Souvenirs d'un commis-voyageur dans l’Amérique du Sud

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Souvenirs d'un commis-voyageur dans l’Amérique du Sud
SOUVENIRS
D’UN COMMIS-VOYAGEUR
DANS


L’AMÉRIQUE DU SUD.

I.


LA BARQUE À CARON.


Après ma mort, chers camarades,
Vous placerez sur mon tombeau
Un petit broc de vin nouveau,
Des œufs avec une salade,
Un pain d’ quat’ sous, un saucisson,
Pour passer la barque à Caron.


La Barque à Caron était, il y a une quinzaine d’années, une chanson des plus à la mode dans les rues de Paris. Il n’y avait pas un orgue de barbarie qui n’en répétât l’air, pas un carrefour un peu fréquenté où l’on n’en vendît les paroles imprimées dans le vrai goût des ballades, c’est-à-dire sur une simple feuille dont la vignette occupait le centre, tandis que le texte était rejeté sur les côtés en deux colonnes serrées. Le sujet de l’image était on ne peut mieux choisi ; le graveur y avait représenté

« Un bon bourgeois dans sa maison
Le dos au feu, le ventre à table ;
Un bon bourgeois dans sa maison
Caressant un jeune tendron. »

C’était, tant pour la pensée que pour l’exécution, un joli morceau de calcographie ; aussi, quand la vogue fut passée pour la chanson, on ne put se résoudre à détruire l’image, et, au lieu d’envoyer le reste de l’édition au pilon, on le fit partir pour l’Amérique espagnole. Là, notre bon bourgeois, se présentant sous le nom du mauvais riche de la parabole, eut accès dans maint oratoire, et vint prendre place impudemment près de Notre-Dame de Chiquinquira, la vierge des sept douleurs[1].

Ce fut dans le petit village de Pie de Cuesta, dans un lieu où il ne s’était peut-être jamais prononcé un mot de français, que je rencontrai pour la première fois mon Parisien établi comme je viens de le dire. Les honneurs ne l’avaient point changé, et il semblait rire lui-même des respects dont il était l’objet. À le voir ainsi avec sa mine réjouie, je ne me doutais guère qu’il eût causé la mort d’un homme et presque le soulèvement d’une province. Je ne tardai pas à l’apprendre.

Poursuivant ma route vers Angostura où j’avais besoin d’arriver très-promptement, je me trouvai dès le second jour forcé de m’arrêter à Pore, pour laisser reposer mes mules. Contrarié de ce retard et ne sachant que faire de ma personne jusqu’à l’heure où la chaleur du jour m’amènerait le sommeil, je me rendis sur la place où étaient déjà deux officiers en apparence aussi désœuvrés que moi, et qui, pour passer le temps, s’amusaient à faire battre des chiens. Je reconnus l’un d’eux pour un Piémontais avec lequel je m’étais trouvé l’année précédente à Guayaquil. Je n’avais pas grande envie de renouer connaissance ; mais avant que j’eusse pris un parti, il m’aperçut, accourut vers moi les bras ouverts, et m’adressant la parole en français : Hé ! monsieur Lecacheux, est-ce bien vous que je vois ? quelles affaires peuvent vous amener, cher ami, dans ce pays perdu ?

— Mais j’y viens peut-être pour régler ce petit compte que vous avez oublié de solder en partant.

— Fi donc ! je le croirais si j’avais à faire à quelque porte-balle écossais : vous êtes trop cavallero pour en agir ainsi ; d’ailleurs vous savez qu’il n’y a rien à perdre, et qu’aussitôt que la loi sur les dotations militaires sera passée, vous serez le premier…

— Brisons-là, et dites-moi si ce n’est pas le commandant du canton que vous venez de quitter.

— Non, c’est un officier qui n’est ici qu’en passant, le major Hospina.

— Quoi ! celui qui a fait la guerre dans l’Apure, et dont j’ai entendu conter tant de traits de bravoure !

