Souvenirs d’après la guerre de 1877-1878

Souvenirs d’après la guerre de 1877-1878
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 241-270).
SOUVENIRS
D’APRÈS LA GUERRE DE 1877-1878 [1]

Le traité de San Stefano était à peine signé que surgissaient déjà les difficultés pour son exécution.

Deux questions immédiates se présentaient à l’Etat-major : la ratification du traité par le Sultan et le désir du grand-duc Nicolas d’entrer en rapports personnels avec ce souverain qu’il sentait instinctivement pouvoir gagner par des attentions et des procédés auxquels Abdul Hamid ne saurait rester insensible.

Pour la première de ces questions, le général Ignatieff s’était incontinent mis à l’œuvre. Au lendemain même de la signature de l’acte, le lundi 20 février, il se rendit à Stamboul, accompagné de sa femme et de ses secrétaires intimes et alla faire sa visite aux ministres ottomans à la Porte, ainsi qu’à Son Excellence, l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie, comte Zichy.

Il y avait peut-être un peu trop de précipitation dans la résolution du général de se mettre en rapports immédiats avec les Turcs. Il se mêlait au désir de pousser l’affaire de la ratification un sentiment de vanité personnelle, l’envie de jouir de son triomphe sur un ennemi terrassé, de pouvoir rappeler aux conseillers du Padischah combien ils avaient eu tort de n’avoir pas prêté l’oreille à ses conseils, obéi à ses injonctions. Le procédé blessa les Turcs et ne contribua certainement pas à faciliter un accord que le général Ignatieff, considéré à Constantinople comme le fauteur de la guerre, était certes la personne la moins apte à amener. Il se trompa également sur les intentions et dispositions du comte Zichy, qui avait avant la rupture si pleinement subi son influence. Diplomate d’occasion et peu fait pour ce service, le comte Zichy est tombé, après son retour à Constantinople pendant la guerre, sous l’influence de l’ambassadeur d’Angleterre, sir Austin Layard, avec la même facilité avec laquelle il avait naguère accepté l’ascendant du général Ignatieff, mais il s’y mêlait chez lui un sentiment de rancune contre ce dernier pour la voie contraire qu’il lui avait fait suivre. En somme, cette visite inopportune, à laquelle je m’étais, malgré les invitations pressantes du général et de sa femme, refusé de m’associer, a produit, tant dans le camp ottoman que parmi les étrangers, la plus défavorable impression.

Quant à l’affaire d’une visite du grand-duc au Sultan, il s’agissait avant tout d’en régler les conditions, et, comme elle ne pouvait avoir lieu qu’après la ratification, des négociations furent immédiatement entamées. Le point scabreux était d’amener Abdul Hamid à rendre au grand-duc la visite qu’il ferait à Sa Majesté. Exiger que le Padischah vînt au camp de ses vainqueurs était impossible. Tout au plus pouvait-on demander qu’il se rendit au palais de l’ambassade à Péra. Mais déjà Abdul Hamid avait commencé à être atteint de la manie de la persécution ; il craignait de sortir hors de l’enceinte de son palais, et ce n’est qu’avec beaucoup de difficulté qu’il avait été amené, quelques semaines auparavant, à rendre à la grande-duchesse de Weimar, mère de l’ambassadrice d’Allemagne princesse Reuss sa visite au palais de l’ambassade germanique, situé au bout du quartier de Péra, tout en face et à proximité du palais de Dolma Baghtché. Le général Ignatieff, se fondant sur les précédens, insistait pour que la visite fut rendue au grand-duc sur terrain russe, et il avait raison en principe. Mais, en pratique, il apparut bientôt que cette difficulté ne serait pas facile à vaincre, et le grand-duc, impatient d’exercer son action personnelle sur le Sultan, disait, avec non moins de raison, qu’il passerait outre à ces formalités, pourvu que le moyen lui fût donné de voir le Padischah dont il se promettait de faire la conquête morale.

La semaine qui suivit la signature du traité de San Stefano fut donc tout entière consacrée aux négociations relatives à ces objets et, si la question de la visite ne faisait que se compliquer, la ratification du traité reçut au contraire une solution relativement très prompte. Non seulement le traité fut ratifié, mais le maréchal Réouf pacha, accompagné de toute une mission spéciale, fut chargé de le porter à Saint-Pétersbourg. Le général Ignatieff remit son départ jusqu’au moment où la mission ottomane serait prête à partir et, le 26 février, une semaine juste après la signature du traité, un bateau spécial de la Compagnie de Navigation russe emmenait à Odessa le général et Mme Ignatieff, ainsi que Réouf pacha et sa suite.

Ce fut un grand triomphe pour l’ex-ambassadeur, et c’était là un acte de bonne et sage politique. Réouf pacha, homme parfaitement honorable et distingué, était connu pour être partisan d’un rapprochement avec la Russie, et un adversaire des hommes d’État qui avaient amené la guerre, ce qui ne l’avait pas empêché de combattre en vaillant soldat, mais sans succès, contre le général Gourko, surtout lors de son premier passage des Balkans au début de la guerre.

Je restai de nouveau seul représentant du ministère des Affaires étrangères sans mandat spécial ni instruction, avec des affaires dont le nombre et l’importance grandissaient tous les jours, car, la paix rétablie, tous les intérêts privés étouffés par la guerre ressuscitaient et demandaient à être satisfaits, tandis que d’autre part l’exécution de certaines clauses du traité et les réclamations provenant du fait de la guerre exigeaient des mesures immédiates. N’osant pas, sans ordre spécial, entrer en rapports directs avec la Porte, je continuai à profiter de l’intermédiaire de notre ex-premier drogman, M. Onou, qui, résidant à Péra, entretenait des rapports officieux avec les Turcs et aidait a l’aplanissement de difficultés qui surgissaient.

L’echange des ratifications du traité ayant eu lieu à Saint-Pétersbourg aussitôt après l’arrivée du général Ignatieff et de Réouf pacha, les stipulations de cette transaction devenaient exécutoires, et nous devions, d’une part, nous préparer à évacuer les localités que notre armée occupait en dehors de la future frontière turco-bulgare, de l’autre, prendre possession du territoire et des forteresses que le traité de San Stefano arrachait à la Turquie, mais que les troupes et les autorités ottomanes détenaient encore. C’était, pour le premier cas, toute la Thrace avec Andrinople et San Stefano en Europe et Erzeroum en Asie, pour le second, tout le midi de la Macédoine ainsi que Varna et Schoumla en Europe et Batoum avec le district y adjacent en Asie. Comptant sûrement que le traité serait révisé, et encouragé dans cette conviction, tant par le mauvais accueil que les grandes Puissances avaient fait aux arrangemens du 19 février que par l’attitude de leurs représentans à Constantinople, la Porte ne se dépêchait pas de prendre des dispositions pour satisfaire nos exigences à cet égard. Mais les militaires, impatiens d’entrer en possession de ce qui avait été annoncé comme devant nous être remis, prenaient des dispositions pour s’en emparer par eux-mêmes. De là des plaintes des Turcs, des conflits locaux et une série d’affaires fort compliquées. D’autre part, lorsque, pour garantir la sécurité de nos cantonnemens avancés qui avaient sur leurs derrières deux redoutables places fortes, nous insistions pour nous faire rendre Varna et Schoumla, les Turcs répondaient que la chose ne pouvait pas se faire du jour au lendemain : il fallait étudier l’état des forteresses et de leurs garnisons, faire l’inventaire du matériel de guerre qui s’y trouvait, prendre des dispositions pour le transport des hommes et des effets, et tout cela demandait du temps. Sur ces entrefaites, voyant la capitale absolument découverte, les Turcs se mirent en toute hâte à créer une nouvelle ligne de défense aux environs immédiats de Constantinople où arrivaient progressivement les épaves des armées battues par Gourko, et le nombre des troupes réunies en face de notre petit détachement d’avant-poste de San Stefano grossissait tous les jours. Des fortifications s’élevaient, elles étaient garnies de canons, et le général Fuad pacha était placé à la tête de la première ligne, qui se trouvait en face du centre de la nôtre. La flotte anglaise continuait à se tenir à portée du Bosphore, entre Ismid et Prinkipo.


