Souvenirs d'un diplomate - La Délégation des Affaires étrangères à Tours et à Bordeaux (1870-1871)

Souvenirs d'un diplomate - La Délégation des Affaires étrangères à Tours et à Bordeaux (1870-1871)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 241-275).
SOUVENIRS D’UN DIPLOMATE

LA DÉLÉGATION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
A TOURS ET A BORDEAUX (1870-1871)

Je n’ai pas l’intention de retracer ici l’histoire de la diplomatie du gouvernement de la Défense nationale. Plusieurs écrivains de marque, M. Jules Favre, plaidant pro domo sud, MM. Albert Sorel, Valfrey, Ch. de Mazade, ont raconté et jugé l’ensemble des négociations qui se sont poursuivies depuis le 4 Septembre jusqu’à la paix de Francfort à travers la fièvre obsidionale et au bruit du canon. Je voudrais seulement indiquer d’après mes souvenirs personnels les principaux épisodes de la mission spéciale qui, sous le nom de Délégation des Affaires étrangères, a été chargée à Tours et à Bordeaux de correspondre avec nos agens et d’entretenir nos relations avec les Puissances neutres pendant que Paris était séparé du reste du monde. Il m’a été donné d’en faire partie ; j’ai été témoin de ses efforts continus, de ses pourparlers énergiques, du labeur qu’elle a consacré à la sauvegarde de ce qui subsistait encore de notre situation en Europe. Il ne lui appartenait pas de conduire les événemens ou de prendre les résolutions réservées au gouvernement responsable de notre politique et de nos destinées ; mais elle a joué un rôle assez considérable au cours de cette période pour qu’il soit intéressant de rappeler ce qu’elle a été, ce qu’elle a fait, et d’étudier le concours qu’elle a prêté à l’œuvre commune, les services qu’elle a rendus dans toutes les circonstances où elle a pu exercer son activité. On verra qu’elle a été l’un des élémens de la résistance et qu’elle s’est pleinement acquittée du mandat qu’elle avait reçu, et ce n’était pas peu de chose en ces jours néfastes,


I

Lorsque le gouvernement de l’Hôtel de Ville eut résolu de résider dans Paris assiégé, il comprit la nécessité de constituer en province un centre d’autorité libre, qui pût maintenir l’administration du pays et surtout organiser et diriger nos ressources militaires. Il désigna donc trois de ses membres, MM. Crémieux, Glais-Bizoin et l’amiral Fourichon, pour se rendre à Tours, assistés de fonctionnaires des divers départemens ministériels. Mais la tâche assignée à ces personnages était déjà tellement au-dessus de leur compétence qu’on voulut bien juger impossible de leur remettre encore nos intérêts diplomatiques. D’autre part, nos rapports avec notre personnel au dehors et avec les Puissances exigeaient la liberté des communications : il fallait que notre voix pût se faire entendre, et que nous fussions en mesure de traiter les questions éventuelles dont nous aurions à nous préoccuper. Le parti le plus simple eût été d’adjoindre le ministre des Affaires étrangères à ses trois collègues ; mais M. Jules Favre ne voulait point quitter la capitale, craignant d’abandonner le gouvernement aux conceptions vagues du général Trochu, à la fougue de M. Gambetta, et peut-être aux entreprises de la démagogie. Ces considérations avaient leur valeur sans doute ; il en résultait toutefois que M. Jules Favre ne pourrait exercer ses fonctions que par intermittence, en des conjonctures spéciales, et serait hors d’état de communiquer avec nos agens aussi bien que de faire face aux incidens de l’avenir. Comme, d’autre part, il n’entendait point abandonner ses prérogatives, il résolut d’envoyer à Tours un délégué muni de pouvoirs assez étendus pour entretenir nos relations extérieures, négocier avec les Puissances, et tenter auprès d’elles les démarches urgentes, tout en réservant les conclusions majeures à la décision du gouvernement. En tout temps, une telle mission eût été fort délicate ; mais, en l’état des choses, elle devenait particulièrement difficile, eu égard surtout à l’impossibilité de se concerter avec le ministre, et il était malaisé de prévoir quelle extension elle serait amenée à prendre sous l’impulsion des événemens.

Le choix du délégué qui serait investi d’attributions aussi peu définies ne laissait pas que d’être embarrassant. Parmi les membres du Gouvernement, les uns étaient tout à fait incapables de diplomatie, les autres eussent inévitablement cherché à prendre un ascendant incompatible avec l’influence et la responsabilité que M. Jules Favre entendait conserver. La situation et le caractère de M. Thiers ne permettaient pas de lui offrir un rôle secondaire, et quant aux diplomates de profession qui avaient survécu à la révolution de Septembre, ils étaient à peu près inconnus au ministre. Il est vrai que celui-ci, avec une sagesse rare dans l’histoire de nos vicissitudes, les maintenait à leur poste, confiant dans leur loyal concours ; mais il manquait d’élémens d’appréciation sur leurs aptitudes particulières.

Comme il estimait cependant qu’un homme de la carrière, sans attache personnelle avec le régime déchu, serait seul en mesure de remplir ces fonctions exceptionnelles qui exigeaient autant d’autorité et d’expérience que d’esprit de discipline, il en vint à considérer que les deux principaux fonctionnaires du ministère, M. Desprez, directeur des Affaires politiques, et le comte de Chaudordy, directeur du Cabinet, étaient, avec des qualités très différentes, indiqués pour la mission de Tours. En travaillant avec eux depuis son accession au pouvoir, il avait discerné leurs mérites éminens et leur dévouement à la patrie : il se félicitait de les avoir retenus auprès de lui.

M. Desprez, chargé depuis quatre ans de la Direction politique, dont il avait été pendant dix ans sous-directeur, avait acquis par l’infatigable travail de toute sa vie une connaissance approfondie des questions européennes. Esprit remarquablement fin et ingénieux, conciliant et incapable d’une imprudence, il savait discerner le fort et le faible des affaires les plus complexes aussi bien qu’en suivre les nuances et les détours. Habile écrivain, il était passé maître dans l’art essentiel en diplomatie de dissimuler sous la trame d’un style serré les ondoiemens de la dialectique et les réserves de la pensée. Accoutumé à conduire un grand service et à converser avec les représentans étrangers, il était regardé, à bon droit, comme le conseiller le plus éclairé et le plus sage qu’un ministre pût rencontrer. Il est vrai que les travaux du Quai d’Orsay convenaient mieux à son tempérament méditatif et un peu timide que la vie active du dehors, et il était permis de se demander si la nature même de ses facultés supérieures répondait bien aux nécessités d’une mission militante, exposée peut-être à tant de péripéties.

Le comte de Chaudordy se recommandait par des mérites d’un autre ordre. C’était un homme d’initiative prompte et accentuée : après avoir obtenu ses premiers grades à l’étranger, il avait complété son instruction politique et mondaine dans le poste de chef du cabinet pendant le long ministère de M. Drouyn de Lhuys. Assez médiocre écrivain, nullement orateur, il séduisait par la verve de sa causerie, par la fermeté décisive de son langage familier, par une causticité aimable, un peu brusque en apparence, mais toujours originale et pénétrante. Sans donner à sa pensée une forme impérieuse, il la présentait comme l’expression même du bon sens et de la sagesse pratique. Méridional du Languedoc, il avait tout l’esprit alerte et délié de sa race, le mot vif et saisissant, et en même temps une volonté, une ténacité irréductibles. Après la retraite de M. Drouyn de Lhuys, et pendant une disponibilité assez longue, il avait gardé une attitude de demi-disgrâce, avec une réserve discrète, nuancée d’opposition, et quand, au lendemain de nos premiers revers, il fut appelé à diriger le cabinet du prince de La Tour d’Auvergne, il parut presque un homme nouveau. Il voulait s’éloigner après le 4 Septembre, mais il céda aux instances de M. Jules Favre, qui invoquait son ardent patriotisme. En réalité, étranger aux décisions funestes qui avaient amené la guerre, n’étant lié par aucun devoir de fidélité dynastique, il était libre de servir le pays sous un autre régime, surtout lorsqu’il s’agissait non pas de telle ou telle forme politique, mais de résistance à l’ennemi.

Après une hésitation assez longue, le ministre jugea préférable de se réserver la collaboration de M. Desprez à Paris et d’envoyer M. de Chaudordy à Tours. Ce dernier lui parut particulièrement propre à une mission très active, à cette multitude de démarches rapides et insistantes que la situation même imposait au chef d’une délégation aussi aventurée. Son choix était donc très bien justifié, mais il faut reconnaître que le rôle du délégué demeurait fort vague et sa tâche indéterminée. Ce fonctionnaire, chargé de diriger les services extérieurs et d’amener, s’il était possible, l’intervention diplomatique des neutres, restait cependant subordonné à un ministre qui, renfermé dans Paris, ne pouvait ni l’inspirer, ni le conduire : on comptait sur son initiative, qui risquait toujours d’être désavouée ; son influence se trouvait ainsi sensiblement diminuée, et il ne représentait en vérité pour les Cabinets neutres qu’une sorte d’ambassadeur avec qui les négociations gardaient un caractère indécis et flottant, puisqu’il dépendait d’un gouvernement d’abord non reconnu et, ce qui était plus grave, invisible. La diplomatie française allait donc être soumise à deux autorités inégales, et l’une et l’autre fictives, celle-ci n’ayant droit de se produire que sous réserve, et celle-là étant hors d’état de se manifester en temps opportun. M. de Chaudordy devait être, pendant tout le cours de sa gestion, gêné par cette disposition des choses : on lui donnait trop ou trop peu, et il a fallu toutes les ressources de son esprit et la prudence de sa conduite pour que sa mission conservât quand même le caractère le plus élevé, ne donnât lieu à aucun conflit, et obtînt jusqu’à la fin les sympathies et la confiance des Cours.

