Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 270-277).


LXXI

JEUNESSE


Pendant cet été, bien que mille pensées confuses s’agitassent dans ma tête, je fus jeune, innocent, libre et, par conséquent, presque heureux.

Assez souvent, je me levais de bonne heure (je couchais dans la galerie, en plein air, et les rayons éclatants du soleil levant me réveillaient). Je m’habillais vivement, je prenais une serviette et un roman français et j’allais me baigner dans le ruisseau, à l’ombre de la boulassière située à une demi-verste de la maison. Ensuite je me couchais dans l’herbe, à l’abri du soleil, et je lisais. De temps à autre, mes yeux quittaient le livre pour contempler le ruisseau, qui prenait à l’ombre des teintes lilas et que le vent du matin commençait à rider, ou un champ d’orge jaunissante, ou la rive opposée, ou la lumière dorée du soleil encore bas, descendant le long des troncs blancs des bouleaux à mesure que le soleil montait sur l’horizon, ou les bouleaux se cachant les uns derrière les autres jusqu’à la limite où ils se confondaient dans le lointain avec la vraie forêt ; et je sentais au dedans de moi cette même fraîcheur, cette même jeunesse et intensité de vie qui respiraient autour de moi dans toute la nature.

Souvent, lorsque des nuages gris couvraient le ciel matinal et que j’avais froid après mon bain, je m’en allais à travers champs et à travers bois, me mouillant les pieds avec délices dans la rosée fraîche. Je rêvais alors aux héros du dernier roman lu et je me figurais que j’étais colonel, ou ministre, ou une sorte d’hercule, ou un homme à grandes passions, et toujours je regardais autour de moi, avec une certaine palpitation, dans l’espoir de la découvrir dans un champ ou derrière un arbre. Quand il m’arrivait, dans ces promenades, de rencontrer, des paysans et des paysannes au travail, bien que le bas peuple n’existât pas pour moi, j’éprouvais invariablement, sans m’en rendre compte, un violent embarras, et je tâchais de ne pas être aperçu.

Souvent, quand il commençait à faire chaud et que les dames de la maison n’étaient pas encore à prendre le thé, j’allais au potager ou dans le jardin manger des fruits. C’était un de mes grands plaisirs. J’allais dans le verger de pommiers et je m’installais au beau milieu d’un massif de grands framboisiers, épais et plein de mauvaises herbes. Au-dessus de ma tête était le ciel lumineux et chaud, tout à l’entour la verdure pâle des framboisiers, emmêlés dans les mauvaises herbes. Une ortie d’un vert sombre dresse sa tige grêle et élégante, terminée par une grappe de fleurs. Une bardane dépasse les framboisiers et ma tête de ses fleurs âpres au toucher et d’un lilas étrange. L’ortie et la bardane vont rejoindre les épais rameaux, au feuillage vert blanc, d’un vieux pommier qui porte à son faîte et étale en plein soleil des pommes rondes, luisantes comme des noyaux et encore vertes. En dessous, une jeune touffe de framboisiers, presque sèche, sans feuilles, se tord pour arriver au soleil, et une jeune bardane humide de rosée, qui a levé à travers les feuilles de l’année passée, pousse vigoureusement à l’ombre, sans avoir l’air de se douter que les chauds rayons du soleil se jouent sur les feuilles du pommier.

