENIRS D’ENFANCE
I
PREMIERS SOUVENIRS
Quelqu’un peut-il préciser avec exactitude le moment de son existence où, pour la première fois, s’est élevé en lui le sentiment du « moi », la première lueur d’une vie consciente ? Je voudrais le savoir, car pour moi cela m’est impossible. Quand je recherche, pour les classer, mes premiers souvenirs, j’obtiens invariablement le même résultat : ces souvenirs semblent se disperser devant moi. Voici une première impression dont la trace, me semble-t-il, est restée distincte dans ma mémoire, — mais si j’y arrête quelque temps ma pensée, d’autres impressions, remontant à des époques antérieures, s’en dégagent et en ressortent aussitôt. Je ne distingue même plus l’impression réellement éprouvée par moi, c’est-à-dire réellement « mienne », de celles qui résultent de récits entendus dans mon enfance, et que je m’imagine avoir ressenties, alors, qu’en réalité, je me rappelle seulement les récits qu’on m’en a faits. Je n’arrive même jamais à évoquer aucune de ces impressions primitives dans toute sa netteté, et sans y mêler involontairement un détail étranger, au moment même où ma pensée se concentre sur ce souvenir.
Quoi qu’il en soit, voici l’image qui m’apparaît une des premières, chaque fois que je cherche à me rappeler les premières années de mon existence.
Les cloches sonnent, l’air est parfumé d’encens.. La foule sort de l’église. Ma « Niania » descend le parvis en me tenant la main, et me protège avec soin contre la bousculade.
« Prenez garde à l’enfant », répète-t-elle d’un ton suppliant à ceux qui se pressent autour de nous.
Au sortir de l’église, nous voyons approcher un ami de ma bonne, un diacre ou un sous-diacre, à en juger par sa longue soutane ; il lui offre un pain bénit :
« Mangez-le à votre santé, lui dit-il. Et comment vous nomme-t-on, dites, ma gentille demoiselle ? »
Je me tais, et le regarde avec de grands yeux.
« Quelle honte de ne pas savoir son nom, mademoiselle ! » continue le diacre pour me taquiner.
— Réponds, ma petite mère, souffle ma bonne ; dis : je m’appelle Sonia, et mon père est le général Kroukovsky. »
J’essaye de répéter ces mots, maladroitement sans doute, car ma bonne et son ami se mettent à rire.
L’ami de ma bonne nous accompagne jusqu’à la maison. Je les précède en sautillant, et m’efforce de répéter les paroles de ma bonne que j’arrange à ma façon ; évidemment le procédé est encore nouveau pour moi, et je cherche à le graver dans ma mémoire. En approchant de la maison le diacre me montre la porte d’entrée.
« Voyez-vous ce crochet (en russe « krouk ») sur la porte, petite demoiselle ? me dit-il. Quand vous oublierez le nom de votre papa, dites-vous : il y a un « krouk » sur la maison de Kroukovsky, et aussitôt la mémoire vous reviendra. »
Eh bien, je regrette de le dire, ce mauvais calembour du diacre a fait époque dans ma vie ; c’est l’ère à laquelle je rattache le calcul du nombre de mes années, le premier indice pour moi d’une notion précise de mon existence, et de ma situation sociale.
Je devais, tout compte fait, avoir deux ou trois ans, et la scène se passait à Moscou où je suis née. Mon père servait dans l’artillerie, et les devoirs de son service nous obligeaient souvent à nous transporter à sa suite d’un lieu à un autre.
Après le souvenir de cette scène, distinctement conservé dans ma mémoire, vient une grande lacune : sur un fond gris et terne, pareils à de légers points lumineux, ressortent divers petits épisodes de voyage : des pierres ramassées sur la chaussée, des nuits passées dans des maisons de poste, la poupée de ma sœur jetée par la portière de la voiture, une série de tableaux, sans liaison entre eux, mais assez vifs en couleur.
Mes souvenirs ne prennent un peu de suite qu’à partir de l’âge de cinq ans, lorsque nous demeurions à Kalouga. Nous étions trois enfants : ma sœur Aniouta, mon aînée de six ans, et mon frère Fédia, de trois années plus jeune que moi.