On doit convenir que ces défauts de la Délégation étaient le fait des circonstances où elle avait été improvisée, et que le gouvernement central, en présence des décisions fondamentales qu’il avait à prendre sous sa responsabilité, ne pouvait se dessaisir de ses attributions souveraines. Le poste était ambigu par la force des choses. Il semble cependant qu’il eût été possible, sans développer outre mesure la compétence du délégué, de donner à sa mission à la fois plus de ressources et de solidité, en l’entourant d’un personnel plus nombreux et de quelques agens de rang élevé. Sans doute il suffisait pleinement à la direction générale ; mais, si l’on eût placé sous ses ordres des conseillers autorisés, bien choisis dans la carrière, on eût certainement facilité son travail et affermi ses moyens d’action et son prestige. M. Jules Favre et M. de Chaudordy auraient dû, je crois, mieux organiser la Délégation et la rendre plus robuste. Mais je me souviens qu’alors on n’avait qu’une idée assez obscure du rôle qu’elle aurait à jouer ; puis, le temps pressait, l’ennemi allait investir Paris ; on se hâta donc de désigner dans les bureaux quelques collaborateurs strictement nécessaires, presque tous très jeunes et de grade inférieur : ce n’était pas là, quels que fussent notre dévouement commun et le mérite de plusieurs de nos collègues, la mission imposante et forte qu’en toute hypothèse il eût été opportun de constituer.

Ces réserves faites, il me sera permis, je pense, puisqu’il s’agit ici d’un labeur collectif, d’en constater la valeur et la persévérance. La Délégation chargée d’assurer la régularité des services dévolus d’ordinaire à toutes les directions du ministère des Affaires étrangères n’était composée, en dehors de son chef, que de quatorze personnes, dont huit seulement du cadre diplomatique, un ministre plénipotentiaire non encore installé, quatre seconds ou troisièmes secrétaires, et trois attachés ; les autres étaient des fonctionnaires des consulats, de la division des fonds et du chiffre. Ce petit nombre d’agens est parvenu toutefois à subvenir pendant cinq mois à toutes les affaires urgentes : dirigés, il est vrai, par un chef éminent, soutenus par leur énergique patriotisme, ils ont vaillamment porté le fardeau : nul d’entre eux assurément, dans le cours de sa carrière, n’a donné en si peu de temps une pareille somme d’efforts et de travail. Ils le devaient sans doute, mais il est juste de le rappeler.

La tâche de chacun de nous était d’ailleurs parfaitement circonscrite, sauf incidens exceptionnels. M. de Chaudordy conduisait toutes les affaires : la Délégation se concentrait en lui seul, en son initiative et en sa volonté. Il traitait toutes les questions avec les ambassadeurs étrangers ; il écrivait les télégrammes et nous donnait ses ordres avec une précision laconique et une remarquable clarté. Il menait son personnel en maître toujours bienveillant, et nous aimions son affable autorité. Auprès de lui, M. de Geofroy, ministre nommé en Chine, mais dont le départ avait été ajourné, répartissait le travail entre les attachés, veillait à l’ordre général, traitait les difficultés contentieuses et internationales, que son expérience lui rendait familières. M. Bourée, fils de l’ancien ambassadeur à Constantinople, consacrait l’activité de son brillant esprit aux divers travaux attribués à Paris au cabinet du ministre. M. Albert Sorel, qui est devenu depuis un historien de premier ordre et membre de l’Académie française, donnait au Délégué, dans des fonctions analogues à celles de chef du secrétariat particulier, l’utile concours de son jugement déjà mûr et de sa plume exercée. L’expédition des petites affaires et nos rapports avec les différentes administrations étaient confiés aux soins intelligens de M. Delaroche-Vernet, fils et petit-fils d’artistes illustres, qui devait, quelques années plus tard, être enlevé à la carrière par une mort prématurée, et je ne puis rappeler ici son nom sans une émotion affectueuse. Toute la correspondance politique avec nos ambassades et légations m’avait été remise par M. de Chaudordy : elle était le développement et le commentaire de ses télégrammes. Le laborieux service des consulats et chancelleries, de la comptabilité et du chiffre, imposait un labeur continuel et plus rude encore que le nôtre aux fonctionnaires spéciaux que le département nous avait adjoints.


II

La Délégation, dès son arrivée à Tours, fut logée au second étage de l’Archevêché, dans une sorte de grande salle d’étude située au-dessus de l’appartement cédé par le prélat à M. Crémieux. Nous étions là campés sur quelques tables volantes et assez mal à l’aise pour nous recueillir et nous isoler dans nos attributions respectives. Heureusement, dans ce quartier paisible, au fond des vastes cours de la demeure épiscopale, nous étions assez éloignés de la foule bruyante qui encombrait la rue centrale de la ville. Le spectacle étrange que présentait alors cette cité habituellement si calme a été exactement décrit par plusieurs auteurs et je n’en parle que pour mémoire. J’ai encore devant les yeux le remous de cette multitude agitée : groupes inquiets et flottans ; débris de l’ancienne armée ; officiers et soldats des corps réorganisés ; troupes de la garde mobile ; francs-tireurs sérieux ou de fantaisie, revêtus de costumes bizarres ; sur la chaussée et les trottoirs, devant les cafés, aux alentours des bureaux de la Guerre et de l’Intérieur, partout où il y avait à surprendre une indication, une rumeur quelconque, on voyait aller et venir les passans tumultueux, se former des rassemblemens confus où s’improvisaient des discussions stratégiques, où se colportaient et se commentaient les nouvelles parmi la circulation du matériel de guerre. La ville débordait sous la pression d’une population imprévue, affairée et vibrante, des régimens qui séjournaient en attendant leurs ordres, de corps francs, parfois traînards ; il y avait là toute une armée de fonctionnaires civils venus de Paris, de journalistes en quête de détails émouvans, d’habitans des provinces voisines, et aussi de gens attirés par la présence d’une ombre de gouvernement, passionnés, prenant le vent, solliciteurs et curieux ; et ces agglomérations se mêlaient en plein air, à grand bruit.

Ce mouvement, cet enthousiasme et ces palpitations populaires pouvaient être à la rigueur considérés comme un entraînement nécessaire en un moment où la France devait être surexcitée pour trouver en elle-même le courage de réagir contre ses revers. Toutefois, comme il était urgent avant tout de constituer un gouvernement, de former des armées, et d’agir aussitôt que possible sur les dispositions de l’Europe, M. de Chaudordy, indifférent d’ailleurs aux manifestations de la rue, se mit sur-le-champ à l’œuvre, pour ce qui concernait sa mission, et adressa à nos agens une circulaire où il leur exposait la situation avec une éloquence émue et leur suggérait, sous la forme ostensible, le langage le plus propre à éveiller la sollicitude des Cours et à les intéresser à notre cause. Il commençait ainsi sa rude campagne avec cette énergie qui ne l’a jamais abandonné ; mais, au point de vue général, il ne se dissimulait pas combien l’insuffisance manifeste de MM. Crémieux et Glais-Bizoin et, par suite, du gouvernement de Tours, nuisait à la défense nationale et en particulier à notre influence diplomatique. Il avait besoin d’être soutenu par une autorité forte, et ne la rencontrait nulle part : officiellement subordonné à ces comparses, il devait soumettre à leur incompétence les affaires qu’il avait à mener, et il sentait la difficulté de faire prendre au sérieux leur débile gouvernement. Puis, il perdait son temps à les instruire : aucun d’eux n’était malveillant, loin de là ; mais il lui fallait leur placer sous les yeux et leur expliquer longuement les documens de la correspondance, et, sans que son indépendance fût en péril, elle ne laissait pas d’être gênée par leur ignorance un peu méticuleuse. M. Crémieux surtout, comme la plupart des parlementaires, avait la prétention abusive de se mêler de diplomatie : on contait même que sa femme entendait lire les dépêches, sous prétexte que l’Impératrice autrefois en prenait connaissance. Quoi qu’il en fût de ce propos, il est certain que le délégué se trouvait embarrassé par l’intervention, régulière après tout, mais inutile, d’un ministre inexpérimenté dont il n’avait à attendre aucun secours, et aussi par le caractère effacé et l’inertie d’un pouvoir que la France et l’Europe regardaient, à tort ou à raison, avec une défiance voisine de l’ironie.

L’arrivée soudaine de M. Gambetta, que le gouvernement de Paris envoyait enfin prendre en main la direction suprême qui échappait à ses collègues, mit un terme à ces tâtonnemens d’une administration désemparée. Je n’ai pas à redire l’impression profonde que produisit à Tours et dans tout le pays ce fait inattendu : on n’avait pas de gouvernement, on recevait la dictature. Si, plus tard, le jeune tribun, emporté par la passion politique, exagéra son rôle et s’aliéna l’opinion publique par ses fautes et par des mesures oppressives ; s’il n’a pas été l’homme d’Etat et le stratège qu’on eût espéré, on ne saurait nier qu’à ce moment sa venue, qui replaçait au second plan des ministres inférieurs à leur rôle et leur substituait une volonté intrépide, fut considérée partout comme un événement heureux et imprima à tous les services de l’Etat une impulsion vigoureuse. La résistance, jusqu’alors si faiblement préparée en province, y devenait désormais une réalité, et, en imposant de nouveaux efforts à l’ennemi, semblait de nature à modifier en notre faveur l’attitude des neutres.

Notre Délégation comprenait bien cet avantage ; mais, tout en se félicitant de voir les ressources du pays concentrées par une forte initiative, et, par suite, s’accroître nos moyens d’action diplomatique, elle se demandait cependant si les préjugés, la fougue et le tempérament autoritaire de M. Gambetta ne jetteraient pas quelque trouble dans nos relations internationales. Heureusement nos inquiétudes furent vaines : dès sa première entrevue avec notre chef, M. Gambetta, reconnaissant en lui une ardeur patriotique non moins vive que la sienne, et toutes les qualités d’un négociateur expert, lui témoigna une confiance entière et qui ne s’est jamais démentie. Bien plus, ces deux hommes, si dissemblables par leurs origines et leurs opinions politiques, conçurent l’un pour l’autre une véritable amitié, qui devait survivre non seulement à la guerre, mais à tous les incidens ultérieurs. Rappelons en passant que, douze ans plus tard, lorsque M. Gambetta devint premier ministre, il nomma sur-le-champ M. de Chaudordy ambassadeur à Saint-Pétersbourg.