C’est dans de pareilles conditions que le grand-duc, sentant le danger de laisser le Sultan et son gouvernement sous l’influence exclusive de nos adversaires, et notamment de l’Angleterre, redoubla d’insistance pour arriver à une entrevue avec Abdul Hamid. M. Onou continuait dans ce sens ses efforts, les Turcs proposant que le grand-duc vînt directement au palais comme hôte du Sultan, et que là Sa Majesté lui rendît sa visite dans l’appartement qui serait mis à sa disposition. Le commandant en chef tenait au contraire à recevoir comme tel le souverain ottoman, à lui faire rendre les honneurs par sa garde d’honneur, et à être entouré de son état-major. Un biais fut enfin trouvé. On convint que le Sultan mettrait à la disposition du grand-duc le palais de Beylorbey, sur la côte d’Asie, où était descendue, neuf ans auparavant, l’impératrice Eugénie. Le grand-duc irait à Dalma Baghtché faire sa visite au Sultan, et Sa Majesté la lui rendrait à Beylerbey. C’est ce qui fut exécuté vers la mi-mars (la date exacte de cet événement m’échappe). Le matin du jour fixé pour l’audience, le grand-duc se rendit à bord du yacht Livadia dans le Bosphore, accompagné des principales personnes de sa suite et des princes de la famille impériale, qui se trouvaient à cette époque à San Stefano. Si ma mémoire ne me trompe pas, c’étaient son fils, le grand-duc Nicolas jeune, le duc Eugène de Leuchtemberg et le prince Alexandre d’Oldenbourg. Les aides de camp et le reste de la suite avaient pris passage à bord du paquebot Constantin, de la Compagnie, employé pendant la guerre par le ministère de la Marine et naviguant sous pavillon de guerre. Nous étions tous en grande tenue de campagne. À bord se trouvait l’orchestre militaire du grand-duc, et lorsque nous passions devant la pointe du Sérail, Son Altesse dit qu’il faudrait faire jouer la musique. « Que faut-il jouer ? » demanda un des aides de camp. « L’hymne russe ? — Non, répondit Son Altesse, une marche quelconque.

— Il n’y a pas de marche plus appropriée à la circonstance, dis-je, que celle du régiment Préobrajensky, datant de Pierre le Grand, et pour laquelle il y a des paroles de l’époque disant : « Nous sommes connus des Turcs et des Suédois, et le monde entier a eu de nos nouvelles. » (RUSSE)

— Vous avez raison, dit le grand-duc. Et il fit exécuter cette marche solennelle, qui rappelait les premiers succès remportés par la jeune armée russe sur la Turquie et la Suède.

En jetant l’ancre devant Dalma Baghtché, la Livadia fut immédiatement accostée par des délégués du Sultan, accompagnés de M. Onou, qui venaient lui souhaiter de la part de Sa Majesté la bienvenue et l’accompagner à terre.

Abdul Hamid reçut le grand-duc en haut de l’escalier de Dalma Baghtché et le conduisit dans la grande salle du palais. Quelques personnes seulement avaient accompagné Son Altesse auprès du Padischah. Il y avait entre autres les trois princes nommés plus haut, le chef de l’état-major général Népokoitchilzky et moi. Peut-être y avait-il aussi le général Levitzky et le prince Massalsky ; mais je n’en suis pas sûr.

Abdul Hamid était horriblement embarrassé et intimidé ; mais le grand-duc ne tarda pas à le mettre plus ou moins à son aise par sa manière d’être simple et digne, mais pleine de franchise et d’affabilité. « Soyons amis, » dit-il au Sultan, lorsque, après les présentations d’usage réciproques, Sa Majesté se fut assise avec son hôte sur le divan, n’ayant auprès d’eux pour servir d’interprète que M. Onou, et peut-être (mais je n’en suis pas sûr) le premier drogman du palais, Munir pacha. « N’écoutez pas nos ennemis, continua-t-il, ils vous ont poussé à la guerre que nous déplorons tous. Maintenant que la paix est rétablie, tenons fermement ensemble, et personne n’osera toucher à la Turquie ; nous réglerons nos affaires directement à notre avantage mutuel. » Le Sultan abondait dans le même sens, mais venait tout de suite aux questions pratiques et demandait des modifications du traité et des tempéramens à ses dispositions que Son Altesse ne pouvait même pas discuter.

Pendant cet entretien, qui dura près de trois quarts d’heure et dont quelques détails ne m’ont été connus qu’après coup, nous autres, nous nous tenions à l’écart et causions avec les dignitaires ottomans présens, parmi lesquels la première place était occupée par le grand vizir ; il portait, à cette époque où la Constitution était censée être encore en vigueur, le titre de premier ministre ; c’était Bach-Vekil-Ahmed Vefik pacha, le même qui, avant la guerre, avait essayé de s’employer pour empêcher une rupture et tâchait d’être envoyé à cet effet en mission spéciale à Saint-Pétersbourg. Revenu à ses prédilections anglaises, Ahmed Véfik était un organe essentiellement hostile à la Russie à la tête de l’administration ottomane. La possibilité d’un rapprochement et d’une entente directe entre nous lui déplaisait, et comme il voyait le caractère intime que paraissait avoir l’entretien de son souverain avec le grand-duc, il en était très intrigué et tâchait tout le temps de s’approcher du divan où il se passait, pour en saisir quelques mots, et peut-être pour pouvoir s’en mêler, ou au moins imposer à son maître par sa présence… Cette manœuvre ne nous échappa pas, aussi nous évertuions-nous à entretenir Ahmed Véfik de façon à l’empêcher de s’approcher du divan et d’écouter. A peine l’un de nous laissait-il tomber la conversation qu’un autre la reprenait, et les princes, que j’avais rendus attentifs à la nécessité de ne pas lâcher Ahmed Vefik, s’amusaient même à le harasser. Dès que l’un avait fini, ils y envoyaient un autre en lui disant : « Prends le, attrape-le. »

Parmi les personnages turcs présentés au grand-duc, se trouvait le jeune maréchal Fuad pacha, qui avait remporté un avantage sur le détachement du prince Mirsky à Elena. Son Altesse lui serra la main et lui dit avec son air gracieux : « Je suis charmé de vous voir sain et sauf. On nous avait dit, au début de la guerre, que vous aviez été tué. — Je regrette de ne pas l’avoir été, répondit le maréchal, car la bataille dont il s’agit ne nous a pas été favorable. »

A l’issue de l’audience, nous traversâmes le Bosphore en grand kaïk gala du Sultan, accompagnés du premier drogman, Munir pacha, qui, en y montant, fit un faux pas et prit jusqu’au-dessus des genoux un bain dans le Bosphore. A Beylerbey se trouvait déjà réunie la grande suite du commandant en chef, et une garde d’honneur de marins russes y était placée à l’entrée, en face de la garde d’honneur turque. Le grand-duc descendit en bas de l’escalier pour recevoir le Padischah ; la musique entonna une marche turque (la marche officielle dite Hamidiéh n’était pas encore connue) ; les deux gardes d’honneur présentèrent les armes ; le grand-duc nomma au Padischah les principaux personnages de sa suite et entra avec Sa Majesté dans le salon, où la visite dura un peu moins qu’à Dalma Baghtché, et eut un caractère beaucoup plus personnel et plus amical. On parla chevaux, chasse, souvenirs du voyage du grand-duc en 1872 ; le Sultan invita Son Altesse à visiter ses écuries, et sortit du salon gai et souriant, tandis qu’il y était, entré morose et l’air préoccupé, intimidé peut-être par le caractère absolument militaire de l’entourage et le déploiement de force étrangère à laquelle il n’était pas habitué. En partant, il invita le grand-duc à monter avec lui en kaïk et le mena, je crois, à bord de la Livadia, où Son Altesse déjeuna et se reposa. Moi, je me rendis à Péra et montai pour la première fois à l’ambassade, que j’avais quittée environ onze mois auparavant, en rompant les relations. J’avais le cœur gros. Les rêves politiques que je caressais alors étaient évanouis et leur réalisation remise à une époque que l’on ne pouvait même pas prévoir, car il devenait évident que si l’action militaire et les difficultés matérielles étaient terminées, la campagne diplomatique et les embarras politiques n’allaient que commencer

En effet, des questions compliquées surgissaient de toute part. L’Autriche, à laquelle notre ambassadeur, M. de Novikow, n’avait même pas eu le courage de demander une réponse à la communication de nos projets de bases de paix, faits par la lettre de l’Empereur, de Paradim, prenait ouvertement une attitude hostile et nous accusait, non sans quelque apparence de raison, de mauvaise foi et de violation des arrangemens conclus avec elle avant la guerre. Le général Ignatieff y fut envoyé pour des explications. Le choix n’était pas heureux, car il inspirait personnellement de la haine à Vienne et de la méfiance partout. Il fit de son mieux pour briser l’opposition du comte Andrassy, mais n’y réussit guère, les conditions que posait le premier ministre austro-hongrois pour nous soutenir à la future réunion des grandes Puissances, qui aurait à ratifier ou examiner le traité de San Stefano, ayant été jugées trop onéreuses, quoiqu’elles le fussent beaucoup moins que celles que nous fûmes amenés à accepter plus tard, d’abord à Londres et puis au Congrès de Berlin.

