Souvenirs d’avant et d’après la guerre de 1877-1878/01

Souvenirs d’avant et d’après la guerre de 1877-1878
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 302-339).
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SOUVENIRS
D’AVANT ET D’APRÈS LA GUERRE DE 1878-1878[1]

J’ai écrit séparément, il y a une quinzaine d’années, mes souvenirs personnels sur la guerre de 1877-1878, durant laquelle, en ma qualité de directeur de la Chancellerie diplomatique du grand-duc Nicolas, commandant en chef, j’avais pris une part plus ou moins active aux affaires politiques et ai pu surtout voir et connaître beaucoup de choses intéressantes et même importantes. Je veux consigner ici mes souvenirs relatifs à l’époque qui a précédé la guerre et à celle qui l’a suivie, où il m’a été également donné de voir de près se dérouler une partie des événemens, ceux qui étaient liés à l’activité de l’ambassade de Constantinople, dans laquelle j’occupais, sous le général Ignatieff, le poste de conseiller, et que j’ai même dirigée comme chargé d’affaires dans des momens importans.

Envoyé en courrier auprès de l’empereur Alexandre II à Ems, en mai 1875, j’avais fait après cela une cure à Kissingen et revins à Constantinople, rappelé un peu brusquement par le général Ignatieff, qui avait hâte d’aller en congé. Je n’avais passé que peu de jours avec l’ambassadeur ; tout paraissait calme ; il pouvait s’éloigner en toute sécurité, lorsque, au moment même où il allait s’embarquer, on lui remit le déchiffrement d’un télégramme de notre vice-consul à Mostar, portant à peu près ce qui suit : « Cent-vingt Nesséniens, avec leurs armes, sont partis pour la montagne et réclament un commissaire. »

L’ambassadeur me remit la dépêche en me disant que c’était à moi à m’occuper de cette affaire ; or, c’était le point de départ du soulèvement bosno-herzégovinien, de la révolte bulgare, de la guerre turco-serbe-monténégrine, enfin de notre guerre avec la Turquie et du nouvel ordre de choses établi dans la presqu’île balkanique.

Certainement le brusque éclat d’un mécontentement des chrétiens ne pouvait être une surprise pour personne. La mauvaise administration turque provoquait des plaintes générales. Les excès des Albanais et des Circassiens surtout exaspéraient les habitans slaves de la Roumélie et créaient continuellement des conflits sur les frontières monténégrine et serbe. Le prince Nicolas en profitait habilement pour étendre son influence dans les districts qui avoisinent la principauté. Aussi, dès qu’éclata le mouvement herzégovinien, des centaines de Monténégrins s’empressèrent-ils de se porter au secours des Herzégoviniens, ce qui constitua immédiatement un noyau armé d’où devait sortir plus tard toute l’insurrection. En Autriche, on ne voyait pas d’un mauvais œil ce mouvement, qui donnait à l’Empire des Habsbourg un prétexte à intervention active dans les affaires balkaniques. Des familles bosniaques avaient déjà émigré en Autriche par Bania-Louka, fuyant l’arbitraire turc. Le Cabinet de Vienne exigeait leur rapatriement, mais réclamait en leur faveur des garanties. Le terrain était donc parfaitement préparé dans ces contrées pour un soulèvement contre le joug turc et même pour une lutte armée, qui ne tarda pas en effet à éclater, malgré nos actives tentatives de pacification et de conciliation.

Ma tâche consistait donc à recommander aux Turcs de ne point user de la force pour ne pas envenimer le conflit, d’agir avec modération et surtout d’entendre et de satisfaire les justes réclamations des chrétiens. Mais comment amener un gouvernement qui se sent relativement fort à traiter avec des rebelles et à remplir, avant de les avoir entendus, la première de leurs exigences : l’envoi d’un commissaire ? D’autre part, le nombre des réfugiés grandissait à vue d’œil, le mouvement s’étendait, des excès avaient lieu ; les musulmans irrités pressuraient et opprimaient plus que jamais les chrétiens ; on s’armait de part et d’autre, et la situation s’aggravait visiblement. Si la Porte ne voulait pas traiter avec des insurgés, nous, les étrangers, pouvions bien entrer en rapports avec eux, et, empêchant les hostilités d’éclater, nous mettre entre les deux parties pour essayer d’amener une pacification. C’est ainsi que naquit l’idée de la Mission des Consuls de Mostar, qui, du consentement du Gouvernement ottoman et avec le concours des autorités turques, devaient se rendre au camp des insurgés, recueillir leurs vœux, les communiquer aux ambassades et tâcher de décider les fuyards à réintégrer leurs demeures, sous la promesse de quelques améliorations. Mais une pareille solution ne faisait pas l’affaire des Herzégoviniens. Ils savaient par expérience que le mal était plus profond et le remède plus difficile qu’ils ne nous paraissaient l’être. Les réformes promises ne seraient point ou seraient imparfaitement exécutées ; la crise passée, on les maltraiterait de plus belle pour les punir de leur escapade, et il n’y aurait qu’aggravation de mal.

D’autre part, le Monténégro, dont le doigt était incontestablement dans toute cette affaire, ne voulait plus rengainer ; le moment lui paraissait favorable, et le résultat fut que les consuls ne trouvaient pas d’insurgés. A mesure qu’ils cherchaient une bande qu’on désignait comme étant dans un endroit, elle apparaissait ailleurs ; les chefs du mouvement se dérobaient, évitaient de formuler des demandes positives et, en attendant, les conflits armés, les rencontres sur la frontière monténégrine devenaient plus fréquentes et plus sérieuses ; des détachemens de troupes turques étaient attaqués dans des embuscades et battus, et les représailles devenaient de plus en plus violentes. Bref, la Mission des Consuls échoua totalement. A la fin de l’été, au retour de l’ambassadeur, l’Herzégovine et la Bosnie étaient en pleine insurrection, et le Monténégro, malgré les dénégations de son Gouvernement et les assurances de notre consul à Raguse, M. Yonine, soutenait et encourageait le mouvement.

M. Yastréboff, qui avait été envoyé avec la Mission consulaire, voyant parfaitement ce qu’il en était, ne manquait pas de le dire. Mais les dispositions en Russie n’étaient pas favorables à la claire perception de la vérité et à l’application des vrais remèdes qu’exigeait la situation. L’opinion publique, chauffée par le Comité slave qui était alors dans toute sa puissance, prêchait la libération des chrétiens et poussait le Gouvernement à une politique active, conforme aux traditions historiques de notre diplomatie. Le Ministère, dirigé en l’absence du prince Gortchakof par M. de Jomini, voulait au contraire éviter des complications : il croyait y arriver en s’entendant avec l’Autriche, où un diplomate habile, M. Novikoff, entièrement dominé par le comte Andrassy, travaillait à un accord avec le Cabinet de Vienne en vue des événemens futurs. Or, Andrassy, qui ne voulait certainement pas le bien des Slaves qu’il détestait, était cependant disposé à prendre le parti des chrétiens révoltés près des frontières de la monarchie austro-hongroise, pour y empêcher l’éclat d’une révolution sérieuse qui aboutirait à l’annexion à la Serbie. C’est ce qu’il redoutait alors le plus, et à quoi tendaient les vœux des Bosniaques, encouragés en cela par le Gouvernement serbe. La Bosnie à la Serbie, l’Herzégovine au Monténégro, telle était la solution préconisée à cette époque, et elle ne pouvait convenir au Cabinet de Vienne.

Le général Ignatieff revint à la fin de septembre par Livadia où se trouvait l’Empereur et se mit immédiatement, avec l’activité qui le caractérisait, à étudier la situation et à chercher le parti qu’on pouvait en tirer. Il comprit sans difficulté que l’affaire ne comportait que l’une ou l’autre de deux solutions radicales : ou soutenir ouvertement l’insurrection, prendre franchement son parti en pesant énergiquement sur la Porte et aller même jusqu’à une intervention armée et à la guerre pour obtenir la satisfaction légitime des vœux des chrétiens : à savoir une autonomie plus ou moins large avec un gouverneur général nommé avec l’assentiment des Puissances, et même un prince étranger vassal du Sultan, — ou bien, si l’on n’était pas décidé à aller jusqu’au bout, cesser toute intervention, recommander aux insurgés la soumission et laisser les Turcs écraser le mouvement. Ce dilemme ne tarda pas à se présenter à l’ambassadeur d’une manière plus précise encore.

Je le rencontrai un jour se promenant dans la galerie vitrée de l’Ambassade, et il me dit qu’il se trouvait fort embarrassé. Un agent bosniaque (c’était Petar Uselacz, qui a joué un rôle souvent suspecté depuis) était venu prendre conseil de lui pour savoir ce qu’il fallait faire. L’hiver approchait : devait-on continuer le mouvement si on pouvait espérer d’être protégé, ou bien arrêter tout, chercher la conciliation, et considérer la tentative comme avortée ? « Que comptez-vous conseiller ? » demandai-je. — « Je suis fort gêné ! me répondit Ignatieff. Si je pouvais compter sur notre Ministère, je n’aurais pas hésité un instant à pousser en avant. Mais tel que je connais Gortchakof et les autres, ils sont capables de me lâcher, et je ne voudrais pas compromettre ces pauvres gens. D’autre part, les abandonner maintenant me paraît aussi fort dur ! Enfin, je vais voir… » Ce que l’ambassadeur avait trouvé n’était malheureusement qu’une demi-mesure, qui n’amena rien de bon. Le Ministère voulait bien aider les insurgés et peser sur la Porte, mais d’accord avec les Puissances, surtout avec l’Autriche, — et n’aller en aucun cas au-delà de la représentation diplomatique et d’une pression morale. Le général Ignatieff eut une longue audience du Sultan et en rapporta l’acquiescement d’Abdul Aziz à des réformes en faveur des chrétiens, mais à la condition qu’elles se fissent sous l’égide de la Russie seule. Il consentait à suivre nos conseils, nous abandonnait le soin de diriger le mouvement réformateur, auquel il adhérait en principe, mais il se refusait absolument à se soumettre à l’Europe et à agir sous sa direction collective. Tel était du moins le sens des rapports que l’ambassadeur adressa à ce sujet au Ministère. Il y en avait trois surtout, d’un volume énorme, que je m’étais donné toutes les peines du monde pour rédiger au mieux de mes forces. J’y exposais, sur les indications du général et sous son inspiration, dans des termes souvent éloquens, la nécessité de venir au secours des chrétiens et les inconvéniens, pour ne pas dire l’inutilité et le danger d’agir dans cette affaire de concert avec l’Europe et surtout avec l’Autriche. C’était mon intime conviction : aussi mettais-je mon cœur à l’exposer. Je crois que les événemens nous ont donné raison depuis, au comte Ignatieff et à moi.

Où je me séparais de l’ambassadeur, c’était dans l’idée qu’il avait de pouvoir conjurer le danger d’une crise orientale au moyen de réformes, obtenues du Sultan par la Russie et exécutées sous notre contrôle. Elles seraient nécessairement imparfaites, pensais-je, et nous assumions la responsabilité de leurs imperfections. Le général, lui, ne voyait, selon son habitude, que l’effet immédiat du système qu’il proposait : les insurgés rassurés, l’Europe écartée, la Russie, c’est-à-dire lui-même, dominant à Constantinople. Ce qui en résulterait, il s’en préoccupait moins. On verrait plus tard ce qu’il y aurait à faire.