Ce complet accord avec le personnage qui dominait alors la majorité du pays et les conseils de l’Etat assurait au délégué la liberté de ses mouvemens : les démarches qu’il avait déjà tentées auprès des neutres prenaient ainsi plus d’importance et de valeur morale : il trouvait, en outre, dans une adhésion aussi spontanée la confirmation pratique des sentimens de M. Jules Favre, avec lequel, par loyauté autant que par esprit hiérarchique, il entendait rester étroitement uni. Enfin, plus tard, lorsque M. Thiers, revenu de son voyage dans les grandes Cours, exprimait des convictions décourageantes pour la défense nationale et pour l’intervention des neutres, si M. de Chaudordy put contre-balancer l’influence de ce langage, très sincère sans doute, mais encore prématuré, il l’a dû certainement à son entente irrécusable avec son gouvernement et avec celui qui personnifiait au plus haut degré une politique, non pas intransigeante, mais contraire aux concessions trop promptes et trop onéreuses. Assurément les prévisions de M. Thiers n’étaient que trop fondées ; mais nous avions le devoir d’user jusqu’à la dernière extrémité des ressources de la diplomatie en vue de réserver nos chances, si faibles qu’elles fussent, d’éviter l’isolement et d’intéresser l’Europe à prévenir un dénouement désastreux. A vrai dire, c’était bien là, en tout état de cause, la mission même confiée à M. de Chaudordy, mission restreinte à cet effort, mais dans laquelle il devait se maintenir, comme un soldat à son poste, n’ayant ni à apprécier, ni à discuter les conditions de la paix. L’aide de M. Gambetta, en corroborant sa situation officielle, lui donnait l’autorité qui lui était indispensable pour accomplir sans hésitation l’œuvre confiée à son dévouement.


III

Il avait dû d’abord, ainsi que je l’ai indiqué plus haut, définir, dans sa circulaire du 8 octobre, l’état des choses tel qu’il résultait alors des événemens, des déclarations absolues de M. Jules Favre et de l’entrevue de Ferrières ; réfuter les théories allemandes, et démontrer à l’Europe les périls que l’ambition de la Prusse ferait courir à l’équilibre général. Ce premier travail étant accompli et cette base étant posée, il s’attacha désormais exclusivement à persuader les neutres, soit personnellement, soit par l’intermédiaire de nos agens ; à les engager dans des démarches favorables ; et à nous éviter ainsi le tête-à-tête que M. de Bismarck prétendait imposer à notre diplomatie. Il devait, sans se lasser, développer ce thème en profitant de toutes les occasions qui lui seraient offertes par les événemens pour fortifier son argumentation et en accroître l’évidence

Les ambassadeurs et ministres étrangers accrédités auprès de Napoléon III nous avaient suivis à Tours. Leur mandat n’ayant pas été renouvelé après le 4 Septembre, leur position n’était pas très régulière, mais nous avions tout avantage à l’accepter. M. de Chaudordy les connaissait de longue date, entretenait avec tous des relations courtoises, cordiales même avec quelques-uns. Les représentans de l’Angleterre, de l’Autriche et de l’Italie, lord Lyons, le prince de Metternich et le chevalier Nigra, le nonce apostolique, Mgr Chigi, qui résidaient depuis longtemps à Paris, enveloppaient la politique de leurs Cours d’un langage affectueux. Lord Lyons s’exprimait avec une bonhomie un peu affectée peut-être, mais de forme engageante ; M. de Metternich cachait, sous la grâce raffinée et le calme d’un diplomate de grande race, une émotion vraie, compliquée de rancune autrichienne envers la Prusse et de souvenirs restés fidèles à la Cour impériale. Le chevalier Nigra, accoutumé aux délicates nuances des conversations mondaines, s’attachait à couvrir des affabilités de sa parole la réserve calculée du Cabinet italien. Mgr Chigi déplorait nos infortunes avec d’autant plus de sincérité qu’elles avaient entraîné la déchéance temporelle du Saint-Siège, Le chargé d’affaires de Russie, bien qu’il eût, pour ménager les susceptibilités allemandes, des motifs particuliers dont nous parlerons plus loin, demeurait avec nous dans les meilleurs termes. Quant aux ministres des États secondaires, tout en redoutant d’offenser l’Allemagne, ils s’inquiétaient, au fond, de son extension menaçante pour les faibles, et si leur attitude envers nous était ostensiblement mesurée, nous la sentions au moins très amicale. Le terrain où nous allions nous avancer semblait donc assez bien préparé, et M. de Chaudordy l’abordait résolument, non pas sans anxiété, mais avec l’espoir que, malgré le prestige de tant de victoires et les résistances du Chancelier, les grandes Puissances estimeraient de leur dignité de jouer dans un tel drame un rôle modérateur, et que l’intérêt manifeste de prévenir la prépondérance de la Prusse en facilitant une paix honorable, l’emporterait sur leur timidité. Il se plaisait d’ailleurs à croire que nos armées obtiendraient quelques succès partiels qui modifieraient leur impression, et il entreprenait sans retard les négociations sur deux points d’importance inégale, mais connexes, qui appelaient immédiatement sa sollicitude.

Le premier objet qu’il avait en vue était d’amener les Puissances à une démarche énergique et, s’il se pouvait, collective, qui eût précédé nos pourparlers éventuels avec l’Allemagne. Le second, qui devait être visé en même temps, était d’obtenir des neutres la reconnaissance officielle du gouvernement de la Défense nationale. L’Italie seule y avait consenti : les autres Cours s’abstenaient. Or, bien que leurs ambassadeurs résidassent à Tours, ces relations entre des agens non accrédités et le délégué d’un pouvoir non reconnu présentaient (un caractère irrégulier qui nuisait à leur efficacité. La Délégation insista donc sur ce point par de nombreuses et pressantes dépêches, surtout à Londres et à Vienne. Nous n’attendions rien de la Russie, trop liée à la Prusse pour entrer dans cette voie ; mais l’Angleterre paraissait plus accessible, et son initiative eût vraisemblablement entraîné l’Autriche-Hongrie. Malheureusement ces deux Cours, peu disposées à une manifestation qui eût si fortement mécontenté l’Allemagne, avaient à leur service, pour s’y soustraire, un prétexte sérieux : le gouvernement de l’Hôtel de Ville, quoiqu’il fût, pour une œuvre transitoire, accepté et obéi par la France entière, manquait évidemment de sanction légale : « Nous n’hésiterons pas, disait M. de Beust, à reconnaître officiellement la République aussitôt qu’elle aura reçu la consécration d’un vote national. » Le Cabinet anglais nous répondait dans le même sens. Or, comme, à cette époque, pour des motifs que je n’ai pas à discuter ici, les élections avaient été ajournées, M. de Chaudordy dut renoncer à vaincre sur ce point la résistance des Cours et reporter son attention sur la demande d’une intervention diplomatique assez forte pour modérer quelque peu les ambitions de la Prusse.

Les échanges d’idées qui eurent lieu alors entre la Délégation et les Cabinets de Londres, Vienne et Rome démontrent que notre espoir n’était point chimérique. L’Angleterre, sans vouloir s’engager à fond, se demandait s’il était de bonne politique de laisser succomber une nation qui tient une si grande place dans l’histoire du monde, et si son intérêt aussi bien que sa dignité ne lui conseillaient pas une tentative pour atténuer le désastre et abréger au moins les épreuves sanglantes. L’Autriche, tout en se refusant à prendre les devans, comprenait combien lui serait funeste le triomphe absolu de son redoutable voisin, et, sans oser agir seule, se fût associée avec empressement à des démarches combinées : elle s’efforçait même par son langage de déterminer en ce sens un mouvement favorable à notre cause, qui était aussi la sienne. Son premier ministre, M. de Beust. déclarait, dans ses dépêches au prince de Metternich, que « la torpeur de l’Europe » serait « une faute regrettable ; » que les Puissances « avaient une belle tâche à accomplir en cherchant à mettre un terme aux calamités de la guerre ; » il indiquait « la responsabilité qui retomberait sur les neutres, » désapprouvait « la politique d’abstention absolue » adoptée par la Russie, et se prononçait même « pour un effort collectif en faveur du rétablissement de la paix. » L’Italie, décidée, il est vrai, à ne point nous accorder cet appui militaire que M. de Chaudordy, sans grande illusion, persistait à réclamer d’elle, était évidemment toute prête à nous donner son concours diplomatique et à nous servir, dans cette mesure, sans se compromettre. Ces dispositions, fortifiées par les tendances générales de l’opinion publique, s’accentuaient si bien que M. de Bismarck s’en montrait extrêmement ému ; lui-même, dans ses Mémoires, en fait l’aveu : « Une telle intervention, dit-il, ne pouvait être faite que dans l’intention de nous rogner le prix de nos victoires au moyen d’un Congrès... Ce danger m’inquiétait jour et nuit... Plus la lutte durait, plus il fallait compter avec cette éventualité. »

Les négociations entamées par M. de Chaudordy se produisaient donc au moment favorable : il pressentait les soucis du Chancelier, et, d’autre part, ses entretiens continuels avec les ambassadeurs aussi bien que les rapports de nos agens lui faisaient connaître les sentimens des neutres. Aussi apportait-il une ardeur infatigable à multiplier les communications écrites, télégraphiques et verbales, destinées à encourager les bonnes volontés hésitantes, à combattre l’influence de M. de Bismarck ; il mettait en relief les ressources de la Défense, « la confiance du pays qui n’est pas ébranlée, même après les désastres qu’il a subis ; » il montrait en même temps l’opportunité des démarches conciliantes et pacifiques qu’il réclamait de l’Europe, et rappelait combien la France méritait d’être au moins moralement aidée dans la lutte héroïque qu’elle soutenait « non seulement pour l’intégrité de son territoire, mais aussi pour le maintien de l’équilibre général. »

Il est certain que, si nous eussions alors été entendus, que, si cette Europe, que M. de Bismarck disait ironiquement « introuvable, » s’était retrouvée pour exercer cette autorité à laquelle, après tout, nul victorieux ne peut se soustraire complètement, l’action des Puissances eût été honorable et utile pour tous et de haute portée pour l’avenir. En l’invoquant avec autant de dignité que de persévérance, la Délégation servait les intérêts communs aussi bien que les nôtres, La plupart des Cabinets en jugeaient comme nous, car c’était l’évidence même. Mais ils subissaient la fascination du succès, et l’habile diplomatie du Chancelier entretenait le trouble et l’indécision de leur esprit. Il y eut assurément dans les délibérations intimes des Cours un moment où nos espérances avaient chance de se réaliser ; toutefois, trop de doutes subsistaient dans leurs pensées pour que cette impression se traduisît par une attitude vigoureuse et précise, qui seule eût été efficace. Elles en vinrent à l’inévitable issue d’une politique vacillante, qui craint à la fois les compromissions et l’inertie, c’est-à-dire à un moyen terme. L’Angleterre prit l’initiative d’une proposition d’armistice, qui eût été excellente si elle eût été bien caractérisée, mais qu’elle mit en avant avec tant de réticences, et sous une forme si vague qu’elle était plutôt le point de départ d’une complication nouvelle qu’un acte diplomatique accentué.