Cette situation internationale avait son contre-coup dans l’attitude de la Porte, où, malgré les bonnes relations personnelles qui s’étaient, malheureusement trop tard, établies entre Abdul Hamid et le grand-duc Nicolas, nous rencontrions un mauvais vouloir et une opposition systématiques. Je me vis obligé d’entrer à plusieurs reprises en rapports personnels avec les ministres turcs et de leur faire des représentations au nom du commandant en chef. L’objet principal de nos exigences était l’évacuation des forteresses, sur laquelle on insistait, tant du Caucase (pour Batoum) que de Pétersbourg de la part du ministère de la Guerre, et de celle de l’état-major de l’armée. La situation apparaissait, en effet, de jour en jour plus compliquée, presque dangereuse. L’armée, avancée jusqu’aux murs de Constantinople, avait devant elle une force ottomane qui devenait tous les jours plus considérable, et, protégée par des fortifications élevées sur la ligne de démarcation, pouvait en cas de rupture s’appuyer sur la force navale anglaise, qui avait le moyen de couper nos communications avec Andrinople, en dominant par ses projectiles la seule route carrossable et la voie ferrée, rapprochées de la côte de Marmara. Nous avions sur nos derrières la Roumanie, que nous avions gratuitement blessée et rendue hostile et qui, à la première difficulté, se mettrait incontestablement du côté de nos ennemis, et sur notre flanc droit, donnant la main aux Roumains, l’Autriche. Tandis qu’au milieu même de nos forces, mais ayant une communication par mer avec Constantinople, il y avait des forteresses turques imprenables et occupées par une forte garnison, Schoumla et Varna.


Cet ensemble de faits exigeait un maniement sérieux et systématique. Il était évident qu’une action diplomatique énergique et habile devait être exercée sur la Porte avec l’autorité que donne la voix d’un représentant diplomatique d’un rang élevé. La nécessité du rétablissement des relations régulières avec la Turquie se faisait sentir sous tous les rapports ; mais, au lieu de prendre à ce sujet une décision catégorique, le ministère s’arrêta à une demi-mesure. Je fus nommé chargé d’affaires à Constantinople et reçus l’ordre de me transporter à Péra avec les quelques employés qui formaient ma chancellerie diplomatique et auxquels on allait en ajouter d’autres qui avaient fait partie de l’ambassade avant la guerre. Cette décision me fut, je l’avoue, souverainement désagréable. Outre la question d’amour-propre, je croyais avoir droit à une position plus élevée que celle d’un simple chargé d’affaires, et l’opinion publique au quartier général et dans le corps diplomatique de Constantinople me le destinait : il était évident que ma voix ne pourrait pas avoir à la Porte la même autorité que celle d’un ambassadeur ou même d’un ministre ou envoyé en mission spéciale, ce qui au fond répondrait le mieux aux conditions dans lesquelles nous nous trouvions vis-à-vis de la Porte.

Mais outre cela, j’avais des motifs absolument personnels, mais décisifs, pour ne pas désirer prolonger mon séjour en Turquie. J’étais moralement découragé, fatigué, brisé. Mes forces physiques étaient épuisées, et, séparé depuis dix-huit mois de ma femme et depuis plus de deux ans de mes enfans, je sentais un besoin impérieux de me reposer et de me retremper dans la vie de famille. J’adressais donc un télégramme au ministère pour demander à être libéré de la charge qu’on venait de m’imposer, et insister sur la nomination d’un agent diplomatique d’un rang plus élevé. Je donnais pour motif le mauvais état de ma santé, mais, à Pétersbourg, on crut que ce n’était que l’effet d’une ambition déçue et on maintint la nomination. Cependant les faits ne tardèrent pas à justifier mes démarches. À peine rentré à Péra et installé tant bien que mal dans l’ancien logement que j’occupais à l’ambassade comme conseiller, je tombai gravement malade. Cette maladie fut reconnue plus tard comme une fièvre typhoïde. Un abattement général, accompagné de fièvre et de dérangement gastrique, me cloua à mon lit pour près de trois semaines, et mes forces s’en allaient rapidement. Je télégraphiai encore une fois pour dire que, étant couché et incapable de travailler, je ne pouvais diriger les affaires et priai de m’autoriser à les passer, jusqu’à ce que d’autres dispositions fussent prises, à l’ex-premier drogman, M. Onou. On me répondit que M. Onou pouvait faire les affaires, mais que je devais rester titulaire du poste et imprimer la direction voulue. Mais déjà je n’étais même plus capable de prendre connaissance de rien. M. Onou se vit obligé de télégraphier à Pétersbourg que les médecins m’avaient ordonné le repos le plus complet, et c’est lui qui commença à signer les télégrammes dont l’échange avec le ministère devenait de plus en plus fréquent et important. Néanmoins, quand de grandes questions se présentaient au quartier général où une intervention diplomatique devenait nécessaire, le général Népokoïtchtzky, chef d’état-major de l’armée, le général Gourko, ou même le grand-duc venaient s’asseoir au chevet de mon lit pour demander mon avis. Inutile de dire que ces entrevues, qui m’émouvaient tout autant qu’elles me fatiguaient, avaient l’effet le plus funeste sur l’état de mes nerfs, cause principale de ma maladie.

Ce qui se passait pendant ce temps-là, je m’en rendais à peine compte et je n’en ai gardé aucun souvenir. Les fêtes de Pâques survinrent. Notre ministre à Athènes, M. Sabouroff, vint faire sa visite au quartier général : je le fis installer à l’ambassade, et, à peine convalescent, n’ai gardé que le souvenir d’entretiens absolument découragés que j’eus avec lui et où, dégoûté de tout ce qui s’était passé et sentant combien l’avenir était encore gros de complications, je ne demandais qu’à me retirer de l’Orient, voire de la diplomatie, si un autre moyen de me rendre utile pouvait se présenter pour moi.

Cette situation dura jusqu’à la mi-avril. Le 17, jour de la fête de l’Empereur, le grand-duc, qui venait d’être relevé de son commandement et remplacé par le général Todtleben, devait, après une grande parade, prendre congé des troupes qu’il avait commandées et conduites à la victoire, et s’embarquer pour Odessa, tandis que son successeur était ce jour même attendu de cette ville. Je savais que, pendant ma maladie, la tension des rapports entre le commandant en chef et son frère l’Empereur n’avait fait que croître, et que le rappel du grand-duc en avait été la suite. Je savais que les accusations les plus insensées étaient colportées contre Son Altesse Impériale, qu’Elle en était profondément blessée et chagrinée, et je me souviens vaguement qu’au moment où je tombais malade, le grand-duc avait envoyé à Pétersbourg le général prince Imérétinsky avec des explications verbales auprès de l’Empereur, et que j’avais aussi pris part à une petite réunion où le prince était instruit de la situation générale dont j’étais chargé de lui exposer le côté politique. Maintenant Imérétinsky revenait avec Todtleben comme chef de son état-major, ce qui blessa encore le grand-duc.

Le bâtiment qui l’emportait, — c’était, je crois, le yacht Livadia, — devait mouiller pour quelques heures dans le Bosphore, et je jugeais qu’il était de mon devoir d’en profiter pour aller saluer à bord mon ancien chef que j’estimais de tout mon cœur, et dont la disgrâce imméritée me touchait profondément. Ce fut ma première sortie ; mais, tout chancelant, je montai à bord du navire et pris d’une manière touchante congé du grand-duc et des personnes de sa suite. J’appris depuis que, lorsque je quittai la Livadia, le grand-duc dit à son entourage : « Pauvre Alexandre Ivanovitch, je crains que nous ne le revoyions plus ! » tant j’avais l’air faible et malade. Je me rendis de là à bord du bateau qui venait d’amener Todtleben et se trouvait également dans le Bosphore, car j’avais été avisé de Pétersbourg que le nouveau commandant en chef était porteur pour moi d’ordres personnels de l’Empereur. Le général, qui allait, je crois, se rendre à bord de la Livadia, me dit qu’il voudrait me trouver à l’ambassade avec le prince Imérétinsky, car il avait à m’entretenir de beaucoup d’affaires, et je rentrai à Péra complètement épuisé par cette expédition.


Le général Todtleben arriva en effet à l’ambassade vers onze heures, accompagné du prince Imérétinsky. M. Onou les avait précédés. Très faible encore et fatigué, j’étais étendu sur une chaise longue. Le général commença par me dire qu’il était chargé par l’Empereur de me demander de rester à Constantinople à la tête de l’ambassade. Sa Majesté l’avait chargé de se persuader si réellement mon état de santé ne me permettait pas de prolonger mon séjour sur le Bosphore, et, si cela n’était point exact, notre auguste Maître désirait que je continuasse à y diriger les affaires avec la perspective d’être nommé ministre. Je répondis à Todtleben, que la volonté de l’Empereur était pour moi une loi, que j’étais prêt à sacrifier ma vie, à employer toutes mes forces pour le servir, et que par conséquent l’état de ma santé ne pouvait pas entrer en considération dans cette circonstance. « Mais, dis-je, il s’agit de l’intérêt du service. Croyez-vous en toute conscience que, dans l’état où vous me voyez, je sois capable de diriger de si importantes affaires, de faire face à toutes les difficultés politiques et aux fatigues matérielles que les fonctions qu’on veut m’attribuer comportent ? Quelques-uns des représentans sont déjà à la campagne. Je devrai aller vous voir à San Stefano, courir à la Porte, à Therapia où s’est déjà transporté sir Austin Layard. Serai-je en état d’y suffire ? La direction de l’ambassade en ce moment demande une main sûre et ferme ; il faudrait un homme expérimenté, un général. Je ne me sens vraiment ni les forces, ni l’autorité pour une pareille mission. »