— Lui-même ; mais vous êtes bien bon d’appeler cela de la bravoure : c’est une brutalité poussée au point de ne pas voir même le danger. Du reste je vous le donne pour l’animal le plus bouffon qui soit dans toute la république, vous allez en juger par vous-même.

En disant cela et sans attendre ma réponse, Belmonte m’entraîna vers le major, qui était toujours à la même place, essayant d’allumer son cigare avec un morceau de bouteille, comme il avait vu son compagnon le faire avec une lentille.

La présentation faite, et mon introducteur se chargeant du soin de soutenir la conversation, je pus considérer à mon aise cet Hospina qui avait été si long-temps dans le Bas-Orénoque la terreur des Espagnols. C’était un homme de moyen âge, très-grand, très-fortement charpenté, et avec une tournure de tambour-major. Il avait la face basanée, ce qu’il devait en partie aux soleils des Llanos, en partie au mélange d’un peu de sang africain, comme l’indiquaient ses cheveux à demi crépus. Ses traits n’avaient rien de trop dur, et même ils auraient pu passer pour agréables sans un coup de sabre qui, lui éraillant l’œil droit, avait ramassé en boule sur le bas de sa mâchoire toutes les chairs de la joue. Dans ses manières on voyait l’intention d’être poli ; du reste, comme il sentait bien ce qui lui manquait sous le rapport de l’éducation, il se tenait sur ses gardes, parlait peu, et je ne lui aurais entendu dire aucune sottise, si Belmonte, avec un art perfide, ne l’eût entraîné à lâcher quelques grands mots qu’il appliqua à la vérité de la manière la plus plaisante.

L’honnête Italien était dans un ravissement inexprimable d’avoir pu me montrer son camarade sous un jour ridicule. — Vous voyez, me dit-il en français, que je n’ai pas été au-delà de la vérité ; mais c’en est assez pour une première représentation, en attendant la seconde, occupons-nous du dîner. J’ai reçu d’Angostura des provisions fraîches, et je veux vous faire manger aujourd’hui un fameux macaroni.

À peine ce mot était-il prononcé, que je vis apparaître, sur le visage du colonel, une rougeur qui semblait provenir autant de honte que de colère. — Capitaine Belmonte, s’écria-t-il brusquement, qu’il ne soit plus question, je vous prie, du Caroni. Du moins en ma présence, choisissez un autre sujet de plaisanterie.

Je ne devinais pas la cause de tout cet emportement, mais le quiproquo seul était assez étrange pour que j’eusse quelque peine à conserver mon sérieux. Pour Belmonte, il ne songea pas à se contraindre, et pendant cinq minutes il rit à s’en rompre les côtes, répétant par intervalle les mots de Caroni et macaroni, qui à chaque fois étaient le signal d’une nouvelle explosion. Il paraissait en avoir encore pour long-temps lorsqu’à un geste d’Hospina il s’arrêta tout court, et d’un ton presque suppliant : — Non, colonel, non, dit-il, vous ne ferez pas usage de votre épée contre un compagnon, contre un homme désarmé. Je vous jure que je ne parlais pas de la rivière Caroni, mais d’un mets de mon pays dont le nom sonne presque de même.

— Jure tant que tu voudras, misérable bouffon, je ne t’en croirai pas davantage. Si tu n’avais pas eu à dire du mal de moi, tu eusses parlé un langage chrétien, un langage que tout le monde entend. Mais souviens-toi bien de ce que je te promets ici : la première fois qu’en ma présence tu te serviras de ton jargon d’hérétique, je t’enverrai le parler aux diables d’enfer qui l’ont inventé.

Cela dit, le colonel tourna le dos et s’éloigna rapidement.