Il fait toujours humide dans ces épaisseurs. Cela sent l’ombre, la pomme tombée qui pourrit par terre, la framboise et même la punaise ; parfois j’en avale une par inadvertance et je me dépêche de manger une autre framboise. En m’avançant, je fais peur aux petits oiseaux qui ont élu domicile dans ces profondeurs. J’entends leurs cris affairés et le bruit de leurs petites ailes rapides heurtant les branches, j’entends le bourdonnement d’une abeille qui reste toujours à la même place, j’entends, quelque part dans une petite allée, les pas du jardinier, cet imbécile d’Akime, et son incessant marmottage. Je me dis : Non ! ni lui, ni personne au monde ne me découvrira ici…… Je cueille des deux mains, à droite et à gauche, les pommes juteuses, suspendues aux rameaux blanchâtres et effilés, et je les croque l’une après l’autre avec délices. J’ai les pieds et le bas des jambes, jusqu’au-dessus des genoux, tout mouillés, je n’ai dans la tête que d’affreuses bêtises (je répète mentalement, mille fois de suite, des mots quelconques), l’ortie me pique à travers mon pantalon humide et ça me cuit, les rayons du soleil devenu haut commencent à pénétrer dans le massif et à me brûler la tête, l’envie de manger est passée depuis longtemps, et je reste assis là, regardant, écoutant, rêvant, arrachant machinalement les plus belles pommes et les avalant. D’ordinaire, à onze heures j’entrais au salon. Le thé était presque toujours fini et les dames retournées à leurs occupations. Devant la première fenêtre, dont le store de toile écrue laisse passer de petits ronds de soleil, si brillants que cela fait mal aux yeux, est placé un métier à broder. Les mouches se promènent sans bruit sur son étoffe blanche. Devant le métier est assise Mimi, qui ne cesse de secouer la tête d’un air de colère et de changer de place à cause du soleil, qui lui met soudain des taches rouges, tantôt à un endroit, tantôt à un autre, sur la figure ou sur la main. Des trois autres fenêtres tombent sur le plancher blanc du salon les ombres des châssis et des carrés lumineux. Sur l’un d’eux, suivant une vieille habitude, est couché Milka, qui dresse les oreilles en regardant les mouches entrer dans la lumière. Catherine tricote ou lit, assise sur le divan, et chasse impatiemment les mouches avec ses mains blanches, qui ont l’air transparentes sous cette lumière éclatante ; ou bien elle fronce le sourcil et secoue la tête, afin de chasser une mouche qui s’est prise dans ses épais cheveux d’or et qui s’y débat. Lioubotchka se promène de long en large, les mains derrière le dos, en attendant qu’on aille au jardin, ou bien elle joue un morceau de piano que je sais par cœur depuis longtemps. Je m’assois et j’attends, en écoutant la musique ou la lecture, le moment où je pourrai me mettre à mon tour au piano.

Après le dîner, je fais quelquefois aux filles l’honneur de sortir à cheval avec elles (je jugeais les promenades à pied au-dessous de mon âge et de ma situation dans le monde). Je les conduisais dans des endroits inaccoutumés, dans des ravins, et nos promenades étaient fort agréables. Il nous arrivait des aventures ; je me montrais déterminé ; les dames louaient ma manière de monter et ma hardiesse et me considéraient comme leur protecteur.

Le soir, après le thé — nous le prenons toujours dans la galerie pleine d’ombre — et après avoir donné avec papa un coup d’œil à l’exploitation, s’il n’y a pas de visites, je m’étends à mon ancienne place, dans le fauteuil voltaire, et je lis en écoutant la musique de Catherine ou de Lioubotchka et en rêvassant comme au vieux temps. Parfois, resté seul au salon tandis que Lioubotchka joue quelque vieux morceau, je laisse involontairement mon livre et je regarde par la porte ouverte du balcon. Les branches chevelues et tombantes des hauts bouleaux sont déjà envahies par l’ombre du soir. Le ciel est pur ; en le regardant très fixement, j’y vois tout à coup une petite tache jaunâtre et comme poussiéreuse, qui s’efface et disparaît. J’écoute la musique, les portes qui crient, les voix des servantes, le troupeau qui rentre au village, je me rappelle soudain avec vivacité Nathalie Savichna, maman, Karl Ivanovitch et je suis triste pendant une minute. Mais mon âme est tellement débordante de vie et d’espérance, que ce souvenir ne fait que m’effleurer de son aile et s’envole.