C’est à cette époque environ que je terminai mon Mémoire sur la question d’Orient et les moyens pour nous de la résoudre en notre faveur. Il concluait à une occupation des Détroits, dès la première provocation possible, à la constitution de Constantinople en ville libre sous la protection russe, et à la formation on Europe d’États chrétiens indépendans à la place de l’Empire ottoman, qui serait réduit à l’Asie seule. L’Egypte devait être donnée aux Anglais, la Syrie à la France, les îles de l’Archipel avec la Thessalie et l’Epire à la Grèce et le Continent partagé entre la Serbie et le Monténégro augmentés, une Bulgarie et une Macédoine à créer. C’est contre cette dernière idée que le général Ignatieff s’éleva le plus, lorsque je lui eus soumis le Mémoire avec prière de l’acheminer à Saint-Pétersbourg. « Il faut là un grand État, me dit-il, jamais de Macédoine. » Et pourtant, quand j’y pense, à vingt ans de distance, et connaissant les difficultés que nous crée aujourd’hui justement cette Macédoine et que nous a créées la grande Bulgarie, je vois que mon idée n’était pas absolument mauvaise.

Seulement, l’exécution du programme demandait une décision et une énergie qui faisaient défaut au gouvernement d’Alexandre II et surtout totalement à son ministre des Affaires étrangères, dans l’état où il se trouvait alors. Mon Mémoire non seulement n’a pas été pris en considération, mais n’a même pas été lu par le prince Gortchakof, quoique après ma gestion de trois mois au moment où commençait la crise orientale, j’aie été considéré par l’Empereur et aussi par le ministre comme un diplomate qui avait quelque valeur et dont le jugement n’était pas absolument faux (23 juin). Mais, à peu près à cette époque, certaines circonstances m’obligèrent à envoyer en Allemagne ma famille, et à l’y rejoindre en décembre. Au moment où je quittais Constantinople, la politique d’entente avec l’Autriche préconisée par M. Novikoff triomphait en plein : « Le centre reste à Vienne, Berlin s’y rallie, » télégraphiait Jomini, qui avait rejoint l’Empereur à Livadia. Les idées du général Ignatieff avaient échoué, et à l’une de ses dépêches où il tâchait de démontrer qu’en entreprenant seuls la direction des réformes en Turquie, nous restions pourtant fidèles à l’accord avec nos alliées, Allemagne et Autriche, l’Empereur avait écrit en marge : « Ce n’est pas ainsi que j’entends la fidélité. »

Cependant Ignatieff était maître de la situation à Constantinople, où un grand vizir dévoué à la Russie et un Sultan hostile à l’Occident, étaient disposés à suivre ses inspirations plutôt que d’écouler les conseils de nos adversaires. D’ailleurs, l’ambassadeur d’Autriche, comte Zichy, était également sous le charme de notre ambassadeur et subissait son influence. Mais les choses marchaient autrement en Europe, et le comte Andrassy, auquel nous avions eu la faiblesse d’abandonner la direction de cette affaire, préparait une note, sorte de mémoire qui devait servir de programme à l’action européenne à Constantinople. Lorsque je passai par Vienne, le 19/31 décembre 1875, en ramenant à Moscou ma famille, la note Andrassy, datée de la veille, venait de paraître, et Serge Tatistcheff, secrétaire d’ambassade à Vienne et factotum de Novikoff à cette époque, venu à la gare pour me serrer la main, en parlait comme d’un grand succès de notre diplomatie. Cette pièce, qui n’a eu qu’une célébrité et même une existence éphémère, préconisait, autant qu’il m’en souvienne, des réformes pour les Chrétiens et spécialement pour la Bosnie-Herzégovine, en prédisant autrement à la Turquie les plus grands désastres et la perte des sympathies européennes. Il va de soi qu’une pareille manifestation politique, dénuée de tout soutien matériel, ne pouvait point réveiller la torpeur du Sultan, ni vaincre le mauvais vouloir des Turcs.

Je n’ai pu suivre, pendant quelques semaines, ce qui se passait dans le monde politique, ayant été retenu par des affaires de famille. Je me trouvais à la mi-janvier à Pétersbourg et j’eus là l’occasion de me persuader combien le Ministère comprenait mal la situation, ou plutôt s’obstinait à ne pas la comprendre et à ne pas voir ce qui était évident pour tous ceux qui suivaient de près les événemens ou les étudiaient consciencieusement sans parti pris. A Pétersbourg même, l’opinion publique s’échauffait de plus en plus en faveur des Slaves. Des délégations de la Croix-Rouge, ou plutôt des infirmiers volontaires qui allaient porter secours aux combattans, partaient pour l’Herzégovine ; on faisait en faveur des insurgés des quêtes publiques pour les secourir. M. Bojedanovitch Vesselitzky, ancien officier russe d’origine herzégovinienne, faisait des lectures publiques pour raconter les misères qu’il avait vues en parcourant les pays révoltés. L’enthousiasme slave grandissait, et tout indiquait qu’il y avait là une poussée du sentiment national qu’il serait difficile d’enrayer. Mais le Ministère persistait à envisager les choses différemment. Reçu longuement par le prince Gortchakof, je l’entendis se plaindre amèrement de l’inaction des Turcs, de l’inintelligence du Sultan et de ses ministres, qui ne comprenaient pas que le moment était critique et qu’il fallait faire des réformes. Il me parla de la note Andrassy comme d’une panacée, d’un programme que les Turcs devraient exécuter sous peine de s’attirer les plus grands désastres. Il avait raison certainement au fond, mais la faute du vieux ministre consistait à ne pas comprendre que ces réformes, au point où en étaient venues les choses, ne suffisaient plus, que les Turcs d’ailleurs n’étaient pas capables de les exécuter franchement, que le mal était plus profond et que les conseils seuls ne portaient plus. Je le dis au prince : il me répondit avec aigreur que le Sultan devait le comprendre, qu’il en avait parlé sévèrement à Cabouli pacha, ambassadeur de Turquie, et qu’il l’avait chargé de dire à son maître des choses bien dures, qui devaient impressionner Abdul Aziz. — « Mais il n’osera jamais rapporter exactement vos paroles, répliquai-je. Ni un ambassadeur ni un ministre n’aura le courage de faire entendre la vérité à son souverain ottoman. — S’ils sont de vrais ministres et patriotes, ils doivent le comprendre, répondit le prince. — Mais ce ne sont point des ministres ; ce sont des domestiques et des misérables, conclusse ; ils ne comprennent pas, et, s’ils comprennent, ils n’osent pas. Il n’y a décidément pas à compter sur des réformes, nous avons affaire à un mouvement sérieux et la force seule peut trancher le débat. C’est une crise grave, il faut bien se le dire. — Eh bien ! nous pensons qu’elle peut être conjurée ; les Puissances sont d’accord, et quand vous retournerez à Constantinople, dites-le au général Ignatieff, et, si vous en avez l’occasion, faites-le comprendre aux Turcs. » — Telle fut la conclusion de notre entretien avec le prince Gortchakof, dont je rends naturellement la substance et le sens général, sans m’attacher à l’exactitude des termes employés. Mais les nuances y sont.

J’eus, quelques jours après, une longue conversation sur le même sujet avec M. de Jomini. « Vous exagérez le danger, me dit-il ; nous croyons que l’affaire n’est pas aussi sérieuse que vous le dites. C’est un feu de paille, et nous comptons sur la note Andrassy pour nous aider à l’éteindre. — Un feu de paille, répliquai-je, soit ! et vous voulez l’éteindre en y jetant du papier. Car cette note restera lettre morte, une pièce diplomatique de plus. Vous ne croyez pas à ce que vous mande le général Ignatieff, vous traitez d’exagération ce que je vous en dis, moi, dont le jugement a toujours été indépendant de celui de mon chef. Eh bien ! rappelez-nous tous les deux, envoyez un homme frais qui juge par lui-même, mais ne décidez pas à distance d’une affaire que ceux qui la voient de près vous représentent sous des couleurs que vous ne voulez pas admettre. »

Cet entretien, dont j’ai gardé bon souvenir et reproduit ici exactement les principaux points, est naturellement resté, comme tous les autres, sans aucun effet sur la résolution du Ministère. Cependant, le baron Jomini me confia que le prince Gortchakof lui avait demandé avec humeur s’il avait lu mon Mémoire, celui dont il a été question plus haut, et qu’il se l’était fait donner lui-même, disant : « Il faut bien que je le lise : l’Empereur m’en reparle continuellement et me demande si je l’ai lu. » C’était évidemment le Tsarévitch qui, l’ayant reçu du général F…, l’avait passé à l’Empereur, qui semble l’avoir goûté. Je ne sus pas ce qu’en avait pensé le chancelier, puisque, peu de jours après, je quittai Pétersbourg, et, ayant passé doux ou trois semaines à Moscou auprès de ma famille, je rentrai vers le 20 février à Constantinople.

La situation y avait évidemment empiré d’une manière considérable. L’insurrection s’étendait ; des combats sérieux avaient eu lieu, auxquels des groupes de Monténégrins avaient pris part. L’agitation gagnait les provinces centrales de la Turquie. Les Bulgares organisaient des comités dont le centre était en Roumanie, et des bandes armées avaient paru dans les Balkans. Des arrestations en masse avaient lieu ; on amenait des Bulgares enchaînés à Andrinople, où, sous les yeux de notre consul, M. Iwanow, impuissant à les défendre, ils étaient maltraités, torturés et pendus. Sur les instances du général Ignatieff, des émissaires extraordinaires turcs étaient envoyés dans les provinces pour y étudier l’état des choses, mais leurs rapports concluaient au même résultat : il faut la force pour réprimer le mouvement, et la force régulière faisait défaut. Puisque Mahmoud Nedim ne se décidait pas par égard pour IgnatiefT à y recourir ouvertement, il fallait se défendre comme on pouvait, sur place, en faisant appel à la population musulmane et aux Circassiens, que l’on enrôlait et armait à la hâte. De là ces terribles « atrocités bulgares, » qui ont été la cause déterminante de la guerre, et auxquelles le mouvement herzégovinien devait fatalement aboutir.

A Constantinople même, l’agitation dans le monde politique était énorme. L’ambassadeur d’Angleterre encourageait la Porte à user de la force et à réprimer le mouvement. L’organe de cette politique était Midhat pacha, qui travaillait au renversement du grand vizir Mahmoud Nedim pacha, dans l’espoir de le remplacer, et, ainsi qu’il s’est découvert plus tard, au renversement d’Abdul Aziz lui-même. La majorité du corps diplomatique était cependant pour le général Ignatieff, mais, malheureusement, ce dernier n’avait pas lui-même de terrain solide sous ses pieds. Il sentait que les passions des chrétiens étaient déchaînées et qu’il n’y avait plus moyen de les calmer par des promesses. Or, empêcher les Turcs d’intervenir par la force, c’était condamner le Sultan à la perte d’une partie de ses Etats, et, par conséquent, rompre avec lui, laisser choir l’ami de la Russie, Mahmoud, et assurer le triomphe de la politique de sir Henry Elliot. D’autre part, comment encourager ou même autoriser une répression des Bulgares, qui tournerait nécessairement à une extermination. Et les chrétiens rayas n’étaient pas seuls à s’agiter : les vassaux, la Roumanie et la Serbie, brûlaient d’impatience de rompre leurs liens de dépendance et d’aider à la libération de leurs frères sujets du Sultan. Les agens de ces Principautés, prince Jean Ghika et Magazinovitch, accouraient continuellement à l’ambassade et suivaient avec ardeur les événemens. Parmi notre jeunesse diplomatique, l’enthousiasme pour la cause des chrétiens grandissait également. M. Hitrovo, consul général, et le colonel Zélénoy, agent militaire, étaient les plus ardens. On discutait les événemens, on faisait des projets, on s’excitait réciproquement en vue des graves complications que l’on sentait venir. Il y avait, comme contre-coup, une agitation marquée dans le monde musulman, un grave réveil de fanatisme qui nous était signalé de toutes parts, et dont on constatait des symptômes à Constantinople même, où le mécontentement contre le gouvernement grandissait.