Belmonte, quand je l’avais connu dans le sud, ne jouissait pas d’une excellente réputation, mais personne du moins ne l’accusait de manquer de bravoure, et j’avais tout lieu d’être surpris de la mollesse qu’il venait de montrer. J’imaginais qu’après toutes les choses dures qu’il s’était laissé dire en ma présence, il devait se sentir mal à l’aise avec moi, et je me préparais à le laisser à ses réflexions, lorsque devinant ce qui se passait dans mon esprit : — Qu’avez-vous donc, dit-il, et pourquoi cet air embarrassé ? je crois, Dieu me pardonne, que vous êtes honteux pour moi de la manière dont s’est terminée cette affaire.

— Si vous êtes satisfait vous-même, je ne vois pas pourquoi j’en prendrais de souci.

— Oui, parbleu je suis satisfait et très-satisfait d’avoir pu me tirer de ce mauvais pas. Quand je vois venir à moi un taureau furieux, je me jette, s’il le faut, ventre à terre. N’avez-vous donc pas remarqué que l’homme ne se connaissait plus et qu’il étendait déjà la main vers la poignée de son vilain sabre ? Pour un rien, il me le passait tout au travers du corps. Monsieur Lecacheux, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux, songez bien que nous ne sommes pas en Europe, et qu’ici il ne s’agissait pas d’un duel. Ces guerilleros entendent le point d’honneur tout autrement que nous, et dans une querelle ils ne se feraient pas plus de scrupule de frapper un homme sans armes, qu’à la guerre d’attaquer un convoi séparé de son escorte. Hospina du reste est un bon diable, qui n’a point de rancune. S’il ne s’est pas grisé en nous quittant, ce soir nous serons les meilleurs amis du monde. En attendant, allons manger notre macaroni, et je vous expliquerai chemin faisant pourquoi ce mot l’a mis si fort en colère.


— Hospina a eu toute sa vie la main moins lente que l’esprit, et ce fut pour un mouvement de vivacité du genre de celui dont vous venez d’être témoin, qu’il se vit contraint, il y a quelques années, à quitter son pays natal, l’île de Porto-Rico, après avoir coupé le nez à un alcade. Il vint alors à la Terre-Ferme où il n’avait rien à craindre des autorités espagnoles, et s’engagea comme soldat dans les troupes que Miranda conduisait contre Valence. Après la défaite des indépendans et le rétablissement du régime royal sous Monteverde, il se retira vers les Llanos où des débris de l’armée patriote s’étaient formées de petites guérillas, d’abord insignifiantes, mais qui ne tardèrent pas à acquérir de l’importance. S’étant fait remarquer par diverses actions d’une audace peu commune, il parvint à réunir autour de lui une troupe avec laquelle, pendant près de deux ans, il harcela incessamment les royalistes. S’il avait eu quelques talens militaires, il aurait été maître de tout le canton ; mais il ne sut jamais profiter d’un avantage, et il tomba dans toutes les embuscades qu’on voulut se donner la peine de lui préparer.

Très-souvent battu, mais jamais découragé, il parvint à se maintenir jusqu’à l’époque où Bolivar entrant avec les troupes grenadines dans les provinces de Venezuela, y proclama la guerre à mort.

Vous savez que du côté des républicains comme les munitions étaient rares, au lieu de fusiller les prisonniers, on leur coupait la tête. Chaque soldat au besoin servait d’exécuteur, et il n’était pas rare de voir des officiers, surtout ceux qui appartenaient aux anciennes guérillas, mettre eux-mêmes la main à l’œuvre. Vingt fois il est arrivé à Hospina d’arracher le sabre à la main mal assurée d’un novice, et de se faire bourreau par compassion, car, je vous le répète, il n’a dans le caractère rien de cruel.

Quand Morillo eut relevé dans ce pays l’étendard royal, Hospina retourna à sa vie de guérillero, et servit utilement la cause républicaine. Du reste, il refusa constamment de se joindre aux autres chefs patriotes, qui, ayant des troupes plus nombreuses, prétendaient exercer une autorité supérieure. Il continua à faire bande à part jusqu’à l’arrivée de Bolivar, pour qui il avait une profonde vénération, et aux ordres duquel il alla tout d’abord se placer.

