Souvenirs d’un préfet de Paris sous la révolution et l’empire

Souvenirs d’un préfet de Paris sous la révolution et l’empire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 443-469).
UN
PREFET DE PARIS
SOUS L'EMPIRE

Frochot, préfet de la Seine (histoire administrative, 1789-1815), par M. Louis Passy.

La vérité historique, pour les périodes violentes et tourmentées, ne se dégage que très imparfaitement des archives officielles. Celles-ci nous donnent la succession des événemens, les dates, les motifs avoués, les résultats éclatans ; elles expriment assez fidèlement la physionomie et le style d’une époque ; elles permettent de tracer les grandes lignes du tableau, elles ne livrent point la vérité tout entière. Mille détails leur échappent, qui souvent même ont été ignorés de la génération au milieu de laquelle les faits se sont accomplis. Les générations suivantes recueillent une vue d’ensemble qui laisse dans l’ombre non-seulement les incidens et les acteurs secondaires, mais encore ce que l’on pourrait appeler le côté intime et particulier des événemens et des hommes. De là l’intérêt qui s’attache aux mémoires, aux biographies, documens accessoires, mais nécessaires, qui s’ajoutent aux archives officielles, tantôt pour leur apporter l’appui de témoignages plus précis, tantôt pour modifier et même pour contredire leurs affirmations. A mesure que se déroule la période révolutionnaire qui en France a clos le XVIIIe siècle et qui commence le XIXe, les faits se pressent si nombreux et si inattendus, les personnages s’agitent dans une mêlée si confuse à travers les formes changeantes du gouvernement, que la procédure régulière de l’histoire devient absolument insuffisante. Pour découvrir la raison des événemens et les ressorts qui ont fait agir et parler les hommes dans les circonstances les plus mémorables, il faut consulter les correspondances privées, les révélations personnelles, et demander aux papiers de famille ce que les archives publiques ne contiennent pas. Chaque jour nous amène de ces publications posthumes qui répandent de nouvelles lumières sur l’histoire de la révolution et de l’empire. Il n’est point nécessaire que l’auteur ait joué un rôle prépondérant ; il suffit qu’il ait vu de près les hommes et les choses, et qu’il soit sincère. Parmi ces témoins, Frochot mérite d’être écouté. Député à l’assemblée constituante et ami intime de Mirabeau, il assista de près aux débuts et aux rapides progrès de la révolution. De retour dans son département (celui de la Côte-d’Or), il eut à observer et à subir tous les périls de la terreur. Enfin, préfet de la Seine sous le consulat et pendant la plus grande partie de l’empire, il se consacra tout entier, sous l’œil du maître, à un immense travail de réorganisation administrative dont la trace n’est point effacée. Mêlé à toutes les vicissitudes de la politique, en contact avec les chefs de la révolution, puis avec l’empereur, Frochot se trouvait dans les meilleures conditions pour juger les événemens et pour en rendre compte. Il n’a point écrit de mémoires, mais il a laissé de nombreuses notes au moyen desquelles M. Louis Passy, s’inspirant d’une affection et d’un devoir de famille, a pu composer sa biographie. Nous y trouvons des détails inédits sur Mirabeau, un récit de la terreur en province, et un exposé du régime administratif auquel fut soumise la ville de Paris après le consulat. Nous y voyons également quels étaient le rôle et l’attitude d’un haut fonctionnaire sous le premier empire. Cette biographie n’est donc pas sans intérêt ; elle se rattache à l’une des périodes les plus instructives de notre histoire, et elle nous transmet les impressions et les sentimens de la génération politique qui a vécu de 1789 à 1815.


I

Né à Dijon en 1761, Frochot, après avoir terminé ses études de droit, se maria et alla se fixer à Aignay-le-Duc, où il acheta en 1785 les charges de prévôt royal et de notaire. Le mouvement de 1789 le trouva dans ces deux fonctions, et ce fut en qualité de prévôt royal qu’il présida le 13 mars 1789 l’assemblée de la communauté d’Aignay-le-Duc dans laquelle devaient être désignés les électeurs du bailliage chargés de prendre part à la nomination des députés aux états-généraux. Élu par acclamation député du bourg d’Aignay-le-Duc, c’est encore lui qui conduit les délibérations de l’assemblée du bailliage et qui dresse les cahiers dans lesquels le tiers-état demande « le retour périodique des états-généraux, le vote par tête et non par ordre, le consentement indispensable de ces mêmes états à tout impôt et à toute mesure de finance, la responsabilité des ministres et partant l’irresponsabilité du roi, l’abolition des lettres de cachet, la liberté de la presse, l’inviolabilité du droit de propriété, la rédaction d’un code civil, criminel et commercial, l’égalité de la justice, l’abolition des justices seigneuriales et des tribunaux d’exception, la suppression des corvées et de certains droits féodaux. » Frochot fut nommé à l’unanimité député aux états-généraux. Le second député du tiers, professant les mêmes principes, obtint une forte majorité. Ces deux candidats avaient triomphé très aisément de ceux qui avaient l’appui du bailli et du lieutenant-général du bailliage, c’est-à-dire qu’ils l’avaient emporté sur les candidats officiels. Les députés élus représentaient l’opposition libérale. Royalistes déclarés, ils demandaient avant tout l’égalité devant la loi. La bourgeoisie ne réclamait alors rien de plus. Elle voulait des réformes sans recourir à la révolution. Elle ne songeait pas à la démocratie, qui se tenait derrière elle et dont la voix demeurait encore étouffée. Les choses se passèrent ainsi dans presque toute la France pour les élections du tiers-état. Si Louis XVI et ses ministres, effrayés de la détresse générale, adressaient un sincère appel à la nation, les autorités provinciales et les fonctionnaires locaux, témoins de l’effervescence que provoquait ce premier éveil de la liberté politique, tentaient d’enrayer le mouvement en accordant leur patronage à des candidats que leur intérêt devait rattacher au parti de l’ancien régime. La bourgeoisie résista d’instinct à cette pression qui peu d’années plus tôt, alors que la mesure n’était pas encore comble et que le malaise de la nation était moins profond, aurait sans doute produit une composition toute différente des états-généraux ; mais, en secouant le joug des autorités provinciales et en repoussant les candidatures officielles, qui ne lui offraient que des représentans timides et très effacés, la bourgeoisie était loin de prévoir et de désirer la révolution qui allait sortir de ses votes. Elle entendait simplement que ses vœux et ses doléances fussent portés au pied du trône avec les sentimens de respect et de fidélité qu’elle gardait au régime monarchique ; elle était conservatrice autant que libérale, on peut même dire que son libéralisme avait pour objet l’affermissement de la royauté. Il convient de bien marquer ce point de départ ; si l’esprit de réforme, à peine en mouvement, s’emporta jusqu’à la révolution, si le premier essai du régime représentatif aboutit à la chute de la royauté, à la convention et à la terreur, ces conséquences échappaient aux prévisions et trompaient cruellement les espérances du tiers-état.

Frochot arrive à Versailles pour l’ouverture des états-généraux. Le 5 mai 1789, il assistait à la séance royale, remplie par les discours de Louis XVI et de ses ministres, et levée brusquement après le compte-rendu financier de Necker. La cour savait que dans cette séance même, en présence du roi, Mirabeau voulait poser et faire résoudre la grande question de la réunion des trois ordres. Il avait préparé un discours dont le brouillon, écrit tout entier de sa main, a été trouvé dans les papiers de Frochot. Voici en quels termes à la fois respectueux et fermes s’exprimait le futur tribun : « Achevez votre ouvrage, ô prince magnanime ! vous avez eu la haute pensée, le sentiment vertueux de soumettre votre prérogative même à la discussion de ce peuple, de qui tout pouvoir émane sans doute, mais dont les acclamations vous donneraient le sceptre, si déjà vous ne le possédiez. Pourriez-vous hésiter à faire examiner par ce même peuple les réclamations hautaines de certains privilégiés qui voudraient préjuger une question sur laquelle la volonté générale peut seule prononcer ? Ne confiez pas aux préjugés des ordres ce qui doit être réglé par la raison de tous. Ne hasardez pas le fruit de la plus belle action de votre règne. Ne rejetez pas le seul moyen que vous ayez de connaître l’opinion, le vœu vraiment national. Il est digne de votre majesté de craindre d’influer par sa présence sur nos délibérations ; mais, si l’on est parvenu à élever quelques doutes dans son esprit sur la justice de nos demandes, les communes supplient votre majesté de permettre que cette grande discussion qui va décider du sort de cette assemblée et peut-être de la monarchie soit débattue devant vous. Vous discernerez bientôt alors de quel côté sont la justice, la vérité, les bonnes intentions, le zèle pour le trône et l’amour pour votre personne sacrée. » Sur le papier qui renferme ce projet de discours, Frochot a écrit : « Le discours ne fut pas prononcé. Le roi s’y attendait, et aussitôt que les ministres eurent fini de parler, il se leva et rompit la séance. » Manœuvre impuissante pour étouffer l’unanime volonté du tiers-état. La réunion des trois ordres était et devait être le premier acte du nouveau régime représentatif. Elle était réclamée dans tous les cahiers ; les députés les plus modérés n’admettaient sur ce point capital ni hésitation, ni transaction. Le parti de la cour, qui comptait opposer aux exigences prévues de la bourgeoisie l’intérêt et le dévoûment du clergé et de la noblesse, ne gagna rien à la suppression du discours que Mirabeau avait préparé pour la séance du 5 mai. La lutte commença dès le lendemain ; après mille incidens dont l’histoire a conservé le récit, elle aboutit au serment du Jeu de Paume (20 juin) et à la foudroyante apostrophe que Mirabeau lança le 23 juin au marquis de Dreux-Brézé. Entre la harangue mesurée, respectueuse et fidèle dont le texte nous a été transmis par Frochot, et le vigoureux défi qui termina la séance du 23 juin, il s’était écoulé moins de deux mois. Ce court délai avait suffi pour consommer la révolte et la victoire du tiers-état.

