Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 280-283).


LXXIII

LE MARIAGE DE MON PÈRE


Mon père avait quarante-huit ans lorsqu’il se remaria avec Eudoxie Vassilevna Épiphane.

Je me figure qu’au printemps, quand il était parti pour la campagne, seul avec les filles, mon père s’était trouvé dans l’état d’esprit assez dangereux où sont généralement les joueurs lorsqu’ils s’arrêtent après avoir beaucoup gagné. Ils sont alors d’humeur libérale et disposés à être heureux. Mon père sentait qu’il lui restait encore une grosse provision de chance. Faute de la dépenser aux cartes, il pouvait l’employer à avoir des succès d’autre sorte. En outre, c’était le printemps ; il se trouvait à la tête d’une grande somme d’argent sur laquelle il n’avait pas compté, il était seul et il s’ennuyait. Je m’imagine que, causant affaires avec Iacov et venant à se rappeler et l’interminable procès avec les Épiphane, et la belle Eudoxie, qu’il n’avait pas vue depuis longtemps, il dit à Iacov : « Sais-tu, Iacov, le moyen de nous tirer de ce procès ? J’ai envie de leur abandonner tout simplement cette maudite terre. Hein ? Qu’est-ce que tu en dis ? »

Je me représente les doigts de Iacov frétillant négativement derrière son dos et je l’entends démontrer que le bon droit était de notre côté.

Mais papa donna l’ordre d’atteler, mit son habit olive à la dernière mode, peigna en arrière son reste de cheveux, versa de l’eau de senteur sur son mouchoir et partit pour aller chez ses voisins, ravi de l’idée qu’il agissait en grand seigneur et encore plus ravi de l’espoir de voir une jolie femme.

J’ai su seulement que, le jour de sa première visite, papa ne trouva pas le fils, qui était dans les champs, et resta seul une bonne heure avec les dames. Je me le représente se répandant en amabilités, tapotant du pied avec ses souliers plats, sifflotant en parlant, faisant ses petits yeux tendres et ensorcelant la mère et la fille. Je me représente aussi la gaie petite vieille se prenant tout de suite de passion pour lui, et sa belle statue de fille s’animant.

Comme j’ai souvent vu papa, depuis cette époque, avec les Épiphane, cette entrevue est pour moi comme si j’y avais assisté.

Lioubotchka me raconta qu’avant que nous fussions arrivés, Volodia et moi, papa ne passait pas un jour sans voir les Épiphane et était extraordinairement en train. Avec son talent pour faire les choses d’une manière à lui, tournant tout en plaisanterie et sachant néanmoins rester naturel et élégant, papa inventait tantôt une partie de chasse, tantôt une partie de pêche, tantôt un feu d’artifice, et toujours les Épiphane en étaient. « C’aurait été encore bien plus amusant, disait Lioubotchka, sans cet insupportable Pierre Vassilevitch, qui soufflait, bégayait et dérangeait tout. »

Depuis notre arrivée, les Épiphane n’étaient venus que deux fois chez nous et nous étions allés une seule fois, tous ensemble, chez eux. À partir de la Saint-Pierre, qui était la fête de papa et où ils vinrent à la maison ainsi qu’une foule d’autres personnes, les relations cessèrent complètement en ce qui nous concernait ; papa seul continua à leur faire des visites.

Pendant le peu d’instants où je vis papa avec Eudoxie, voici ce que je remarquai.

Il était invariablement dans l’heureux état d’esprit qui m’avait frappé le jour de notre arrivée : si gai, si jeune, si plein de vie et si content, que son bonheur rayonnait sur tous ceux qui l’entouraient et se communiquait à eux. Il ne quittait point Eudoxie d’un pas tant qu’elle était dans la chambre. Tantôt il l’accablait de compliments si fades que j’en avais honte pour lui ; tantôt il la regardait sans rien dire, et alors son toussaillement et son tic avaient un je ne sais quoi de passionné et de satisfait ; quelquefois aussi il lui parlait à demi-voix en souriant. Tout cela, sans perdre jamais cet air de faire les choses pour rire, qui lui était particulier et qu’il conservait dans les moments les plus sérieux.

Eudoxie Vassilevna semblait refléter l’air heureux de papa. On voyait briller le bonheur dans ses grands yeux bleus, sauf quand elle était prise soudain de tels accès de timidité, que moi, qui savais ce que c’était, j’en souffrais pour elle et il m’était pénible de la regarder. Dans ces instants-là, on ne pouvait tourner les yeux ou faire un mouvement sans qu’elle eût peur ; il lui semblait que tout le monde la regardait, qu’on n’était occupé que d’elle et qu’on critiquait tout en elle. Alors elle promenait sur les assistants des yeux effarés, rougissait et pâlissait alternativement, se mettait à parler haut et hardiment, disait des sottises, s’en apercevait, sentait que tout le monde, y compris papa, l’écoutait, et rougissait encore plus. Dans ces occasions, papa ne remarquait pas les sottises. Il continuait à toussailler d’une toux passionnée et la contemplait avec une expression de joyeux orgueil.

Je remarquai que ces accès de timidité prenaient quelquefois à Eudoxie Vassilevna sans aucune raison, mais que d’autres fois ils survenaient quand on avait parlé devant papa d’une femme jeune et jolie. Les fréquents changements d’humeur d’Eudoxie Vassilevna, ses brusques passages de la mélancolie à la gaieté forcée, l’habitude de se servir des expressions favorites de papa lorsqu’elle continuait avec d’autres une conversation commencée avec lui : tout cela, s’il ne s’était pas agi de mon père et si j’avais été plus âgé, m’aurait éclairé sur les sentiments qui existaient entre eux. Mais je n’eus aucun soupçon, pas même lorsque je vis papa recevoir une lettre de Pierre Vassilevitch, en être bouleversé et cesser d’aller chez les voisins.

À la fin d’août, papa recommença ses visites, et, la veille du jour où je devais partir pour Moscou avec Volodia, il nous annonça son mariage avec Eudoxie Vassilevna Épiphane.