L’armée réunie sous les ordres du libérateur ne trouvait pas pour subsister les mêmes facilités que les petits corps isolés qui jusque-là avaient tenu la campagne. Les provinces de Casanare et d’Apuré, théâtre d’une guerre longue et destructive, n’offraient plus que de minces ressources, et il fallut songer à faire venir du bétail des provinces situées sur la rive droite de l’Orénoque. Les habitans, qui voyaient le paiement fort incertain, et qui d’ailleurs étaient poussés sous main par les moines des missions, ne s’empressaient pas de fournir leur contingent, de sorte que le général en chef, afin d’activer un peu leur zèle, jugea convenable de leur dépêcher Hospina.

Peu de jours avant le départ de notre ami, il était arrivé à Angostura un bâtiment français avec une de ces cargaisons que vous aviez alors l’insolence de nous envoyer. C’étaient de vieux habits mis à neuf, des vins tournés, des huiles rances, des olives pourries, et avec tout cela une édition complète du Guillaume-Tell de Florian, traduit en espagnol, et deux ou trois ballots d’un certain pont-neuf, la Barque à Caron. Toutes ces raretés furent enlevées dans trois jours. Hospina, qui venait d’être élevé au grade de major, voulant avoir une tenue conforme à son rang, se donna un équipement complet, et se couvrit de clinquant de la tête aux pieds. Mais comme il ne songeait pas seulement à orner l’extérieur de sa personne, il fit aussi emplette d’un Guillaume-Tell, et reçut par-dessus le marché un exemplaire de la chanson. Un cuisinier français qu’avait le général, lui traduisit le titre, et lui expliqua que passer la barque à Caron ou mourir, c’était justement la même chose.

Notre homme, ainsi initié aux métaphores des ponts neufs, partit pour remplir sa mission. Grâces à ces manières insinuantes que vous lui connaissez, il y obtint de grands succès ; mais ce ne fut pas sans peine, car ayant jusque-là borné ses excursions aux provinces de la rive gauche, le pays dans lequel il se trouvait maintenant lui était presque complètement inconnu. Un beau soir, que se croyant libre de tout soin jusques au lendemain, il pesait avec une mûre attention les mérites relatifs d’un flacon de genièvre et d’une bouteille de rhum, voilà qu’un estafette arrive du quartier-général et lui remet une dépêche conçue à peu près en ces termes : « Le libérateur est informé que dans le village de San-Luis ou dans quelques fermes des environs, il se trouve maintenant un capucin catalan, le frère Jean de Dieu, dont les desseins sont plus que suspects, et dont les discours tendent à égarer l’opinion du peuple en lui faisant croire à de prétendus succès obtenus par les Espagnols ; la présence de ce religieux dans un canton peu affectionné au régime républicain pouvant entraîner de graves inconvéniens, le major Hospina, aussitôt après la présente reçue, fera saisir ledit capucin et lui fera passer immédiatement le Caroni[2]. Sous aucun prétexte, il ne sera sursis à l’exécution de cet ordre. »

Le major n’avait jamais entendu prononcer le nom de la rivière Caroni, mais il avait encore la mémoire toute fraîche de la barque à Caron et de l’explication du cuisinier. — Ha ! ha ! se dit-il à lui-même, le général parle en paraboles, c’est sans doute une précaution pour le cas où on eût intercepté la dépêche ; d’ailleurs il sait bien que ses paroles ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd. Holà ! planton, qu’on me fasse venir l’alcade.

L’alcade arrive tout tremblant d’être appelé à pareille heure.

— Monsieur l’alcade, vous allez me trouver un guide qui parte ce soir même avec quatre hommes et un caporal, pour m’amener le capucin qui se cache dans les environs de San-Luis.

— Mais, monsieur le major, je n’ai pas connaissance…

— Silence ! combien y a-t-il d’ici à San-Luis ?