Ce fut à la suite des journées d’octobre que le modeste député de la Côte-d’Or entra dans la familiarité de Mirabeau. Une émeute terrible, suscitée suivant les uns par la famine, suivant les autres par les intrigues du duc d’Orléans, avait éclaté à Paris, Lafayette, alors dans toute la force de sa popularité, n’avait pu rétablir l’ordre qu’en ramenant de Versailles le roi et la cour, et en conseillant le départ du duc d’Orléans, qui fut chargé d’une mission en Angleterre. Mirabeau, qui passait pour être attaché au parti d’Orléans, considérait le départ du prince comme une désertion et comme une faute. Il voulait que le procès dans lequel était impliqué un prince du sang membre de l’assemblée nationale fût jugé par l’assemblée elle-même, et il prépara un discours dont la minute, écrite et corrigée de sa main, a été aussi trouvée dans les papiers de Frochot. « Depuis des mois entiers, écrivait-il, on m’accuse d’être un des principaux agens du duc d’Orléans, et, pour tout dire en un seul mot, son complice ; j’ai pu, j’ai dû mépriser ces dégoûtantes absurdités aussi longtemps qu’elles n’ont été que le perfide passe-temps de l’envie et de la malignité. J’ai tâché de répondre par mes services, et j’ai regardé toutes ces machinations comme le véritable émolument de ma chevalerie ; mais aujourd’hui que le départ de M. le duc d’Orléans et les motifs qu’en donnent ses ennemis accréditent tous les bruits injurieux contre ce prince et ceux dont on a jugé à propos de composer son parti, je relève moi-même ces allégations, et je provoque les accusateurs au grand jour. Je demande donc que le président se retire le plus tôt possible vers le roi, et le supplie en votre nom de faire revenir M. le duc d’Orléans pour reprendre immédiatement ses fonctions, rendre compte de sa conduite, si elle est inculpée, et subir contradictoirement avec ses accusateurs, quels qu’ils soient, le procès dont vous indiquerez l’objet, les formes et les juges. »

Au moment de prononcer ce discours, Mirabeau s’arrêta devant les conseils de Frochot, qui lui signala l’inutilité, peut-être même l’imprudence d’une telle démarche. Avec cette facilité qui souvent entraîne d’un extrême à l’autre les âmes passionnées, il se rapprocha de Lafayette, rechercha son alliance, conçut la pensée de former avec l’homme le plus populaire de la révolution un ministère qui, remplaçant Necker et Montmorin, aurait représenté avec plus d’autorité le roi devant la nation et la nation devant le roi. Qui sait ce qu’il fût advenu de cette combinaison qui, au moment où elle occupa l’esprit de Mirabeau, pouvait arrêter le mouvement révolutionnaire, dissiper les illusions et les craintes de Louis XVI, combler l’abîme qui allait se creuser de plus en plus profond entre le souverain et le peuple ? Necker, qui voyait sa position menacée, para le coup en faisant voter par l’assemblée nationale la loi qui interdisait à tout député d’accepter le ministère. Ce vote fut le commencement du suicide de la royauté. Il consacra le divorce entre l’ancien régime et les hommes nouveaux ; il isola le roi de la nation, il priva la cour des dévoûmens qui auraient pu la servir en l’éclairant et lui apporter le concours de la popularité, puisée aux sources mêmes de ta représentation nationale. — Nous avons eu depuis cette époque autant de révolutions que de régimes politiques. A quoi donc sert l’histoire, si elle ne démontre pas que ces révolutions sont nées le plus souvent de la composition même des ministères, formés de personnages qui n’avaient jamais eu ou qui avaient perdu le prestige nécessaire de la popularité, ou que la seule volonté du souverain prenait en dehors des mobiles désignations de l’opinion publique et des ambitions légitimes qui s’agitent dans les assemblées ? Ainsi, dès le début de la lutte qui devait s’engager fatalement entre l’ancien régime et le nouveau, une loi malencontreuse, inspirée à Necker et à ses collègues par l’ambition de conserver le pouvoir en écartant les compétiteurs, à l’assemblée nationale par un faux scrupule d’indépendance, venait anéantir le moyen le plus efficace de rapprochement et de conciliation. Les hommes éloquens, influens, pénétrés du sentiment national, Mirabeau, Barnave et tant d’autres dont les noms ornent cette première et immortelle période de nos annales parlementaires, se voyaient éloignés du pouvoir. L’action leur était ravie, et avec elle l’honneur et le devoir de la responsabilité, qui impose la modération. Il leur restait la parole, mais la parole irresponsable, qui s’emporte si vite, qui s’enivre au bruit des applaudissemens, qui trop souvent s’égare dans les déclamations périlleuses avant de s’élever jusqu’à l’éloquence. La constituante aurait pu donner à Louis XVI des ministres et à la France nouvelle des hommes d’état ; malheureusement elle fut condamnée de par la loi à n’avoir que des orateurs, et au lieu de former un gouvernement elle prépara l’ère des tribuns.

Mirabeau ne pouvait donc pas être ministre ; son action n’en fut pas moins grande. Portant la parole tantôt contre les conseillers aveugles de la royauté, tantôt contre les imprudentes doctrines qui déjà pervertissaient l’esprit, de 1789, il remplit le rôle d’avocat-général du tiers-état, c’est-à-dire de la nation monarchique et libérale. L’armoire de fer a révélé le secret de ses relations avec la cour ; les mémoires du comte de La Marck nous ont appris comment dès le mois de juin 1789 Mirabeau se montrait disposé à soutenir la cause de la royauté. Les débats de l’assemblée constituante et les papiers de Frochot nous montrent avec quelle ardeur, par quels procédés, il défendait en même temps la cause populaire, et comment il obtenait dans toutes les discussions un ascendant qu’aucun orateur n’a jamais égalé.

Ainsi que le remarque M. L. Passy, « la carrière et les travaux de Mirabeau se divisent en deux parts très distinctes ; l’une secrète, l’autre publique ; l’une diplomatique, l’autre oratoire ; la part de la cour et la part du public. » Pour ses rapports avec la cour, il se servait d’un intermédiaire sûr et discret, du comte de La Marck ; pour ses travaux législatifs, il avait la collaboration du pays tout entier. Une décision royale lui avait accordé la franchise postale : il recevait par chaque courrier des monceaux de lettres et de documens de toute nature sur les questions à l’ordre du jour. Il avait des bureaux, des secrétaires, ce qu’il appelait son atelier, pour lire cette énorme correspondance et pour préparer les élémens des discours qu’il prononçait à l’assemblée. Frochot, devenu son ami, était au premier rang dans sa confiance. Mirabeau usait et abusait de lui. Il lui demandait à tout moment son avis, des notes, des mémoires ; il le chargeait de se concerter en son nom avec les membres de l’assemblée ; il l’associait aux délicates négociations parlementaires qui précédaient les votes importans. Les habitudes laborieuses de Frochot, son esprit conciliant, sa probité, sa modestie, le rendaient tout à fait propre à ce rôle secondaire, qu’il remplit avec un dévoûment absolu. Les documens recueillis par M. L. Passy montrent bien à quel degré l’intimité s’était établie entre ces deux hommes, et on y trouve des indications précieuses sur la vie publique et le caractère de Mirabeau.