Chaque jour arrivaient des nouvelles qui aggravaient la situation politique et rendaient celle du général Ignatieff de plus en plus difficile. L’ambassadeur faisait, selon son habitude, bonne mine à mauvais jeu, et affichait de l’assurance ; mais il reconnaissait parfaitement, à part lui, que toute l’œuvre de son influence, si péniblement échafaudée, croulait, et que sa politique, toute nationale, était sacrifiée par le Ministère à celle que recommandait Novikoff, qu’il croyait contraire aux vrais intérêts de notre patrie. Un après-midi que, selon l’habitude, l’ambassadeur et sa femme se trouvaient, à quatre heures, réunis pour le thé chez la mère de cette dernière, la princesse Galitzine, j’y vins également. C’était vers la mi-mars. La conversation tomba naturellement sur l’état des affaires et l’aveuglement du Ministère.

« Qu’auriez-vous fait à ma place ? » me demanda brusquement le général, qui venait d’exposer les difficultés presque inextricables de sa position.

— « Puisque vous le désirez, je vous le dirai franchement, répondis-je, quoique j’aurais dû être le dernier à vous donner un conseil. J’aurais demandé par télégraphe la permission de venir à Pétersbourg et j’y serais arrivé ayant dans ma poche ma démission et en mains un mémoire que j’aurais présenté à l’Empereur pour lui exposer ce que j’entends être l’intérêt de la Russie et la voie à suivre dans les conjonctures actuelles. Si mes idées étaient acceptées, je serais venu les appliquer sur place, ou, ce qui serait plus naturel, j’aurais été appelé à diriger la politique que j’avais recommandée et qui aurait prévalu sur celle du prince Gortchakof. Dans le cas contraire, j’aurais séance tenante donné ma démission du poste d’ambassadeur pour laissera d’autres le soin d’exécuter une politique que j’aurais signalée comme nuisible à la Russie. Et ne croyez pas, continuai-je, que, dans ce dernier cas, vous auriez été sacrifié à vos convictions. Au contraire, l’opinion publique russe est avec vous. Elle aurait applaudi à votre résolution, et si vous aviez été mis momentanément hors des affaires, vous seriez resté le candidat national pour le portefeuille des Affaires étrangères, qui ne vous aurait pas échappé. » L’ambassadeur m’écouta tranquillement ; la princesse Galitzine, qui croyait à l’infaillibilité de son gendre, suivait mon exposé avec quelque inquiétude, tandis que Mme Ignatieff semblait l’approuver. « Certainement, c’est un moyen, me dit enfin Ignatieff, mais c’est très difficile, surtout dans le moment actuel. » Et il quitta la chambre. Il sentait au fond que j’avais raison, mais n’avait pas le courage de prendre une résolution aussi radicale, à cause surtout de l’absence totale chez lui de programme clair et d’idées arrêtées sur le développement ultérieur que l’on pouvait donner à l’affaire. Ce manque de système était le défaut capital de cet esprit si vif et si fin du général Ignatieff, qui, malheureusement, ne voyait pas toujours la suite des choses, le lendemain tout au plus, mais pas au-delà, ou plutôt pas la solution finale des difficultés qu’il savait si bien vaincre à mesure qu’elles surgissaient, sans y trouver un remède général. Et c’est pour cela qu’il a échoué dans toute sa carrière.

Peu de jours après cet entretien, Mme Ignatieff, m’annonça brusquement qu’elle partait pour Pétersbourg. Le frère de son mari se mariait ; elle allait assister au mariage, et j’ai bien le soupçon qu’elle était aussi un peu chargée de voir quelles étaient en Russie les dispositions et de tâcher de faire prévaloir, dans un certain milieu, les idées de son mari. Pendant son absence, les affaires marchèrent avec une rapidité vertigineuse, de sorte qu’à son retour, trois à quatre semaines plus tard, la situation était totalement changée. C’était surtout dans l’état intérieur de la Turquie, et nommément dans la plus haute administration et à la tête du gouvernement, que la transformation avait eu lieu. Le mécontentement, depuis longtemps latent, devenait de plus en plus manifeste et des signes d’un grand malaise intérieur se multipliaient.


Des bruits de réunion de softas, ces fauteurs de troubles privilégiés, circulaient avec persistance ; on parlait de grands achats d’armes, qui auraient été faits dans le bazar ; on disait que la population musulmane exaspérée s’armait pour massacrer les chrétiens ; toutes ces nouvelles arrivaient journellement, de plus en plus graves, et provoquaient parmi les Européens une inquiétude qui prenait le caractère d’une panique.

Un jour que, selon l’habitude, j’étais venu à quatre heures prendre le thé chez la princesse Galitzine, j’y trouvai l’ambassadeur d’Autriche, comte Zichy, en train de faire part à la princesse et au général Ignatieff des nouvelles alarmantes qui lui étaient parvenues. Un complot, disait-il, était organisé parmi les Musulmans pour brûler et piller le quartier européen et en exterminer les habitans. Un grand incendie, allumé aux quatre coins de Péra, devait être le signal : toutes les armes du Bezesten bazar auraient été déjà vendues ; un marchand armurier autrichien, Nikositch, serait venu à l’ambassade déclarer qu’on avait presque vidé son magasin et qu’il avait été obligé de le fermer, tant la foule s’y pressait. En effet, un marchand du Bezesten, Arménien, sujet russe, nommé Jonope, était également venu nous prévenir que d’énormes achats d’armes y étaient faits par les Turcs et principalement par les softas.

Pendant que le comte Zichy racontait ce qu’il avait entendu, on vint me dire que notre archimandrite désirait me voir immédiatement. Sorti du salon, je trouvai dans la galerie qui le précède le P. Smaragde : un Grec de sa connaissance revenant de Scutari, ou lui-même peut-être, je ne m’en souviens plus, avait entendu des gens parler, à bord du bateau, du prochain pillage et massacre des chrétiens, auquel les Turcs se préparaient. Le coup aurait été décidé pour le surlendemain, un jeudi, et devait commencer par l’incendie. Je rentrai rapporter le fait au général Ignatieff, mais je voulus voir par moi-même quel aspect avait Stamboul et je m’y rendis à pied en compagnie du troisième drogman de l’ambassade, M. Argyropoulo.

Nous rencontrâmes sur le pont M. Onou, notre premier drogman : il revenait des eaux de Brousse, où il avait appris l’inquiétude qui régnait à Constantinople. L’aspect de Stamboul nous parut peu rassurant. Les rues étaient désertes, la plupart des magasins fermés. On rencontrait surtout des softas causant avec vivacité : beaucoup d’entre eux étaient armés, quelques-uns portaient même deux fusils. Il était évident que quelque chose se préparait. Les gens bien informés prétendaient que c’était un mouvement intérieur, nullement dirigé contre les chrétiens. Quoi qu’il en soit, les apparences étaient inquiétantes. Nous poussâmes jusqu’au bazar que l’on était en train de fermer. Il était presque vide, et l’Arménien cité plus haut, Jonope, nous dit que, ce jour-là, on avait vendu moins d’armes que les jours précédens, — rien que 5 à 700 pièces, — que l’on paraissait en avoir assez et que, d’ailleurs, il n’y en avait presque plus au bazar, excepté de vieilles carabines, de vieux pistolets ou de vieux yatagans rouilles, qui ne pouvaient être d’aucune utilité.

Cependant, l’ensemble des informations parvenues aux ambassades poussa le général Ignatieff, doyen du corps diplomatique, à consulter ses collègues sur ce qu’il y aurait à faire pour garantir la sécurité des colonies étrangères et des Chrétiens, qui commençaient à s’alarmer sérieusement. L’ambassadeur d’Angleterre, — il l’a avoué plus tard dans un récit assez impudent qu’a publié, il y a une huitaine d’années, une revue anglaise, — était au courant du complot qui se tramait. Il émettait néanmoins l’avis qu’aucun danger ne menaçait les étrangers et les Chrétiens ; mais, comme tous les autres se montraient moins rassurés, il fut décidé que l’on chargerait les consuls respectifs de se réunir et de discuter les mesures propres à protéger les nationaux. Cette réunion fut tenue sous la présidence du consul général d’Angleterre, sir Philip Francis, doyen du corps consulaire. En cas d’alarme, les stationnâmes mouillés devant Tophané enverraient un détachement de matelots, qui, par certaines rues désignées d’avance, irait successivement renforcer les moyens de défense des différentes ambassades et légations, au besoin même protéger Péra, en occupant les issues de la grande rue qui y mène des quartiers turcs. En outre, les représentans étrangers qui avaient parmi leurs sujets des gens énergiques et belliqueux les feraient réunir et organiser de manière à en former, en cas de danger extrême, une garde capable de protéger Péra. Les Autrichiens déclarèrent avoir à leur disposition des Croates et des Bocchèses, espèce de Monténégrins toujours armés et fort braves. Les Grecs proposèrent d’enrôler des Ioniens, surtout des Céphaloniotes, gens capables de tout. Les Italiens parlèrent d’embaucher aussi quelques Siciliens. Pour nous, n’ayant pas de colonie proprement dite, nous nous chargeâmes d’appeler à notre secours des Monténégrins, dont quelques centaines travaillaient aux environs de Constantinople, dans les jardins et les carrières et qui se trouvaient toujours placés sous notre protectorat officieux. Ils avaient à leur tête un capitaine qui, de son côté, était en relation avec des représentans de chaque clan et savait ainsi où ses gens se trouvaient. On le fît venir, il appela ses aides et, au bout de deux jours, la cour du consulat fut envahie par des centaines de pauvres Monténégrins, déguenillés, misérables, non armés, qui avaient tous quitté leur travail pour voler à la défense du consulat russe, décidés à se faire tuer pour nous, si cela était nécessaire. « Mais nous n’avons pas d’armes, disaient-ils, donnez-nous des fusils. » Nous n’en avions qu’une douzaine, je crois, à l’ambassade pour des cas imprévus. On leur dit qu’avec les armes privées qui se trouvaient chez les secrétaires et autres employés, on ne pourrait armer qu’une vingtaine d’entre eux. « Cela suffit, répondit le capitaine, les autres prendront les armes de ceux qui viendront nous attaquer. » Cette parole épique répondait entièrement au caractère chevaleresque de cette brave petite nation. Les Monténégrins étaient bivouaqués au milieu de la cour du consulat. On leur y alluma un grand feu : couchés par terre, ils y rôtissaient leurs moutons et chantaient leurs tristes airs nationaux. Cet aspect d’un camp de guerre en pleine capitale ottomane ne manquait pas d’attirer l’attention des passans. Des softas s’arrêtaient aussi avec curiosité pour voir ce qui se passait dans la cour, dont la grille était fermée ; mais dès qu’ils apercevaient le campement des Monténégrins, tous se sauvaient sans les contempler davantage.