Notre chambre d’enfants m’apparaît grande, mais basse. « Niania », montée sur une chaise, en atteint facilement le plafond de la main. Nous dormions tous les trois dans cette chambre : on avait parlé de transporter Aniouta dans celle de la gouvernante française, mais ma sœur s’y refusa ; elle préférait rester avec nous.
Nos petits lits, entourés de grillages, sont côte à côte ; nous pouvons grimper les uns chez les autres, le matin, sans mettre le pied par terre. Un peu plus loin est le grand lit de Niania, sur lequel s’entassent les matelas de plume, les oreillers et les édredons, c’est la gloire de Niania.
Quelquefois, quand elle est de bonne humeur, elle nous permet de jouer sur son lit dans la journée : nous y montons alors au moyen de chaises, et, parvenus au sommet, la montagne s’effondre aussitôt sous notre poids, et nous plongeons dans une mer de duvet ! Ce jeu nous paraît très amusant.
Il me suffit de penser à notre chambre d’enfants pour évoquer, par une inévitable association d’idées, une odeur singulière, mélange d’encens, d’huile de lampe, de baume tranquille, et de chandelle fumeuse. Cette odeur très spéciale, qui non seulement n’existe pas à l’étranger, mais qui doit même être devenue très rare à Moscou, avait cessé de me hanter, lorsqu’en entrant, il y a deux ans, chez une de mes amies, dans la chambre de ses enfants, à la campagne, je fus accueillie par ce parfum bien connu, ramenant à sa suite une série d’impressions et de sensations oubliées depuis longtemps.
Notre gouvernante française ne peut entrer dans notre chambre sans porter avec dégoût son mouchoir à son nez.
« Mais vous n’ouvrez donc jamais la fenêtre, Niania ? » demande-t-elle en mauvais russe d’un ton plaintif.
Niania considère cette observation comme une injure personnelle.
« Voilà ce qu’elle imagine encore, la musulmane ! J’irais ouvrir la fenêtre pour rendre les enfants malades ! » murmure-t-elle après le départ de la gouvernante.
Ces escarmouches entre la bonne et la gouvernante se renouvellent ainsi très régulièrement, chaque matin.
Les rayons du soleil pénètrent depuis longtemps dans notre chambre. Nous, les enfants, ouvrons l’un après l’autre les yeux, mais nous ne sommes pas pressés de nous lever et de nous habiller. Entre notre réveil et notre toilette s’écoule un laps de temps considérable, employé à nous battre à coups d’oreillers, à lutter avec nos petites jambes nues et à dire beaucoup de folies.
Un appétissant parfum de café se répand dans la chambre : Niania, peu vêtue elle-même, et dont la première toilette consiste à échanger son bonnet de nuit contre un fichu de soie qui lui couvre invariablement la tête dans le courant de la journée, apporte un plateau chargé d’une grande cafetière de cuivre. C’est dans nos petits lits, sans nous laver ni nous peigner, qu’elle nous régale de café à la crème et de petits pains au beurre.
Nous nous rendormons parfois après avoir mangé, fatigués par les jeux qui ont précédé le déjeuner.
Mais voici la porte qui s’ouvre avec fracas, et sur le seuil apparaît Mademoiselle en colère.
« Comment, vous êtes encore au lit, Annette ! Il est presque onze heures. Vous êtes de nouveau en retard pour votre leçon ! s’écrie-t-elle courroucée. — On ne doit pas dormir si longtemps, je me plaindrai au général ! dit-elle en s’adressant à la bonne.
— Eh bien ! vas-y, plains-toi, vipère ! » murmure Niania quand la gouvernante est sortie, et longtemps après elle grogne encore sans pouvoir se calmer.
« Les enfants de la maison n’ont plus le droit de dormir leur comptant !… On sera en retard pour la leçon ! en voilà un malheur ! eh bien, tu attendras, important personnage ! »
Cependant, tout en murmurant, Niania sent qu’il faut se mettre à la besogne ; et si les préliminaires ont été longs, la toilette elle-même s’accomplit rapidement. Niania nous passe une serviette mouillée sur la figure et les mains, donne deux ou trois coups de brosse à nos crinières ébouriffées, nous met nos petites robes auxquelles il manque facilement quelques boutons, et nous voilà prêtes.