Mirabeau a laissé un grand renom comme orateur. Sa parole retentit encore dans la postérité. On cite de lui des fragmens considérés à juste titre comme des modèles de l’éloquence. En citant ces fragmens dans les cours de littérature ou dans les histoires de la révolution, l’on se figure un génie éclatant, mais inégal, apparaissant dans les grandes occasions, indifférent aux petites causes, et ne frappant des coups de foudre qu’aux heures où la passion l’enflamme. Ce jugement est incomplet. Mirabeau dédaignait d’être homme de parti ; mais, si l’on suit avec attention les débats de l’assemblée constituante, on voit qu’en toute occasion, grande ou petite, sur les moindres incidens comme sur les plus graves questions constitutionnelles qui s’agitaient alors pour la première fois, il prenait la parole et exprimait son opinion, non point à coups d’éloquence, mais dans des discours qu’il avait préparés avec le plus grand soin, et dans lesquels la méditation et la lente étude éclairaient les inspirations de son génie. Ce fut là le secret de sa puissance oratoire. Politique, diplomatie, législation, finances, il savait tout ; il discutait sur toutes choses avec une supériorité incontestable. Son atelier de collaborateurs lui fournissait des argumens pour toutes les causes, des armes pour toutes les luttes. Comme il avait l’ambition très haute, il voulait qu’aucun décret, aucun vote ne fût proclamé dans l’assemblée sans sa permission, et il travaillait en conséquence. Si l’éloquence était en lui naturelle comme la passion, elle n’arrivait que comme l’auxiliaire d’un labeur acharné. Ce fut par le travail que Mirabeau acquit tant d’influence et atteignit à la gloire. A cet égard, Frochot, qui travaillait avec lui et pour lui, est un sûr témoin.

Il n’est pas indifférent de connaître les procédés de travail du plus puissant orateur de la révolution. À cette époque, les plus importantes discussions roulaient sur des questions de principes. Très rarement on débattait ce que l’on appelle aujourd’hui les questions d’affaires. Les économistes, après la chute de Turgot, jouissaient d’un médiocre crédit, et les statisticiens n’avaient point encore accumulé ces gros volumes de chiffres où les orateurs des tribunes contemporaines vont s’approvisionner si facilement pour leurs discours. Les grandes discussions appartenaient donc au domaine des théories constitutionnelles et législatives, elles s’inspiraient des enseignemens de l’histoire et surtout des doctrines philosophiques empruntées aux publicistes du XVIIIe siècle ; on y entendait fréquemment des échos de Voltaire et des lectures de Rousseau, dont le Contrat social était pour les jeunes esprits une sorte d’évangile politique. Dans ces débats solennels, les discours étaient le plus souvent écrits. Mirabeau, avec sa grande facilité de parole, se conformait à l’usage général. Il écrivait ses exordes et ses péroraisons, et ne se laissait aller à l’improvisation que dans les développemens du discours, non sans avoir mûrement préparé l’ordre et les termes mêmes des argumens. Quand il devait répondre à un adversaire, à Barnave, à Cazalès, à Maury, ses amis prenaient des notes, et le soir on se livrait en commun à un long travail pour le discours du lendemain. Ordinairement c’était Frochot qui recueillait les notes et faisait l’office de secrétaire. Quelquefois, Mirabeau impatient s’emparait de la plume et traçait rapidement le plan de sa réponse pendant que l’adversaire parlait. On a trouvé dans les archives de Frochot la feuille de papier sur laquelle Mirabeau, lors de la fameuse discussion sur le droit de paix et de guerre, prépara instantanément l’admirable réponse qu’il fit à Barnave.

En voyant avec quelle violence d’argumens et de langage Mirabeau attaquait souvent les actes des ministres et les manœuvres de la cour, il était bien difficile de soupçonner qu’il reçût en secret des subsides de la cassette royale. On le supposait riche de la succession de son père, qui était mort en juillet 1789 ; mais cette succession se trouvait compromise par de nombreux procès, et d’ailleurs l’existence peu ordonnée que menait Mirabeau, jointe aux frais extraordinaires que lui coûtait l’organisation de son cabinet politique, l’aurait promptement ruiné. Dès son entrée aux états-généraux, il était à bout de ressources. En septembre, il écrivait au comte de La Marck « qu’il manquait du premier écu, » et il acceptait un prêt de cinquante louis ! Lafayette, qui avait été mis au courant de ses embarras, lui offrit à cette époque une somme de cinquante mille livres sur la liste civile ou une ambassade. Mirabeau refusa : les cinquante mille livres ne l’auraient point sauvé ; une ambassade l’eût éloigné de la tribune, où le retenaient son ambition et ses goûts. Cependant à la fin de l’année il lui fallut céder. Par l’entremise du comte de La Marck, il accepta du roi le paiement de ses dettes, qui s’élevaient à plus de deux cent mille livres, une pension mensuelle de six mille livres et des billets pour une somme de un million, payable à l’expiration de l’assemblée nationale. Le marché ainsi conclu, le grand orateur devenait le stipendié de la cour, et cependant avec quelle hauteur, on pourrait presque dire avec quelle indépendance, il portait sa chaîne dorée ! Ceux-là mêmes qui le payaient étaient confondus de son audace. La reine Marie-Antoinette, épouvantée par cette parole dont les échos semblaient ébranler le trône, se disait trahie. C’est que Mirabeau, résolu dès le premier jour à faire triompher la révolution, mais décidé en même temps à sauver la royauté, demandait à ces deux clientes ce que chacune d’elles pouvait lui donner : à l’une la popularité, à l’autre l’argent qui lui était nécessaire pour soutenir son double rôle. Son attitude et son langage, après comme avant le pacte secret qui le liait à la cour, demeurèrent fidèles à ses opinions. Il se laissa payer pour agir et pour parler comme il l’aurait fait, si l’état de sa fortune privée ne l’avait point obligé à accepter un subside. Certes il ne faut point excuser cette grave faute de l’orateur politique. Tout homme qui se voue aux affaires publiques doit premièrement se mettre à l’abri du moindre soupçon qui soit de nature à diminuer l’autorité de sa parole ou de ses écrits. Il n’est pas permis de déroger à ce principe, qui assure l’absolu désintéressement de la conscience, et Mirabeau, recevant en secret le salaire de son éloquence, ne saurait échapper aux censures de l’histoire. D’un autre côté, comment ne pas reconnaître, au moins comme circonstance atténuante, qu’il ne se plia jamais aux préjugés ni aux passions du parti qui le payait, et qu’il garda jusqu’au bout, non pas seulement l’apparence, mais encore la réalité d’un libre jugement. Dans son entourage le plus intime, personne, à l’exception du comte de La Marck, ne suspectait sa parfaite indépendance. Lorsque ses ennemis l’accusaient d’être vendu à la cour, lorsque l’on colportait dans les rues de Paris la grande trahison du comte de Mirabeau, ces attaques, qui à des époques moins tourmentées ont poursuivi les plus purs caractères, passaient pour de banales calomnies. Frochot, son exécuteur testamentaire, les repoussait avec mépris. Il avait vérifié ses papiers et sa correspondance, il n’y avait rien trouvé de suspect ; il n’avait découvert que des dettes, et ce fut avec l’émotion la plus sincère qu’il vint demander à l’assemblée de payer les funérailles de Mirabeau, mort insolvable.

Après la mort de Mirabeau, Frochot se rallia naturellement au parti constitutionnel. Celui-ci, tout en déplorant les fautes de la cour, voulait sauver la royauté et arrêter les progrès de l’idée républicaine, qui déjà commençait à s’exprimer ouvertement dans les clubs. Frochot ne parut que rarement à la tribune. Ce fut lui cependant qui souleva devant l’assemblée la première motion relative à la révision de la constitution. Modeste pour lui-même, il était modeste également pour la grande œuvre à laquelle il venait de coopérer ; il ne croyait pas que la constitution dût être éternelle, et il désirait voir régler d’avance la procédure d’une révision qui conciliât la stabilité du régime représentatif avec le droit de réformer le pacte constitutionnel selon la volonté de la nation. Le discours qu’il prononça sur ce grave sujet lui mérita l’estime de ses collègues et les félicitations affectueuses de ses amis. « Ce discours, lui écrivit Cabanis, comptera pour votre gloire. Votre timidité vous a commandé, et il fallait écarter ce je ne sais quoi qui tourmente tout homme qui vaut quelque chose. » La tribune n’a jamais appartenu aux timides. Frochot était plus à l’aise dans les discussions intimes des comités et dans l’étude des projets de loi, qui exigeaient les notions de législation pratique auxquelles ses précédentes fonctions l’avaient préparé. Il rédigea presque en entier la loi sur le notariat. Il prit part au débat sur l’organisation judiciaire, et il vota, d’accord avec la majorité, l’élection des juges par le peuple. Étrange revirement des opinions ! aux yeux de bien des gens, on passerait aujourd’hui pour un révolutionnaire, si l’on venait proposer de livrer au scrutin populaire le choix des magistrats. En 1791, la majorité de l’assemblée constituante n’hésitait point à enlever à l’autorité royale une prérogative qui, après comme avant la révolution, sous la république de 1848 comme sous la monarchie constitutionnelle, est demeurée sans conteste attachée à l’exercice du pouvoir exécutif. Et cette majorité se composait de magistrats, de jurisconsultes, d’hommes modérés, tels que Frochot. Quels devaient être les abus, les dénis de justice de l’ancien régime pour qu’un pareil vote sortît d’une telle assemblée !