— Quatre lieues et un bon bout. Mais, monsieur le major…

— Silence ! nos hommes devraient être ici avant midi, mais mettons jusqu’au soir. Si à l’angélus ils ne sont pas arrivés, il y aura pour vous une amende de 300 piastres, et vos vaches laitières me répondront…

— Mais, monsieur le major…

— Comment ! chien de godo[3], manant, mal élevé, tu as l’audace de m’interrompre ! Hé bien ! c’est toi-même qui serviras de guide, et si demain avant midi tu n’es pas ici avec le moine, je te fais fusiller. Allons, à cheval tout le monde, et qu’on m’attache ce gaillard là à la selle, de peur que le vent ne l’emporte.

Personne n’avait plus envie de faire d’observations, et en moins d’un quart d’heure, l’alcade, bien amarré et bien escorté, était en route pour San-Luis.

Le lendemain, Hospina en s’éveillant songea tout d’abord à la dépêche de la veille. La commission dont il se voyait chargé le tracassait, non qu’il eût le moindre doute sur le sens du message ; mais il n’était accoutumé à traiter ces sortes d’affaires qu’avec des militaires, ou tout au plus avec des pékins, et ici il avait affaire à un homme d’église. Les impressions reçues dans son enfance lui revenaient alors, et il avait beau se dire que le moine était un Espagnol, un godo, il ne parvenait pas à se mettre l’esprit en repos.

— Diable d’idée qu’a eue le libérateur, disait-il en grommelant, tandis qu’il parcourait sa chambre à grands pas. Je voudrais que la chose fût finie et n’avoir plus à y songer. J’espère qu’enfin ils vont arriver.

Alors il allait regarder à la porte ; puis par désœuvrement il allumait un cigare ou avalait un trait d’eau-de-vie, et recommençait à se promener.

Sur le midi enfin, il aperçut au loin dans le Llano la banderolle tricolore des lances, et bientôt il vit paraître ses cavaliers, ayant au milieu d’eux le capucin. C’était par pur hasard qu’on l’avait rencontré, car l’alcade, tout en étant bien loin de soupçonner les desseins d’Hospina, était fermement résolu à ne pas découvrir la retraite du révérend père, dès que celui-ci croyait avoir intérêt à la tenir cachée. Prévoyant donc que de nouvelles représentations ne seraient point écoutées, et sentant que toute résistance ouverte serait folie, il s’était borné à garder un silence absolu, et depuis l’instant du départ, ni les menaces ni les coups n’avaient pu lui arracher le moindre renseignement. Pour le moine, il savait fort bien que les républicains ne lui faisaient aucun tort en le considérant comme un ennemi, et d’ordinaire il se tenait sur ses gardes ; mais il n’imaginait pas qu’on osât mettre la main sur lui un dimanche, et ce fut ce qui le perdit. On le saisit lorsqu’il se rendait à l’église où il devait prêcher un beau sermon contre les insurgés et leurs alliés, les hérétiques anglais.

Hospina avait été fort impatient de voir arriver le capucin, mais depuis ce moment il eût donné beaucoup pour que les soldats ne l’eussent pas rencontré. Il se sentait à chaque instant plus irrésolu, et déjà il songeait à envoyer directement à Bolivar le prisonnier, lorsque celui-ci, sautant en bas de sa monture, comme eût pu le faire un cavalier de profession, et s’avançant à pas précipités, lui demanda sans autre préambule depuis quand les religieux de St.-François relevaient de l’autorité militaire ?

— Il n’y a qu’un bandit comme toi, ajouta-t-il en s’échauffant, qui soit capable de troubler un prêtre dans l’exercice de son saint ministère ; mais sois certain que j’en écrirai à tes chefs, et que je te ferai casser ignominieusement.

