Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 135-144).
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CHAPITRE 8



Outre l’impudence de parler de soi continuellement, ce travail offre un autre découragement : que de choses hardies et que je n’avance qu’en tremblant seront de plats lieux communs dix ans après ma mort, pour peu que le ciel m’accorde une vie un peu honnête de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix !

D’un autre côté, il y a du plaisir à parler du général Foy, de Mme  Pasta, de lord Byron, de Napoléon et de tous les grands hommes ou du moins ces êtres distingués que mon bonheur a été de connaître et qui ont daigné parler avec moi !

Du reste, si le lecteur est envieux comme mes contemporains, qu’il se console, peu de ces grands hommes que j’ai tant aimés m’ont deviné. Je crois même qu’ils me trouvaient plus ennuyeux qu’un autre ; peut-être ils ne voyaient en moi qu’un exagéré sentimental.

C’est la pire espèce en effet. Ce n’est que depuis que j’ai eu de l’esprit que j’ai été apprécié et bien au delà de mon mérite. Le général Foy, Mme  Pasta, M. de Tracy, Canova, n’ont pas deviné en moi (j’ai sur le cœur ce mot sot : deviné) une âme remplie d’une rare bonté, j’en ai la bosse (système de Gall) et un esprit enflammé et capable de les comprendre.

Un des hommes qui ne m’a pas compris et, peut-être, à tout prendre, celui de tous que j’ai le plus aimé (il réalisait mon idéal, comme a dit je ne sais quelle bête emphatique), c’est Andréa Corner, de Venise, ancien aide de camp du prince Eugène à Milan.

J’étais en 1811, ami intime du comte Widmann, capitaine de la compagnie des gardes de Venise (j’étais l’amant de sa maîtresse). Je revis l’aimable Widmann à Moscou, où il me demanda tout uniment de le faire sénateur du royaume d’Italie. On me croyait alors favori de M. le comte Daru, mon cousin, qui ne m’a jamais aimé, et au contraire. En 1811, Widmann me fit connaître Corner, qui me frappa comme une belle figure de Paul Véronèse.

Le comte Corner a mangé cinq millions, dit-on. Il a des actions de la générosité la plus rare et les plus opposées au caractère de l’homme du monde français. Quant à la bravoure, il a eu les deux croix de la main de Napoléon (croix de fer et la légion d’honneur).

C’est lui qui disait si naïvement à quatre heures du soir le jour de la bataille de la Moskova (7 septembre 1812) : « Mais cette diable de bataille ne finira donc jamais ! » Widmann ou Miglissini me le dirent le lendemain.

Aucun des Français si braves, mais si affectés que j’ai connus à l’armée alors, par exemple le général Caulaincourt, le général Monbrun, etc., n’aurait osé dire un tel mot, pas même M. le duc de Frioul (Michel Duroc). Il avait cependant un naturel bien rare dans le caractère, mais pour cette qualité comme pour l’esprit amusant, il était bien loin d’Andréa Corner.

Cet homme aimable était alors à Paris sans argent, commençant à devenir chauve. Tout lui manquait à trente-huit ans, à l’âge où, quand on est désabusé, l’ennui commence à poindre. Aussi, — et c’est le seul défaut que je lui ai jamais vu, — quelquefois le soir il se promenait seul, un peu ivre, au milieu du jardin, alors sombre, du Palais-Royal. C’est la fin de tous les illustres malheureux : les princes détrônés, M. Pitt voyant les succès de Napoléon et apprenant la bataille d’Austerlitz[1].


2 juillet 1832.

Lussinge, l’homme le plus prudent que j’aie connu, voulant s’assurer un co-promeneur pour tous les matins, avait la plus grande répugnance à me donner des connaissances.

Il me mena cependant chez M. de Maisonnette, l’un des êtres les plus singuliers que j’aie vus à Paris. Il est noir, maigre, fort petit comme un Espagnol, il en a l’œil vif et la bravoure irritable.