Jusqu’à ce que toutes ces mesures, auxquelles est venu s’ajouter plus tard l’appel de seconds stationnaires, fussent prises, les événemens avaient marché, et il y eut un commencement de dénouement. On vint nous dire, le lendemain de la conversation avec le comte Zichy, que le Sultan, en se promenant selon son habitude en petite voiture sur les hauteurs de Yildiz, sans aucune espèce d’escorte, avait été arrêté par une bande de softas, qui voulurent lui présenter une pétition. Il leur fit dire de le joindre au palais, et là un chambellan fut chargé de leur demander ce qu’ils voulaient. Comme ils étaient très nombreux, on leur proposa de déléguer leurs chefs, avec qui on causerait. « Nous sommes tous chefs, » répondirent-ils, et ils finirent par remettre une pétition, où les abus de l’administration étaient sévèrement critiqués ; ils exigeaient un changement de ministère et même de régime. C’était le premier avertissement. Les softas partirent pacifiquement, non sans qu’on eût fait venir quelques soldats pour les éloigner.

Le lendemain de grand matin, M. Hitrovo vint me dire que des réunions très sérieuses et menaçantes de softas avaient lieu dans toutes les mosquées et surtout dans le médressé du sultan Bayazid, ou les Muderriss (professeurs) tenaient des discours incendiaires et poussaient la jeunesse à se porter vers le palais. Le mouvement se dessinait de plus en plus comme un mouvement politique intérieur qui ne visait que le Ministère et le Sultan. Mais le danger n’en subsistait pas moins, comme dans toutes les crises de ce genre, et surtout en Turquie, où une soldatesque en débandade et rebelle à la discipline se livre vite à des excès. Alors ce seraient certainement les quartiers chrétiens et étrangers qui seraient le plus exposés. Aussi l’inquiétude publique ne faisait-elle que croître. Dans le corps diplomatique et le « monde » de Péra, elle avait atteint son point culminant le soir du jour suivant, lorsqu’il y eut réunion à l’ambassade d’Autriche. Le comte Zichy, voulant rassurer la colonie étrangère, avait invité tout le corps diplomatique et beaucoup d’autres personnes de la société. On y venait avec crainte, on s’attendait a quelque chose : c’était justement le jeudi pour lequel le « massacre » avait été annoncé. Au beau milieu de la soirée, la princesse Ghika chantait au piano une romance pour animer un peu la société qui languissait, lorsqu’on vint en hâte appeler le chef des pompiers, comte Szeczeny : il y avait un incendie à Galata. Quelques minutes plus tard, un kavas accourait chercher M. Hitrovo… Il n’en fallut pas tant pour provoquer une vraie panique. On quittait en hâte l’ambassade, mais beaucoup de personnes, et j’étais du nombre, grimpèrent d’abord sur le toit, d’où l’on voyait flamber à Galata un grand incendie.

Ainsi qu’on devait bien s’y attendre, il n’y avait là qu’un de ces accidens communs, très fréquens alors à Constantinople. C’était un dépôt de spiritueux qui brûlait, et cela occasionnait une vaste lueur qui se projetait bien loin et donnait l’aspect sinistre qui parut d’abord si inquiétant. Une foule énorme s’était réunie autour du lieu d’où partaient les flammes. Il y avait dans le nombre beaucoup de softas, mais aucun désordre n’eut lieu, ce que vinrent constater avec satisfaction quelques-uns de nos jeunes gens qui étaient allés voir ce qui s’y passait. Toutefois, la crise intérieure qui se préparait ne tarda pas à éclater. Le lendemain même, je crois, des masses de softas armés commencèrent, dès le matin, à se porter vers le palais. Les nouvelles de leur mouvement arrivaient continuellement, et l’entourage intime du Sultan se mit à insister auprès de lui pour qu’il prît une résolution de nature à calmer l’agitation et à prévenir une crise plus grave. Abdul Aziz finit par céder et, comme c’est contre Mahmoud Nédim pacha que se portait surtout le mécontentement populaire, le grand vizir fut destitué et Mehmed Ruchdi pacha Muterdjin fut nommé à sa place : il l’avait déjà occupée à plusieurs reprises et en dernier lieu en 1872-1873.

Simultanément, Midhat pacha, ennemi acharné de Mahmoud, reçut une place dans le ministère dont il devint l’âme, tandis que Hussein Avni pacha, le seraskier, en était le bras et un bras menaçant levé sur la tête du pauvre Abdul Aziz.

Pour le général Ignatieff, la chute de Mahmoud Nédim et la rentrée aux affaires de Midhat constituaient un échec. Notre position devenait très difficile, mais la situation générale ne l’était pas moins. Quoique, à la suite du changement du Ministère, il y ait eu une certaine détente dans l’état des âmes et des esprits, on était pourtant loin d’être rassuré. Le succès remporté si facilement par les softas et la population musulmane ne pouvait que les encourager à de nouvelles exigences et exalter leur fanatisme. Des preuves nombreuses de l’excitation croissante de ce fanatisme nous arrivaient continuellement. La plus éclatante et la plus grave a été l’affaire de l’assassinat à Salonique des consuls de France et d’Allemagne, MM. Moulin et Abbot. Une jeune fille bulgare d’une des villes de la Macédoine, enlevée par force et convertie à l’Islamisme, s’était sauvée de la maison de son ravisseur et, avec l’aide de quelques notables bulgares, et entre autres du consul d’Amérique M. Hadji Lazaro, fils d’un sujet russe, avait été amenée à Salonique dans la maison de ce dernier d’où on la fit disparaître. Une agitation énorme se produisit parmi les Musulmans. Des bandes armées, parmi lesquelles on voyait des Albanais aux figures les plus sinistres, recrutés parmi les prisonniers et les assassins, parcouraient les quartiers chrétiens en proférant des menaces de mort contre les « ghiaours. » Les autorités n’eurent rien de plus pressé que de faire arrêter des Chrétiens accusés d’avoir contribué à l’évasion de la jeune fille. Les consuls firent des représentations et MM. Moulin et Abbot se rendirent eux-mêmes auprès du vali pour réclamer. Ils le trouvèrent à la mosquée et commirent l’imprudence de s’y aventurer, tandis qu’une foule exaspérée et fanatisée au dernier point en remplissait la cour. Au bout de peu d’instans, une lutte s’engagea et les deux consuls furent massacrés d’une façon barbare, sous les yeux mêmes du vali et du chef des gendarmes qui semblent n’avoir rien fait pour les sauver. Dès que la nouvelle s’en fut répandue dans la ville, le secrétaire de notre consulat général, M. Eichler, se rendit à la mosquée pour prendre des informations, faire des représentations au vali, exiger surtout que des mesures fussent prises pour prévenir de plus graves désordres. Il trouva à l’entrée le chef des gendarmes assis sur une chaise, hors de la porte extérieure, et fumant tranquillement son narghilé. Les corps percés de coups gisaient dans un coin de la cour. Aucune mesure n’avait été prise, tout avait l’aspect habituel, comme si un crime aussi monstrueux ne venait pas d’être commis. Seulement les assassins et leurs acolytes, réunis dans les cafés et assis dans les rues du quartier turc, avaient un air plus provocant et jetaient, sur les rares Chrétiens qui passaient, des regards plus menaçans, accompagnés de propos insultans.

Nous apprîmes la nouvelle, la nuit même, de la façon suivante :

C’était, si je ne me trompe, un samedi, 21 juin/3 juillet. Je dinais chez notre consul général Hitrovo, où les convives étaient, outre moi, le secrétaire de l’ambassade prince Tzérételeff, le général Fadeeyeff, l’agent de Roumanie, prince Ghika et celui de Serbie, Magazinovitch. Les événemens du jour et la triste situation générale défrayaient naturellement la conversation. Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, MM. Ghika et Magazinovitch étaient les plus ardens, les plus impatiens à réclamer une intervention européenne pour mettre un terme aux atrocités turques dont les nouvelles nous arrivaient continuellement. L’apathie des Grandes Puissances et surtout de la Russie les exaspérait. « Que faut-il encore, s’exclamait le prince Ghika, pour réveiller l’Europe, pour la décider à agir ? » Je répondis en plaisantant : « Il faut qu’on maltraite quelques secrétaires d’ambassade, qu’on tue quelques consuls… Les souffrances des Chrétiens seuls ne peuvent pas l’émouvoir… » En rentrant le soir, vers les 11 heures, à la maison, je vis à la porte de l’ambassade le concierge, Francesco, qui me dit d’un air assez empressé : « Il y a une dépêche chiffrée qui est arrivée, mais l’ambassadeur est déjà couché, » et il me tendit le pli. Il était évident que l’employé du télégraphe, sachant déjà que quelque chose d’extraordinaire était arrivé, lui en avait soufflé un mot. Mais moi, croyant qu’il s’agissait de l’une des nombreuses dépêches consulaires que nous recevions quotidiennement, je dis au concierge de la garder jusqu’au lendemain. A peine étais-je couché et endormi qu’on vint frapper à ma porte pour me dire que le fils du ministre de Grèce demandait absolument à me parler. Il pouvait être minuit : je fus très inquiet de me voir déranger à une heure aussi indue. Le jeune M. Coundouriotis entra dans ma chambre à coucher, tout effaré, et me lut le déchiffrement d’un télégramme que son père venait de recevoir de Salonique : il l’avait chargé de le porter au général Ignatieff, pour lui demander si nous avions reçu les mêmes nouvelles. Il s’agissait du meurtre des consuls. Mais comme on avait dit que l’ambassadeur était souffrant et couché, c’est auprès de moi que M. Dimitry Coundouriotis s’acquittait des ordres de son père.

Je m’habillai en toute hâte, fis réveiller l’ambassadeur pour lui communiquer ces importantes nouvelles, et demandai au concierge le télégramme chiffré qui était également de Salonique et relatait les mêmes faits émouvans. Pendant qu’on déchiffrait la dépêche, il se produisit un détail comique, ce qui ne manque jamais de mettre un grain de drôlerie dans les événemens les plus tragiques. Craignant qu’avec l’excitation des esprits qui régnait à Constantinople, surtout parmi les Musulmans, les nouvelles de Salonique ne donnassent lieu à quelques désordres ou mouvemens de fanatisme, je fis appeler l’intendant de notre palais, un ancien sous-officier de marine, nommé Nicanoff, pour lui recommander de bien veiller à ce que les portes fussent fermées, que les matelots qui faisaient le service de garde à l’ambassade la nuit fussent à leurs postes et que, dans le cas où quelque chose d’extraordinaire viendrait à sa passer ou paraîtrait se préparer dans la rue, on vînt aussitôt m’en avertir. Quelque temps après, le prince Tzérételeff rentrant à l’ambassade trouva la porte barricadée. Un matelot était posté avec fusil près de l’entrée et Nicanoff se promenait dans la cour d’un air agité. « Qu’y a-t-il ? demanda Tzérételeff. Pourquoi ces précautions inusitées ? » — « On assassine les consuls, » fut la réponse. Tzérételeff vint aussitôt le raconter à ses collègues, qui étaient en train de déchiffrer le fameux télégramme et cela égaya la chancellerie, assez troublée par les nouvelles de Salonique.

Le reste de l’histoire du meurtre des consuls est connu. Après de longs pourparlers, une commission spéciale fut chargée de faire une enquête sur les lieux. Un délégué allemand (le consul Gillet) et un Français en faisaient partie. Des bâtimens de guerre furent envoyés par la plupart des Puissances. Mais les Turcs avaient des forces navales assez considérables, et l’attitude du gouverneur général, qui était au fond le principal coupable, était de nature à faire craindre un nouvel et plus grave éclat de fanatisme. La population musulmane était excitée et, lorsque les commissaires descendus à terre se rendirent au konak pour y commencer l’enquête, l’attitude de la population était des moins rassurantes. Quand ils furent arrivés dans le local où devait avoir lieu la procédure, le gouverneur général quittait continuellement la séance sous différens prétextes et venait la troubler en annonçant qu’une foule énorme se réunissait, qu’il pourrait y avoir une attaque contre le konak et qu’il devait aller prendre des mesures.