— Pour ce qui est de mes chefs, repartit Hospina à qui le ton altier du moine avait déjà rendu sa première résolution, pour ce qui est de mes chefs, je suis tranquille, et je n’ai agi que sur l’ordre exprès du libérateur.

— Le libérateur, le libérateur ! dis le libertin, l’athée. Ce sont là les titres qui conviennent à un homme traître à son roi comme à son Dieu. Mais il n’en a pas pour long-temps encore à fouler les honnêtes gens, et cette fois-ci il ne s’enfuira pas comme il a fait tant d’autres. Il sera pendu, lui et tous les brigands qui l’entourent.

— Ce ne sera pas toi qui vivras pour le voir, moinaillon du diable, cria le major tout hors de lui en entendant parler si irrévérencieusement de Bolivar, car sur l’heure je te vais faire expédier ton passeport pour l’autre monde.

Le capucin se croyait trop bien protégé par sa robe, pour supposer que la menace fût sérieuse ; aussi, après avoir jeté à son interlocuteur un regard de mépris : — Va, dit-il, je sais bien que, tout pervers que tu es, tu n’oserais faire tomber un cheveu de ma tête ; ne pense donc pas m’effrayer, et garde pour tes pareils tes grossières plaisanteries.

— Tu vas voir si je plaisante ; lanciers, emmenez le prisonnier dans la cour… halte… Allons, père, as-tu recommandé ton ame à Dieu ?

Le moine, plein d’une folle confiance, se contenta de hausser les épaules, et ne daigna pas même tourner la tête vers le major, qui s’était placé derrière lui.

— Allons, père, regarde ton nombril.

Le père, peu familier avec l’argot des camps, ignorait que c’était là le mot d’usage pendant la guerre à mort pour avertir les prisonniers de tendre le cou. Il s’imagina qu’on avait par dérision attaché quelque chose à son cordon ; pour s’en assurer, il baissa la tête, et dans le même instant un coup de sabre, porté par une main exercée, la fit voler loin du tronc.

La nouvelle de cette sanglante exécution se répandit promptement dans tout le pays, et y excita la plus vive indignation contre le gouvernement, de qui on croyait l’ordre émané. Des murmures on passa bientôt à un soulèvement déclaré, et pour commencer on tomba de toutes parts sur les détachemens qu’Hospina tenait en campagne. Lui-même, attaqué à l’improviste, ne parvint à s’échapper qu’en sautant sur une cavalle qui paissait par hasard devant sa maison. Il fit ainsi sans selle ni bride une traite de plus de dix lieues, aiguillonnant sa monture avec la pointe du poignard à défaut d’éperons, et entendant presque toujours distinctement le bruit des pas de ceux qui le poursuivaient.

En apprenant cette belle équipée et les suites qu’elle avait eues, Bolivar entra dans une effroyable colère. Au premier moment, il ne parlait de rien moins que de faire fusiller Hospina, et comme alors la justice était fort expéditive, on ne peut dire quel aurait été le sort du pauvre diable, s’il se fût présenté inopinément. Mais ayant un si mauvais compte à rendre du détachement qui lui avait été confié, il n’était nullement pressé d’arriver, et il le fut bien moins encore, lorsqu’ayant conté son aventure à un camarade, celui-ci lui fit apercevoir l’étrange bévue qu’il avait commise.

Tout honteux de sa sottise, Hospina n’en continua pas moins sa route vers Angostura, où le gardien des capucins se rendait également pour demander justice de ce meurtre à Bolivar. Par un hasard singulier, il arriva que tous deux entraient dans la salle d’audience au même moment et par des portes opposées. En apercevant la robe grise, Hospina crut avoir devant les yeux l’ombre du moine qu’il avait égorgé. Il recula de deux pas, poussa un faible cri et tomba à terre, agité d’effrayantes convulsions. Il fallut l’emporter.

Cette scène inattendue divertit prodigieusement Bolivar. Il était déjà fort adouci par les explications que lui avaient données les amis du colonel, et il jugea que sa faute était suffisamment expiée par la belle peur qu’il avait eue. Le gardien donc fut renvoyé dans son couvent avec de belles paroles, et il ne fut plus question de cette affaire.