II

L’assemblée constituante avait décrété que ses membres ne pourraient pas être éligibles pour l’assemblée législative : lourde faute que la France devait cruellement expier ! De même que la royauté avait commencé son suicide en admettant l’incompatibilité entre les fonctions de ministre et le mandat de député, de même les constituans commettaient un véritable acte d’abdication en s’exilant de l’assemblée qui devait inaugurer la mise en pratique du régime nouveau. Non-seulement ils livraient à d’autres mains l’instrument délicat et fragile qu’ils venaient de créer, cette constitution où les premiers représentans du peuple avaient inscrit les principes du droit national, mais encore ils rompaient brusquement la tradition du parti monarchique et libéral qui avait exprimé la pensée de 1789. Quand on relit les débats de la constituante, on est émerveillé du nombre et de la variété des talens qui se rencontrèrent dans cette première assemblée, et l’on comprend que ces esprits d’élite, impatiemment courbés sous les classifications de l’ancien régime, se soient tout d’un coup redressés avec une telle force d’épanouissement. Pouvait-on espérer que le pays produirait une seconde pléiade d’hommes politiques capables de continuer l’œuvre de ceux qui allaient disparaître ? A supposer que la France fût assez féconde en intelligences et en caractères pour subvenir à ce recrutement immédiat de nouveaux députés, elle était privée de l’expérience qu’avaient acquise les députés anciens, et qui était plus que jamais nécessaire pour assurer la bonne direction des affaires publiques. Leur mission terminée, la plupart des constituans retournèrent dans leurs provinces, où ils briguèrent les fonctions locales, qui étaient devenues électives. Frochot se retira dans son bourg d’Aignay-le-Duc, au milieu de ses concitoyens, qui le nommèrent juge de paix.

L’agitation politique commençait à se répandre dans les provinces. Bien que les communications entre la capitale et les diverses régions du territoire fussent encore très lentes, les événemens de Paris avaient leur contre-coup presque immédiat dans les départemens les plus éloignés. Le mot d’ordre partait du club des jacobins. Il s’était formé dans chaque canton des sociétés populaires où se débattaient en pleine liberté les doctrines de la révolution. Les fonctionnaires de la monarchie ayant disparu avec les anciennes circonscriptions politiques, il fallut pourvoir à leur remplacement par une série d’élections intéressant le département, le canton et la commune. Aux discussions de principes venaient se joindre les compétitions personnelles, qui se produisaient jusque dans les moindres hameaux. La plupart des historiens ne sont occupés que de ce qui se passait alors à Paris ; mais ailleurs l’émotion politique n’était pas moins vive. Nous avons eu depuis cette époque d’autres révolutions où Paris joua seul un rôle actif, tandis que les provinces se soumettaient, dociles et résignées, aux destinées qui leur étaient faites. En 1790 et 1791, l’effervescence et l’agitation étaient générales ; elles régnaient dans toutes les parties de la France, dans toutes les classes de la population. Nous pouvons en juger par le tableau que nous présente le petit canton d’Aignay-le-Duc. C’est comme une miniature de la France réformée, entraînée sur la pente de la révolution, et s’écartant par bonds rapides de la ligne droite que lui a si laborieusement frayée la constitution. Sous ce rapport, le récit extrait des papiers de Frochot prend les proportions d’un véritable document historique.

La société populaire d’Aignay avait été fondée en avril 1790. On s’y réunissait d’abord tous les quinze jours sous la présidence du curé ou du maire pour y lire les journaux de Paris. Quelques mois à peine s’étaient écoulés, que déjà la société en était venue à correspondre avec le club des jacobins et à lui envoyer des notes sur l’état des esprits, le taux des fortunes et les relations des personnes dans le district. En juillet 1791, après la fuite du roi à Varennes, elle demanda la mort de Louis XVI. Pour un simple club de canton, c’était aller vite en besogne. Frochot, dont les opinions libérales étaient fort distancées, s’abstint d’abord d’assister aux réunions de la société populaire ; mais son silence ne tarda pas à devenir suspect, et dans l’intérêt même de son canton il dut s’arracher aux tranquilles occupations du prétoire pour affronter l’orageux forum d’Aignay. C’était au mois de mai 1792. Louis XVI, entraîné par l’assemblée, venait de déclarer la guerre à l’Autriche. Frochot accepta les fonctions de commissaire du recrutement pour la levée des volontaires, et il adressa aux gardes nationales du canton une proclamation ampoulée dans laquelle on a peine à reconnaître le langage du modeste député à la constituante. « Vaincus, leur disait-il, nous reprenons des fers, nous recevons la mort, et par nous l’Europe est esclave. Vainqueurs, nous assurons à jamais nos libertés, celles de nos derniers descendans, et au milieu des douceurs de la paix nous attendons le réveil des peuples. » Deux mois plus tard, c’est lui encore qui est désigné pour prononcer dans la petite église d’Aignay l’oraison funèbre des volontaires qui ont péri dans le premier combat engagé contre les Autrichiens, et c’est encore le même pathos en l’honneur de la liberté et à la honte des tyrans. Il n’est point sans intérêt de noter ces variations rapides du langage politique. Ce style nouveau, c’était une époque, le prélude de l’égarement révolutionnaire, qui, faussant le génie de la France, son génie littéraire en même temps que son génie politique, produisit l’exagération des sentimens et la boursouflure du langage, corrompit l’idée et la parole, et répandit dans toute la nation une sorte de contagion déclamatoire, ridicule autant que malsaine. La langue des jacobins faisait son tour de France et s’infiltrait dans ces innombrables sociétés populaires qui s’.étaient formées à l’image du célèbre club de Paris. C’étaient partout les mêmes discours, emphatiques et vides. Rien ne fait mieux comprendre la France de 1792, rien ne fait mieux pressentir 1793 que cette littérature outrée et enflée du jacobinisme, à laquelle les esprits les plus honnêtes ne pouvaient plus résister.

Que l’on ne croie point que, si les hommes réputés sages forçaient ainsi la voix et s’élevaient au diapason populaire, c’était de leur part un acte de pusillanimité. Il faut se rendre compte de la situation très complexe dans laquelle se trouvait placée la génération politique de 1792. D’une part, sauf dans le haut clergé et dans les rangs élevés de la noblesse, il y avait en France un enthousiasme très vif et très sincère pour les conquêtes de 1789. Par l’abolition des droits féodaux, ces conquêtes profitaient directement aux populations des campagnes ; par la suppression des privilèges de naissance et par l’admission plus large de la classe éclairée aux fonctions politiques, elles servaient les intérêts et l’ambition de la bourgeoisie des villes. La masse du pays appartenait réellement au parti de l’action, c’est-à-dire qu’elle voulait la réalisation complète des vœux émis dans les cahiers du tiers-état et l’exercice plein et entier des droits inscrits dans le préambule de la constitution, en un mot l’égalité civile et le gouvernement représentatif. Les menées du haut clergé et d’une partie de la noblesse, ainsi que les manœuvres indécises de la cour, en contrariant ce mouvement général, devaient nécessairement exciter des inquiétudes, créer l’irritation, et par l’aveuglement de la résistance provoquer les imprudences de l’action. Dès lors le langage comme la conduite cessaient d’avoir le caractère d’un débat pacifique ; c’était la guerre avec ses emportemens et ses violences. D’un autre côté, les chefs du tiers-état, les hommes qui, tels que Frochot, tenaient à conserver la constitution, se laissèrent promptement entraîner au-delà des bornes, soit qu’ils fussent dominés par la crainte d’un retour offensif de l’ancien régime, soit qu’ils sentissent la nécessité de suivre momentanément le mouvement populaire, si excessif qu’il fût, pour être toujours à portée d’en reprendre la direction et de le maîtriser. N’oublions pas qu’en même temps la France avait à faire face à une guerre étrangère, dirigée non point tant contre son territoire que contre ses institutions, à une guerre ouvertement déclarée par l’Europe de l’ancien régime à la révolution nouvelle. Comment s’étonner que la France entière ait perdu le sang-froid, que le patriotisme, surexcité par l’approche de l’ennemi, ait soulevé les foules, que cette sorte d’effarement national au sein d’une société désorganisée ait promptement abouti au tumulte, et que dans cette mêlée confuse les chefs, pour se faire écouter ou seulement même pour se faire entendre, aient crié le langage des soldats ?