Il avait évidemment envie de se soustraire à l’autorité de la Commission qui devait, il le sentait bien, le condamner : peut-être pourrait-il l’intimider ou faire semblant de la sauver dans un moment de trouble populaire. M. Gillet, — c’est de lui que je tiens ces détails, — inquiet de le voir en rapports continuels avec le dehors et redoutant qu’il ne méditât quelque mauvais coup, finit par le saisir par le bras et lui dit d’un air d’autorité : « Excellence, restez ici, restez avec nous, nous avons besoin de vous. » Et comme l’autre (j’oublie son nom, Mehemed Rifat, je crois) invoquait le devoir qui lui incombait de veiller à leur sécurité et prétendait ne pas se sentir en sûreté lui-même, M. Gillet tira de sa poche un revolver, et, le lui montrant, dit d’un air très décidé : « Eh bien ! j’ai de quoi me défendre, et même de vous défendre en cas de danger, et, si réellement on nous attaque, je préfère vous avoir auprès de nous et je ne vous lâcherai pas. » La vue du revolver calma le pacha ; l’enquête suivit son cours ; plusieurs condamnations à mort et exécutions de bandits eurent lieu ; le pacha, également trouvé coupable et condamné, fut destitué, amené à Constantinople et emprisonné au séraskiérat pour être ensuite envoyé en exil. Son expédition tarda : bientôt on oublia cet incident et ce coupable au milieu des événemens bien plus graves qui s’accomplissaient dans la capitale et absorbaient l’attention de l’Europe et du corps diplomatique.

Le changement de ministère n’était évidemment que le prélude de changemens bien plus radicaux que méditait le parti de la Jeune-Turquie, dirigé par Midhat pacha et ouvertement soutenu par l’ambassadeur d’Angleterre. L’éloignement de Mahmoud Nédim pacha, que l’on savait jouir de la confiance et de la sympathie d’Abdul Aziz, et le fait que sa destitution était due à un mouvement de mécontentement populaire, n’ont pas manqué de porter atteinte au prestige de ce souverain, et de le mettre à la merci des gens qui détenaient réellement le pouvoir. Ils ne tardèrent pas à en profiter. Une conspiration, ourdie principalement par Midhat et le séraskier Hussein Avni pacha, prépara une révolte militaire, qui réussit sans que presque une seule goutte de sang fût versée, et amena sur le trône le neveu d’Abdul Aziz, Mourad V, fils aîné d’Abdul Medjid, prince dont on disait beaucoup de bien, qui avait la réputation d’être civilisé, intelligent, et surtout libéral. Les journaux grecs, qui acclamaient ce changement de règne, on ne sait pourquoi, prétendaient même que, dans un moment d’épanchement, Mourad aurait déclaré être disposé à se faire chrétien pour ressusciter en soi l’ancien empire de Byzance. La vérité est que la longue réclusion sous une surveillance sévère avait abruti le nouveau sultan. Il s’était adonné à la boisson ; le brusque revirement de fortune qui l’avait mis sur le trône et les circonstances dramatiques au milieu desquelles il y était monté avaient troublé ses nerfs déjà très détraqués. Ce qui semble l’avoir le plus impressionné, c’est qu’on est venu le tirer de son lit, par une horrible nuit de tempête et de pluie, le mettre dans une voiture et le conduire à travers tout Péra et tout Stamboul au séraskiérat, afin de l’y faire proclamer sultan par les troupes, pendant qu’à Dolma-Baghtché, d’où on l’avait emmené et qu’il avait vu cerné de soldats, Suleiman pacha, directeur de l’école militaire, forçait, à l’aide des élèves de cette école et d’un bataillon de troupes dont il avait su gagner les chefs, la porte de la chambre où dormait Abdul Aziz. Elle n’était gardée que par un factionnaire qui s’était bravement fait tuer sur place en la défendant. C’est Hussein Avni qui, en attendant, le revolver au poing, menait Mourad tremblant à Stamboul. Abdul Hamid, frère puîné de Mourad et son successeur, a vu les scènes qui se passaient à Dolma Baghtché et entendu les cris des femmes, les vociférations des soldats : c’est de là que datent ses premières défaillances nerveuses, qui ont successivement dégénéré en manie de la persécution, maladie dont il souffre encore aujourd’hui, et qui va toujours en croissant.

La nouvelle de la catastrophe nous est parvenue de la façon suivante. L’ambassade était déjà à Buyukdéré où elle avait déménagé le 1er mai, un samedi. Le lendemain soir, le 2, Mme Ignatieff revenait de Russie et amenait avec elle son oncle, M. Théophile Tolstoï et la princesse Nadine Troubetskoi Tchetvertinsky, qui avait déjà visité Constantinople en 1872 et qui, étant très liée avec la princesse Galitzine, voulait encore une fois la revoir et renouveler ses bonnes impressions du Bosphore. Le vendredi suivant, j’allai en kaïque avec la princesse Troubetskoi au sélamlik, qui avait lieu à la mosquée d’Orta Keui. Le temps était superbe, nous balancions doucement sur l’eau en face de la jolie mosquée et avions vu arriver le sultan Abdul Aziz. Il était venu par terre, mais les beaux calques dorés étaient rangés le long du quai. Nous vîmes toute son escorte et lui-même descendre de cheval et entrer dans la mosquée. C’était son dernier selamkik et la dernière fois qu’il se montrait à son peuple. Le mardi suivant, ma femme n’était pas encore revenue de Russie, j’avais invité à déjeuner la princesse Troubetskoï, Mme Ignatieff et un ou deux collègues, et, profitant du mauvais temps, — il pleuvait à verse, — je restais tranquillement chez moi à lire, lorsque vers neuf heures brusquement entre notre premier secrétaire, M. Basily : « Vous ne savez pas ce qui se passe, me dit-il d’un air effaré, il y a une révolution à Constantinople, on n’en a aucune nouvelle, il parait qu’on se bat dans les rues, et qu’on entend le canon, mais les communications sont interrompues. Les chirkets (petits bateaux à vapeur faisant le service sur le Bosphore) ne circulent pas, le télégraphe est militairement occupé, pas moyen de correspondre avec la ville ; on ne laisse sortir personne de Buyukdéré et un bâtiment de guerre est venu s’embosser devant l’ambassade, contre laquelle il a braqué ses canons. Le général Ignatieff est très agité, il croit qu’Abdul Aziz est tué. Camara, notre banquier grec devenu sujet russe et habitant également Buyukdéré, est accouru ; on ne l’a pas laissé aller en ville, il craint pour sa fortune. Enfin tout le monde est inquiet, venez vite voir ce qui se passe, c’est très curieux. »

J’avais vu en effet le matin qu’un gros bâtiment turc était dans le golfe de Buyukdéré, mais je croyais qu’il s’y était réfugié à cause du mauvais temps, et je ne me donnai pas la peine de le bien examiner à travers le brouillard. Quant aux coups de canon, je les attribuai à l’arrivée de quelque navire de guerre étranger ou à une autre cause, je n’y fis pas attention. Je courus donc vite à l’ambassade, où je trouvai réellement le général Ignatieff en proie à la plus vive agitation. Il avait peur au fond qu’on ne s’en prit aussi à lui, car on le savait être bien vu par Abdul Aziz, et c’est surtout la présence du navire de guerre turc qui le troublait au milieu de l’ignorance absolue où il se trouvait sur ce qui se passait dans la capitale. Pendant que j’étais là, le premier chirket était arrivé de la ville. On envoya en hâte un des courriers au débarcadère chercher des nouvelles : il vint nous annoncer que Mourad était proclamé sultan, que tout s’était calmement passé, que le peuple était en jubilation. Quant au sort d’Abdul Aziz, on l’ignorait, mais on croyait qu’il était en vie. Un grand poids était tombé du cœur d’Ignatieff, quoique politiquement sa situation fût absolument compromise. Il me pria d’aller porter ces nouvelles au baron de Werther, ambassadeur d’Allemagne, et je rencontrai en route le comte Radolinsky, conseiller de l’ambassade allemande, qui se rendait pour le même objet chez nous. Peu après, on apprit que Abdul Aziz était en vie réellement, on connut les détails de la révolution, et le lendemain ou quelques jours plus tard, après avoir fait le récit du changement de règne, le journal officiel français annonçait que « son Altesse Abdul Aziz Effendi s’était rendu auprès de Sa Majesté le sultan Mourad V, son neveu, pour le remercier de l’autorisation qui lui avait été accordée de s’installer dans une des attenances de Tchéragan, tandis qu’il avait été transporté au premier moment à la pointe du Sérail.

Dès que la nouvelle d’un changement de règne se fut répandue dans le corps diplomatique, la plupart des représentai étrangers, — les Anglais en tête, — s’empressèrent de reconnaître le nouvel ordre de choses.

Les coups de canon que nous avions entendus dans la matinée étaient des salves tirées en l’honneur du nouveau sultan par les cuirassés turcs rangés devant le palais. Aussitôt que la communication officielle de la Porte fut faite aux ambassades, les stationnaires se pavoisèrent pour s’associer à la fête officielle ottomane.