En fait, lord Granville ne nous offrait pas d’intervenir auprès de l’Allemagne : il se bornait à nous « conseiller de nous accorder avec elle pour un armistice qui amènerait la convocation d’une Assemblée nationale. » Il est vrai qu’il nous promettait de communiquer ultérieurement au Chancelier un avis favorable, mais en ajoutant que cet avis n’impliquerait aucun appui éventuel pour les négociations relatives, soit à l’armistice, soit à la conclusion de la paix. Il ne s’agissait donc que d’un projet de pourparlers à ouvrir par nous avec l’Allemagne, et l’Angleterre n’avait même pas préparé le terrain : nous ignorions ce que pourraient être la forme et la durée de cet armistice, et surtout, — ce qui nous intéressait en première ligne, — si, pendant l’interruption des hostilités, Paris serait ravitaillé.

Ce fut dans cet état que la question fut présentée à l’examen du gouvernement de Tours. La suggestion anglaise ne répondait guère à notre attente. M. Gambetta l’envisageait avec une légitime défiance. Mais M. de Chaudordy, tout en reconnaissant que nous ne saurions conclure qu’un armistice général, d’au moins vingt-cinq jours et accompagné, pour la capitale, d’un ravitaillement proportionnel à sa durée, considérait que, sans se départir de ces conditions majeures, il y avait lieu de faire preuve de bonne volonté et d’entamer des négociations. A ses yeux, et si incomplète que fût la proposition de lord Granville, nous risquions, en la refusant, de décourager les neutres et de leur fournir un spécieux prétexte de s’abstenir. Son opinion prévalut, et M. Thiers fut chargé de se rendre à Paris, muni d’un sauf-conduit, pour recommander au gouvernement de l’Hôtel de Ville le projet d’armistice, bien entendu sous la réserve du ravitaillement. Sa mission fut accueillie favorablement, dans ces termes, par M. Jules Favre et ses collègues, et il fut aussitôt invité à discuter cette affaire à Versailles, avec le Chancelier allemand.

On vit alors combien l’initiative de lord Granville, timide et mal définie, l’engageait, en vérité, à peu de chose. M. de Bismarck en comprit sur-le-champ le caractère incertain. Edifié à cet égard, et voyant dans cette réserve un témoignage des hésitations du Cabinet britannique, il s’empressa d’interpréter à son gré le sens du mot « armistice, » énoncé sans explication. Il se donna le mérite facile de l’accepter en principe et de déférer ainsi aux conseils de l’Angleterre ; mais, en même temps, rien n’étant convenu en ce qui concernait les clauses, il discuta d’abord la durée de la suspension d’armes, et surtout l’entrée des vivres dans Paris pour le temps où les hostilités seraient interrompues. Il affecta même de considérer cette demande comme une exigence présentée exclusivement par nous et comme une preuve de notre mauvais vouloir. La triste insurrection du 31 octobre, survenue au moment même où M. Thiers arrivait à Versailles, lui fournit en outre un argument à la fois contre notre gouvernement et contre l’autorité de notre négociateur. Il déclara donc nos prétentions inadmissibles, doublement satisfait d’écarter des pourparlers suggérés par les neutres, et de complaire à l’Etat-major allemand, toujours opposé à tout retard dans les opérations militaires. Lui-même, d’ailleurs, ainsi qu’il l’a exposé dans une circulaire aux agens prussiens à l’étranger, estimait que les troupes et la population assiégées trouveraient dans l’introduction de vivres à Paris, si limitée qu’elle pût être, un encouragement à repousser les conditions qu’il entendait nous imposer, et que nous avions trop d’intérêt à l’armistice ainsi conclu pour qu’il lui fût possible d’y souscrire

Quoi qu’il en fût, il jouait son jeu, et usait de son droit en nous plaçant dans l’alternative d’accepter l’armistice sans ravitaillement ou de nous en remettre de nouveau à la fortune des armes. Après avoir vainement discuté avec lui les raisons juridiques et de simple équité sur lesquelles se fondait notre demande, M. Thiers, lorsqu’il revint à Paris, se montrait fort découragé et penchait évidemment pour la résignation à l’armistice pur et simple. Le gouvernement de la Défense nationale ne fut point de cet avis, estimant que, la conclusion d’une paix honorable étant très incertaine, il ne lui était pas permis de consentir une suspension d’armes pendant laquelle Paris eût épuisé ses vivres : il était clair, en effet, qu’à l’issue de l’armistice, la capitale, loin de se retrouver, conformément aux principes internationaux, dans la même situation qu’à l’origine, aurait, au contraire, considérablement diminué ses ressources et se trouverait, pour ainsi dire, à la merci du vainqueur. M. de Chaudordy, qui partageait entièrement à cet égard l’opinion de M. Jules Favre et de ses collègues, a exposé, dans une circulaire qui est l’un des actes considérables de sa gestion, les motifs supérieurs dont s’est inspiré notre gouvernement et qui ont été alors approuvés par la France entière. Il démontrait que le maintien intégral des situations respectives est la base logique et traditionnelle d’un armistice, et que le ravitaillement proportionnel était la conséquence indéniable de ce principe de droit : autrement, disait-il avec raison, « plus l’armistice serait long, plus il serait funeste à l’assiégé, » qui reprendrait la lutte dans des conditions plus défavorables que jamais. Quant aux élections, comment seraient-elles libres et sérieuses, pendant que chaque jour écoulé modifiait à notre préjudice l’état de choses dont les électeurs étaient les juges ? Et comment aussi poursuivre des négociations au cours d’une trêve à la fois ruineuse pour nous et fortifiante pour l’ennemi ? N’était-ce pas livrer d’avance et sans combat le pays à une conclusion funeste que la stérile consommation des vivres nous rendait inévitable ? Et, au moment où la capitale et les armées de province redoublaient de courage pour prévenir un traité désastreux, devions-nous consentir à l’affaiblissement progressif de nos ressources déjà si restreintes et placer ainsi l’Assemblée future dans la cruelle nécessité de tout céder à l’expiration de l’armistice ? Telles étaient en substance les idées développées par M. de Chaudordy pour justifier la décision prise à l’Hôtel de Ville. Sans doute les événemens nous ont amenés à subir les conditions que nous repoussions alors, mais le gouvernement, formé exclusivement pour la défense et soutenu par la nation, avait le devoir de ne point énerver la résistance en acceptant une suspension d’armes qui eût diminué nos forces et compromis nos dernières espérances.

Les neutres avaient évidemment compris les motifs de notre décision aussi bien que ceux dont s’inspirait notre adversaire, et considéraient que chacune des deux parties justifiait son opinion par des raisons péremptoires, car ils s’abstinrent de toute insistance. Et même, quand M. de Chaudordy, pour éviter le reproche d’intransigeance, essaya, après le succès de Coulmiers, de revenir sur la question en suggérant qu’une entente serait possible peut-être au moyen d’une trêve plus courte et d’un ravitaillement réduit, il n’obtint des Cabinets que quelques bonnes paroles, et rien ne les fit sortir de la réserve qu’ils s’étaient imposée désormais en présence de prétentions inconciliables. Vainement encore la Délégation leur demanda-t-elle d’exprimer au moins un simple vœu favorable à l’intégrité de notre territoire ; son argumentation, fondée sur le système du vote préalable des populations, ne fut accueillie que par un assentiment théorique : ni le péril imminent d’une altération de l’équilibre, ni la crainte de consacrer par leur silence le droit de conquête, n’eurent assez de puissance sur les Cours terrorisées pour les amener à exprimer ne fût-ce que le désir de voir respecter l’un des meilleurs progrès du droit international moderne. M. de Chaudordy, en s’attachant à une doctrine si équitable, servait tout ensemble nos intérêts et les principes plusieurs fois admis par la diplomatie contemporaine. Sa conduite en ce moment, comme dans la précédente affaire de l’armistice, demeurait donc très correcte et opportune, et c’était avec peu de justice que M. Thiers, mécontent d’une politique moins résignée que la sienne, lui disait un jour avec aigreur : « Vous autres, vous n’êtes pas des hommes d’État ! » Il semble bien, au contraire, que le délégué ait mérité ce nom par l’élévation et la constance de sa polémique, et qu’il ait fait œuvre d’homme d’Etat en défendant non seulement la dignité et l’intégrité de son pays, mais encore l’ordre général de l’Europe menacée dans le présent et l’avenir par la souveraineté de la force et le mépris du droit.


IV

L’impassible attitude de la Délégation était d’autant plus honorable que le cours des événemens nous devenait de plus en plus contraire. Pendant que, conformément à son devoir et à sa conviction, elle continuait de combattre l’influence de l’ennemi dans les conseils des Puissances, de discuter les objections que de médiocres calculs suggéraient aux neutres, et d’éclairer nos agens au dehors, la fortune, en déjouant sans cesse l’héroïsme de nos armées, affaiblissait de jour en jour ses moyens d’action et déconcertait son travail. Nos échecs sur la Loire, les progrès de l’invasion, l’abandon des combinaisons stratégiques dont on avait tant espéré, dissuadaient trop bien les Cabinets de prêter l’oreille à nos instances. L’insuccès des grandes batailles livrées sous Paris par le général Ducrot, à la fin de novembre, acheva de les convaincre de notre irrémédiable défaite et de leur démontrer l’inutilité d’une intervention que notre implacable adversaire serait moins disposé que jamais à accueillir. Puis, à toutes nos détresses, la fortune ajoutait ses ironies. La douleur que nous causa cette infructueuse sortie des troupes parisiennes fut aggravée pour nous, à Tours, par une cruelle déception.