Quelques jours après, le général, qui avait entièrement rendu ses bonnes grâces à Hospina, voulut se faire conter l’aventure par lui-même. Notre homme fit son récit avec un sang-froid imperturbable, au milieu des éclats de rire universels ; puis, tirant son sabre et le présentant par la poignée : Voilà, dit-il, mon général, ce qui a servi à faire la barbe au pauvre capucin. Si j’osais prier votre excellence de l’accepter…

— Pour le coup cela devient trop fort, s’écria Bolivar en sautant de son hamac, il faut que la frayeur ait enlevé à cet animal le peu de jugement qu’il avait… Homme de Dieu, me prends-tu donc pour le bourreau, que tu veux me faire présent de ton odieux tranche-tête ?

— Non, mon général, je sais bien que vous ne vous mêlez pas de ces détails, comme nous autres pauvres officiers sommes quelquefois obligés de le faire ; mais vous ne m’avez pas laissé achever, et il me reste encore à conter le plus plaisant de l’affaire.

Votre excellence saura donc que ce scélérat de moine portait autour du cou un paquet de linge comme un collier pour le goître. Mais que croyez-vous qu’il y avait dedans ? du sel d’Antioquia, de l’éponge brûlée ? Pas du tout… Vingt-cinq bons doublons d’or, mon général, que le brigand y avait cousus. Hé bien ! cette méchante lame, dont on ne donnerait pas deux quartillos, a coupé le cou et les doublons comme elle eût fait d’une banane ; et pas une brèche ! on peut le voir.


Lecacheux, commis-voyageur.
  1. Notre-Dame de Chiquinquira a pris son nom du village dans lequel elle est honorée, village situé à vingt lieues au nord de Bogota. On vient de toutes les parties de la Nouvelle-Grenade implorer son intercession, et les riches dons qui ornent son image, ainsi que les ex-voto appendus aux murs de la chapelle, témoignent assez de son crédit près du Père céleste. Les prières qu’on lui adresse, quand elles sont exaucées, le sont à la lettre, de sorte que l’on doit bien peser ses paroles et se garder de toute demande indiscrète. On en jugera par le fait suivant, qui est attesté aussi dûment que le fut jamais un miracle.

    Un pauvre Indien revenait un soir vers son village par un étroit chemin, tracé le long d’un précipice. Il était gris comme tous les Indiens le sont après un jour de fête, et s’avançant imprudemment trop près du bord, il sentit tout à coup la terre lui manquer sous les pieds. Voyant sa chute inévitable, sa première idée fut pour un bonnet neuf qu’il avait acheté le jour même à la ville. « Mon bonnet ! mon bonnet ! » s’écria-t-il en disparaissant au milieu d’un tourbillon de poussière ; « bonne sainte Vierge de Chiquinquira, sauvez mon bonnet ! » Ses compagnons entendirent distinctement la prière, et ne tardèrent pas à en voir l’accomplissement. Lorsque le nuage de poudre se fut dissipé, ils aperçurent au fond du précipice le malheureux étendu sans mouvement et la tête fracassée ; mais le bonnet pour lequel la Vierge avait été invoquée, était préservé ; une branche l’avait arrêté dans sa chute, et il y restait suspendu, aussi brillant, aussi peu froissé que lorsqu’il était encore dans la boutique du marchand.

  2. Le Caroni est une rivière qui se jette dans l’Orénoque à trente lieues environ au-dessous d’Angostura, et qui, anciennement, était une des limites du territoire des Missions des capucins catalans.
  3. Le mot de godo (Goth), en Colombie, est employé, depuis la révolution, pour désigner les Espagnols en tant qu’attachés aux intérêts de la métropole, et s’applique également aux créoles qui tenaient pour l’ancien ordre de choses.