Le général Ignatieff s’opposa à cette manière d’agir et protesta contre la révolution en s’abstenant de toute manifestation et de tout rapport politique avec le nouveau régime. L’ambassadeur d’Allemagne suivit, autant qu’il m’en souvient, son exemple. Cette attitude de l’ambassadeur de Russie ne laissa pas d’inquiéter les auteurs de la révolution. Ils savaient Ignatieff dévoué à Abdul Aziz ; ils le savaient très influent même parmi les Turcs et disposant de beaucoup de moyens d’action ; ils redoutaient de sa part une contre-révolution à l’aide des marins qui étaient attachés au Sultan déchu, lequel avait été le vrai créateur de la flotte cuirassée turque, complètement disparue depuis. C’est ce qui explique pourquoi, le jour de la révolution, un bâtiment de guerre avait été envoyé à Buyukdéré. On craignait qu’à la nouvelle d’un soulèvement, l’ambassade de Russie ne provoquât quelque mouvement contraire qui pouvait certainement avoir des chances de réussite. Toutefois, on ne pouvait pas rester éternellement à bouder le nouveau Sultan, assez innocent de tout ce qui était arrivé, et avec qui le général Ignatieff avait eu naguère des relations secrètes. Nous finîmes donc par reconnaître Mourad et par entrer en rapports officiels avec son gouvernement, en attendant que, ayant ceint le sabre de Mahomet, — ce qui est une manière de couronnement turc, — il commençât à recevoir les lettres de créance des représentans étrangers. Ce moment ne devait, hélas ! jamais arriver. Mais la vie intérieure ottomane prit aussitôt son cours habituel sous le nouveau khalife. Sa première apparition devant le peuple devait avoir lieu le vendredi, où il allait se rendre à la mosquée. On annonça qu’il irait à Sainte-Sophie. La princesse Troubetzkoï et M. Tolstoï voulurent absolument aller voir cela. Je m’associai à eux et nous primes avec nous un jeune drogman, M. Lischine. Un kavass devait nous attendre sur le pont de Galata où nous nous rendîmes en calèche ouverte. Une foule énorme se portait à Stamboul pour assister à cette première rencontre du nouveau Padischah avec son peuple, qui, malgré son attachement pour Abdul Aziz, était pénétré d’enthousiasme pour le jeune souverain auquel s’attachaient tant d’espérances et dont on disait en général beaucoup de bien. Au milieu de cette masse de piétons et de voitures, nous ne trouvâmes pas le kavass et, ne voulant pas manquer la cérémonie, nous primes la résolution, assez peu prudente je dois le dire, de nous y rendre tout seuls, sans aucune protection officielle, malgré l’excitation extrême des esprits et le fanatisme qu’on savait régner parmi les softas. Ces derniers formaient en effet, si ce n’est la partie majeure de la population, en tout cas la plus agitée, la plus enthousiaste. C’est avec peine que nous pûmes atteindre la place de Sainte-Sophie. Là une foule était si compacte qu’il n’y avait plus moyen d’avancer. Nous dûmes nous arrêter assez loin de l’entrée de la mosquée. Toute la place depuis la Porte du Sérail était bondée de monde. Le cortège parut et toute cette foule se précipita à la rencontre du Sultan avec un enthousiasme et des cris de joie tels que j’en ai rarement vu et entendu de semblables dans ma vie. Les softas étaient aux premières places. Ils se pressaient pour apercevoir, ne fût-ce que de loin, le souverain qu’ils venaient d’élever au trône. Ils l’acclamaient avec frénésie. Nous dûmes monter sur les sièges du landau pour apercevoir de loin Mourad sur un beau cheval blanc, couvert du manteau traditionnel et saluant la foule qui l’entourait. Quelques softas qui ne parvenaient pas à s’approcher du cortège pour le voir aussi nous demandèrent poliment la permission de monter dans notre landau. Deux d’entre eux, dont un jeune homme très beau, avec des traits tins, fiers et distingués, grimpa sur le siège du cocher et criait de là d’un air exalté. Tout se passa cependant dans le plus grand ordre, malgré l’absence totale de police. Il n’y avait que fort peu d’Européens. C’est à peine si on apercevait par-ci par-là un chapeau au milieu de cette mer de fez et surtout de turbans. Notre position pouvait être considérée comme peu sûre, mais avec ces foules orientales la hardiesse et la bonhomie sont encore ce qui sert le mieux. Lorsque le cortège fut passé, les deux softas qui étaient dans notre voiture descendirent, après nous avoir remerciés de notre hospitalité. Aucune question, aucune explication ni observation, quoique nous fussions des « ghiaours. » Lorsque nous descendîmes vers le pont, à la bifurcation des rues, un grand encombrement se produisit. On s’écrasait, et notre voiture, presque seule au milieu de ces piétons, devenait, pour eux, réellement un danger. Nous fûmes obligés de nous arrêter : la foule passait, des softas nous entourèrent de nouveau et quelques-uns d’entre eux se mirent même entre les chevaux et le timon pour ne pas être emportés par la foule, qui était continuellement refoulée d’un côté et de l’autre, tantôt par des cavaliers, tantôt par des troupes qui revenaient du selamlik.

Cette journée ne devait pas finir sans nous mettre encore une fois en contact avec la foule turque. Remontant le Bosphore en caïque, nous nous arrêtâmes pour nous reposer aux Eaux-Douces d’Asie. Nous trouvâmes la pelouse assez vide, mais les kaikdjis nous proposèrent de nous faire remonter la petite rivière, où il y a de jolis cafés ombragés. Nous nous laissâmes faire, et, au bout d’un quart d’heure, nous nous trouvâmes dans une délicieuse petite vallée bordée de grands arbres, où, dans un café rustique, dégustaient leur moka et fumaient leurs narghilés des masses de Turcs, de beau type. Nous dûmes prendre place au milieu d’eux, seuls Européens parmi les Orientaux, et le cafetier grec nous exprima son étonnement de nous voir échoués parmi ce monde. Il nous donna d’excellentes fraises, et après un temps de repos nous reprîmes la route de Buyukdéré, sans avoir subi aucun inconvénient de cette expédition un peu hasardée, mais dont j’ai gardé un délicieux souvenir. C’était le premier et en même temps le dernier selamlik de Mourad auquel j’assistai grâce à la princesse Troubetzkoï, tout comme huit jours avant nous avions assisté au dernier selamlik d’Abdul Aziz.


Cependant des préparatifs étaient faits pour le Sabrement de Mourad. La cérémonie était fixée au lundi suivant et le corps diplomatique devait prendre part au cortège du jeune Sultan. Ma femme, qui était en train d’arriver, prévenue par télégraphe, avait pressé son voyage. Le bateau qui l’amenait et à bord duquel se trouvaient quelques autres voyageurs venus pour la cérémonie, réussit à entrer dans le Bosphore, dimanche, avant le coucher du soleil. Mais un événement tragique fit remettre la solennité à plus tard, et elle n’eut plus lieu du tout. Dans la matinée du dimanche, Abdul Aziz était mort. Les récits officiels prétendaient qu’il s’était suicidé en s’ouvrant les artères avec des ciseaux qu’il avait, disait-on, demandés pour se tailler la barbe. Des médecins européens, appelés pour constater sa mort, ont dressé un protocole disant qu’il avait réellement mis fin à ses jours par un suicide aussi extraordinaire. En fait, aucun d’eux n’examina le cadavre, aucune autopsie ne fut faite, et tout prouve que l’infortuné Sultan a été étouffé. On racontait que des cris terribles avaient été entendus par des cherkets qui passaient. Abdul Aziz était très robuste et très fort. La lutte avait dû être terrible. Un procès ignoblement conduit a condamné quelques années plus tard ses assassins. Personne n’a cru qu’on y ait dit la vérité. Abdul Hamid, alors sultan, avait besoin de se débarrasser des hommes qui avaient fait détrôner son oncle et qui, mécontens de son propre régime, tout opposé à celui qu’ils avaient eu en vue de donner à la Turquie, restaient un danger permanent pour lui-même. Quoi qu’il en soit, le fait que le Sultan détrôné a été assassiné reste incontestable et la nouvelle de sa mort a produit un effet si saisissant sur l’esprit du doux et faible Mourad qu’il en perdit définitivement la raison. Il eut des accès de folie ; son couronnement devenait impossible, et son maintien même sur le trône n’était dû qu’à la difficulté de faire une seconde révolution et à l’embarras où se trouvaient les ministres.

Quelque saisissante qu’ait été la nouvelle de la mort d’Abdul Aziz, personne au fond n’en a été surpris. On s’attendait à le voir disparaître d’une manière ou d’une autre : c’était trop dans les traditions du gouvernement ottoman pour que les détenteurs actuels du pouvoir y manquassent, si, comme cela était le cas, le souverain n’était pas homme à ordonner un assassinat. D’ailleurs, Midhat et consorts devaient veiller à leur propre sécurité. Abdul Aziz vivant, une réaction en sa faveur était toujours possible ; on craignait les intrigues et l’influence d’Ignatieff ; il fallait à tout prix y mettre un terme, et Abdul Aziz fut occis. Le fait qu’il avait encore des partisans très résolus n’a pas tardé à être prouvé d’une manière sanglante par l’assassinat, en plein Conseil, du ministre de la Guerre Hussein Avni pacha et de celui des Affaires étrangères, Rachid pacha.

Un ci-devant aide de camp du séraskier, un Circassien nommé Hassan, a été l’assassin. Il était venu d’abord chercher le ministre de la Guerre dans son yali du Bosphore, mais ayant appris qu’il était au Conseil, lequel se trouvait réuni après le repas du soir dans le konak de Midhat pacha, il s’y rendit, et, selon l’usage adopté en Turquie pour les aides de camp et officiers d’ordonnance, fut aussitôt admis dans la salle où se tenait la séance. Ayant fait le salut militaire, il s’approcha de la table et, tirant de sa poche un revolver, dit tout haut à Hussein Avni : « Séraskier, ne bouge pas » et lui logea une balle dans la poitrine. Le ministre put encore se lever, se traîna jusqu’à la chambre voisine, s’y abattit sur un divan, et rendit le dernier soupir. Pendant que les autres ministres, consternés, ne savaient que faire, Hassan tira dans le tas encore un ou deux coups, jusqu’à ce que les ministres se fussent tous réfugiés dans le petit salon à côté, où venait d’expirer leur collègue de la Guerre. Kachid pacha seul ne bougea pas : il était mort. On pense qu’il a succombé à la rupture d’un anévrisme, amenée par la frayeur ; mais il était aussi atteint par une balle, dont la blessure ne semblait pas, à la vérité, devoir être mortelle. Cependant, le ministre de la Marine, Ahmed pacha Kaissarly, qui était assis au bout de la table, s’approcha de Hassan par derrière et le saisit à bras-le-corps en l’empêchant de faire des mouvemens avec ses mains, dont l’une tenait le revolver et l’autre un yatagan. Ahmed Kaissarly était un vieillard très robuste, gras, replet ; il avait été simple matelot à la bataille de Navarin, à ce qu’il me dit ; son bâtiment sauta, il fut miraculeusement sauvé. C’est de lui que je tiens le récit du drame de Hassan. Ce dernier cherchait à le frapper par derrière avec le yatagan et lui fit quelques blessures à la main et à la tête : le brave marin ne lâchait pas prise, attendant toujours que quelqu’un vînt à son secours. Mais les domestiques de la maison, accourus au bruit de la détonation, et voyant qu’il y avait là une boucherie, s’enfuirent et allèrent chercher des soldats. En attendant, la lutte entre le vieux ministre et le jeune Circassien était trop inégale. « Lorsque j’ai vu que mes forces s’épuisaient, me raconta le ministre, je poussai doucement Hassan jusqu’à un haut pas sur lequel était dressée la table du Conseil : là, je le jetai violemment par terre et en profitai pour m’enfuir. » Resté seul, Hassan tira encore quelques coups de revolver en l’air et se porta ensuite vers la chambre sans issue où s’étaient réfugiés et barricadés les ministres. Il se mit à enfoncer la porte que les autres tâchaient de ne pas laisser ouvrir. Lorsque Hassan, plus fort que les vieillards effarés qui se trouvaient de l’autre côté, parvenait à entre-bâiller la porte, le grand vizir Mehmed Ruchdi Mutardjin lui tapait sur la main avec des pincettes de cheminée, dont il s’était armé. C’est du grand vizir que je tiens le récit de cette seconde partie du drame ; il l’avait fait à notre premier drogman, M. Onou. Hassan essaya alors de négocier. « Mon père, dit-il à Mehmed Ruchdi, n’aie pas peur. Sors, je ne veux pas te faire du mal, je veux causer avec toi. » — « C’est bien, mon fils, répondait le grand vizir, calme-toi, tu es trop excité en ce moment, nous causerons après… » Sur ces entrefaites, un aide de camp du ministre de la Marine, ayant appris ce qui se passait, accourut avec quelques hommes et entra dans la salle. Hassan l’étendit mort ; ses hommes s’enfuirent. On finit par faire entrer un peloton de soldats qui s’avancèrent contre Hassan la baïonnette au fusil. Il y eut des blessés parmi eux, je crois même des morts : on finit pourtant par dompter Hassan, qui tomba percé de plusieurs coups de baïonnette.