Le bruit s’était répandu dans la ville que ces combats avaient été heureux, que le gouvernement venait d’en être avisé par un télégramme officiel, et que M. Gambetta allait personnellement annoncer à la population cette grande nouvelle. Nous courûmes aussitôt, mes collègues Delaroche, Sorel et moi, à la Préfecture, où résidait le ministre de l’Intérieur et de la Guerre. J’ai encore devant les yeux cette scène étrange. A peine étions-nous entrés dans la cour où se rassemblait la foule frémissante, avide, après tant d’épreuves, d’apprendre enfin un événement heureux, de la bouche même du célèbre orateur, que nous vîmes s’ouvrir la fenêtre d’un balcon au premier étage, et M. Gambetta parut, la tête haute, le visage animé, étendant les mains vers les masses agitées qui le saluaient de leurs acclamations. Son geste fier domina tout à coup le bruit, et, de sa belle voix émue et vibrante, il commença ex abrupto : « Enfin, après soixante-douze jours de siège, Paris a brisé le cercle de fer qui l’entourait, etc. ; » puis il fut une dépêche d’état-major qui donnait le détail des opérations militaires et, l’interprétant avec son éloquence accoutumée, il exposa les espérances qu’un si brillant fait d’armes autorisait à concevoir. Jamais peut-être son langage sonore n’avait été aussi puissant, et j’ajouterai plus sincère. La foule se retira enthousiasmée, et nous eûmes tous, un instant, comme elle et lui, l’illusion de la victoire. Toutefois, à la réflexion, le télégramme de Paris me laissait une certaine inquiétude : j’avais remarqué, au passage, des indications topographiques qui ne me semblaient pas d’accord avec le commentaire du ministre. M. de Chaudordy, à qui je fis part de mes doutes en rentrant à l’Archevêché, me parut soucieux et un peu sombre : lui aussi hésitait à comprendre comme M. Gambetta la dépêche officielle, et bientôt des nouvelles plus précises démontraient l’erreur du ministre de la Guerre. Trompé par le nom pareil de deux villages différens, il avait attribué une portée stratégique exagérée à quelques avantages partiels et cru les lignes d’investissement rompues sur un point où notre succès eût été en effet décisif. C’était malheureusement un autre terrain moins important que nous avions occupé, de sorte que le résultat demeurait fort indécis. On sut le lendemain qu’à la suite de nouveaux efforts inutiles, et malgré des prodiges de valeur, l’armée avait dû rentrer dans l’enceinte. Sa jonction avec les troupes de province demeurait impossible et le blocus aussi rigoureux que jamais.

J’ai dit plus haut combien notre glorieuse et triste campagne sur la Loire, le mouvement en avant des troupes allemandes qui en fut la conséquence, augmentèrent l’ascendant du Chancelier sur les Puissances. Il parvint même à leur persuader qu’elles nous rendraient un mauvais service en nous montrant une sollicitude qui nous encouragerait à une vaine résistance et ainsi retarderait la paix. M. de Chaudordy avait beau déployer contre ces insinuations une fermeté et une activité d’esprit indomptables, donner à ses rapports avec les ministres étrangers le même caractère d’intrépidité calme ; renouveler, sans paraître jamais troublé dans sa confiance, son argumentation pressante, les faits favorisaient trop ouvertement notre adversaire pour que nos meilleurs efforts pussent dominer les raisonnemens qu’il opposait aux nôtres. En vain nos éminens chargés d’affaires à Londres et à Pétersbourg, M. Tissot et le marquis de Gabriac, se conformaient avec autant de zèle que d’expérience aux instructions incessantes du délégué, ils se heurtaient comme lui à des obstacles que les événemens fortifiaient chaque jour.

Notre chef, néanmoins, quelles que fussent ses intimes inquiétudes, dirigeait les négociations et l’ensemble des travaux diplomatiques comme s’il avait eu devant lui de sérieuses chances de succès et de durée. C’est ainsi que nous l’avons vu, au milieu des difficultés les plus graves, se préoccuper même des questions de personnel, dès qu’il jugeait nécessaire de les régler. Il ne le pouvait qu’à titre provisoire sans doute ; mais, outre qu’il entendait, à bon droit, être activement secondé, peut-être se plaisait-il à donner par ces mesures, tant en France qu’au dehors, un témoignage de la fermeté du gouvernement et de l’attention vigilante qu’il donnait à nos intérêts partout où ils étaient engagés. Lorsque M. Sénart, envoyé en Italie par M. Jules Favre, nous compromit par des imprudences de langage qui semblaient encourager de ce côté des prétentions rétrospectives, il n’hésita pas à remplacer ce personnage inexpert par un agent de carrière, M. Rothan, que ses talens éprouvés désignaient à son estime. Plus tard, il nommait à Berne le marquis de Châteaurenard, ministre plénipotentiaire alors sans poste, au cours d’un différend avec la Suisse dont je parlerai plus loin. Enfin, il chargea l’un de nos agens les plus distingués, M. Baudin, naguère titulaire de notre légation à La Haye, de nous représenter à Constantinople, afin d’y maintenir dans toute son étendue notre situation politique et religieuse en Orient. Nous montrions de la sorte que nos soucis immédiats ne nous faisaient point négliger nos affaires accessoires, et, en même temps, ces décisions consolidaient et complétaient les cadres de nos services extérieurs.


V

Tandis qu’avec tant de ténacité et de clairvoyance la Délégation disputait partout le terrain aux influences adverses, un incident particulièrement significatif vint rendre sa mission plus pénible encore. Les progrès des armées allemandes au delà d’Orléans obligeaient tout à coup le gouvernement de province à quitter Tours, où sa liberté d’action était exposée aux atteintes directes de l’ennemi. Il fallait transporter plus loin le siège du pouvoir dépositaire des ressources de la patrie. Je n’ai pas à apprécier ici les diverses considérations qui firent choisir la ville de Bordeaux, si éloignée qu’elle fût du théâtre des opérations militaires : le fait important, d’ailleurs, n’était pas la désignation de telle ou telle résidence, mais la nécessité d’un départ qui constatait le désastreux état des choses et qui parut à tous un nouveau revers. Il est vrai que les optimistes combattaient ce sentiment : ils soutenaient que les administrations de l’Etat exerceraient mieux leur action dans une grande cité, que leur installation, plus complète et plus imposante, démontrerait la résolution réitérée de la lutte à outrance, et que même, en faisant redouter à l’Allemagne et aux Puissances une guerre interminable, elle inciterait plus vivement les neutres à intervenir. Mais, si ces raisonnemens spécieux qui nous étonnent, aujourd’hui, attestaient l’intensité d’une foi patriotique généreusement rebelle à l’évidence, l’opinion générale n’en demeurait pas moins troublée. On se sentait loin des premiers temps de ferveur où la défense nationale s’exaltait à Tours de tant d’espérances passionnées. On comprenait qu’elle entrait désormais dans sa seconde période, qui serait certainement la dernière, et, tout en se refusant au découragement, il était impossible de ne point voir dans cette retraite l’aveu public d’une situation de plus en plus redoutable.

La ville de Tours, que nous allions abandonner, fut accablée par cette décision soudaine. Dans les groupes de la rue, on la commentait avec une émotion confuse et souvent irritée. Sur tous les visages, la consternation était visible. Les habitans, doublement frappés dans leur sentiment si profondément français et dans leur dévouement à leur cité natale, mêlés à la population improvisée, militaire ou civile, qui se préparait à partir, se rassemblaient sur les voies publiques où se développaient naguère tant d’enthousiasmes et d’illusions. Aucun désordre d’ailleurs : quelques protestations bruyantes, quelques discours d’orateurs inconnus, une vague rumeur, passaient au-dessus de la foule, qui les entendait à peine. La même pensée, la douleur commune, oppressait toutes les âmes, et rien n’était plus morne que l’aspect de cette multitude désemparée, errant sous le ciel d’hiver, et livrée d’avance à l’invasion.

Le Gouvernement, le Corps diplomatique, plusieurs hauts fonctionnaires et la Délégation des Affaires étrangères partirent, le 10 décembre, au matin, par un train spécial. Le personnel des diverses administrations nous avait précédés : M. Gambetta, qui depuis quelques jours visitait les avant-postes, ne nous rejoignit qu’un peu plus tard. Le voyage, sur une route encombrée par le transit des troupes et du matériel, fut long et pénible. Nous avions tous le cœur serré, nous raidissant contre les apparences, cherchant à bien augurer d’une entreprise qui ressemblait si fort à une aventure. La présence des agens étrangers, nos compagnons de route, nous inspirait des réflexions amères : nous pressentions, sous leur courtoisie correcte, le scepticisme de leur esprit et la tranquillité intérieure avec laquelle les hommes à l’abri du danger assistent d’ordinaire aux péripéties dont ils ne sont qu’indirectement émus.

En arrivant à Bordeaux vers minuit, nous trouvâmes la ville enveloppée dans un épais brouillard. Les hôtels étaient remplis ; nous eûmes peine à trouver un gîte. Le lendemain, la Délégation installa ses bureaux dans une très étroite maison, haute de quatre étages, rue Esprit-des-Lois. M. de Chaudordy occupait, au premier, un grand cabinet de travail, où il plaça M. de Geofroy et moi auprès de lui. Les secrétaires et attachés furent répartis aux étages supérieurs : un lit de camp fut dressé dans la salle réservée pendant la journée aux employés du chiffre ; chacun de nous devait faire alternativement le service de garde durant la nuit.

Bordeaux ne présentait pas la physionomie étrange qui nous avait frappés lors de notre venue à Tours. Le surcroît de population amené par les événemens ne modifiait pas beaucoup, au moins dans les premiers jours, le mouvement général d’une cité très vaste et en tout temps si animée. Puis, à cette distance des régions occupées par les armées, et les effectifs s’étant depuis trois mois concentrés sur les différens points stratégiques, il n’y avait plus autour de nous ces agglomérations de troupes, régulières et irrégulières, qui remplissaient le chef-lieu de la Touraine de tumulte et de bruit. Bordeaux nous parut donc relativement calme, et ce ne fut que plus tard que le nouveau centre du gouvernement reçut un contingent considérable d’hommes politiques, de solliciteurs, de francs-tireurs dispersés, de troupes récemment formées dans le Midi, de familles éloignées de leurs foyers, de curieux attirés de tous côtés par le désir d’assister aux incidens, à l’émouvant spectacle de la dernière scène du drame.