La nervosité avec laquelle je parlais et l’épuisement qui s’en est suivi ont paru convaincre le général Todtleben. « Je le regrette, me dit-il, l’Empereur désirait vous garder à Constantinople, mais je vois réellement que cela ne serait pas possible. Je vais à l’instant même Lui rendre compte de notre entrevue. »

La conversation passa alors à des sujets relatifs à la situation qui nous était faite, aux négociations en cours et à celles dont il était lui-même chargé. Me voyant, au bout d’une demi-heure de conversation, prêt à m’évanouir, M. Onou proposa au général de me laisser me reposer et reprendre des forces, sauf à revenir dans une couple d’heures. Nous reprîmes nos entretiens vers deux heures : il s’agissait surtout de l’état où nous nous trouvions vis-à-vis de la Porte et des mesures à prendre pour exécuter le traité de San Stefano dans ses parties qui restaient encore en suspens. La question principale qui intéressait les militaires, c’était l’évacuation des forteresses. Le ministère des Affaires étrangères, et nommément le général Ignatieff, qui y avait, grâce à la maladie du prince Gortchakof, acquis une certaine influence, demandait surtout qu’on nous livrât la partie de la Macédoine qui n’était pas occupée par nos troupes, mais devait faire partie de la trop grande Bulgarie créée par le traité de San Stefano. Il fut convenu que le général Todtleben verrait le grand vizir et le ministre des Affaires étrangères et leur poserait carrément les exigences de notre gouvernement. Je promis, dès que mes forces me permettraient de m’occuper d’affaires, d’aller soutenir ses démarches jusqu’à ce qu’un représentant de l’Empereur, en règle, vînt me relever de cette charge. Au moment où le général Todtleben sortait de chez moi, je dis au prince Imérétinsky : « Vous savez que vous êtes mon candidat pour le poste d’ambassadeur à Constantinople. » Je le jugeais en effet absolument capable d’occuper cette place, et j’appris de lui plus tard qu’il avait été en effet question, à une époque ultérieure, de sa nomination. Ma proposition lui plut en ce moment. « Faites-en la proposition, me dit-il, j’en serai ravi, je ferai tout ce que je puis pour bien me tirer d’affaire. »

J’expédiai réellement un télégramme au prince Gortchakof pour dire que la proposition de rester à Constantinople m’avait été faite par le général Todtleben, qu’il s’était convaincu de l’impossibilité pour moi d’y rester, et que, dans cette conjoncture et vu les circonstances politiques, je croyais devoir soumettre l’idée « si, parmi les diplomates en fonction ou les anciens ambassadeurs (Ignatieff, Lobanow, Budberg), on ne trouvait pas de personnes qu’on voulût envoyer à Constantinople, de nommer un militaire, » et je citai le nom du prince Imérétinsky. Deux jours après, je reçus un télégramme qui m’annonçait que l’Empereur avait fait choix du prince Lobanow, et me chargeait de demander pour lui l’agrément de la Porte. Le nouvel ambassadeur se rendrait incessamment à son poste, et je pouvais, après lui avoir remis les affaires, aller en congé soigner ma santé.

Les forces me revinrent assez vite, en quantité suffisante pour me permettre de commencer à travailler. Il fallut avant tout organiser un peu le service. Quelques employés, pour la plupart, anciens collègues, étaient arrivés. J’installai la chancellerie, réclamai de Pétersbourg les archives qui avaient été emportées lors de la rupture, et je repris mes visites à la Porte pour continuer la besogne ingrate d’insister sur des points que je savais bien ne pouvoir être emportés. Les Turcs, de plus en plus sûrs que les stipulations exagérées de San Stefano ne seraient pas maintenues, étaient parfaitement résolus à ne pas les exécuter et trouvaient différens prétextes pour s’y soustraire. En attendant, le général Ignatieff m’écrivait, d’ordre du chancelier, d’insister énergiquement pour que la Macédoine nous fût livrée. « Vous devez comprendre, me disait-il, l’immense importance qu’il y a pour nous à entrer en possession de cette province avant que l’Europe se mette à modifier le traité. » Je répondis au général que je me rendais bien compte de cette importance, mais que malheureusement les Turcs aussi comprenaient l’intérêt qu’ils avaient à ne pas lâcher la province, et que nous n’avions aucun moyen de les y obliger, d’autant plus que déjà une forte armée était réunie autour de Constantinople, protégée par les fortifications et appuyée par la flotte anglaise qui circulait librement dans la mer de Marmara et se tenait à portée de la capitale.

Je passai ainsi environ deux semaines à diriger l’ambassade et à tâcher d’éclairer la situation. L’hostilité de l’Angleterre était patente. Des réunions de Circassiens y avaient lieu ; on préparait un corps expéditionnaire pour révolutionner ou au moins agiter le Caucase. Tous les symptômes étaient mauvais. Le corps diplomatique, sauf peut-être le prince Reuss, nous était manifestement hostile, l’entourage du Sultan également. Il y avait beaucoup de besogne à faire. Elle attendait qu’un homme de la force et de l’habileté du prince Lobanow vînt l’entreprendre. Le 2/14 mai, le prince débarqua à Tophané, accompagné de M. Basily, ex-premier secrétaire. Je l’attendais au débarcadère et, comme nous avions souvent causé de Constantinople et de politique, lorsqu’il était à Pétersboug, et que je lui prédisais toujours son retour dans la diplomatie, la première parole qu’il me dit était celle-ci : « Vous devez être bien étonné de me voir rentrer au ministère, après ce que je vous avais dit à Pétersbourg. » Il m’avait en effet assuré que, tout en désirant reprendre le service diplomatique, aussi longtemps que le prince Gortchakof serait à la tête du ministère, si on lui offrait d’être ambassadeur à Paris, Londres, Vienne ou Berlin, il le refuserait. « Mais j’ai pensé, continua le prince, que, dans la situation difficile où nous étions, et puisque l’Empereur me l’avait demandé comme un service personnel, je n’avais pas le droit de refuser et je me décidai à faire le sacrifice. » Je l’assurai très sincèrement que j’en étais très heureux. L’ayant vu en 1859 à Constantinople comme ministre de trente-six ans, lorsque j’étais deuxième secrétaire à Athènes, j’avais conçu une très haute opinion de son intelligence et de ses talens, et je m’attendais toujours à ce qu’il devint le successeur du prince Gortchakof.

Nous allâmes le lendemain ensemble à San Stefano voir le général Todtleden, dont je pris congé, et le jour suivant 4/16 mai, je pus quitter Constantinople pour me rendre à Berlin, où ma femme, qui passait l’hiver à Heidelberg avec mes enfans (sauf l’aîné qui était au collège à Moscou), devait venir à ma rencontre.

J’allai voir à Berlin notre ambassadeur, M. Oubril, qui m’interrogea avec intérêt sur les détails des questions qui se posaient devant nous, et me confia sous le sceau du secret les arrangemens qu’on était sur le point de conclure avec l’Angleterre, et que le comte Schouvaloff, qui venait de traverser Berlin, était allé porter à Saint-Pétersbourg. Je fus épouvanté de l’importance des concessions que nous faisions. Mais on était effrayé, à Pétersbourg, outre mesure, et on y demandait la paix à tout prix. Le Congrès devait se réunir sous peu à Berlin, et on allait s’occuper de sa composition. Je m’installai en attendant à Heidelberg, et ce n’est que lorsque je commençai à me reposer que je sentis combien toutes mes forces étaient épuisées. Le fameux médecin professeur Friedreich, que je consultai sur mon état, me déclara que mes organes étaient intacts, mais que toute ma constitution était tellement ébranlée et épuisée que la moindre maladie sérieuse pouvait m’emporter. Il me recommanda le calme et le repos absolu ; mais mon moral était tout aussi ébranlé que mon physique, je souffrais des défaites diplomatiques que nous subissions et suivais avec un anxieux intérêt les préparatifs pour le Congrès qui allait s’ouvrir à Berlin.