Le lendemain matin, on le pendit au grand arbre qui se trouvait sur la place du Séraskiérat près de la mosquée de Bayazid, après une procédure sommaire qui le condamna à mort. Mais les personnes qui ont assisté à l’exécution et l’ont vu pendu, — car son corps y est resté exposé plusieurs heures, — prétendirent qu’il était déjà mort quand on l’a hissé sur le gibet. A-t-il été tué par les soldats avant d’avoir été pris ? Est-il mort par suite de tortures qu’on lui avait fait subir pour l’obliger à nommer des complices et expliquer ses intentions ? Qui le saura jamais ? Les témoins ont tous disparu. Le bruit public raconte que la sœur de Hassan était une des favorites d’Abdul Aziz, et que lui-même, très attaché à ce souverain et ayant tout perdu par sa mort et par son renvoi du service personnel du ministère de la Guerre, avait voulu venger et son maître et son propre désastre. Il avait l’intention, disait-on, d’atteindre Hussein Avni et Midhat. Ne connaissant pas ce dernier, il ne l’a pas attrapé, et c’est l’innocent et doux Rachid qui a pâti pour lui.

Hassan est devenu depuis un personnage presque légendaire. Des romans ont été écrits sur lui et sur le drame dont il a été le tragique exécuteur et la victime.

Grand fut l’émoi que l’on ressentit à Constantinople après cette catastrophe. On sentait que le nouveau régime n’était pas solide. Le Sultan, de plus en plus troublé par la nouvelle des exploits de Hassan, n’était décidément pas homme à se rendre maître de la situation. Le peuple, ne le voyant plus paraître aux selamlik, commençait à murmurer. D’après les anciennes traditions turques, lorsque le Padischah ne se rend pas à la prière du vendredi deux fois de suite, c’est qu’il est mort ou indigne de régner, et il y a tel Sultan qui se traînait à la mosquée mourant, ou que, même déjà mort, on exposait à la fenêtre avant d’avoir disposé de sa succession, pour calmer l’agitation populaire. Mourad était invisible. On le disait malade, on donnait des détails sur sa maladie imaginaire ; le bruit ne tarda pas à s’accréditer qu’il était fou ; il s’agissait seulement de savoir comment on ferait pour s’en débarrasser et justifier ce nouveau changement de règne aux yeux du peuple et de l’Europe.

A côté de ces graves préoccupations intérieures, la situation politique devenait aussi de jour en jour plus critique. La Bosnie et l’Herzégovine, aidées presque ouvertement par le Monténégro, avaient à peu près secoué le joug ottoman ; une révolte avait éclaté en Bulgarie et la dévastation y était portée par les bachibouzouks ; les villages environnant Philippopolis étaient en feu ; des massacres avaient lieu partout où les Turcs réussissaient à réprimer la révolte. La presse européenne en était saisie, et le vieux Gladstone tonnait contre les atrocités bulgares. Un mouvement puissant de l’opinion publique se produisait en Europe en faveur des chrétiens. Des correspondans étrangers, même américains, allaient voir sur les lieux les dégâts commis et les traces des actes barbares des Turcs. La Serbie et le Monténégro en profitaient pour se lever, eux aussi, contre la Turquie et lui déclarer la guerre, que l’opinion publique russe surchauffée par les Comités slaves soutenait moralement. Le général Ignatieff poussait à la roue, espérant sortir ainsi de la situation inextricable où l’avait placé la marche des événemens intérieurs en Turquie. J’étais alors sincèrement sympathique à sa manière d’agir, étant convaincu que tout ce qu’on racontait était la vérité. C’est seulement plus tard que j’ai appris combien il y avait d’exagération et dans le mouvement prétendu unanime des Herzégoviniens et dans les atrocités turques, et dans les récits réputés impartiaux du correspondant du New York Herald, Mac Guhan, et du consul des États-Unis, Schuyler, qu’Ignatieff avait envoyés en Bulgarie accompagnés par le prince Tzérdtélew, lequel leur fit voir et écrire ce qu’il voulait ou plutôt ce qu’il avait l’ordre de leur inspirer. Il l’a avoué lui-même plus tard.

C’est au milieu de ces événemens que le général Ignatieff se décida enfin à demander un congé. Il quitta Constantinople vers le 10 juillet, après avoir, quelques semaines auparavant, expédié en Russie sa belle-mère, ses enfans et sa femme. La tâche n’était pas facile ; notre position était déplorable, la situation intérieure de la Turquie détestable. La guerre venait d’être déclarée par la Serbie et le Monténégro : toute la Turquie d’Europe était donc en feu et nous avions devant nous un Ministère dont le membre dirigeant, Midhat pacha, nous était foncièrement hostile et suivait en tout les avis de sir Henry Elliot. Pour surcroît de difficulté, l’enthousiasme qui s’était emparé du public russe provoqua un mouvement de volontaires vers la Serbie. Le général Tchernaieff était nommé commandant des troupes serbes avec le colonel Komaroff pour chef d’état-major, dont la plupart des membres étaient Russes. C’était une guerre déguisée que nous faisions à la Turquie, et, naturellement, notre situation diplomatique vis-à-vis d’elle s’en ressentait. Comme contre-partie, la Porte a aussi fait appel à des volontaires pour aller combattre contre les Serbes, et des masses de Musulmans qui prenaient le titre prétentieux de Guenullu, hommes de cœur, venaient s’enrôler sous les drapeaux. Les villages mêmes du Bosphore, voisins de Buyukdéré, en fournissaient, et ces gens accompagnés de bandes de voyous et précédés de drapeaux et de tambours passaient bruyamment devant la porte de l’ambassade en s’arrêtant parfois pour pousser des vociférations menaçantes La situation n’avait rien d’agréable, ni même de rassurant. Les habitans chrétiens de Buyukdéré étaient saisis de peur ; on colportait continuellement des bruits de prochains massacres ; il était presque dangereux de se risquer dans la partie turque du village de Buyukdéré, appelé Sary-Yary ; on y recevait des insultes, et même des coups de pierre. Un soir de juin que nous revenions d’une promenade à cheval avec le général et Mme Ignatieff, il s’en fallut de peu que nous n’eussions des histoires fort désagréables. Un autre soir, durant mon intérim, la panique était si grande parmi les habitans de Buyukdéré que plusieurs d’entre eux vinrent tout effarés me demander de leur donner refuge à l’ambassade pour la nuit. Je les calmai de mon mieux en promettant de faire prendre des mesures militaires par nos marins et je fis en effet armer des embarcations qui devaient faire le guet le long du quai et en fermer l’issue qui mène au quartier turc, dès que le moindre soupçon de désordre s’y manifesterait. Il n’arriva rien. Mais l’inquiétude subsistait toujours. Elle était du reste suffisamment justifiée par certains incidens, qui s’étaient produits aux environs de Constantinople. Parmi les volontaires accourus pour s’enrôler, il y avait une troupe de Zéibek, la plus cruelle et la plus sauvage des peuplades turques qui habite la Caramanie. Leur campement se trouvait près de la chaussée qui conduit de Péra à Buyukdéré et à Thérapia, et plus d’un voyageur et surtout voyageuse, ont eu à s’en plaindre. Une certaine Mme Giuliani, avec sa fille, ont été parmi les victimes, et la fille en a fait une maladie.

Ce qui rendait notre situation, à nous autres Russes, encore plus difficile, c’est que l’action des principautés slaves contre la Turquie provoqua une démonstration anti-slave de la part des Grecs. La question bulgare avait tellement excité les passions que des Grecs venaient s’engager comme volontaires pour aller avec les Musulmans combattre des Orthodoxes…


La guerre turco-serbo-monténégrine était au fond la principale question politique que j’avais à traiter durant mon intérim de l’été 1876. Toutes les autres en dérivaient jusqu’à un certain point. La protection officieuse des sujets monténégrins et serbes nous était plus ou moins dévolue, et quoique la Porte envisageât les deux principautés comme vassales du Sultan, on y admettait, non sans réticence, notre intervention en leur faveur et à l’égard de leurs sujets. D’ailleurs, il n’en resta pas beaucoup à Constantinople. Les Monténégrins qui étaient les plus nombreux, dès qu’ils entendirent parler de guerre, s’empressèrent de quitter les places et les travaux où ils étaient employés et de courir à la défense de la patrie. Les paquebots du Lloyd étaient, pendant quelque temps, encombrés de ces voyageurs peu commodes, il faut l’avouer, de sorte que le public habituel avait fini par renoncer à s’en servir. Les employés de l’Administration étaient impuissans à modifier cet état de choses. La plupart des capitaines du Lloyd et des hommes de l’équipage étaient slaves, voisins du Monténégro ; ils mettaient une bonne volonté particulière à faciliter à leurs frères de race le retour dans leur patrie, surtout pour un but aussi populaire, à cette époque, qu’une guerre contre la Turquie. D’autre part les Monténégrins aussi n’étaient pas gens à se gêner pour prendre de force ce qu’on leur eût refusé de gré. Un paquebot du Lloyd, à bord duquel étaient embarqués quelques centaines de ces gaillards, étant sur le point de quitter le port, notre capitaine du port russe, M. Yougovitch, Dalmate d’origine, qui se trouvait par hasard à bord, demanda aux Monténégrins ce qu’ils feraient dans le cas où des navires de guerre turcs ou anglais, que l’on disait envoyés aux Dardanelles pour empêcher le départ de ces renforts des ennemis, viendraient à arrêter et à attaquer le paquebot ? « Eh ! nous les prendrons, » fut la simple réponse des Monténégrins, qui ne doutaient de rien.

Un autre incident, relatif au départ des Monténégrins, me fut raconté à cette époque par le grand vizir, Mehmed Ruchdi pacha. Il avait depuis des années à son service un jardinier monténégrin, dont il était très content. Cet homme est venu les larmes aux yeux, le prier de le laisser partir. « Est-ce que tu n’es pas bien chez moi ? lui demanda le pacha. — Au contraire, je suis très heureux, je voudrais toujours rester chez vous ; mais il y a la guerre et je dois aller dans mon pays, répondit l’homme. — Mais tu peux rester ici, personne ne te fera du mal. — Je le sais bien, mais je dois aller combattre l’ennemi. — As-tu donc à te plaindre des Turcs, les hais-tu tant, que de vouloir aller les tuer ? — Oh ! non, certes, mais c’est mon devoir ! Laissez-moi aller, pacha ; mais, puisque vous êtes si bon pour moi, permettez-moi, quand la guerre sera finie, si je reste en vie, de revenir chez vous, et gardez-moi ma place ! » — « J’ai dû le laisser partir, ajoutait Mehmed Ruchdi ; nous nous quittâmes les larmes aux yeux, je lui ai donné de l’argent pour le voyage, et certainement, s’il reparaît, je le reprendrai. »