La translation de la direction politique et militaire à Bordeaux indiquait assurément le déclin de la Défense nationale, mais tant que la lutte continuait, la Délégation avait le devoir de prévenir par sa conduite une telle interprétation de l’acte qui venait de s’accomplir. Notre travail ne fut donc, en quoi que ce fût, modifié, et nous reprîmes, dès le lendemain de notre arrivée, le cours de nos pourparlers avec les représentans des Puissances au point où nous les avions laissés à Tours. Le délégué, pour bien établir que, loin d’hésiter, nous restions inébranlables dans le même ordre d’idées et ne cessions de réclamer l’armistice éventuel et l’intégrité de notre territoire, proposa aux Cabinets une combinaison qui, par une autre voie, visait le même but. Puisque ceux-ci reculaient devant une intervention directe et nettement formulée en ce sens, il pensa que peut-être, en élargissant le terrain de la discussion, en leur indiquant la convenance d’une délibération générale sur l’état présent des affaires européennes, il les trouverait plus inclinés à nous entendre. Il leur soumit donc le projet d’un Congrès qui aurait à examiner l’ensemble de la situation, non pas seulement en ne qui nous concernait, mais dans l’intérêt commun à tous, et faciliterait, sans imposer à aucun d’eux d’initiative personnelle, une conclusion pacifique par des déclarations dont l’objectif serait l’équilibre international. Une mission aussi haute était digne de la sollicitude des Puissances : outre qu’en l’acceptant elles eussent été en mesure de préparer une issue honorable au conflit qu’elles avaient à cœur de voir terminer, elles eussent confirmé ainsi leur souveraineté collective, tout en se dégageant du reproche d’indifférence et d’inertie. Cette proposition était justifiée, au surplus, par les conjonctures actuelles et imminentes, et aussi par des précédens : n’avait-on pas vu naguère, en 1854, pour ne citer que des faits récens, la Conférence de Vienne réunie au cours de la guerre pour étudier les élémens d’un accord ?

La convocation d’une assemblée analogue eût été à tous égards si opportune que lord Granville consentit à en entretenir le Chancelier allemand. Les autres Puissances eussent été disposées sans aucun doute à accueillir cette ouverture, mais le refus catégorique de M. de Bismarck rendit aussitôt toute démarche vaine. Celui-ci, décidé à demeurer absolument maître de la solution future, n’entendait laisser à personne qu’à lui-même l’appréciation des questions soulevées par les événemens et leurs conséquences. La pensée de M. de Chaudordy semblait donc abandonnée, lorsqu’un incident diplomatique d’une exceptionnelle gravité, et qui s’était produit antérieurement en dehors de nos travaux, nous permit de la reprendre sous une forme imprévue et de nous flatter un instant que, par un chemin détourné, il serait possible d’amener notre cause devant une réunion européenne.


VI

Il nous faut ici nous reporter un peu en arrière. Quelque temps avant notre départ de Tours, les Cabinets de Londres, de Vienne et de Rome avaient été, ainsi que nous, troublés par une communication du gouvernement russe. Le Tsar, profitant des circonstances, dénonçait la plus importante clause du traité de Paris de 1856, la neutralité de la Mer-Noire. Cette tentative n’était certainement pas inattendue pour l’Allemagne, qui, sans en être au fond satisfaite, désirait trop s’entendre avec la Russie pour lui refuser son assentiment éventuel ; je ne sais trop si les autres Puissances avaient été pressenties ; mais, quant à nous, quels que fussent les soucis d’un autre ordre dont nous étions accablés, nous soupçonnions le Cabinet de Saint-Pétersbourg, si froid à notre égard, de chercher à tirer parti des événemens. Nous fûmes donc plus mécontens que surpris lorsque le chargé d’affaires de Russie, M. Okouneff, nous annonça les intentions catégoriques de son souverain. Le procédé était déplaisant sans doute, mais, comme une nation est toujours fondée à se dégager, à ses risques et périls, d’une Convention qu’elle n’a signée qu’en cédant à la force et avec l’intention de s’y soustraire dès qu’elle le pourra, on ne pouvait méconnaître que la déclaration russe, suite presque inévitable de nos revers, se produisait au moment favorable, puisque les autres Cours se trouvaient, dans la crise actuelle, hors d’état de s’opposer matériellement à la volonté de l’empereur Alexandre.

L’Angleterre et l’Autriche protestèrent, il est vrai, en invoquant la foi des traités. Lord Granville fit même entrevoir la rupture de « l’entente qu’il s’était ardemment efforcé de maintenir avec l’Empire russe. » L’Italie, bien qu’elle eût saisi elle-même l’occasion de nos premières défaites pour violer la Convention du 15 septembre 1864 en occupant Rome, s’exprima en termes non moins sévères. En ce qui nous concerne, nous étions mieux autorisés à parler du droit international ; mais notre détresse nous interdisait de manifester une hostilité inutile. Nous savions bien, d’autre part, que ni l’Angleterre, ni l’Autriche, ne risqueraient une entreprise belliqueuse : la première, parce que toute guerre lui est impossible en Europe sans le concours d’une Puissance continentale ; la seconde, parce que son organisme complexe et les visées de sa politique slave lui faisaient redouter tout différend oriental, surtout depuis Sadowa, et la France étant vaincue. L’Italie ne pouvait que s’abstenir, et si M. de Bismark affectait de montrer quelque mauvaise humeur, ses relations avec la Russie étaient telles que son attitude calculée et probablement convenue avec elle ne pouvait tromper personne. M. de Chaudordy se borna donc à réserver dans ses entretiens avec M. Okouneff les droits conventionnels consacrés par le traité de Paris, et à lui dire que nous devions, avant de lui répondre, nous concerter avec les autres Cabinets signataires et qu’il en référerait à son gouvernement.

Cette grosse affaire resta en suspens durant quelques semaines. Les Puissances se consultaient, suivant leur habitude, avec une certaine lenteur, et nous laissions volontiers dans l’ombre une question que nous n’étions pas alors en mesure de débattre librement. Mais il fallait cependant prendre un parti. La Russie, une fois le coup porté, désirait presser la solution et user des avantages que lui donnaient notre épuisement et les autres préoccupations de l’Europe ; l’Angleterre, qui avait envoyé au quartier général allemand, à Versailles, lord Odo Russell pour inquiéter le Chancelier sur les dispositions du Foreign Office, attendait avec impatience que celui-ci lui fournît le prétexte ou les moyens d’une résignation dont il lui était pénible de faire spontanément l’aveu. M. de Bismarck, qui jugeait l’ajournement impossible, mais qui ne voulait se prononcer personnellement dans un sens ni dans l’autre, désirant ne déplaire ni à Londres ni à Pétersbourg pour maintenir notre isolement, prit alors, peu de temps après notre arrivée à Bordeaux, une résolution qui le tirait d’embarras sans doute, qui en effet était la seule correcte, mais qui ne laissait pas d’être, de sa part, fort inattendue. Il proposa à lord Odo Russell la réunion d’une Conférence spéciale pour l’examen de la déclaration russe.

Au moment où il repoussait avec tant de dédain le projet de soumettre la situation générale à un Congrès, il semblait assez étrange qu’il conviât lui-même les Cabinets à une délibération internationale quelconque dont le développement pouvait dépasser l’objet officiel. Mais, la solution de l’affaire russe étant urgente, il n’y avait en réalité d’autre issue régulière que la consultation des États signataires du traité de Paris qu’il s’agissait de modifier. D’autre part, le Chancelier, en remettant l’affaire entre les mains de l’Europe, échappait aux instances des Cours de Londres et de Pétersbourg, qu’il lui importait également de ménager. Enfin, à la veille de dicter à la France des conditions écrasantes, il profitait volontiers de l’occasion qui lui était offerte de détourner de nous l’attention des neutres en la fixant sur un intérêt oriental pour lui très secondaire, et d’occuper leur activité en leur donnant de plus, à peu de frais, un témoignage de déférence. Il n’était pas homme à s’arrêter aux apparences contradictoires de sa conduite. Quant au danger de voir les discussions de la Conférence s’égarer sur la question française, il comptait sur son ascendant pour maintenir le programme strictement déterminé par ses soins, et d’ailleurs, s’il entrevoyait quelque tendance à s’en écarter, il se tenait prêt à susciter, au besoin, un incident qui empêcherait notre plénipotentiaire d’arriver à Londres.

Lorsque cette proposition nous fut faite par l’Angleterre, le gouvernement de Bordeaux ressentit d’abord une certaine défiance. Elle semblait venir du Foreign Office, mais son origine allemande, bientôt devinée, nous la rendait suspecte. Puis, ne serait-on pas surpris que, dans ces jours sinistres, nous allions discuter à Londres la neutralité du Pont-Euxin ? Convenait-il à la France d’assister impuissante à l’abrogation inévitable d’une clause qui était le prix de ses victoires de Crimée ? Mais quoi ? d’autres considérations nous engageaient à ne point refuser de siéger auprès des Puissances : celles-ci ne verraient-elles pas dans cette réserve un blâme anticipé de leur résignation et le germe de réclamations futures ? Ne se trouveraient-elles pas de plus en plus autorisées par cette conduite blessante et suspecte à s’éloigner davantage encore de nous ? et surtout, en nous abstenant de paraître à la Conférence, n’encourrions-nous pas le reproche d’aggraver notre position et de nous exclure nous-mêmes du concert européen ?