Frochot était donc redevenu en 1792 membre de la société populaire d’Aignay, qui lui avait décerné la présidence. La grande majorité de la population lui était reconnaissante et dévouée ; mais déjà commençait à s’agiter une minorité turbulente, les partis se dessinaient. En face des constitutionnels et des modérés, les jacobins avaient arboré leur drapeau : ces jacobins d’Aignay se composaient du directeur des postes, d’un médecin, d’un vicaire, d’un serrurier, d’un peintre en bâtimens et d’un perruquier. Ces fortes têtes représentaient le parti révolutionnaire. Au commencement de décembre, on apprit à Aignay que l’on avait trouvé aux Tuileries la preuve des relations de Mirabeau avec la cour, et que la convention venait de porter un décret d’accusation contre la mémoire du grand orateur. Frochot, lui aussi, l’ami, le confident de Mirabeau, était donc un traître ! Sa maison fut envahie et saccagée par l’émeute, et il dut se justifier en offrant sa démission de conseiller municipal. Le conseil refusa cette démission, mais la popularité de Frochot venait de recevoir une grave atteinte, et il lui fallut presque immédiatement donner des gages en faisant voter par la société populaire une adresse à la convention, adresse dans laquelle les citoyens d’Aignay faisaient acte d’adhésion à la république, et félicitaient les représentans du peuple d’avoir aboli la royauté. On vit cependant, par les termes de l’adresse, à quel point l’ancien constituant s’inquiétait de l’avenir de cette république qu’il n’avait point désirée, et avec quelle sollicitude il redoutait les excès et les violences dont il avait failli récemment être victime. « Les mœurs, disait-il, voilà le véritable fondement des républiques, c’est là ce qui leur assure la prééminence sur les autres formes de gouvernement ; mais c’est aussi ce qui rend leur établissement plus difficile et leur durée plus incertaine… Ce n’est pas assez de haïr les rois, il faut encore oublier leurs maximes ; ce n’est pas assez de vouloir la république, il faut avoir les vertus qu’elle exige. » Tout en acceptant la république, Frochot doutait singulièrement de ces vertus. Sa profession de foi était au fond des plus tièdes. Elle lui était commandée par l’état général des esprits et par l’influence croissante du jacobinisme, influence contre laquelle il ne pouvait plus désormais lutter qu’en adoptant le principe républicain.

La petite république d’Aignay devenait de plus en plus turbulente. Le club, dont les réunions avaient lieu le mardi, n’était fréquenté que par les. purs jacobins : les habitans paisibles, qui s’étaient montrés assidus pendant les premières semaines, n’avaient point tardé à reconnaître qu’il n’y avait pour eux aucun profit ni aucun plaisir à entendre les déclamations patriotiques du médecin ou du perruquier ; ils finirent par rester chez eux, laissant les clubistes pérorer dans le vide. Frochot fut accusé d’avoir, par son modérantisme, « neutralisé la pétulance républicaine. » Il proposa de fixer les réunions au dimanche. « Tout le monde, dit-il, ne peut venir dans la semaine ; chacun a son travail, ses occupations ; n’en accusons pas nos concitoyens. Tel qui a préféré labourer son champ a ce jour-là bien servi la patrie, » Cette proposition n’eut d’autre effet que de le brouiller avec les curés du canton, qui craignaient de voir leurs ouailles délaisser l’église pour le club. Bref, une forte cabale s’organisa contre lui, et ses ennemis provoquèrent « un scrutin épuratoire qui déblayât la société du modérantisme dont elle avait été souillée. » Frochot sortit à son honneur de cette nouvelle lutte. Il se rendit à toutes les séances de la société, se justifia publiquement par des discours qui eussent été vraiment dignes d’une autre tribune, dit en face à ses concitoyens « qu’il y avait à Aignay, comme dans toute la France, deux sortes d’hommes, les intrigans et les peureux, » et il obtint à ce fameux scrutin épuratoire une majorité écrasante ; mais il était dégoûté de ces combats continuels, et il finit par donner sa démission de membre de la société populaire. En temps de révolution, les choses se passent toujours ainsi : les modérés se lassent, les gens tranquilles restent chez eux, et le parti violent demeure infailliblement maître du terrain.

Nous voici au 14 juillet 1793. L’assemblée primaire du canton d’Aignay est convoquée pour accepter ou refuser la constitution nouvelle décrétée par la convention. Il faut lire le procès-verbal de cette solennité politique et champêtre. C’est là encore un trait de la physionomie révolutionnaire. « En tête marchaient les commissaires des municipalités. Dix-huit jeunes filles vêtues de blanc et ornées de ceintures tricolores les suivaient. Sur un brancard de feuillage décoré d’emblèmes républicains et couronné par le bonnet de la liberté, les plus jolies filles du canton portaient l’acte constitutionnel. Un détachement de la garde nationale fermait la marche. Le cortège prit place dans l’église au bruit des salves d’artillerie, et une jeune fille récita un discours auquel le président répondit galamment. La garde nationale s’étant retirée, le secrétaire de l’assemblée lut les articles de la constitution et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La lecture achevée, l’assemblée, d’une seule voix, entonna les chants patriotiques ; mais les chants et les acclamations ne suffisaient pas. On vota, et, à l’unanimité des quatre cent dix-sept votans, la constitution de 1793 fut acceptée. Après avoir chargé Claude Seroin, huissier, de porter à la convention le procès-verbal de cette séance, l’assemblée, au cri de vive la république ! se rendit au pied de l’arbre de la liberté pour y célébrer par des hymnes l’allégresse de ce beau jour. » La même fête était organisée, à la même heure, dans tous les cantons de France ; partout, aux rayons du soleil de juillet, les jeunes filles, vêtues de blanc, portaient à l’autel la constitution mollement étendue sur le feuillage, couronnée du bonnet de la liberté, acclamée, votée avec un enthousiasme unanime, et c’était la constitution de 1793 ! N’y a-t-il pas là un sujet d’amères réflexions pour tous les auteurs de constitutions ? A quoi sert le baptême si bruyant des acclamations populaires ? Que valent ces votes de l’enthousiasme ? Non, l’expérience est faite, ne comptons plus les voix, ne nous livrons plus à de puériles opérations d’arithmétique pour proclamer qu’à tel jour, à telle heure, la nation s’est livrée définitivement à un régime politique, à une république ou à un homme. Le mérite, le droit d’un gouvernement, résident ailleurs que dans ces sortes de manifestations, qui trop souvent ont dégénéré en parades. La liberté ne procède point de l’acclamation. Elle cesserait d’être ce que nous voulons qu’elle soit, ce qu’elle est réellement, si elle demeurait subordonnée aux mobiles caprices d’un vote enthousiaste. Elle repose sur des principes indestructibles de morale, de justice, de tolérance, que les penseurs et les philosophes ont tirés de la conscience humaine, et qui, l’histoire le prouve, ne plient pas aussi facilement qu’on le suppose sous la tyrannie du nombre ou sous les efforts des passions. Pourquoi ne pas le rappeler ? les foules interrogées ont toujours répondu affirmativement aux questions qui leur étaient posées. A tout elles ont dit oui, à la constitution de 1791, à la constitution de 1793, au consulat, à l’empire, et cela dans le rapide espace de quinze ans, c’est-à-dire dans le cours d’une même génération. Il n’est point permis, même à la nation souveraine, de se contredire à ce point. La raison proteste contre la légitimité de ces bruyans et perpétuels démentis. Les 417 citoyens d’Aignay qui, sur la demande de la convention, acceptèrent avec tant d’ensemble la constitution de 1793 savaient-ils ce qu’ils faisaient en ce beau jour d’allégresse ? Ils votaient la terreur, et la France entière votait comme eux.

A partir de ce moment, le bourg d’Aignay fut livré au plus complet désordre ; les séances tumultueuses de la société populaire se passaient en dénonciations et en invectives que se renvoyaient dans le langage du temps les révolutionnaires et les modérés. Le parti modéré était assurément le plus nombreux, mais les sans-culottes l’emportaient par l’audace et par la tactique. La parole ne suffisait pas ; on écrivait, on imprimait libelles et mémoires. Des presses de Dijon sortait la « Déclaration authentique des vrais sans-culottes de la société populaire séante ci-devant à Aignay (Côte-d’Or), et actuellement à Beaunotte, pour se soustraire aux persécutions des feuillantistes, aristocrates, modérantistes, muscadins et fanatiques, adressée aux jacobins, aux sociétés affiliées et à tous les vrais amis de la patrie. » Frochot était naturellement le point de mire de ces ardentes dénonciations ; après plusieurs mois de lutte, il succomba sous les efforts de ses adversaires, et le 16 février 1794 le représentant du peuple Bernard de Saintes, délégué par la convention nationale pour le département de la Côte-d’Or, lança contre lui un mandat d’arrestation. Frochot trouva d’abord un asile chez un de ses voisins. Le 24 février, et alors qu’on le supposait en fuite, il osa sortir de sa retraite et se présenter devant la société populaire, où il fit une dernière réponse aux attaques des sans-culottes. Cet acte de courage le perdit en révélant sa présence à Aignay. L’agent national somma la municipalité de livrer Frochot mort ou vif, et déclara traître à la patrie quiconque lui donnerait asile. Le 3 mars, le proscrit se remit lui-même entre les mains de l’autorité révolutionnaire, et le soir même il était écroué à la maison d’arrêt de Dijon, d’où il ne sortit que le 10 octobre, après la réaction de thermidor. Les terroristes d’Aignay durent trembler à leur tour. Les uns s’enfuient, un autre se tue, celui-ci devient fou, ceux-là demandent grâce. « Citoyens, dit Pajot, l’un des membres du comité terroriste, je fus placé dans le comité de surveillance par la force, installé par la force ; ce fut le commencement de mon malheur. Ne connaissant ni lois ni décrets, à peine sachant écrire, la majeure partie de mes collègues n’en sachant pas plus que moi, jugez comme il était facile de nous tromper ! Les dénonciations occupaient la majeure partie de nos séances, et c’est là qu’on voyait la haine et la vengeance des collègues qui nous dirigeaient. Si l’on avait le malheur de discuter des opinions, ce n’était plus que menaces. Toujours tremblant, toujours dans les craintes, voilà comment j’ai passé les huit mois que j’ai exercé cette malheureuse place ! » Tel était l’aveu naïf et misérable de l’un de ces hommes, comme il y en eut tant alors, qui servirent de comparses dans le drame de la terreur.