Les débuts de la guerre serbo-turque semblaient devoir être favorables à la jeune principauté slave, et les premiers succès du général Tchernaieff, ne manquèrent pas d’exciter l’ardent enthousiasme du jeune personnel de l’ambassade, électrisé par les explications techniques de notre attaché militaire, le colonel Zélenoy. Les nouvelles qu’il rapportait sur les événemens de la guerre différaient bien de celles que publiaient les journaux turcs et la presse étrangère, mais il les tirait des journaux russes, des télégrammes officiels qu’y envoyait le colonel Komaroff. A chaque nouvelle victoire, prétendument remportée par les troupes serbes ou les volontaires russes, notre jeunesse se livrait à de bruyantes manifestations de joie. C’étaient des déjeuners au Champagne avec toasts et speechs auxquels j’ai dû finir par mettre un terme, car on commençait à en jaser. Mais il y avait des conséquences plus graves qui provenaient de ces fausses nouvelles auxquelles ajoutait pleine foi Zélenoy. « Eyoub pacha va être pris comme dans une souricière, disait-il lorsque la marche de l’armée turque, dans la vallée de la Morava, était déjà un fait avéré. Pourvu que l’Europe n’intervienne pas et n’oblige pas les Serbes à conclure un armistice… » Or, les négociations d’armistice venaient justement d’être entamées. J’avais l’ordre, dès le début, de tâcher de profiter de la première occasion pour faire cesser les hostilités. Les autres représentans devaient agir dans le même sens et des réunions avaient lieu chez le doyen, ambassadeur d’Angleterre, où cette question était continuellement agitée. D’autre part, notre sympathie pour la cause serbe était si manifeste que j’aurais manqué à mes devoirs si j’avais prêté la main à une décision qui aurait pu les priver d’une victoire, les arrêter au moment favorable. Nous protégions ouvertement la cause serbe à cette époque. Nos volontaires, notre argent, notre Croix-Rouge, tout y affluait ; moi-même je transmettais en chiffres, par la voie de la Russie a Belgrade, les nouvelles importantes que je pouvais me procurer sur les mouvemens et les forces de l’armée turque qui opérait contre la Serbie. Ainsi, lorsque vinrent les premières propositions d’arrêter les hostilités, je cherchai sous différens prétextes à empêcher l’intervention des Puissances et à laisser la guerre suivre son cours. Mon opposition, dont je rendais exactement compte au Ministère, irritait profondément Elliot, et nos conférences, tenues dans la rotonde attenante au cabinet de l’ambassadeur, à Thérapia, se résumaient presque en un duel entre lui et moi. Nous étions assis aux deux bouts du divan circulaire qui meuble la rotonde. J’avais à côté de moi le baron de Werther, ambassadeur d’Allemagne, qui me soutenait toujours chaleureusement et me prêtait souvent en dehors des séances l’appui de sa calme expérience. A côté d’Elliot était généralement assis le comte Zichy, ambassadeur d’Autriche, dont le gouvernement ne désirait guère ni le succès de l’armée serbe, ni une extension de la Principauté. Celle-ci se présentait dès cette époque, aux yeux de ceux qui s’occupaient des affaires d’Orient, comme devant jouer dans les Balkans un grand rôle dont le pressentiment ne plaisait pas également à tout le monde.

Les facilités que le Cabinet de Vienne accordait aux Bosniaques et l’espèce d’intérêt qu’il portait à l’insurrection avaient d’ailleurs pour motif non pas des sympathies pour ces populations, ni le désir de les voir libérées et annexées, comme elles l’eussent désiré, à la Serbie et au Monténégro, mais bien le dessein de préparer pour soi-même des motifs et des droits, afin de pouvoir un jour en prendre possession. La théorie des Hinterlander pour la Dalmatie a été mise en avant dès les années 1871 et 1872, par Beust, je crois. Quoi qu’il en soit, le comte Zichy et le comte Corti, ministre d’Italie, tenaient plutôt le côté de l’ambassadeur d’Angleterre. Le baron de Bourgoing se rangeait plutôt à mon avis et était assis à côté du baron Werther, entre lui et Corti. La question de l’armistice, à plusieurs reprises posée, fut chaque fois écartée à la suite de mon opposition, fondée sur les assurances du colonel Zélenoy, jusqu’à ce qu’un jour il devînt évident que les Serbes étaient vaincus, qu’Eyoub pacha était triomphant et que Belgrade même était menacé. De Pétersbourg, ou plutôt de Livadia où se trouvait le prince Gortchakof avec sa chancellerie auprès de l’Empereur, et où l’on approuvait chaudement mon attitude, je reçus subitement l’ordre d’insister, sur la demande même et très pressante des Serbes, pour que les opérations de l’armée turque fussent arrêtées, afin que l’on pût s’occuper des conditions du rétablissement de la paix. Ma position était embarrassante. Elliot ne manqua pas de me signaler les contradictions qui caractérisaient ma conduite : je me défendis de mon mieux en prenant la chose de haut et en parlant au nom des grands principes d’humanité qui exigeaient que l’on mît fin à une effusion de sang qui menaçait de dégénérer en extermination. Je demandais, à mon tour, à Elliot pourquoi lui, qui prêchait la nécessité de faire cesser la guerre, se refusait maintenant à faire une démarche dans ce sens lorsque nous-mêmes, qui y étions opposés, nous étions ralliés à sa manière de voir. La démarche collective fut décidée, mais les Turcs voyaient parfaitement que tous n’y allaient pas sincèrement et ils comprenaient d’ailleurs combien l’arrêt des opérations militaires pouvait leur être désavantageux dans un pareil moment ; ils hésitaient donc à se plier à nos demandes et Ahmed Eyoub pacha avançait toujours, jusqu’à ce que, à son arrivée à Constantinople, le général Ignatieff eût exigé la suspension des hostilités par son fameux ultimatum d’octobre. Il me semble cependant qu’un armistice provisoire avait été accordé avant cela et que même des négociations avaient eu lieu ; mais, comme elles n’ont pas abouti, les hostilités avaient été reprises.


Avant que ma gestion prit fin, un événement intérieur d’importance primordiale se produisit en Turquie, et occupa pendant quelques semaines mon activité et l’opinion publique de l’Europe : c’était la destitution, le détrônement de Mourad et la proclamation comme sultan d’Abdul Hamid. Il était évident, dès les débuts du règne de Mourad, qu’il ne pourrait pas rester sur le trône et qu’un nouveau changement de sultan serait inévitable. Les ministres qui gouvernaient en son nom l’Empire étaient préoccupés de cette éventualité et voulaient avant tout faire ce changement sans secousse et ensuite s’assurer qu’ils garderaient le pouvoir et mèneraient à bonne fin leurs projets : c’est-à-dire une modification du régime dans un sens constitutionnel. Pour le premier point, la difficulté était que, à ce qu’on prétendait, Mourad n’était pas absolument fou : il fallait donc prendre toutes les précautions pour n’être pas accusés de séquestration et ne pas donner prétexte, au nom du Sultan illégalement éloigné du trône, à un mouvement réactionnaire. Pour cela, et après bien des hésitations, les ministres firent venir de Vienne le fameux aliéniste de Döbling, le docteur Leidesdorff. Il donna son avis, qui, paraît-il, concluait à l’incurabilité absolue de Mourad. Quant au régime futur, il y a tout lieu de supposer que des pourparlers ont eu lieu avec Abdul Hamid, qui était le successeur légitime de son frère, et qu’on lui a fait prendre l’engagement de mettre à exécution les réformes projetées par Midhat et ses collègues, car, dès son avènement au trône, il a fait préparer et ensuite proclamer la Constitution. Elle a même fonctionné pendant un hiver et n’a jamais été abrogée, mais il n’en a plus été question.

Des bruits plus persistans d’un changement imminent de règne ont commencé à circuler dès la fin de juillet. En août. on savait que ce n’était qu’une question de jours, et, le 19/31, l’événement eut lieu, avec un calme et un ordre parfaits : il était soigneusement préparé de longue main et aucune opposition sérieuse n’était possible. J’eus, pour ma part, les premiers indices du changement qui se préparait pendant une visite que je faisais avec notre premier drogman, M. Onou, au grand vizir, dans son ïaly[2] de Bébek. Nous arrivâmes bien avant midi, et le domestique nous pria d’attendre dans la grande salle qui fait le milieu des habitations turques, nous disant que le pacha avait une visite. Comme il n’y avait pas de kavass qui indiquât une visite diplomatique, et qu’il n’était pas d’usage de faire attendre des diplomates pour des visiteurs indigènes, à moins que ce ne fussent des ministres, M. Onou demanda qui était chez le grand vizir. « Un scheikh, » lui répondit-on. Nous vîmes, en effet au bout d’une vingtaine de minutes, sortir, d’un des petits salons qui entourent la grande salle, un petit vieillard en costume de derviche, que Mehmed Ruchdi pacha reconduisait jusqu’à l’escalier avec des marques de grande vénération. Comme il s’excusait de nous avoir fait attendre, M. Onou lui demanda qui était ce personnage si important. « Un scheikh, que je connais d’ancienne date, » répondit le pacha. Et il changea immédiatement de conversation. « Il y a là quelque chose qui se mitonne, » me dit M. Onou, lorsque nous sortîmes, « cela doit se rapporter au changement du règne. » Son flair ne l’avait pas trompé. Mehmed Ruchdi lui avoua plus tard que c’était justement pendant cette matinée que les détails relatifs au détrônement de Mourad, le côté légal, la question du fetva, tout cela avait été réglé avec le concours de ce scheikh, qui servait d’intermédiaire entre le ministère et Abdul Hamid.

Prévenu que le changement était imminent, je me suis empressé d’en aviser Pétersbourg et de solliciter des ordres pour que, lorsque l’événement aurait lieu, je ne me trouvasse pas pris au dépourvu : je devais aussitôt entrer en rapports avec le régime nouveau, que, d’ailleurs, nous avions intérêt à nous empresser de reconnaître, par opposition au gouvernement de Mourad, qui avait été installé malgré et même contre nous. Je fus donc autorisé à reconnaître sans retard Abdul Hamid, dès qu’il aurait été proclamé, et c’est ce que nous fîmes les premiers, nos bâtimens de guerre en station dans le Bosphore ayant reçu à l’avance l’ordre de s’associer aux fêtes qui auraient lieu pour l’intronisation d’Abdul Hamid. Ce dernier l’a su et m’a tout récemment encore rappelé avec reconnaissance que la Russie avait été la première à le reconnaître, vu que son avènement avait été légal, tandis qu’elle a la dernière reconnu Mourad, issu d’un mouvement révolutionnaire.

Peu de jours après la proclamation du nouveau sultan eut lieu la cérémonie de son couronnement ou sabrement, comme on l’a communément appelé. Le corps diplomatique fut convié à y assister dans une tente dressée avec buffet, sur la route qui fait le tour des murs, non loin de la Porte d’Andrinople. Le cortège devait, de la mosquée d’Eyoub, passer par-là pour entrer par une des portes à Stamboul et se rendre au Vieux Sérail. La suite du Sultan était grande et brillante. On avait tâché d’imiter, un peu comme au théâtre, les anciens costumes des différentes charges, dignités et troupes turques. Le détachement des ulémas était ce qu’il y avait de plus beau. Tout cela était à cheval, accompagné d’une nombreuse suite de piétons. En passant devant la tente du corps diplomatique, le Sultan envoya un de ses aides de camp généraux transmettre au doyen ses complimens et l’expression de sa reconnaissance pour notre présence. Sir Henry Elliot répondit par les formules d’Usage. Il y avait beaucoup de monde, beaucoup de curieux. La Corne d’Or était remplie de calques, de bateaux de toute espèce ; c’est à peine si notre mouche pouvait avancer. D’aucuns prédisaient même des désordres, voire des massacres. Tout se passa tranquillement, mais il n’y avait pas l’enthousiasme qui avait salué, trois mois auparavant, le premier selamlik de Mourad !


NELIDOW.

  1. M. de Nélidow, qui a laissé de si sympathiques souvenirs à tous ceux qui l’ont connu comme ambassadeur de Russie à Paris, a écrit des souvenirs inédits, dont on appréciera l’importance par le passage que nous en publions. Il a été rédigé en 1896, et se rapporte aux événemens qui ont précédé et préparé la guerre russo-turque de 1877-1878, terminée par le Congrès de Berlin. L’intérêt en est redevenu actuel. On y trouvera en effet l’origine d’une crise qui, en Orient, après des péripéties de près de quarante années, semble sur le point d’atteindre aujourd’hui son dénouement définitif.
  2. « Ïaly, » maison de campagne.