Vers la fin de mai (vieux style), je reçus du ministère un télégramme qui me demandait si l’état de ma santé me permettrait de me rendre pour le Congrès à Berlin, afin d’y assister nos plénipotentiaires en qualité d’expert. Quoique pas encore remis de ma maladie et peu satisfait du rôle indéterminé qui m’était réservé, je n’hésitai pas à répondre que j’étais prêt à me rendre à Berlin pour le jour qui me serait indiqué. L’ouverture du Congrès était fixée au 4/13 juin. Ce jour-là, après la séance d’ouverture solennelle, devait avoir lieu, le soir, un grand dîner pour tous les membres du Congrès et leurs principaux collaborateurs. J’étais informé qu’une invitation se trouvait pour moi à l’ambassade, où un appartement m’était réservé. C’étaient, après maintes combinaisons diverses, le prince Gortchakof, le comte Schouvaloff et M. Oubril (ambassadeurs à Londres et à Berlin), qui devaient y représenter la Russie. Le baron Jomini accompagnait le prince Gortchakof, mais comme aucun des quatre ne connaissait en détail les affaires d’Orient, on sentit la nécessité d’avoir sous la main quelqu’un de plus particulièrement versé dans ces questions. On avait pensé d’abord à M. Coumany, à cette époque consul général à Paris, qui avait fait toute sa carrière à Constantinople et y avait été mon prédécesseur comme conseiller d’ambassade. Il était question alors de n’avoir comme plénipotentiaires que le comte Schouvaloff, négociateur de l’arrangement qui devait servir de base au Congrès, et M. Oubril. Le prince Gortchakof venait de subir une grave maladie. On le jugeait trop faible, et, après les preuves d’inaction qu’il avait données durant la guerre, trop vieilli pour pouvoir utilement participer à cette importante réunion. Mais, rétabli plus vite qu’on ne le supposait, et qu’on ne le désirait peut-être, le vieux chancelier exigea de l’Empereur d’aller lui-même défendre devant l’Europe les intérêts de la Russie. Or, M. Coumany posait comme condition d’être nommé plénipotentiaire et encore quelques exigences pratiques qu’on jugeait inadmissibles. Les trois places de délégués se trouvant déjà occupées, on songea à un autre expert, et c’est ce qui motiva mon appel à Berlin. C’est surtout le comte Schouvaloff, âme du Congrès, qui, se sentant peu au courant des affaires, désirait avoir auprès de soi quelqu’un qui fût à même de lui donner des explications sur les points de détails qu’il ne connaissait pas.

Je ne vis le comte Schouvaloff qu’un moment dans la matinée ; nous nous rencontrâmes ensuite dans la salle du château, où l’on se réunissait avant le diner. Le comte, que je connaissais assez peu avant cette date, crut devoir m’expliquer pourquoi il avait désiré m’avoir auprès de lui : « Je sais que nous différons d’opinion sur les affaires d’Orient, me dit-il. Mais j’ai une si grande confiance dans votre patriotisme et votre sentiment du devoir, que je ne doute pas que vous me prêtiez tout votre concours dans la mission difficile qui m’est confiée par l’Empereur. C’est l’intérêt et l’honneur de la Russie qui sont en jeu. J’apporte un programme approuvé par le souverain, mais il y aura encore beaucoup de difficultés à vaincre pour le faire adopter, et c’est sur votre concours et votre expérience que je compte pour m’y aider. » Je répondis que, reconnaissant pour la confiance qu’il me témoignait, j’étais certainement prêt à faire tout ce qui dépendrait de moi et serait de ma compétence pour l’aider à lutter contre les difficultés qu’il rencontrerait inévitablement, Nous convînmes que l’ambassadeur me poserait des questions chaque fois qu’un point spécial demanderait à être élucidé, et en pratique, avec les bons rapports qui ne tardèrent pas à s’établir entre nous, je passais, avant chaque séance où des questions de cette nature devaient être traitées, quelques heures avec le comte à lui donner des explications et à répondre aux objections qu’il me faisait en se mettant à la place de ses adversaires au Congrès et en posant les questions qui pouvaient lui être adressées par eux.

Pour en revenir au dîner d’ouverture, je ne puis m’empêcher de noter l’impression que me produisit l’apparition, au milieu de toute cette assemblée d’hommes d’Etat et de diplomates, du prince Bismarck. On était réuni depuis quelque temps, et on faisait ou renouvelait connaissance les uns avec les autres. Les conversations étaient animées et un peu bruyantes. Nous étions près de 150 personnes, je crois, y compris les dignitaires de la cour prussienne. Bismarck, que tous les regards cherchaient, n’y était pas. Tout à coup, une porte latérale s’ouvrit et apparut l’immense figure du chancelier. Il paraissait encore plus grand que nature dans son uniforme blanc des cuirassiers, avec un immense casque en cuivre à la main, de grandes épaulettes dégénérai et chaussé d’énormes bottes hautes. Il paraissait écraser tous ces petits diplomates, Corti, Haymerlé, Oubril, Hohenlohe et tant d’autres. Je pensai involontairement à la fable de l’ogre et aux caricatures de 1848, où on représentait l’empereur Nicolas Ier dévorant les petits princes allemands. Toutes les conversations cessèrent, on se tut, et il n’y avait d’yeux et d’oreilles que pour le grand homme qui présidait l’illustre réunion dont on célébrait l’ouverture.

L’empereur Guillaume avait été, peu avant, blessé par Nobiling, et avait remis les rênes du gouvernement au prince royal (depuis Frédéric III). C’est celui-ci qui présidait le dîner, lequel fut brillant et signalé seulement par un speech de bienvenue, lu par Son Altesse Royale. Je me trouvais placé, d’après l’ordre d’ancienneté que l’on avait observé, à côté de sir Montague Corry, secrétaire privé de lord Beaconsfield, élevé après le Congrès à la pairie, sous le nom de lord Rowton. Des rapports très agréables s’établirent entre nous et nous pûmes les cultiver à l’aise, puisque, à la plupart des repas officiels qui se succédaient, nous nous trouvions assis à côté l’un de l’autre.


J’ai peu de choses à noter sur la marche des travaux du Congrès. Je n’en ai gardé qu’une impression pénible, le souvenir d’une situation humiliante contre laquelle on faisait peu ou presque rien pour réagir. Ainsi, dès les premiers jours des travaux, l’arrogance anglaise et la complaisance de la plupart des autres vis-à-vis de la Grande-Bretagne s’affirmèrent d’une façon éclatante. Lord Beaconsfield, quoique connaissant parfaitement le français et le parlant couramment, prétendit parler anglais, et quoique plusieurs membres du Congrès ne comprissent pas cette langue (entre autres M. d’Oubril), personne n’osa protester ni même faire observer que le français était la langue diplomatique reconnue dans toute l’Europe, et qu’il n’y avait pas lieu, sans un accord préalable, d’y déroger. Vers la fin du Congrès, un second témoignage flagrant de la prépotence britannique et de la couardise de tous les autres a été donnée au monde. Le Globe venait de publier, par indiscrétion voulue peut-être, la nouvelle de la conclusion entre la Turquie et l’Angleterre d’un traité par lequel l’île de Chypre était cédée à cette dernière, contre l’obligation de soutenir la Turquie en Asie Mineure et d’y surveiller l’application des réformes promises. C’était une atteinte portée à l’intégrité de l’Empire ottoman, garantie par les Puissances qui étaient justement réunies pour statuer sur les modifications que la dernière guerre avait apportées aux possessions du Sultan. Le coup de théâtre, préparé dans le plus profond secret, faisait naturellement l’objet de tous les entretiens et des commentaires les plus divers. Mais personne n’osa interroger les Anglais, ni élever la voix pour porter cette question devant le Congrès auquel elle ressortissait directement, ou au moins signaler cette violation du droit public européen. J’en exprimai mon étonnement à M. d’Oubril, qui me répondit que les plénipotentiaires avaient pris la résolution d’ignorer le traité ! Comme si, en fermant les yeux à l’évidence d’un fait accompli aussi brutal, on le rendait nul et non avenu ! D’autres faits analogues prouvaient clairement combien était faible notre délégation, et combien surtout Bismarck, l’honnête courtier, sous les dehors d’un intérêt pour notre cause, favorisait au fond uniquement les Autrichiens auxquels il méditait déjà de s’allier et les Anglais qu’il jugeait avec raison plus forts et par conséquent plus utiles à cultiver que nous. Le prince Gortchakof avait passé une grande partie du Congrès à être malade et à se soustraire aux séances où des concessions convenues ou forcées devaient être faites aux exigences de nos adversaires. Il disait avec emphase qu’il ne voulait pas attacher son nom à des arrangemens aussi humilians. Mais alors, pourquoi était-il venu ? Sa présence, loin d’aider en rien, ne faisait qu’embarrasser le comte Schouvaloff, le seul qui luttât de son mieux, mais sans connaître notre vraie situation en Orient, ni avoir la conviction des intérêts que nous y possédons et que le passé, aussi bien que l’avenir, nous obligeait à y défendre. Dans un des entretiens que j’eus avec lui et M. d’Oubril à propos des concessions, souvent superflues, que nous faisions, je m’entendis répondre par M. d’Oubril : « Vous avez beau parler, puisque vous ne siégez pas au Congrès. Mais si vous aviez vu Bismarck s’impatienter à la moindre discussion qui se prolongeait et déclarer qu’il allait quitter la présidence et s’en aller à Kissingen, si on continuait à s’occuper de détails qui n’avaient aucune importance pour l’ensemble de la situation européenne et ne pouvaient intéresser que des Bulgares ou des Serbes, vous auriez compris que nous sommes souvent forcés de ne pas insister pour ne pas provoquer de crise. » Je répliquai à l’ambassadeur que, selon ma conviction intime, Bismarck était plus que qui que ce soit intéressé au succès du Congrès qu’il présidait, et que certainement, s’il voyait la résolution sérieuse de résister à sa brutale omnipotence et de placer les intérêts en jeu au-dessus de ses convenances, il trouverait le moyen de nous donner satisfaction et se montrerait moins arrogant. De son côté, le comte Schouvaloff me fit observer que, si j’avais assisté, comme il l’avait fait, au conseil chez l’Empereur où les instructions dont il était muni avaient été décidées, j’aurais autrement jugé la situation. « A l’ouverture de la discussion, dit-il, l’Empereur fit un discours pour dire que nous étions menacés d’une guerre avec l’Angleterre, probablement aussi avec l’Autriche, que les dispositions des autres Puissances étaient peu sûres, et que, dans ces conditions, la raison d’Etat commandait de faire des concessions, d’abandonner quelques-uns des avantages acquis par les succès remportés sur les Turcs, de modifier le traité de San Stefano. Sa Majesté conclut en disant qu’il y avait limite à tout, que nous ne pouvions accepter que des conditions qui ne seraient pas blessantes pour notre amour-propre national et incompatibles avec notre honneur… Le comte Milutine, qui prit la parole après le souverain, déclara que son devoir était de dire que nous ne pouvions absolument pas faire la guerre, que la position de notre armée en Turquie était précaire, qu’en cas d’échec du Congrès, nous y étions exposés à un désastre, et que, quant à la frontière occidentale, nous n’avions absolument rien de sérieux à opposer à un ennemi qui viendrait de ce côté ; que, par conséquent, tout valait mieux qu’une rupture qui pouvait amener la guerre et nous conduire à une catastrophe pire que tous les sacrifices moraux et matériels que nous pourrions faire pour l’éviter. » — « C’est sous de semblables impressions, termina le comte Schouvaloff, que je suis venu à Berlin, et cela vous explique pourquoi je tiens avant tout à ce que le Congrès aboutisse. Une fois la paix assurée, on pourra travailler à regagner les positions perdues et à refaire nos forces en vue de l’avenir. »