Je crois bien toutefois que, malgré ce dernier motif, nous eussions décliné cette ouverture, si une pensée supérieure, singulière peut-être, mais enfin très séduisante, n’eût dominé nos incertitudes. M. de Chaudordy et M. Gambetta avaient conçu le plan d’une manœuvre ingénieuse et hardie : ils entendaient accepter sans observation de prendre part à la Conférence ; puis, charger notre plénipotentiaire d’amener, soit par des combinaisons délicatement concertées, soit par un dramatique incident de séance, la question formidable et palpitante, la nôtre, au milieu du cénacle des Puissances. Peut-être s’imposerait-elle d’elle-même, par sa propre force, en dépit du programme : sinon, la tactique habile ou la parole vibrante de notre représentant devrait en évoquer l’émouvant prestige. On n’avait pas oublié que Talleyrand, en 1815, et Cavour, en 1856, avaient su, avec un art admirable, élargir le cercle des discussions d’un Congrès et obtenir ainsi un succès que le protocole rigide n’avait pas prévu. M. de Chaudordy, sans méconnaître que les circonstances étaient différentes et que le Chancelier nous opposerait sans aucun doute des difficultés redoutables, se prononçait résolument en faveur de cette tentative. Il la recommanda au gouvernement de Bordeaux et proposa M. Jules Favre comme plénipotentiaire : « On ne saurait douter, me disait-il dans nos entretiens intimes, de l’impression profonde que susciterait dans la Conférence l’arrivée du vice-président de la Défense nationale, sortant de la capitale bombardée et concentrant en lui les angoisses et l’héroïsme de ce grand Paris affamé et meurtri. Il était inadmissible que, sous la forme persuasive ou violente, son éloquence ne fût pas plus forte que le programme. » Au surplus, si le Délégué préférait M. Jules Favre à tout autre plénipotentiaire, comme exprimant mieux les anxiétés et les souffrances de la patrie, il ne s’attachait pas exclusivement à ce choix, dont l’opportunité était discutable, eu égard à l’inexpérience diplomatique du ministre, aux défiances qu’il pouvait inspirer d’avance à M. de Bismarck, et, par suite, à l’ombrageuse correction des Cours, à l’éventualité de son refus, à la nécessité d’obtenir un sauf-conduit et aux lenteurs fâcheuses qu’on devait craindre. Il avait donc aussi, à tout risque, mis en avant le nom de M. Thiers, et même celui de M. Guizot, si imprévue que pût paraître l’idée de rappeler sur la scène, après vingt-deux ans de retraite, un serviteur octogénaire de la monarchie. Cette vague suggestion n’avait évidemment aucune chance d’être accueillie, et quant à M. Thiers, notoirement contraire à la politique belliqueuse de Paris et de Bordeaux, n’eût certes pas accepté une telle mission si le Gouvernement eût été disposé à la lui offrir M, de Chaudordy n’ignorait pas, disons-le en passant, que lui-même semblait à beaucoup de gens désigné pour la Conférence ; mais il ne croyait pas que son autorité personnelle fût assez grande, et de plus il pensait être plus utile en restant à son poste pour y seconder l’action éventuelle de notre plénipotentiaire à Londres. Il en revenait donc, après mûres réflexions, à insister sur le choix du ministre des Affaires étrangères, qui semblait désigné de droit, par ses fonctions mêmes. Il eût mieux aimé sans doute un négociateur plus sûr ; mais il se persuadait que les brillantes qualités de l’orateur, sa haute situation politique, les épreuves que celui-ci avait traversées dans la capitale assiégée, donneraient à son langage une valeur exceptionnelle, préférable, pour l’objet qu’on avait en vue, à une diplomatie plus savante. Le Gouvernement de Bordeaux, d’accord avec lui, décida en conséquence la nomination de M. Jules Favre, et, en faisant part de son sentiment à ses collègues de l’Hôtel de Ville dont l’adhésion était nécessaire, leur indiqua l’urgence de réclamer pour notre envoyé le sauf-conduit du Cabinet allemand.

Ce message, bien qu’il eût été retardé par la difficulté des communications et quelques incidens assez suspects, parvint cependant à Paris en temps utile ; mais il rencontra chez le ministre des Affaires étrangères des dispositions très incertaines. Soit par un honorable scrupule de patriotisme, soit par crainte des commentaires malveillans dont sa popularité eût souffert, celui-ci montra beaucoup de répugnance à quitter la capitale en péril. De sorte que ses collègues, troublés par ses hésitations, et les attribuant peut-être à des doutes sur les avantages réels de sa présence à Londres, ne crurent pas devoir se prononcer d’une façon péremptoire, et, tout en acceptant en principe l’invitation à la Conférence et le nom du ministre, furent d’avis, pour tout concilier, d’ajourner son départ jusqu’à la fin du bombardement. C’était la plus mauvaise des combinaisons : elle compromettait tout le plan de Bordeaux en nous faisant perdre l’occasion, illusoire peut-être, mais enfin possible, de susciter dans la Conférence un mouvement d’opinion dont nous eussions pu nous prévaloir plus tard. De plus, en ce qui concernait le traité de Paris, nous étions acculés ultérieurement, soit à souscrire à la décision des plénipotentiaires sans l’avoir discutée, soit à blesser l’Europe par une protestation tardive et stérile.

Nous espérions cependant encore que la réponse de l’Hôtel de Ville n’était pas définitive, qu’après quelques lenteurs M. Jules Favre, comprenant mieux l’intérêt de la mission qu’il était appelé à remplir, se rendrait à nos instances et, sachant que la Conférence allait se réunir, hâterait enfin son départ, lorsque tout à coup lui-même, par la plus fausse démarche, au moment où il semblait avoir modifié son impression première et se disposer à quitter Paris, fit échouer ce projet et se ferma la route de Londres. Entraîné par le désir d’expliquer sa conduite à l’opinion publique, il crut devoir écrire à nos agens à l’étranger une circulaire ostensible, non moins imprudente qu’indiscrète. D’abord, par un singulier abus d’interprétation oratoire, il présentait l’invitation de participer à la Conférence comme un engagement pris envers nous par les Puissances neutres et même comme une « consécration du changement de règne. » Puis, en développant sa pensée, il annonçait ce que nous devions précisément dissimuler jusqu’au bout, à savoir notre intention d’introduire nos affaires devant la réunion européenne. Il s’écriait avec une inopportune éloquence : « Qui ne sent qu’admise en face des représentans de l’Europe, la France a droit d’y élever la voix ? Qui pourra l’arrêter lorsque, s’appuyant sur les règles éternelles de la justice, elle défendra les principes qui garantissent son indépendance et sa dignité ? » Ainsi la faute était complète : nous inquiétions les Cours par un commentaire équivoque de leur attitude à notre égard ; nous prévenions M. de Bismarck et elles-mêmes de notre ferme volonté de forcer le programme de la Conférence ; nous mettions les Cabinets en garde contre une émotion qui n’eût été vraisemblable que si elle eût été imprévue ; nous provoquions l’opposition du Chancelier, et nous lui fournissions le prétexte qu’il attendait pour nous empêcher de paraître à Londres. Il s’empressa de le saisir. Certain qu’après une telle manifestation de nos vues incorrectes, aucune Puissance n’insisterait pour la délivrance du sauf-conduit que nous avions demandé, il le refusa catégoriquement et même en termes discourtois, faisant allusion dans sa réponse au ministre « à la situation » que celui-ci « avait contribué à aggraver. » Il aurait dû sans doute éviter ce dernier mot, mais il ne se trompait pas en cette circonstance. Nous avions, en effet, laissé échapper notre dernière chance d’exercer quelque influence sur la politique des neutres, et M. Jules Favre n’avait jamais mieux montré à quel point il était peu diplomate.


VII

Lorsque j’examine aujourd’hui, dégagé des illusions d’alors et avec l’expérience des années, cet épisode diplomatique[1], je reconnais sans doute que nous nous exagérions la portée pratique des efforts que notre plénipotentiaire eût tentés à Londres. En ceci, comme en tout, nos espérances étaient excessives, et l’on ne saurait nier qu’en général ce ne fût là le défaut de M. de Chaudordy. Dans l’état où nous étions réduits, nous allions trop loin en supposant que les Cabinets se fussent laissé entraîner à des démonstrations décisives. Mais, cette réserve faite, je persiste à penser que, si notre cause eût été, par notre habile et éloquente initiative, spontanément présentée et bien défendue dans la réunion internationale, nous eussions renouvelé entre les Puissances et nous des affinités diplomatiques dont le concours nous eût servi lors des négociations de paix. L’Europe eût été, en fait, mêlée à nos affaires, et tous ceux qui ont pris part à des assemblées analogues connaissent l’importance de ces échanges d’idées, de ces suggestions réciproques, de ces entretiens élevés, de ces relations personnelles qui se produisent inévitablement entre les représentans des grands Etats, quel que soit l’objet officiel de leurs délibérations. En admettant même que le respect du protocole et surtout la crainte de l’Allemagne eussent contenu, — en séance, — les préoccupations universelles, elles eussent vraisemblablement débordé dans les communications particulières, dans ces intimités que le rapprochement quotidien et le travail commun préparent et développent, et qui prennent souvent, lorsqu’on sait en profiter avec un peu d’art, un caractère confidentiel. Nous ne nous trompions pas en supposant que notre présence à Londres eût peut-être dissipé bien des préjugés, encouragé des sympathies latentes ou des sentimens indécis, et fait ressortir le rapport moral qui existe toujours entre la situation de la France et les intérêts majeurs, la dignité même de l’Europe. Lorsqu’il se fût agi de traiter, le vainqueur eût été moins libre d’écarter les Puissances de la discussion, si nous ne nous étions pas comme de nous-mêmes condamnés à cet isolement absolu qui a mis le comble à nos infortunes.

Quoi qu’il en soit de ces réflexions, et que notre déception d’alors ait été plus ou moins justifiée, cet échec d’une combinaison de dernière heure achevait de démontrer l’imminence de la fin. M. de Chaudordy la pressentait assurément ; mais, avec sa ferme volonté d’observer, quels que fussent les événemens, la même ligne de conduite jusqu’à ce qu’il fût relevé de son poste, il reprit avec les neutres des discussions à peu près closes sans doute, mais qu’il considérait devoir réengager sans cesse. Nous n’avons pas à rappeler ici le détail de ces escarmouches verbales dont on n’avait rien à espérer : il suffira de dire qu’il agit auprès des Puissances avec la même confiance apparente, n’hésitant jamais, ne se lassant jamais, répétant les mêmes argumens, s’obstinant dans le même effort, avec l’indéniable dignité de l’homme convaincu et qui affirme, quoi qu’il arrive, sa fidélité à ses principes et à sa cause.