Ma sœur se rend chez sa gouvernante pour prendre sa leçon : mon frère et moi restons dans notre chambre. Niania, que notre présence ne gêne nullement, soulève des nuages de poussière en balayant le plancher ; elle couvre nos petits lits de leurs couvertures, secoue ses propres édredons, et la chambre des enfants passe pour faite.
Mon frère et moi jouons avec nos joujoux, assis sur un divan de toile cirée, dont le crin s’échappe par poignées. Rarement on nous fait promener et seulement lorsque le temps est beau, ou bien encore les jours de grande fête, quand Niania nous conduit à l’église.
Sa leçon terminée, ma sœur revient en courant ; sa gouvernante l’ennuie, elle s’amuse davantage chez nous, d’autant plus que Niania reçoit des visites — des bonnes d’enfants ou des femmes de chambre, auxquelles on offre du café, et qui racontent beaucoup de choses intéressantes.
Quelquefois maman entre un instant dans notre chambre. Mes souvenirs de cette époque me la montrent toujours toute jeune et très jolie. Je la vois gaie et parée — en toilette de bal généralement, décolletée, les bras nus chargés de bracelets ; elle va dans le monde, en soirée, et entre nous dire bonsoir.
Aussitôt qu’elle paraît sur le seuil de la porte, Aniouta s’élance au-devant d’elle, lui baise les mains et le cou, et s’amuse à examiner ses bijoux.
« Je veux être belle comme maman quand je serai grande ! » dit-elle en se parant du collier et des bracelets de maman, et en se haussant sur la pointe des pieds pour se mirer dans la petite glace qui pend au mur. Maman s’amuse beaucoup.
Moi aussi j’ai parfois le désir de caresser ma mère, de grimper sur ses genoux ; mais, le plus souvent, ces essais tournent à ma honte : tantôt je fais mal à maman, tantôt je déchire sa robe, et je me sauve confuse dans un coin pour me cacher.
De là une certaine contrainte dans mes rapports avec ma mère, contrainte qui devient de la sauvagerie, en entendant ma bonne répéter sans cesse qu’Aniouta et Fédia sont les préférés, et que je suis, moi, celle qu’on n’aime pas.
Était-ce vrai ? — je ne le sais pas ; toujours est-il que Niania le disait fréquemment, sans se trouver gênée de ma présence. Peut-être se l’imaginait-elle à cause de sa prédilection pour moi. Bien qu’elle nous eût élevés tous les trois, elle me considérait, je ne sais pourquoi, comme étant plus spécialement son élève, et s’offensait de ce qui lui paraissait une insulte envers moi.
Aniouta, beaucoup plus âgée que nous, jouissait pour cette raison d’immunités particulières. Elle grandissait indépendante comme un cosaque, et ne reconnaissait l’autorité de personne. L’entrée du salon lui était librement ouverte, et elle s’y était acquis la réputation d’une charmante enfant, qui savait amuser son monde, tout en se permettant parfois des sorties et des observations fort impertinentes. Mon frère et moi ne paraissions dans les appartements de réception que rarement ; nous dînions et déjeunions généralement dans notre chambre.
Quelquefois, quand il y avait du monde à dîner, Nastasia, la camériste de ma mère, entrait en courant au moment du dessert pour dire :
« Niania, mettez vite à Fédia son costume de soie bleue et menez-le dans la salle à manger. Madame veut le montrer aux invités.
— Et Sonia, comment faut-il l’habiller ? demandait la bonne d’un ton bourru, prévoyant la réponse ordinaire.
— On n’a pas besoin de Sonia, elle peut rester dans sa chambre, c’est notre petite solitaire », répondait en riant la femme de chambre, qui savait que par sa réponse elle mettait Niania en fureur.
Niania voyait réellement une insulte pour moi dans ce désir de montrer Fédia seul ; et, mécontente, elle marchait longtemps dans la chambre, grommelant entre ses dents, et me jetant des regards de sympathie.