J’eus bientôt l’occasion de vérifier l’exactitude de l’assertion du comte Schouvaloff et de me convaincre combien les dispositions à Pétersbourg étaient pessimistes : une impardonnable faiblesse, je dirai presque lâcheté, avait subitement succédé à l’outrecuidance et au chauvinisme dont on faisait montre lorsque notre armée avait des succès et avançait sur Constantinople.

Le travail du Congrès était si absorbant pour les délégués qu’ils n’avaient pas le temps de faire des rapports à leurs cours ; tout au plus réussissait-on à les tenir au courant de la marche des délibérations par des télégrammes, et encore étaient-ils forcément incomplets et ne donnaient-ils qu’une idée insuffisante de la situation réelle, telle qu’elle se présentait dans son ensemble. On usait surtout du télégraphe pour référer au sujet d’une question de détail qui se présentait et demandait à être tranchée : la plupart du temps en exigeant du gouvernement quelque nouvelle concession ou la modification de quelques combinaisons, arrêtées d’avance. L’Empereur, peu au courant du point précis et de son rapport avec le reste des questions, hésitait à se prononcer d’une façon définie, et M. de Giers, qui gérait le ministère et n’avait pas encore pris l’assiette qu’il a gagnée plus tard, télégraphiait à Berlin que « l’Empereur pensait, » « l’Empereur préférerait » ou « désirerait… » « Que m’importe ce que pense l’Empereur ! » s’écriait le comte Schouvaloff, « je veux savoir ce qu’il ordonne. Je ne puis prendre sur moi de trancher ces questions sans un ordre précis et catégorique. Je m’expose déjà assez à l’animadversion publique. Je sais que c’est à moi qu’on attribuera toutes les concessions que nous aurons faites, que je serai livré à la haine nationale. Cela m’importe peu. J’ai la conscience de faire mon devoir et de servir les vrais intérêts de mon pays en remplissant les ordres de mon souverain. Mais il faut que je les aie ! »

C’est de cet ordre d’idées qu’est venu le projet du comte Schouvaloff de m’envoyer à Pétersbourg, pour faire un rapport verbal à l’Empereur sur la situation et rapporter ses décisions orales, fondées sur les explications que j’aurai données et complétées par celles que j’aurai reçues. « L’Empereur a soif d’avoir des nouvelles, me dit un jour le comte Schouvaloff. Je n’ai pas le temps de lui écrire. Avec cela nous ne nous comprenons plus. Nous travaillons sur des malentendus. Il faut s’expliquer. Qui pourrait mieux se charger de cette besogne que vous ? Vous connaissez la situation, vous savez ce qui s’est passé, ce qui se fait et comment cela se fait. Je ne vous demande pas de défendre ce que je fais ; je crois que nous différons de points de vue sur plusieurs questions. Je vous prie seulement d’exposer à l’Empereur ce qu’est la situation dans toute sa nudité. Il faut qu’il la connaisse, il se fait encore des illusions. Il a interrogé dernièrement pendant des heures le colonel Bogoliouboff, qui était allé chercher des instructions au ministère de la Guerre sur une question de délimitation. Bogoliouboff n’a pas pu satisfaire sa curiosité, mais il a vu combien une parole vivante intéressait l’Empereur et avec quelle avidité il écoutait tous les détails que Bogoliouboff s’est trouvé en mesure de lui donner. Il sera enchanté de causer avec vous. Je sais bien que la mission est délicate et difficile. Vous aurez des choses pénibles à dire au souverain, vous aurez surtout à lui arracher des décisions encore plus pénibles, mais j’ai pleine confiance dans votre habileté et votre patriotisme pour vous demander ce service. Votre santé vous permet-elle d’entreprendre un voyage aussi fatigant, car vous devrez revenir le plus tôt possible à Berlin, l’affaire presse, on est impatient de finir et il faut que je sache comment je dois agir. Dites surtout à l’Empereur que s’il est mécontent de la marche des affaires et veut rompre, rien n’est plus facile : je puis le faire à chaque instant en me butant sur un point quelconque. Mais, si nous persistons à vouloir en sortir pacifiquement comme au début, nous sommes obligés de faire des concessions et de nous montrer coulans… »

Je répondis au comte que, quel que fût l’état de ma santé, l’affaire était trop sérieuse et trop difficile pour que je pusse vouloir m’y soustraire, que je me sentais assez de force pour aller et revenir, quel que fût le prix auquel j’achèterais cet effort, et je me préparai au voyage qui devint pour moi le point personnel le plus intéressant de tout le Congrès.


Le prince Gortchakof ayant été mis par le comte Schouvaloff au courant de la mission qu’il comptait me confier, l’approuva et me fit venir pour me donner de son côté quelques vagues indications sur ce que j’avais à dire à l’Empereur ; mais les principales instructions me furent données par Schouvaloff au cours de plusieurs séances que nous eûmes à cet effet, dans lesquelles nous passâmes en revue presque toutes les questions traitées par le Congrès ou sur le point de l’être. Je prenais des notes sur tout ce que me disait l’ambassadeur et, sans avoir eu le temps de les mettre en ordre, je partis avec ce dossier, composé de feuilles séparées couvertes d’une écriture hâtive.

Je quittai Berlin, je crois, le 21 juin au soir. Le surlendemain, j’arrivai à la station 4’Alexandrovskoye, près Tsarskoyé, où M. de Hambourger, prévenu par télégramme, m’attendait pour me mener immédiatement chez M. de Giers qui gérait le ministère et habitait le grand palais de Tsarskoyé, lieu de séjour de l’Empereur. Sa Majesté avait fixé le lendemain, dix heures du matin, pour mon audience, mais je pus dès le soir même mettre M. de Giers au courant des principaux points qu’il s’agissait d’élucider et parmi lesquels les plus importans étaient la restitution de la Bessarabie à laquelle s’opposait l’Autriche et les annexions en Asie qui avaient soulevé la protestation des Anglais. Dans l’arrangement conclu à Londres entre le comte Schouvaloff et lord Salisbury, ce point était resté en suspens. Le ministre anglais ne s’opposait pas absolument à nos annexions, mais celle du port de Batoum excitait l’opinion publique en Angleterre et il s’était réservé de traiter cette question à Berlin. Le moment en était venu et des difficultés, prétendues insurmontables, étaient élevées de divers côtés.

Quant à la rétrocession de la Bessarabie, Andrassy mettait son consentement au prix de notre acquiescement à l’extension de l’occupation autrichienne au-delà des limites de la Bosnie et de l’Herzégovine, et à l’annexion éventuelle de ces contrées à la monarchie des Habsbourg dans l’avenir.

Lorsque, le lendemain matin, je me présentai chez l’Empereur avec M. de Giers, je trouvai dans la chambre d’attente le général Obroutcheff, qui était occupé à étudier la carte de la Turquie et d’y faire des remarques à la suite des rapports reçus tant de Berlin (par télégraphe) que du général Todtleben qui commandait nos troupes devant Constantinople. L’Empereur me reçut d’abord seul, me témoigna une grande bienveillance et me dit qu’il allait dans quelques instans m’appeler pour mon Rapport avec les personnes qui devaient y assister. En sortant de chez Sa Majesté, je trouvai réunis, outre M. de Giers et le général Obroutcheff, le comte Adlerberg, ministre de la Maison et le général Milutine, ministre de la Guerre. Ce dernier me demanda avec empressement quelles étaient les nouvelles que j’apportais. Je lui répondis que j’allais tout à l’heure faire en sa présence mon rapport à l’Empereur sur les difficultés que rencontraient nos plénipotentiaires et sur les conditions qu’on leur posait, pour l’acceptation desquelles ils avaient besoin d’avoir des ordres précis de l’Empereur.