Il s’appliquait également à diriger, — et ici son travail était plus efficace, — les affaires, secondaires alors, mais très graves en elles-mêmes, qui se rattachaient aux intérêts permanens du pays et qui avaient été provoquées par nos malheurs. Cette œuvre, à laquelle la Délégation a consacré, pendant les cinq mois de sa durée, les soins les plus assidus, n’exigeait pas moins de vigilance et de fermeté que les négociations relatives aux périls immédiats de la patrie : nous devions, en effet, écarter des tentatives dont le développement et le succès eussent compliqué et aigri plus tard les conséquences de la guerre. Je me borne à les indiquer : M. de Bismarck, que les grandes entreprises ne détournaient point des petites, prétendait infirmer, à son profit, la valeur des actes qui garantissaient la neutralité du Luxembourg ; l’Italie établissait son autorité à Rome par des mesures dont le Saint Père se montrait vivement ému, et l’on appréhendait qu’il ne quittât la Ville Eternelle ; en même temps, elle cherchait à étendre son influence religieuse dans le Levant, au détriment de notre protectorat séculaire ; la Suisse, interprétant inexactement une stipulation de 1815, revendiquait le droit d’occuper en Savoie le Chablais et le Faucigny ; la Turquie, visant Tunis, rassemblait ses troupes sur la frontière tripolitaine. La Délégation prévint ces divers dangers. Encouragé par elle et soutenu par notre concours auprès des Puissances, le Cabinet luxembourgeois put maintenir la situation du Grand-Duché ; en assurant le Pape de nos sympathies pour sa personne et son indépendance, nous préservions la tradition française et le détournions de s’éloigner de Rome : M. de Chaudordy n’hésitait pas d’ailleurs à promettre au Saint-Père, à tout événement, l’hospitalité de notre territoire. D’autre part, nous défendions nos droits en Orient par nos instructions réitérées à nos Consuls ; du côté de la Suisse, nous définissions le sens réel des actes de 1815 ; enfin, nos déclarations précises à Constantinople amenaient la Porte à démentir toute velléité hostile au statu quo de l’unis. Ces résultats, dont la France, après la paix, a recueilli le bénéfice, n’étaient pas sans doute ceux que nous souhaitions avant tout obtenir ; mais ils démontrent que, si la Délégation n’a pu préparer à la Défense nationale de meilleures destinées, si d’inéluctables événemens ne lui ont pas permis d’atteindre son principal objet, elle a du moins évité partout ailleurs, autant que possible dans une pareille tourmente, que de nouveaux mécomptes vinssent ajouter leur amertume à la suprême douleur que nous allions être contraints de subir.


VIII

Sa mission, d’ailleurs, arrivait à sa fin. La capitulation de Paris, bien qu’elle ne fût pas la conclusion formelle de la guerre, la terminait irrésistiblement. S’il est vrai que la reddition d’une capitale n’implique pas, en soi, la cessation des hostilités, et que, notamment, la prise de Berlin en 1760 n’ait point jadis découragé Frédéric II, en fait, ce désastre était décisif après un si long siège, nos forces étant les unes dispersées, les autres trop affaiblies pour rien entreprendre. M. Gambetta persistait à croire le contraire, et je dois dire que M. de Chaudordy pensait de même ; mais l’opinion publique condamnait la leur. La France, accoutumée par tant de révolutions à considérer Paris comme l’arbitre de son sort, regardait la chute de la grande cité comme un arrêt sans appel. Et en effet, malgré l’opposition exaspérée des partisans de la lutte indéfinie, les négociations avec l’Allemagne prirent aussitôt un caractère général ; l’armistice, si tristement célèbre par l’omission de l’armée de l’Est, fut étendu peu après à tous les départemens envahis ; et, comme il était clair que nous ne reprendrions pas les armes lorsqu’il serait expiré, les élections s’ensuivirent et le dénouement devint certain. Le pays, désabusé de la résistance et lassé de souffrir en vain, nomma ses représentans en vue de la paix, et lorsque le gouvernement de la Défense nationale, discrédité et divisé, eut disparu dans l’orage, l’Assemblée souveraine, ayant constitué un pouvoir régulier, le chargea de traiter avec l’Empire allemand, et en quelques jours tout fut accompli.

La Délégation des Affaires étrangères, au milieu de ces événemens, se trouvait virtuellement dissoute ; mais les ordres de M. Jules Favre la retinrent à son poste jusqu’au moment où les travaux de M. Thiers à Versailles seraient achevés. Auparavant, M. de Chaudordy avait usé encore une fois de ses prérogatives pour appeler les sympathies des Puissances sur les négociations qui allaient s’ouvrir, et préparer la reconnaissance officielle du gouvernement qui serait désigné par l’Assemblée nationale. Dès qu’il se fut acquitté de ce devoir, il n’eut plus qu’à attendre le résultat des conférences engagées directement par le nouveau chef de l’État avec l’Allemagne. Ce fut lui cependant qui reçut le télégramme qui en annonçait l’issue.

Ce douloureux document nous parvint le 27 février, pendant la nuit. J’étais de garde dans la salle où mes collègues et moi veillions tour à tour, lorsque vers quatre heures du matin je vis entrer M. de Chaudordy tenant à la main une dépêche qu’on venait de lui remettre. Nous la déchiffrâmes ensemble sur-le-champ : je traduisais les chiffres tandis qu’il les appelait. Nous nous regardions parfois, avec une angoisse silencieuse, en reconstituant le texte : quand nous en arrivâmes aux cessions de territoire et à l’indemnité, il se leva brusquement et ne put contenir une exclamation. indignée. Jusqu’au bout, il avait douté de cette accablante conclusion ! Je me souviens qu’en entendant énoncer l’indemnité de cinq milliards, il s’écria : « Ce n’est pas possible... vous vous trompez ! » Il répéta les groupes et je dus les traduire une seconde fois. Nous relûmes ensuite lentement, à voix basse, cette convention que nous étions seuls à connaître, qui le lendemain allait consterner la France entière, et que lui-même, je le crois, n’eût jamais signée sans protester devant l’Europe, ou du moins sans en référer au Parlement. Tout en se rendant compte des nécessités cruelles, il était encore évidemment trop agité par la lutte et trop rebelle au découragement, pour apprécier complètement les motifs irrécusables de cette résignation.

Je puis ajouter qu’il ne les a jamais acceptés sans réticence. On le vit bien, peu de jours après. Elu député, il se trouvait appelé à voter sur les ratifications de la convention de Versailles. Or, s’il ne pouvait méconnaître l’impossibilité de la repousser, sa conviction était cependant trop imparfaite pour qu’il consentît à désavouer en quelque sorte, par son suffrage, toutes ses déclarations, tous ses actes antérieurs, si manifestement contraires aux conditions qu’il s’agissait de consacrer. Son anxiété était si grande qu’il m’en entretint spontanément la veille de la mémorable séance du 1er mars. Il ne me demandait assurément aucun conseil sur une question exclusivement réservée à son jugement personnel ; mais il me laissait voir la persistance de ses doutes que je respectais sans tes partager J’appris donc sans surprise, le lendemain, qu’il avait cru devoir s’abstenir

A propos de cette séance de l’Assemblée nationale, je citerai un fait, peu connu, je pense, et dont j’ai été témoin. Bien que la Délégation n’existât plus, j’avais été chargé de recevoir les ambassadeurs étrangers dans la loge qui leur avait été réservée au théâtre de Bordeaux où, faute d’un emplacement mieux approprié, siégeaient les représentans du peuple. En cette enceinte destinée à des drames imaginaires et où apparaissaient en ce moment les réalités sombres, toutes les âmes palpitaient de douleur et de colère : les députés sur leurs bancs, la foule qui remplissait les galeries encombrées jusqu’au faîte, maîtrisaient malaisément leurs fièvres, et il était inévitable que l’émotion des élus du pays appelés à ratifier l’acte qui les désespérait, la haine contre l’Empire, le deuil et les indignations de la patrie provoquassent des déclarations retentissantes et des discours ardens. La séance toutefois s’était continuée sans que, parmi les paroles irritées ou navrées que ne justifiaient que trop nos désastres, aucune pût blesser directement tel ou tel des gouvernemens neutres, lorsque Victor Hugo, entraîné par son impétueuse éloquence, dirigea tout à coup sa foudre sur le Saint-Siège et l’Autriche. Cette agression était d’autant plus inopportune que le Vatican aussi bien que le cabinet de Vienne, atteints l’un et l’autre par le contre-coup de nos revers, nous avaient montré constamment des sympathies, impuissantes il est vrai, mais sincères. Le nonce, Mgr Chigi, écouta un instant, avec un calme affecté, ce langage exubérant : je voyais cependant passer une ombre sur son fin visage de prince et de prélat romain ; mais quand l’orateur s’écria : « En cette année de concile et de massacre..., » l’hyperbole épuisa la patience du ministre pontifical : « J’en ai assez, » me dit-il avec une froide dignité. Il se leva sans bruit et sortit de la loge. Je l’avais à peine reconduit lorsque à son tour le prince de Metternich, non moins offensé par la suite du discours, me serra la main et le suivit. Leur départ troubla si visiblement les autres ambassadeurs que je les crus un moment disposés à se retirer ensemble ; les idées de l’orateur prirent heureusement un autre cours, mais, s’il eût continué, il est certain que la loge diplomatique fût demeurée vide.

Notre attention fut d’ailleurs bientôt détournée de cet incident par la suite de la séance. Je n’ai pas à rappeler ici cette lugubre scène, le long vote à la tribune, les députés s’avançant tour à tour également consternés, quelques-uns chancelans, d’autres laissant tomber leur bulletin dans l’urne avec un geste accablé, et le vague murmure planant au-dessus de la foule comme un frémissement d’amour et de pitié devant la patrie mutilée. Le sacrifice étant consommé, les ratifications furent emportées le soir même à Paris par un secrétaire de la Délégation, M. Delaroche-Vernet, qui les remit le 2 mars à M. Jules Favre. Elles furent échangées le lendemain contre celles de l’Allemagne.

Nous rentrâmes quelques jours après au ministère où nous fûmes cordialement accueillis et remerciés de nos efforts. Notre chef, devenu membre du Parlement, quittait momentanément la carrière active, mais il demeurait entouré de la haute estime de tous les partis. On lui savait gré, bien qu’il n’eût pas réussi à entraîner l’intervention des neutres, d’avoir défendu fièrement les intérêts qui lui avaient été remis et conduit notre diplomatie avec une habileté à laquelle les représentans des Puissances, à Tours et à Bordeaux, se plaisaient à rendre hommage. En somme, au milieu de la tourmente, entravé par la politique de l’ennemi, par les invincibles hésitations de l’Europe, par les implacables rigueurs de la fortune, et souvent par les déconcertantes erreurs de son gouvernement, il avait fait tout son devoir et tenu fermement le drapeau. Les illusions personnelles qu’il avait conservées ne sauraient lui être reprochées puisqu’elles ne l’ont jamais conduit à des démarches hasardées : elles lui étaient d’ailleurs nécessaires pour qu’il pût se dévouer sans défaillance à la tâche ingrate que j’ai essayé de retracer.


Cte CHARLES DE MOÜY.

  1. On sait que ce fut seulement après la conclusion de la paix que le duc de Broglie, nommé par M. Thiers ambassadeur à Londres, assista à la dernière séance de la Conférence, où il apporta pro formâ notre adhésion à la Convention qui abrogeait la clause du traité de Paris relative à la navigation de la Mer-Noire.