M. L. Passy, dont nous suivons la relation, puisée dans les papiers de Frochot et dans les archives de la Côte-d’Or, a consacré tout un chapitre à l’histoire de la terreur dans la ville de Dijon sous le proconsulat de Bernard de Saintes. Nous laisserons de côté cette partie de ses intéressantes recherches. Il s’agit là d’événemens trop connus, dont il a été fait depuis longtemps justice. A quoi bon s’arrêter à ces hideuses scènes qui ont déshonoré la révolution et qui auraient pu compromettre les conquêtes de 1789, si les conquêtes fondées sur la raison et la justice n’avaient point la vertu de traverser impunément tous les crimes ? Chacun sait que l’année 1793 a vu la terreur régner dans la capitale et dans les grandes villes ; mais ce que l’on ne sait pas aussi bien, et ce qu’il n’est pas inutile de rappeler, c’est que la terreur n’a pas épargné les plus minces bourgades ! Partout l’esprit de haine et de vengeance inspirant de misérables coteries, les majorités paisibles opprimées par une minorité turbulente, la proscription s’acharnant contre la supériorité du mérite et contre le souvenir des services rendus, en un mot la terreur partout ! Les violences de Paris n’auraient point suffi pour décourager et dégoûter les honnêtes patriotes de 1789. On aurait tenu compte des élémens révolutionnaires qui fermentent toujours dans une grande capitale, et l’on aurait dit ce que l’on a souvent répété depuis : Paris n’est pas la France ! Malheureusement aucune partie de la France n’était épargnée. L’histoire du modeste canton d’Aignay, telle qu’elle nous est retracée d’après des documens authentiques, c’était à la même heure celle de tous les cantons. Ainsi s’expliquent le sentiment d’indignation qui s’empara du pays tout entier et la réaction qui suivit la terreur. Les esprits les plus libéraux étaient désabusés : ils ne désiraient certes point revenir à l’ancien régime ; mais ils ne voulaient plus de la république. Dispersés sur tous les points du territoire, témoins et quelquefois victimes des excès révolutionnaires, les députés de la constituante, qui avaient conservé ou repris leur légitime influence sur l’opinion publique, attendaient une ère nouvelle, et se trouvaient naturellement prêts à donner leur concours à tout gouvernement qui présenterait quelque garantie d’ordre et de paix. La terreur en province avait précipité le denoûment. Le directoire apparaissait comme une halte. Une révolution plus décisive était dans l’air. Le coup d’état du 18 brumaire trancha militairement le nœud gordien.


III

Lorsque, au lendemain du coup d’état, Bonaparte organisa le sénat, le corps législatif et le tribunal, il rechercha et accueillit de préférence les noms qui se rattachaient à la période de 1789, en déclarant bien haut qu’il entendait demeurer fidèle à la cause de la révolution. Personne alors n’apercevait derrière l’acte de brumaire l’ombre d’une restauration monarchique, ni la menace d’une ambition personnelle. Aussi les hommes les plus distingués de la constituante n’hésitèrent-ils pas à se rallier autour du chef politique qui les appelait en dépliant leur ancien drapeau. Frochot suivit en cela l’exemple de ses anciens collègues. Dans, la modestie de sa situation personnelle, il avait un titre particulier à l’attention du premier consul, qui, accueillant en lui l’ami de Mirabeau, le fit nommer d’abord au corps législatif, puis, en 1800, à la préfecture de la Seine.

Pour expliquer la conduite des anciens constituans qui prirent part au gouvernement issu du 18 brumaire, il suffit de se reporter aux témoignages écrits de cette époque et aux souvenirs directs que nous avons pu recueillir de la génération qui nous a précédés ; ces témoignages et ces souvenirs attestent à quel point la révolution qui mit fin au gouvernement débile du directoire était désirée et attendue. Si l’acte de brumaire doit échapper aux critiques de l’histoire, ce n’est point parce qu’il a réussi, car le succès n’est pas un titre ; ce n’est pas non plus parce qu’il fut ratifié par des millions de suffrages, car, d’après ce que nous avons vu à toutes les époques et dans tous les pays, il est permis à la raison, à la morale, à la justice, de ne point abdiquer devant les manifestations tumultueuses des scrutins populaires. Le coup d’état de brumaire puise sa justification dans le concours que lui donnèrent immédiatement ou dans un très bref délai la plupart des intelligences, des talens et des caractères qui formaient l’élite de la nation. Ces forces vives, que la terreur avait dispersées ou brisées, reparurent et s’employèrent presque toutes à la constitution du gouvernement nouveau. La France retrouvait à sa tête, dans l’état-major politique du consulat, les hommes qu’elle avait librement élus, dix années auparavant, pour la représenter à l’assemblée constituante : c’était là sa garantie. Tandis que les révolutions qui s’accomplissent au nom et au profit d’un parti ou d’un homme laissent en dehors d’elles les chefs et les plus vaillans soldats dès partis vaincus, dont la hautaine retraite est un embarras, un péril, une protestation vivace contre le vainqueur, la révolution de brumaire eut l’heureuse fortune de rassurer et de rallier momentanément tous les partis. Les gouvernemens ont pour témoins devant la postérité les hommes qui les servent : or le consulat a obtenu la consécration presque unanime des gens de bien et de mérite que la terreur avait laissés debout, il profita de leur dévouement et de leur services.

Le nouveau préfet de la Seine avait déjà eu l’occasion de s’occuper des affaires de Paris. En 1789 et 1790, Mirabeau s’inquiétait très vivement de l’état des esprits dans la capitale, des désordres qui y régnaient, des vices du régime municipal. Il se livra sur ce sujet à de profondes recherches, auxquelles il associait Frochot. « Jamais, écrivait-il en 1790 au comte de La Marck, autant d’élémens combustibles et de matières inflammables ne furent rassemblés dans un tel foyer… » A la suite venait une description très peu flatteuse de Paris et des incorrigibles Parisiens. Ce qu’il écrivait, il le disait tout haut, et cependant les Parisiens ne lui gardaient point rancune, car ils le nommaient chef de bataillon de la garde nationale et membre du directoire du département, mandat très populaire et très envié. « Paris m’attire, disait-il un jour à Frochot, c’est le sphinx de la révolution ; je voudrais lui arracher son secret. » Il y eût échoué, comme ont échoué tant d’autres. Quoi qu’il en soit, Mirabeau et avec lui Frochot avaient pris une part active à tous les projets d’organisation qui intéressaient la capitale, le premier dans une pensée politique, le second au point de vue des réformes administratives, dont l’examen convenait mieux à ses habitudes de travail et à la nature de son esprit.

L’administration de Paris pendant la période révolutionnaire avait été nécessairement fort négligée. Sous le directoire, lorsque l’on put essayer d’y remettre un peu d’ordre, le budget des dépenses s’élevait à 15 millions environ, et celui des recettes à un peu plus de 3 millions ; le surplus des dépenses devait être payé par le trésor national. Ce fut pour obvier à cette situation qu’une loi de 1798 institua l’impôt de l’octroi sous le titre d’octroi municipal et de bienfaisance, destiné principalement à couvrir les frais des hospices et de la distribution des secours à domicile. En 1802, l’octroi produisait 9 millions ; début bien modeste pour un impôt qui s’élève aujourd’hui à plus de 100 millions. En 1812, le budget de la ville était fixé, en recette et en dépense, à la somme de 22 millions 1/2. Il faut dire que la condition de Paris n’était à aucun égard comparable avec ce qu’elle est aujourd’hui, que la ville n’avait ni la même étendue, ni les mêmes ressources, ni les mêmes besoins. Les grandes dépenses concernant les monumens étaient payées entièrement sur les fonds de l’état. La population de Paris était trois fois moindre, les intérêts de la voirie et de la circulation n’exigeaient que des crédits assez minimes. Il n’y a donc point la moindre analogie à établir entre les deux époques. Ajouterons-nous qu’un emprunt de 8 millions fait à la caisse d’amortissement en 1808 et remboursable en seize annuités était alors une grosse affaire, et que, devant un excédant de dépenses de 2 ou 3 millions pour les années 1811 et 1812, le conseil municipal prenait une délibération désespérée, dans laquelle il évoquait « le gouffre du déficit ! » Voilà où en était le crédit. — Ce qui caractérise surtout la période à laquelle demeure attaché le nom de Frochot dans l’histoire de l’édilité parisienne, c’est la réorganisation ou la création des principaux services, instruction publique, hôpitaux, marchés, abattoirs, prisons, et ce qui rehausse le mérite de ces réformes, c’est précisément l’exiguïté des ressources à l’aide desquelles elles furent commencées. L’exposé de ces mesures tient une grande place dans le travail auquel s’est livré M. L. Passy sur l’administration du département de la Seine et de la ville de Paris. On y retrouve le germe des institutions qui se sont développées sous les yeux des générations suivantes. Tout en reconnaissant l’intérêt que présente cette étude, nous préférons insister sur le caractère politique de l’administration municipale sous le consulat et sous l’empire.