« Finissez, finissez, finissez à tout prix, me dit le ministre, nous ne pouvons pas faire la guerre et devons consentir à toutes les conditions. »

Une déclaration aussi décourageante m’impressionna vivement, et je me souvins de ce que m’avait raconté à ce sujet le comte Schouvaloff.

Lorsque nous fûmes appelés par l’Empereur, Sa Majesté avait à côté d’Elle le grand-duc héritier (Alexandre III). Avant de me laisser faire mon rapport, l’Empereur dit qu’il fallait décider de la réponse à faire au général Todtlchen. Voyant les retards qu’apportaient les Turcs à l’évacuation des forteresses de Schoumla et Varna et la marche lente des travaux du Congrès, le commandant en chef demandait s’il y avait espoir d’une solution pacifique. Dans le cas contraire, ayant sur notre flanc et presque sur nos derrières une assez forte armée ennemie dans les Balkans, il craignait que la retraite ne fût très difficile, et alors il demandait l’autorisation de la commencer dès à présent, en prenant certaines dispositions stratégiques que le général Obroutcheff était appelé à expliquer sur la carte. La discussion technique qui s’engagea était en dehors de ma compétence, mais l’Empereur, s’adressant à moi tout à coup, me demanda ce que j’en pensais et si, à mon avis, on pouvait compter que les Turcs finiraient pourtant par évacuer les forteresses ainsi qu’ils y étaient obligés par le traité de San Stefano, et même par la nouvelle organisation prévue pour la Bulgarie à Berlin. Je répondis à Sa Majesté que l’état actuel des négociations à Constantinople et les dispositions des Turcs m’étaient inconnus ; que l’issue des pourparlers engagés à Berlin dépendait des ordres que j’y apporterais ; mais que je pouvais affirmer une chose : si on retirait nos troupes de devant la capitale turque, on devait être certain que les troupes ottomanes n’évacueraient plus les forteresses. Le seul moyen de pression sur le Sultan que nous avions encore, c’était la présence de nos soldats sous les murs de Constantinople. Dès qu’elle cesserait, les Turcs se sentiraient doublement enhardis à nous résister.

Mon raisonnement fut approuvé par tout le monde, mais il ne résolvait pas la question que posait le général Todtleben. Il insistait pour avoir des ordres précis et exposait les motifs qui lui faisaient désirer de rapprocher son armée de la base d’opérations qui était le Nord des Balkans, le Danube et la frontière russe. Je suggérai alors une idée qui plut et fut adoptée : c’était de commencer à évacuer la Péninsule en faisant passer au Nord le gros train, la grosse artillerie et même de faire faire un mouvement rétrograde aux troupes qui occupaient le centre de la Roumélie et dont la marche en arrière serait moins remarquée. On pouvait même affaiblir les troupes qui se trouvaient entre Andrinople et Constantinople, mais garder sur les devans, en première ligne, en face des Turcs, les mêmes apparences de force, pour ne pas leur faire comprendre que nous abandonnions la partie. Le général Obroutcheff alla rédiger dans ce sens, avec des détails ordonnés par Sa Majesté et le ministre de la Guerre, des instructions au général Todtleben, et je pus commencer mon rapport. Un petit incident caractéristique se produisit à cette occasion, et je le note sans qu’il présente un intérêt politique. J’étais en uniforme avec épée et chapeau, ma serviette sous le bras, où étaient renfermées les feuilles éparses sur lesquelles j’avais pris des notes à Berlin et que je n’avais eu le temps que de parcourir et de mettre un peu en ordre en chemin de fer. Le maniement de ces papiers présentait des difficultés matérielles, car, assis sur une chaise au milieu de la chambre, je devais déballer tout cela sur mes genoux. L’Empereur voyant mon embarras dit au grand-duc héritier : « Sacha, donne-lui une table. » Et le Cesarévitch alla chercher un guéridon qu’il m’apporta pour faciliter mon travail.


Je ne puis plus me souvenir exactement des détails du rapport que je fis à l’Empereur. Il doit se trouver cependant dans mes papiers les feuilles sur lesquelles j’avais pris des notes lors de mon entretien avec le comte Schouvaloff, et qui me servirent à Tsarskoyé Sélo pour mon rapport au souverain. Ainsi que je l’ai noté plus haut, deux questions principales présentaient des difficultés : la cession de Batoum et la réannexion de la Bessarabie, détachée de la Russie en 1856. Pour la première, Salisbury insistait pour que la Russie s’obligeât à faire de Batoum un port franc et à ne pas y élever de fortifications. L’arrière-pensée anglaise était évidemment de laisser cette nouvelle acquisition maritime de la Russie attachée à l’Empire aussi faiblement que possible et d’en faire jouir surtout les Anglais. L’Empereur refusait carrément de contracter une pareille obligation et s’irrita surtout lorsque, dans une dépêche récente expédiée de Berlin après mon départ, le comte Schouvaloff, qui comptait sur une entente avec Salisbury, un peu jaloux du rôle échu à Disraeli-Beaconsfield, disait qu’un échec dans la question de Batoum pouvait obliger Salisbury à donner sa démission. « Je sais bien, s’écria l’Empereur, ce que m’a déjà coûté le portefeuille d’Andrassy. » C’était une allusion à l’argument analogue à l’aide duquel M. Novikow, notre ambassadeur à Vienne, arrachait successivement des concessions exigées par l’Autriche, prétendant que si Andrassy s’en allait, nous trouverions le Cabinet de Vienne bien moins conciliant. Bref, il fut établi que Batoum pourrait sans inconvénient et même avec avantage être constitué en port franc, et que l’on n’avait guère l’intention, ainsi que faisait semblant de le croire lord Salisbury, de faire de Batoum un second Sébastopol. Les conditions topographiques ne s’y prêtaient d’ailleurs nullement. Aussi fut-il décidé de télégraphier à Berlin que l’Empereur déclarait spontanément avoir l’intention d’ériger Batoum en port franc, essentiellement commercial. C’est ce qui fut inséré dans le traité.

Quant à la Bessarabie, l’affaire était beaucoup plus compliquée. L’avenir de la Bosnie-Herzégovine s’y rattachait, et si, par les arrangemens conclus avec l’Autriche antérieurement à la guerre, l’annexion de ces provinces à l’empire des Habsbourg était consentie en vue de certaines éventualités, maintenant le Cabinet de Vienne se montrait tellement hostile à notre action dans la Péninsule Balkanique et demandait à pouvoir étendre la zone d’occupation au-delà de Mitrovitza et à s’annexer plus tard tous les pays occupés, la décision devenait pour nous extrêmement difficile. Cependant, c’est à ce prix qu’était le consentement de l’Autriche pour la Bessarabie, et son opposition, qui en aurait entraîné sans doute d’autres, pouvait faire échouer toute cette affaire à laquelle l’empereur Alexandre II tenait plus qu’aux autres, car il avait fait vœu, disait-on, de reconstituer l’Empire tel qu’il l’avait reçu de son père, avant les sacrifices faits à Paris en 1856.

L’Empereur répondait donc toujours : « Je verrai, je ne dis pas non, mais je ne puis m’engager d’avance : l’Autriche s’est montrée trop hostile à nous pour que je la paie d’un prix aussi élevé. » Or, Andrassy voulait avoir une promesse formelle, secrète ; autrement, il protestait. La discussion fut longue et pénible, car j’avais l’instruction de Schouvaloff d’obtenir du souverain une réponse précise, qui satisfit Andrassy. Finalement, après que je dus déclarer insuffisantes plusieurs rédactions proposées, voyant le désir de l’Empereur de faire quelques réserves, je suggérais de répondre que Sa Majesté consentait à ce que, plus tard, dans un moment donné (Andrassy ne le précisait pas), les deux provinces et le sandjak de Novi-Bazar fussent annexés à l’empire austro-hongrois, si l’attitude du Cabinet de Vienne à notre égard justifiait une pareille concession. Si Andrassy refusait cette rédaction, il dévoilait sa mauvaise intention. S’il acceptait, nous restions maîtres de juger si sa conduite nous paraissait justifier l’annexion. L’idée fut approuvée, et l’Empereur ordonna à M. de Giers d’en faire, d’accord avec moi, la rédaction qui devait lui être soumise.

