Souvenirs (Victor de Broglie)/Avant-propos

AVANT-PROPOS


Je ne donnerai point à cet humble récit le nom pompeux de Mémoires, moins encore le nom dangereux de Confessions. Il faut être saint Augustin pour édifier en révélant sa vie intérieure, ses erreurs et ses fautes, ses combats et ses misères ; peut-être même est-il permis de penser que le livre d’un grand docteur n’est pas toujours lu selon l’esprit qui l’a dicté, et qu’on y cherche trop souvent ce qu’il y déplore. Il faut être Rousseau pour se complaire à raconter ce qu’il raconte et pour en tirer vanité je crois, comme lui, plus que lui peut-être, que, même après l’avoir lu, nul homme, au jour du jugement, n’aura le droit de dire à Dieu : Je fus meilleur que cet homme-là ; mais c’est chose dont il y a lieu de rougir à part soi, et non de faire étalage.

Quant aux Mémoires, pour peu qu’on ait mis la main aux affaires publiques, on ne peut guère, en écrivant les siens, ne pas écrire, à certain degré, ceux des autres ; on ne peut guère échapper à l’alternative ou d’offenser les vivants, ou de juger les morts sans les entendre. J’éviterai ce double écueil en ne faisant point de l’histoire, en me bornant à recueillir pour moi-même, pour les miens, tout au plus pour une étroite intimité, les souvenirs que m’a laissés une longue et laborieuse carrière. Homme public pendant plus de quarante ans, je n’ai jamais évité ni recherché la publicité ; homme privé, je n’ai plus rien désormais à démêler avec elle ; et si, contre toute attente, cet écrit devait tomber quelque jour en des mains auxquelles il n’est point destiné, je préviens d’avance qu’on n’y trouvera rien de ce qui plaît aujourd’hui, rien de ce qui fait le succès des compositions de ce genre.

J’ai vécu plus de soixante et dix ans j’ai traversé plus d’une époque de désordres, de malheurs, de crimes ; Dieu ne m’a épargné ni les épreuves ni les revers ; il m’a fait la grâce de ne jamais méconnaître ni la sagesse de ses voies, ni l’excellence de ses œuvres.

J’aime la vie, je l’aime et la cultive, comme Montaigne, telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer ; j’en ai joui dans mon enfance, dans ma jeunesse, dans mon âge mûr, j’en jouis encore dans ma vieillesse, avec douceur et reconnaissance. Je ne regrette rien de ce que le progrès des ans m’a successivement enlevé j’éprouve, qu’à vivre longtemps, on gagne en définitive plus qu’on ne perd, et qu’en sachant être de son âge et de son temps, à mesure que l’homme extérieur se détruit, l’homme intérieur se renouvelle.

On ne trouvera donc ici ni misanthropie, ni mélancolie ; on n’y trouvera ni dégoût de l’existence, ni dédain des choses d’ici-bas ; on n’y trouvera pas même cette teinte de tristesse contenue et de résignation virile qu’inspiraient à Gibbon la fin de son œuvre et le soir de sa vie. Je n’ai point élevé comme lui un monument durable et dont mon âme ait peine à se détacher.

On n’y trouvera, non plus, ni révélations malveillantes, ni récriminations.

Né dans le sein d’une famille justement honorée, entré par alliance dans une famille justement célèbre, appelé naturellement à faire nombre dans l’élite de la société, soit au dedans, soit au dehors de mon pays, je n’ai connu intimement que des personnes qui valaient mieux que moi, et à qui je dois le peu que je vaux. Tour à tour, l’un des chefs d’une opposition modérée, ministre, premier ministre, j’ai été comme tout autre, injurié, calomnié, outragé ; je l’ai peut-être été moins que tout autre ; ces injures, ces calomnies, ces outrages, n’ont jamais porté atteinte à ma considération personnelle ; on a toujours pensé de moi plus de bien que je n’en pense moi-même. J’ai rencontré des adversaires, je ne me sais point d’ennemis. J’ai eu des amis — j’en conserve encore, Dieu merci ! — des amis dont l’affection m’est chère, qui m’ont rendu de grands services, dont je n’ai jamais eu à me plaindre. Par tous ces motifs, je serais inexcusable, béni surtout comme je l’ai été dans mes relations domestiques, de mal penser des hommes, en général, et d’en médire en particulier.

L’intérêt que peut inspirer, s’il en peut inspirer toutefois, cet exposé des diverses circonstances de ma vie, ne saurait donc provenir que de sa simplicité même, de sa sincérité, je dirais presque de son ingénuité. Tout est fini pour moi ; ma cause, la cause des honnêtes gens et des gens sensés, a succombé pour longtemps selon toute apparence ; je n’en espère plus rien que pour mes enfants. Je n’ai, dans ma conduite, rien à défendre, rien à publier, rien à expliquer en ce qui touche à l’honneur, à la probité privée et politique ; j’ai assez vécu, j’ai assez vu se tromper les plus clairvoyants et échouer les plus habiles, pour faire bon marché de tout le reste.

Je serai vrai.

Mais, pour être vraiment vrai, il ne suffit pas toujours d’en avoir l’intention ; il faut avoir bonne et exacte mémoire ; il faut surtout se tenir en garde contre l’instinct tout français qui porte à se faire effet à soi-même, à disposer un peu les événements pour l’agrément même de la chose, lorsque, d’ailleurs, cela ne nuit à personne.

Je m’efforcerai d’éviter ce genre d’infidélité, tout esthétique, si l’on ose ainsi parler, en m’attachant sévèrement à l’ordre chronologique et personnel ; je suivrai, pas à pas, c’est-à-dire d’année en année, mes souvenirs. Je ne parlerai que des faits auxquels j’ai pris part et des hommes que j’ai vus à l’œuvre. Je m’attacherai à reproduire, autant que possible, mes impressions du moment, en me bornant à les rectifier quand l’expérience et la réflexion m’en auront appris le faible ou le faux. En un mot, et ce sera tout mon pauvre mérite, je dirai : j’étais là, telle chose m’advint ; il n’appartient qu’aux maîtres d’ajouter Vous y croirez être vous-mêmes.