« Pauvre chérie ! » ajoutait-elle en me caressant la tête de sa main.
Voici le soir. Niania nous a déjà mis au lit, mon frère et moi, mais n’a pas encore ôté l’invariable fichu qui couvre sa tête pendant la journée, et dont la disparition marque le passage de la veillée au repos. Assise sur le divan, devant une table ronde, elle prend du thé en compagnie de Nastasia.
La chambre est presque sombre ; seule la flamme jaunâtre d’une chandelle que Niania néglige de moucher, ressort de cette demi-obscurité comme une tache claire, et, dans l’angle opposé de la chambre, une petite lueur bleuâtre et vacillante projette sur le plafond de bizarres dessins, et illumine vivement le Sauveur, dont la main semble sortir de l’icône argentée avec un geste de bénédiction.
J’entends à mes côtés la respiration irrégulière de mon frère endormi, et dans le coin, près du poêle, le sifflement nasal de Fékloucha, le souffre-douleur de Niania, une petite fille au nez camus, qui lui sert d’aide. Elle aussi dort dans la chambre des enfants, sur un lambeau de feutre gris qu’elle étend par terre le soir, et qu’elle roule le jour dans un cabinet.
Niania et Nastasia causent à voix basse et, nous croyant profondément endormis, ne se gênent pas pour discuter les événements domestiques. Mais je ne dors pas du tout ; je m’applique au contraire à écouter ce qu’elles disent. Certaines choses m’échappent naturellement, d’autres ne m’intéressent guère, et il m’arrive de m’endormir au milieu d’un récit dont je n’apprends jamais la fin. Mais les lambeaux de conversation qui pénètrent jusqu’à mon entendement s’y gravent en formes fantastiques, et y laissent pour la vie d’ineffaçables traces.
« Comment ne l’aurais-je pas aimée plus que les autres, ma petite colombe ! dit Niania — et je comprends qu’il est question de moi. — Ne l’ai-je pas pour ainsi dire élevée toute seule ? Personne n’y faisait aucune attention. Quand Aniouta nous est née, le papa, la maman, le grand-papa, les tantes, n’avaient d’yeux que pour elle, parce que c’était la première venue. On ne me donnait pas le temps de m’en occuper ; c’était l’un, c’était l’autre qui la prenait dans les bras. Mais pour Sonia quelle différence ! »
Ici Niania, dans ce récit fréquemment répété, baissait mystérieusement la voix, ce qui m’obligeait à dresser d’autant plus l’oreille.
« Elle n’est pas née à propos, ma petite colombe, voilà la vérité ! continue Niania à voix basse. Presque à la veille de sa naissance notre Barine avait fait de grosses pertes de jeu au Club anglais, si grosses, qu’il fallut engager les diamants de Madame. Était-ce le moment de se réjouir de la naissance d’une fille ? d’autant que tous les deux désiraient un garçon. Le Barine me disait sans cesse : « Tu verras, Niania, que ce sera un fils… ». Tout était préparé pour un garçon : une croix de baptême avec un crucifix, un bonnet avec des rubans bleus… Et puis, voilà encore une fille !
« Madame en eut tant de chagrin qu’elle ne voulut pas la regarder : ce n’est que Fédia qui plus tard les a consolés. »
Ce récit revenait souvent, et je l’écoutais toujours avec le même intérêt ; aussi s’est-il profondément gravé dans ma mémoire. Grâce à de semblables discours, la conviction de n’être pas aimée se développa de très bonne heure en moi, et l’ensemble de mon caractère s’en ressentit : je devins de plus en plus sauvage et concentrée.
S’il arrivait qu’on m’appelât au salon, me voilà maussadement suspendue des deux mains aux jupons de ma bonne. Impossible de me tirer un mot. Niania s’épuise en raisonnements. Je garde un silence obstiné, jetant à ceux qui m’entourent des regards méfiants et hargneux, comme un petit animal traqué. Maman contrariée finit par dire à Niania :
« Eh bien ! emmenez votre petite sauvage dans sa chambre ; elle nous fait honte devant le monde ; elle aura certainement avalé sa langue. »
J’étais sauvage aussi avec les enfants que je ne connaissais pas ; et d’ailleurs j’en voyais peu.