Lorsque la séance fut levée, a une heure, et que je me mis à l’œuvre avec M. de Giers, apparut chez lui le comte Dmitry Kapniste, qui remplissait les fonctions de chancelier du ministère, et s’imposait, suivant son habitude, à son chef. Il prit connaissance des décisions arrêtées, et, intervenant dans la rédaction, tint à faire prévaloir la sienne, qui différait sensiblement de ce qui avait été résolu. Je les laissai à la besogne, car je dus, à deux heures, prendre le train pour Pétersbourg et Oranienbaum, où ma mère, mon frère et mes sœurs, que je n’avais pas vus depuis près de deux ans et demi, m’attendaient avec impatience pour une courte entrevue. Je fus de retour à Tsarskoyé le lendemain (c’était un dimanche), à huit heures du matin ; je revis M. de Giers, et, à dix heures et demie, je me retrouvai dans le train pour me rendre à Berlin. Arrivé là mardi, à six heures du matin, j’allai trouver aussitôt le comte Schouvaloff, qui était justement en train de partir pour sa promenade matinale, et c’est en marchant dans les rues de Berlin que je lui rendis compte de mes impressions et de tout ce que j’avais vu et entendu.

Le Congrès continua ses travaux ; peu de questions restaient à résoudre. Une des plus importantes était encore la délimitation en Asie. Le prince Gortchakof, qui, entièrement rétabli de sa maladie, faisait mine d’avoir lié amitié avec Beaconsfield et prétendait quelque peu le dominer, s’était chargé de régler l’affaire personnellement avec lui. L’état-major nous avait donné trois tracés de lignes. Si ma mémoire ne me trompe pas, la première ne faisait abandon, comparativement à San Stefano, que du district de Bayazid ; la seconde y ajoutait quelques autres parties du territoire ; enfin, la troisième cédait aussi Batoum et ne gardait que le district de Kars. J’avais appris par Oubril que Gortchakof voulait obtenir le consentement de Beaconsfield à la deuxième ligne, qui, cependant, faisait de grandes concessions très onéreuses, et cédait entre autres choses le district d’Olty, dont le chef-lieu fut deux fois pris par nos troupes après de vifs combats. J’allai trouver un conseiller d’Etat, Iwanoff (Nicolas), ancien consul à Erzeroum, qui était adjoint à notre délégation comme expert en affaires asiatiques, et je lui demandai s’il pouvait me tracer une frontière établie sur le deuxième projet de l’état-major, mais en gardant quelque chose pour nous, surtout le district d’Olty, qu’il me paraissait utile de sauver. Ivanoff le fît immédiatement, et j’allai porter la carte à M. d’Oubril pour le prier de la soumettre au chancelier comme base de l’arrangement qu’il allait proposer à lord Beaconsfield, au lieu du tracé envoyé par l’état-major.

L’ambassadeur s’y refusa absolument, disant que le chancelier n’aimait pas qu’on lui donnât des indications et des conseils. Si je voulais le tenter, je n’avais qu’à le faire moi-même. Je m’y décidai aussitôt, mais j’échouai absolument. Le prince me répondit avec humeur que l’Etat-major devait savoir mieux que moi ce qui lui était utile ; qu’il fallait être grand quand on traitait entre hommes d’Etat de premier rang ; un district de plus ou de moins n’était pas important ; la confiance et l’amitié de Beaconsfield l’étaient beaucoup plus, etc. Je me retirai en lui laissant cependant ma carte. Rentré chez M. d’Oubril, j’y trouvai le comte Schouvaloff qui, ayant appris ce que j’avais fait, me supplia d’aller dire au prince Gotchakof qu’il serait absolument inutile de proposer à Beaconsfield la combinaison que j’avais suggérée. Les Anglais étaient décidés à insister sur le deuxième tracé dont ils avaient eu connaissance, et toute tentative de négociation ne pourrait que retarder la solution et créer de nouvelles difficultés. Je me vis obligé de rentrer chez le prince pour lui dire que le comte Schouvaloff était d’un avis absolument différent du mien et le faisait prier de ne rien tenter avec Beaconsfield, puisqu’il subirait un échec. « Oh ! le comte Schouvaloff croit que j’échouerai, s’écria-t-il. Eh bien, nous allons voir ! » Le chancelier était piqué au vif et il était évident qu’il allait se mettre en quatre pour réussir. Aussi étais-je très impatient de voir l’issue de son entretien avec Disraeli, qui dura très longtemps, et pendant lequel Montagu Corry, assis dans la voiture, lisait des journaux ou un livre quelconque. Lorsqu’il fut parti, un courrier vint m’appeler chez le chancelier. Je trouvai le prince entouré de ses collaborateurs, Jomini, Fréedérickx. Oubril y était aussi. Il leur racontait son entretien avec le premier ministre anglais. « Eh bien ! monsieur Nélidow, me dit-il, vous avez votre district d’Olty ; Beaconsfield a accepté votre tracé. Croyez-vous encore, après cela ajouta-t-il, que je suis un imbécile ? »

Je répliquai, très étonné d’une pareille apostrophe, que je ne l’avais jamais tenu pour imbécile. Mais j’avoue que ce petit épisode, qu’on serait tenté de croire impossible, m’a bien fait voir combien les facultés intellectuelles du prince avaient baissé en ne laissant subsister que la vanité, le désir de se faire valoir et de détruire la mauvaise impression qu’il comprenait, dans ses momens lucides, devoir être produite par sa tenue et sa conduite peu dignes de sa situation. Il sentait avec raison que j’étais un de ceux qui condamnaient vivement tout le mal qu’il avait fait à notre politique durant et après la guerre.

Le 1er/13 juillet, le Congrès fut clos et un grand dîner de cour, semblable à celui qui l’avait inauguré, réunit de nouveau à la salle Blanche les délégués et leurs principaux collaborateurs. Je me retrouvai de nouveau être le voisin de Montagu Corry, et notre entretien, très amical, roula sur les résultats du Congrès. « Je crois que nous avons fait une bonne œuvre, me dit-il, et qu’elle durera. Si on l’applique sincèrement, ce sera un élément de pacification pour l’Orient. On a critiqué le partage de la Bulgarie en deux. Mais si les Bulgares de la Roumélie orientale se transportent tous dans le Nord des Balkans, dans la principauté autonome, et que les Turcs de là passent dans le Midi, il y aura un État chrétien presque entièrement indépendant, et la Turquie aura gagné une province à peu près musulmane avec une belle frontière naturelle. » Je fis observer à Corry qu’il se trompait singulièrement. Les Turcs s’en iront non seulement de la Bulgarie, mais aussi de la Roumélie orientale, mais les Bulgares tendront toujours davantage à avancer vers la mer. Des maraîchers bulgares, exploitant des torrains turcs aux environs de Constantinople, étaient venus, bientôt après San Stefano, me suggérer de leur faire donner par le Sultan les terres qu’ils cultivaient pour renforcer l’élément bulgare aux environs de la capitale ottomane. « La différence entre les traités de San Stefano et celui de Berlin, dis-je, est que le premier, malgré ses défauts, était fait par quelqu’un qui connaissait l’Orient, le général Ignatieff ; dans le Congrès de Berlin, il n’y avait presque personne qui connût les affaires qu’on traitait. De là des fautes, des combinaisons irréalisables. Aussi le traité est-il gros de complications nouvelles. » A un autre dîner, quelques jours auparavant, à l’ambassade de France, M. Deprès, deuxième plénipotentiaire français, qui était mon voisin, me demanda qui je croyais avoir le plus de chances d’être élu par les Bulgares comme prince, et si Ignatieff en avait. « Plus que les autres, répondis-je, si on demande simplement l’avis des Bulgares. — Mais l’Europe n’y consentira jamais ! s’écria M. Deprès. — Elle n’aura pas l’occasion de se prononcer, lui dis-je, car je suis sûr que l’Empereur commencera par ne pas permettre au général Ignatieff d’accepter un pareil choix. »

Telles étaient les fausses idées et préoccupations de ceux qui défaisaient notre œuvre de San Stefano !

La veille de la clôture officielle du Congrès, un grand dîner fut donné par M. d’Oubril. Il l’avait retardé pour être sûr que le Congrès aboutirait. Après le dîner, M. d’Oubril, qui avait été secrétaire du prince Orloff au Congrès de Paris, raconta au premier plénipotentiaire turc, Alexandre Carathéodory pacha, une anecdote dont il s’était souvenu par analogie des situations. Le jour de la clôture du Congrès de Paris, après la signature du traité, le baron Brunnow, deuxième délégué russe, prit sous le bras Ali pacha, premier plénipotentiaire turc, et lui dit avec son air sarcastique : « Comme cela (c’était sa locution habituelle), mon cher pacha, nous venons de signer un traité pour l’éternité. Eh bien ! j’ai été en Turquie et je me souviens que l’on a l’habitude chez vous d’orner les murs de belles inscriptions tirées pour la plupart du Coran. Une de ces inscriptions qui m’a impressionné disait : Et ceci passera aussi ! Eh bien ! mon cher pacha, dites-vous que ceci passera aussi, ce traité que nous avons signé pour l’éternité ! »

L’anecdote était jolie et extrêmement appropriée à la circonstance. C’est par elle que je clos mes souvenirs de la première période de mon séjour en Orient. Je fus mis en disponibilité, nommé ministre à Dresde et ne retournai à Constantinople que quatre années plus tard en mission extraordinaire pour y être nommé, neuf mois après, ambassadeur.


A. NELIDOW.

  1. Voyez la Revue du 15 mai et du 15 juillet 1915.