Qu’il puisse écrire en une soirée trente pages élégantes et verbeuses pour prouver une thèse politique sur un mot d’indication que le Ministre lui expédie à six heures du soir, avant d’aller dîner, c’est ce que Maisonnette a de commun avec les Vitet, les Léon Pillet, les Saint-Marc-Girardin et autres écrivains de la Trésorerie. Le curieux, l’increvable, c’est que Maisonnette croit ce qu’il écrit. Il a été successivement amoureux, mais amoureux à sacrifier sa vie, de M. Decazes, ensuite de M. de Villèle, ensuite, je crois, de M. de Martignac. Au moins celui-ci était aimable.

Bien des fois j’ai essayé de deviner Maisonnette. J’ai cru voir une totale absence de logique et quelquefois une capitulation de conscience, un étourdissement d’un petit remords qui demandait à naître. Tout cela fondé sur le grand axiome : Il faut que je vive.

Maisonnette n’a aucune idée des devoirs de citoyen ; il regarde cela comme je regarde, moi, les rapports de l’homme avec les anges que croit si fermement M. F. Ancillon, actuel ministre des affaires étrangères à Berlin (de moi bien connu en 1806 et 7). Maisonnette a peur des devoirs du citoyen comme Dominique, de ceux de la religion. Si quelquefois, en écrivant si souvent le mot honneur et loyauté, il lui vient un petit remords, il s’en acquitte dans le for intérieur par son dévouement chevaleresque pour ses amis. Si j’avais voulu, après l’avoir négligé par ennui pendant six mois de suite, je l’aurais fait lever à cinq heures du matin pour aller solliciter pour moi. Il serait allé chercher sous le pôle, pour se battre avec lui, un homme qui aurait douté de son honneur comme homme de société.

Ne perdant jamais son esprit dans les utopies de bonheur public, de constitution sage, il était admirable, pour savoir les faits particuliers. Un soir, Lussinge, Gazul et moi parlions de M. de Jouy, alors l’auteur à la mode, le successeur de Voltaire ; il se lève et va chercher dans un de ses volumineux recueils la lettre autographe par laquelle M. de Jouy demandait aux Bourbons la croix de Saint-Louis.

Il ne fut pas deux minutes à trouver cette pièce, qui jurait d’une manière si plaisante avec la vertu farouche du libéral M. de Jouy.

Maisonnette n’avait pas la coquinerie lâche et profonde, le parfait jésuitisme des rédacteurs du Journal des Débats. Aussi, aux Débats, on était scandalisé des quinze ou vingt mille francs que M. de Villèle, cet homme si positif, donnait à Maisonnette.

Les gens de la rue des Prêtres le regardaient comme un niais, cependant ses appointements les empêchaient de dormir comme les lauriers de Miltiade.

Quand nous eûmes admiré la lettre de l’adjudant général de Jouy, Maisonnette dit : « Il est singulier que les deux coryphées de la littérature et du libéralisme actuels s’appellent tous les deux Étienne. » M. de Jouy naquit à Jouy, d’un bourgeois nommé Étienne. Doué de cette effronterie française que les pauvres Allemands ne peuvent pas concevoir, à quatorze ans le petit Étienne quitta Jouy, près Versailles, pour aller aux Indes. Là, il se fit appeler Étienne de Jouy, E. de Jouy, et enfin de Jouy tout court. Il devint réellement capitaine, plus tard un représentant, je crois, le fit colonel. Quoique brave, il a peu ou point servi. Il était fort joli homme.

Un jour, dans l’Inde, lui et deux ou trois amis entrèrent dans un temple pour éviter une chaleur épouvantable. Ils y trouvèrent la prêtresse, espèce de vestale. M. de Jouy trouva plaisant de la rendre infidèle à Brahma sur l’autel même de son Dieu.

Les Indiens s’en aperçurent, accoururent en armes, coupèrent les poignets et ensuite la tête à la vestale, scièrent en deux l’officier, camarade de l’auteur de Sylla qui, après la mort de son ami, put monter à cheval et galope encore.

Avant que M. de Jouy appliquât son talent pour l’intrigue à la littérature, il était secrétaire général de la Préfecture de Bruxelles vers 1810. Là, je pense, il était l’amant de la préfète et le factotum de M. de Pontécoulan, préfet, homme d’un véritable esprit. Entre M. de Jouy et lui, ils supprimèrent la mendicité. Ce qui est immense partout et plus qu’ailleurs, en Belgique, pays éminemment catholique.