Je me rappelle cependant que si nous rencontrions, dans nos promenades avec Niania, des enfants jouant à quelque jeu bruyant, le désir, l’envie, de me joindre à eux me prenaient soiwent. Mais Niania ne me laissait jamais aller… « Y penses-tu, ma petite mère ? une demoiselle comme toi jouer avec des enfants des rues ?… » disait-elle d’un ton de reproche si persuasif, que je me sentais confuse de ces aspirations. Bientôt, d’ailleurs, le goût, et presque la faculté de jouer avec d’autres enfants me passèrent. Je me rappelle mon embarras lorsque on m’amenait par hasard une petite fille de mon âge : je ne savais que lui dire, et je restais devant elle à penser : « Va-t-elle bientôt s’en aller ?… »
Le comble du bonheur était de rester seule, en tête à tête avec ma bonne. Le soir venu, quand Fédia dormait, et qu’Aniouta se sauvait au salon avec les grandes personnes, je m’asseyais sur le divan près de Niania, bien serrée contre elle, et elle me racontait des histoires. À la façon dont je les revois encore en songe, je puis juger des traces profondes qu’elles ont laissées dans mon imagination : éveillée je ne les retrouve que par fragments, mais endormie, je rêve encore de la « Mort noire », du « Loup Garou », du « Serpent à douze têtes », et ce rêve évoque en moi le même effroi indéfinissable qui m’étranglait à cinq ans, lorsque j’écoutais les contes de ma bonne.
C’est à cette époque de ma vie que commencèrent à se produire en moi d’étranges sensations, une impression d’inexprimable malaise, d’angoisse, dont le souvenir me reste très vif. Cette sensation m’envahissait généralement vers la chute du jour, si je restais seule dans une chambre. J’étais là, jouant parfois sans penser à rien, soudain, en me retournant, il me semblait apercevoir, rampant vers moi de l’angle de la chambre ou de dessous le lit, une ombre noire, très nette de contour. Je sentais la présence d’une chose inconnue, nouvelle, et cette impression me serrait le cœur si péniblement, que je m’élançais comme une flèche à la recherche de ma bonne qui me calmait presque toujours. Quelquefois cependant cette angoisse se prolongeait pendant plusieurs heures.
Beaucoup d’enfants nerveux éprouvent, je crois, des troubles analogues ; on dit alors que l’enfant a peur de l’obscurité ; l’expression est fausse, car cette sensation résulte moins de l’obscurité même, que de l’envahissement progressif des ténèbres, et des effets qui s’y rattachent. Je me rappelle avoir éprouvé des impressions du même genre dans des circonstances très différentes ; par exemple si j’apercevais en promenade quelque grande bâtisse inachevée, aux murailles de briques percées de trous en guise de fenêtres. Je l’éprouvais aussi en été, si, couchée à terre sur le dos, je regardais le ciel sans nuages au-dessus de ma tête. D’autres signes de grande nervosité se manifestèrent encore en moi, et surtout une répulsion pour toute difformité physique allant jusqu’à la terreur. Il suffisait de parler devant moi d’un poulet à deux têtes ou d’un veau à trois pattes, pour me faire frissonner, et me donner le cauchemar la nuit suivante : je réveillais alors ma bonne par des cris perçants. Il me semble voir encore un homme à trois jambes qui m’a poursuivie en rêve pendant mon enfance. La vue d’une poupée cassée m’épouvantait : Niania devait ramasser ma poupée, quand je la laissais tomber, pour me dire si elle était intacte, et dans le cas contraire l’emporter bien vite. Je vois encore le jour où Aniouta m’ayant trouvée seule, s’amusa pour me taquiner à me mettre de force sous les yeux une poupée de cire, dont l’œil noir pendait hors de l’orbite : je fus prise de convulsions.
J’étais en voie de devenir une enfant nerveuse et maladive, mais bientôt mon entourage changea et ces conditions fâcheuses cessèrent.