Pendant la république, les conseillers municipaux et même la plus grande partie des fonctionnaires procédaient de l’élection, À ce système, le consulat substitua la nomination directe par le pouvoir exécutif. Pour Paris, le conseil-général, qui se composait de vingt-quatre membres nommés par le premier consul, remplissait les fonctions de conseil municipal. Les maires et les adjoints étaient conservés dans les douze circonscriptions, mais leurs attributions se bornaient à la tenue des registres de l’état civil et à la direction des bureaux de bienfaisance. Le préfet de la Seine et le. préfet de police étaient placés au sommet de cette hiérarchie, qui fut maintenue sous l’empire. Ainsi, pour la constitution de son régime municipal, Paris était dans le droit commun : tous les agens étaient nommés par le gouvernement ; l’élection n’existait plus nulle part.

Toutefois, en substituant la nomination directe par le gouvernement à l’élection populaire, le consulat n’entendait point subordonner les conseils-généraux aux délégués du pouvoir exécutif. On était trop près de 1789 pour concevoir une pareille idée. Voici au surplus quelle était sur ce point l’opinion du premier consul, exprimée en 1800 devant le conseil-général de la Seine, qui avant de commencer ses travaux s’était rendu aux Tuileries : « Le premier consul a témoigné le désir que le conseil-général eût toute l’étendue de temps et de pouvoir nécessaire pour remplir sa destination. Il a rappelé que le conseil-général du département était dans l’ordre de la constitution un contre-poids naturel à l’autorité du préfet, qu’il devait être l’œil du gouvernement comme le préfet en était le bras, qu’il devait par conséquent exercer sa vigilance non-seulement sur tous les actes de l’administration, mais encore sur tous les abus et les défauts de l’ordre public, et se rendre l’organe de ses concitoyens dans l’émission et la publication de tous les vœux, de tous les projets, de toutes les vues, qui peuvent tendre à l’amélioration de la chose publique, qu’il convenait que le conseil-général séant à Paris offrît à tous les conseils des autres départemens une sorte de règle et de type de conduite[1]. » Tel était le langage de 1800. Il ne faut pas non plus oublier qu’à cette époque les conseils-généraux se composaient des hommes qui avaient concouru à la révolution de 1789, que le premier consul avait autour de lui, au sénat, au corps législatif, au tribunat, au conseil d’état, les survivans de la fraction modérée de la constituante, que la notion de liberté était encore vivante dans tous les esprits, et que le régime issu de brumaire ne pouvait justifier l’organisation nouvelle des conseils-généraux qu’en laissant aux membres de ces conseils une latitude d’appréciation et de discussion qui équivalait presque à l’indépendance. Le programme tracé en 1800 par Bonaparte lui-même imposait aux conseils-généraux le devoir d’empêcher le mal et leur donnait le droit de faire le bien. Aussi, tous les historiens sont d’accord là-dessus, il n’y eut point de période plus active, plus laborieuse, plus bienfaisante, que celle du consulat. Pendant trois ans, toutes les intelligences se mirent à l’œuvre, et la France fut réorganisée. Le gouvernement introduisit dans nos codes et dans notre système administratif ce qu’il y avait de pratique dans les idées de 1789 ; au-dessous de lui, les conseils-généraux et les conseils municipaux rétablirent l’ordre dans la gestion des affaires départementales et communales ; Paris en particulier ressentit les bienfaits de ce nouveau régime, qui remplaçait avantageusement les délibérations tumultueuses de l’ancienne commune.

L’empire succède au consulat, et bientôt tout change. A Paris comme ailleurs, le conseil-général siège, délibère, étudie des plans, aligne des budgets ; mais ses votes expirent au souffle d’une volonté toute-puissante. L’empereur assure de sa protection spéciale « sa bonne ville de Paris, » il la proclame « capitale de l’Europe, » il lui envoie des drapeaux et des canons pris sur l’ennemi ; mais il fait et défait à sa guise les budgets, il consulte ou ne consulte pas le conseil-général, il décrète les chiffres, qui obéissent moins aisément que les hommes, et il dispose de Paris comme il disposait du reste de l’empire, comme il disposait de l’Europe. « Les devoirs des conseils-généraux, écrit-il en 1808, se bornent à faire connaître comment les lois sont exécutées. Ils sont autorisés à représenter les abus qui les frappent soit dans les détails de l’administration, soit dans la conduite des administrateurs ; mais ils ne doivent le faire qu’en considérant ce qui est ordonné par les lois et par les décrets comme étant le mieux possible. » Or l’empereur ordonnait tout par décret ; donc tout devait être pour le mieux. Telle était la doctrine de l’empire. Nous voilà bien loin du programme de 1800, et cependant le premier consul et l’empereur étaient le même homme, c’était à Paris le même préfet, c’était le même conseil-général. Par quelle pente, non pas insensible, mais très brusque au contraire, les pouvoirs publics se laissaient-ils entraîner si loin de leur origine, de leurs devoirs et même de leurs sentimens, car, si l’adulation était sur toutes les lèvres, la protestation était dans bien des cœurs ? Quand les choses arrivent à ce point, ce ne sont point les hommes qu’il faut accuser, ce sont les institutions.

Les membres du conseil municipal de Paris avaient été pris dans les rangs de la haute bourgeoisie, du commerce et de la banque ; ils étaient incontestablement honnêtes, éclairés, animés du sentiment du bien, tels, en un mot, que l’intérêt public pouvait les souhaiter et que le suffrage de leurs concitoyens aurait eu raison de les désigner, s’il eût été consulté. Quand on relit les rapports et les délibérations du conseil, on remarque le soin avec lequel sont traitées les affaires, la sagesse des propositions, en particulier l’extrême vigilance qui est apportée à la situation des finances. Parfois le conseil hasarde quelques réclamations, mais en quels termes ! M. L. Passy reproduit une longue délibération qui se rattache au budget de 1812. Dans ce document, le conseil signale un déficit, et il se plaint de ce que diverses dépenses d’utilité générale sont payées en totalité par la ville. « Il ne revient plus, dit-il, sur les considérations qui, les autres années, lui avaient fait penser que plusieurs de ces dépenses devaient être partagées entre le trésor public et la ville. Il l’avait demandé. La sagesse du souverain a prononcé contre l’opinion du conseil. Le conseil s’est donc trompé. » Heureusement l’empereur était économe, et il sut toujours ménager les finances ; mais que doit-on penser d’un système dans lequel le conseil municipal de Paris, composé, nous le répétons, d’hommes éclairés et honnêtes, se résignait à une telle impuissance et s’inclinait aussi complètement devant l’empereur ? Tout acte de la volonté du maître était nécessairement un acte de sagesse. Le souverain était infaillible, ainsi le voulait la doctrine impériale, et les esprits y étaient tellement façonnés que l’on n’imaginait même pas une velléité de contradiction.

Ce qui à distance nous paraît inconcevable, c’est la facilité avec laquelle les hauts fonctionnaires, qui appartenaient tous à la génération de 1789, et dont quelques-uns avaient joué un rôle politique sous la révolution, se soumettaient à la règle commune. Vouloir expliquer leur conduite uniquement par le désir de conserver des emplois et d’acquérir fortune et honneurs, ce serait évidemment les calomnier et calomnier la nature humaine. Ils adhéraient après tout à un régime et à un homme que la France entière, dans une crise de lassitude et par une explosion de reconnaissance, avait accepté. S’ils devaient être déclarés coupables, le pays serait leur complice. Autant qu’on peut en juger par les mémoires que plusieurs d’entre eux ont laissés et par les conversations plus sincères que nous ont transmises leurs contemporains, ils furent dominés dès le premier jour par l’ascendant que le génie de Napoléon exerçait sur tous ceux qui l’approchaient et aveuglés par une sorte de fascination personnelle contre laquelle ils ne cherchaient même pas à se défendre. Nous en avons un exemple vraiment caractéristique et quelque peu comique dans la biographie même de Frochot, qui fut assurément l’un des plus honnêtes serviteurs de Napoléon, en même temps qu’il était un fonctionnaire digne d’estime et, si le terme ne semble pas trop ambitieux pour cette époque, un bon citoyen. En apprenant que l’annonce de la mort de l’empereur, répandue lors de la conspiration Malet, était une fausse nouvelle : « Ah ! je le savais bien, s’écria le fidèle préfet de la Seine, un si grand homme ne peut pas mourir ! » Napoléon n’était pas seulement infaillible ; il était passé à l’état immortel. Et cette idolâtrie dura tant que l’autel fut debout. Les malaises de conscience, les secrètes inquiétudes, les retours vers le passé, tous les sentimens, tous les souvenirs qui auraient pu ébranler la foi, étaient refoulés et étouffés au seul aspect du maître. C’est vraiment à n’y pas croire. Ce que nous savons à cet égard est confirmé par le témoignage de Frochot, qui pourtant après douze années de dévoûment devait être frappé par la disgrâce.