À la chute du grand homme, M. de Jouy demanda la croix de Saint-Louis ; les imbéciles qui régnaient la lui ayant refusée, il se mit à se moquer d’eux par la littérature et leur a fait plus de mal que tous les gens de lettres des Débats, si grassement payés, ne leur ont fait de bien. Voir, en 1820, la fureur des Débats contre la Minerve.

M. de Jouy, par son Ermite de la Chaussée d’Antin, livre si bien adapté à l’esprit des bourgeois de France et à la curiosité bête de l’Allemand, s’est vu et s’est cru, pendant cinq ou six ans, le successeur de Voltaire dont, à cause de cela, il avait le buste dans son jardin de la maison des Trois Frères.

Depuis 1829, les littérateurs romantiques, qui n’ont même pas autant d’esprit que M. de Jouy, le font passer pour le Collin de l’époque (Boileau), et sa vieillesse est rendue malheureuse (amaregiata) par la gloire extravagante de son âge mûr.

Il partageait la dictature littéraire, quand j’arrivai en 1821, avec un autre sot bien autrement grossier, M. A.-V. Arnault, de l’Institut, amant de Mme  Brac. J’ai beaucoup vu celui-ci chez Mme  Cuvier, sœur de sa maîtresse. Il avait l’esprit d’un portier ivre. Il a cependant fait ces jolis vers :


Où va la feuille de chêne ?
Je vais où le vent me mène.


Il les fit la veille de son départ pour l’exil. Le malheur personnel avait donné quelque vie à cette âme de liège. Je l’avais connu bien bas, bien rampant, vers 1811, chez M. le comte Daru qu’il reçut à l’Académie française. M. de Jouy, beaucoup plus gentil, vendait les restes de sa mâle beauté à Mme  Davillier, la plus vieille et la plus ennuyeuse des coquettes de l’époque. Elle était ou elle est encore bien plus ridicule que Mme  la comtesse Baraguey-d’Hilliers qui, dans l’âge tendre de cinquante-sept ans, recrutait encore des amants parmi les gens d’esprit. Je ne sais si c’est à ce titre que je fus obligé de la fuir chez Mme  Dubignon. Elle prit ce lourdaud de Manon (maître des requêtes) et comme une femme de mes amies lui disait « Quoi ! un être si laid ! »

— Je l’ai pris pour son esprit, dit-elle.

Le bon, c’est que le triste secrétaire de M. Beugnot avait autant d’esprit que de beauté. On ne peut lui refuser l’esprit de conduite, l’art d’avancer par la patience et en avalant des couleuvres, et, d’ailleurs, des connaissances, non pas en finances, mais dans l’art de noter les opérations de finances de l’État. Les nigauds confondent ces deux choses. Mme  d’Hilliers dont je regardais les bras qu’elle avait encore superbes, me dit :

— Je vous apprendrai à faire fortune par vos talents. Tout seul, vous vous casserez le nez.

Je n’avais pas assez d’esprit pour la comprendre. Je regardais souvent cette vieille comtesse à cause des charmantes robes de Victorine qu’elle portait. J’aime à la folie une robe bien faite, c’est pour moi la volupté. Jadis, Mme  N.-C.-D. me donna ce goût, lié aux souvenirs délicieux de Cideville.

Ce fut, je crois, Mme  Baraguey-d’Hilliers qui m’apprit que l’auteur d’une chanson délicieuse que j’adorais et avais dans ma poche, faisait des petites pièces de vers pour les jours de naissance de ces deux vieux singes : MM. de Jouy et Arnault et de l’effroyable Mme  Davilliers. Voilà ce que je n’ai jamais fait, mais aussi je n’ai pas fait Le roi d’Yvetot, Le Sénateur, La Grand’mère.

M. de Béranger, content d’avoir acquis en flattant ces magots, le titre de grand poète (d’ailleurs si mérité) a dédaigné de flatter le gouvernement de Louis-Philippe auquel tant de libéraux se sont vendus.



  1. 1er juillet 1832. They speak of Lamb who as La Bourdonnays, secretary, and of sweeter de Pastoret.
    Yesterday Mme  Malibran.

    (La lecture de cette note fort mal écrite n’est qu’approximative. N. D. L. É.)