La disgrâce de Frochot se rattache à la conspiration Malet ; on connaît la courte histoire de cet étrange incident. Napoléon était en Russie. Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1812, le général Malet, condamné à la prison pour ses opinions républicaines, s’échappe de la maison de santé où il avait obtenu d’être transféré, court délivrer quelques complices détenus à la Force, se présente dans plusieurs casernes en déclarant que l’empereur a été tué devant Moscou, fait saisir le ministre de la police et le préfet de police (le duc de Rovigo et M. Pasquier), qui sont conduits à la Force, et il n’est reconnu et arrêté qu’au moment où il venait de tirer un coup de pistolet sur le général Hulin, commandant de la place de Paris. Le rendez-vous du gouvernement provisoire était à l’Hôtel de Ville. Un affidé de Malet, ignorant l’arrestation du chef du complot, se présente à la préfecture, annonce à Frochot la mort de l’empereur, et demande une salle pour les délibérations du nouveau gouvernement, convoqué à neuf heures. Frochot, tout interdit, désigne la grande salle de l’Hôtel de Ville, ordonne quelques dispositions et se retire au plus vite. Immédiatement il apprend que la nouvelle est fausse et qu’il vient d’être victime d’une affreuse mystification. Après avoir calmé les alarmes qui commençaient à se répandre autour de lui, il se rend chez Cambacérès, où étaient réunis les principaux membres du gouvernement. L’aventure était assez humiliante. Le péril n’avait pas été bien grand ; mais que dirait l’empereur de l’incurie qui avait permis ce tapage nocturne, de la crédulité qui avait accepté au premier moment la nouvelle de sa mort, de l’oubli complet dans lequel on paraissait avoir laissé l’impératrice et le roi de Rome ? Il fallait une victime, et ce fut Frochot qui paya pour tous. Vainement il assura qu’en ordonnant de préparer la salle de l’Hôtel de Ville il cédait à la force, ne cherchait qu’à gagner du temps, et se disposait à porter ailleurs une résistance plus efficace. Pour comble de malheur, son nom se trouvait sur la liste du gouvernement provisoire dressée par Malet, périlleux témoignage rendu à sa popularité. L’empereur revint de Russie au mois de décembre, mécontent de lui-même et de tout le monde. Il déféra la conduite de Frochot au jugement du conseil d’état, qui décida que le préfet de la Seine « n’avait pas été coupable de trahison, mais qu’il avait manqué de présence d’esprit. » Les amis mêmes de Frochot ne songèrent plus qu’à l’excuser en avouant « qu’il avait été frappé d’une apoplexie morale. » La destitution était inévitable ; elle fut prononcée le 23 décembre. Napoléon avait du goût et de l’estime pour Frochot, il manifesta plus d’une fois le regret de l’avoir sacrifié ; mais il croyait obéir à la raison d’état en se montrant inflexible. Frochot se retira d’abord à Nogent-sur-Seine, puis il retourna dans son village d’Aignay-le-Duc. « Il faut, écrivait-il à M. de Montalivet, de qui il avait reçu une lettre affectueuse, il faut que votre excellence soit douée d’une bonté bien inépuisable pour se souvenir encore d’un pauvre paysan dont un hasard singulier avait fait une sorte d’homme de cour, et que des circonstances au moins extraordinaires ont renvoyé au milieu de ses rochers sauvages, d’où il n’aurait jamais dû sortir… »

Au retour de l’île d’Elbe, quand il fallut reconstituer un gouvernement et distribuer les principaux emplois, Frochot fut proposé à l’empereur pour la préfecture de la Seine. Aucune nomination ne devait être plus agréable au conseil municipal ; mais le temps pressait, l’Hôtel de Ville ne pouvait attendre, et Frochot n’était pas là. L’empereur le nomma préfet des Bouches-du-Rhône. Frochot n’accepta que par dévoûment la mission qui lui était confiée. Marseille était alors peu commode : le parti légitimiste y avait établi son quartier-général, d’où il dirigeait la résistance que les provinces du midi opposaient au rétablissement de l’empire. Frochot sut maintenir le calme, et lorsque le 25 juin 1815, à la nouvelle du désastre de Waterloo, l’insurrection comprimée depuis deux mois éclata dans la ville, il put, par son intervention courageuse, arrêter l’effusion du sang. Peu de jours après, il quittait Marseille au milieu d’une sorte d’ovation populaire, hommage tout exceptionnel en ce temps d’effervescence politique et dans cette région de la France où la réaction royaliste allait se montrer si ardente. Frochot recevait la récompense de cette probité modeste qui, à Paris, lui avait conservé tant d’amis lors de sa disgrâce, et qui, à Marseille, commanda le respect de ses adversaires politiques, même après la chute violente du gouvernement qu’il avait servi.

Frochot avait alors cinquante-quatre ans, et l’heure de la retraite était définitivement venue pour lui. Nous voici à la dernière période de cette vie si accidentée, période pleine de calme et de recueillement, l’ombre après tant de lumière. Comment essaierions-nous de refaire ce tableau, qui a été tracé de main de maître dans une notice que M. Sainte-Beuve a récemment écrite sur Frochot ? « Les dernières années de sa vie, dit M. Sainte-Beuve, se passèrent à la campagne, à Étuf, sur les confins de la Haute-Marne et de la Côte-d’Or, dans une ferme qu’il acheta, qu’il exploita de ses mains, où il prit au sérieux les occupations agricoles les plus positives, aimant à se dire « cultivateur. » Il y adapta, selon les terrains, divers modes d’assolement ; il y introduisit et y acclimata certains arbres et une race troëne particulière. Il ne considérait plus sa bonne et sa mauvaise fortune d’autrefois que comme des rêves dont il défendait le mieux qu’il pouvait son imagination, moins attristée encore qu’attendrie. Ainsi qu’il arrive souvent aux hommes frappés d’un grand et fatal accident qui a brisé à jamais en eux une illusion de toute une existence, il se rejetait et se plongeait dans les impressions de la nature, dans les travaux et même les fatigues des champs. Laërte se consolait comme il pouvait dans sa vigne de son incurable douleur depuis le départ d’Ulysse. Combien de vieux soldats, de généraux même, après Waterloo, recoururent à la bêche, à la charrue, et y cherchèrent la distraction de la défaite, l’oubli de l’affront national, avec acharnement et une sorte de rage ! Frochot, à sa manière, faisait ainsi. Comme ce vieillard de Térence qui se punit d’une erreur et qui se venge d’un secret chagrin, il se donnait bien de la peine et de la sueur à remuer la terre et à labourer son champ ; mais pour cela il n’était nullement devenu misanthrope. Une médaille d’argent qui lui fut décernée une fois pour la culture de la pomme de terre, très encouragée alors, le rendait tout lier et lui causait un innocent plaisir. Les joies de la famille lui restaient. La mort d’un fils, en qui il revivait et sur la tête duquel il reportait l’avenir, hâta sa fin. Il mourut six semaines après l’avoir perdu, le 29 juillet 1828. Au résumé, ne le trouvez-vous pas ? cette vie du comte Frochot, même avec cet éclat et ce coup de foudre qui la brise, a une harmonie et fait un ensemble. »

Il y a du drame en effet dans cette existence qui a traversé toute la révolution au milieu des péripéties que nous avons essayé de décrire, et avec les alternatives de l’heureuse fortune et de la disgrâce. Frochot fut protégé, dès ses débuts à la constituante, par l’amitié de Mirabeau, qui lui donna ce premier degré de notoriété par lequel s’élèvent les hommes publics, et qui l’éclaira d’un premier reflet. Retiré dans sa province, il tint tête à la terreur, et ces heures de périls et de courage doivent lui être comptées ; mais ce fut sous l’empire qu’il arriva en pleine lumière. Chargé de la préfecture de la Seine, il fit preuve des plus rares qualités administratives, d’un amour ardent pour le bien public et d’un désintéressement personnel qui lui valut d’éclatantes marques d’estime. Il ne résista point à l’empereur, à qui personne ne résistait ; mais on n’aperçoit point que son dévoûment ait été servile. L’empire ne pouvait pas produire d’esprits politiques, encore moins de caractères ; il produisit d’habiles administrateurs. Frochot mérite une place parmi les fonctionnaires qui ont réorganisé nos grands services publics, et dont les traditions sont aujourd’hui encore invoquées avec respect. Aussi les documens nombreux qui se rattachent à sa biographie ont-ils fourni à M. L. Passy la matière d’une étude complète et très instructive sur l’administration de la ville de Paris ; c’était le meilleur hommage qui pût être rendu à la mémoire du premier préfet de la Seine.


C. LAVOLLEE.

  1. Extrait des procès-verbaux du conseil-général de la Seine, session de l’an VIII.