Après le souper, et quelquefois une petite promenade dans le jardin avec une autre personne (seul, j’ai peur dans les allées noires), je vais me coucher par terre, tout seul, dans la galerie. En dépit des milliers de moustiques qui me dévorent, c’est pour moi un grand plaisir. Quand la lune est pleine, il m’arrive souvent de passer toute la nuit assis sur mon matelas, regardant les lumières et les ombres, écoutant les bruits et le silence, rêvant à divers sujets, principalement au bonheur poétique et voluptueux qui me semblait alors le bonheur suprême, et me tourmentant de ce qu’il ne m’avait encore été donné de le connaître que par l’imagination. Dès qu’on se sépare pour aller se coucher et que les lumières du salon se dirigent vers les chambres d’en haut, où l’on distingue des voix de femmes et le bruit de fenêtres qu’on ouvre ou qu’on ferme, je vais là, dans la galerie, et je me promène en écoutant avidement tous les bruits de la maison assoupie. Tant qu’il me reste le plus petit espoir, le moins fondé, d’avoir ce bonheur dont je rêve, fût-il incomplet, il m’est impossible d’y songer avec calme.

J’entends des pieds nus, une toux, un soupir, un bruit de fenêtre, un frou-frou de robe, et chaque fois je me lève en sursaut, j’écoute comme un voleur, je guette, je suis tout agité, sans cause apparente. Les lumières s’éteignent aux fenêtres d’en haut, les pas et les conversations sont remplacés par des ronflements, le veilleur de nuit commence à frapper sur sa planche de cuivre, le jardin paraît à la fois plus clair et plus sombre à mesure que les raies de lumière rouge tombant des fenêtres disparaissent, la dernière lumière passe de l’office dans le vestibule, posant une raie lumineuse sur le jardin mouillé de rosée, et j’aperçois par la fenêtre la personne voûtée de Phoca, qui s’en va, en camisole et tenant une chandelle, se mettre dans son lit. Je prends souvent un plaisir vif, rempli d’émotion, à me glisser à travers l’herbe humide, dans l’ombre noire de la maison, jusqu’à la fenêtre du vestibule, et à écouter, en retenant mon souffle, le ronflement du jeune domestique, les geignements de Phoca, qui se croit seul, et le son de sa voix cassée lisant indéfiniment des prières. À la fin, sa lumière s’éteint, elle aussi, la fenêtre se ferme bruyamment, je reste entièrement seul, je regarde timidement de côté et d’autre si l’on ne verrait pas dans le parterre ou à côté de mon lit une femme blanche… et je regagne la galerie en courant. Puis je me mets dans mon lit, le visage tourné du côté du jardin, je me protège de mon mieux contre les moustiques et les chauves-souris, je regarde le jardin, j’écoute les bruits de la nuit et je rêve d’amour et de bonheur.

Alors tout prend pour moi un sens inusité : les vieux bouleaux, dont les rameaux chevelus resplendissent d’un côté sous le clair de lune et étendent de l’autre côté des ombres noires sur les arbustes et sur le chemin ; l’étang, dont l’éclat paisible, resplendissant, égal comme certains sons, va en croissant ; les gouttes de rosée, étincelant sous la lune, des plates-bandes, et les ombres gracieuses dessinées par les touffes de fleurs ; le cri de la caille, de l’autre côté de l’étang ; la voix d’un homme qui passe sur la grande route ; le bruit léger, presque imperceptible, que font deux vieux bouleaux en se frôlant ; la chanson d’un moustique qui s’est glissé sous ma couverture, près de mon oreille ; la chute d’une pomme, qui était restée accrochée aux branches, sur les feuilles mortes ; les sauts des grenouilles, qui s’avancent quelquefois jusqu’aux marches du perron et dont les dos verts prennent au clair de lune un éclat mystérieux : tout cela revêt pour moi un sens étrange, celui d’un excès de beauté et d’un bonheur demeuré imparfait. Et voici, elle paraît. Elle a une longue natte noire, une riche poitrine, elle est invariablement triste et belle, elle a les bras nus et des caresses voluptueuses. Elle m’aime, je donne toute ma vie pour une seule minute de son amour. Mais la lune, dans le ciel, est de plus en plus haute, de plus en plus brillante ; l’éclat resplendissant de l’étang, augmentant comme un son qui enfle, devient de plus en plus éblouissant, les ombres sont de plus en plus noires, la lumière de plus en plus transparente, je regarde et j’écoute, et quelque chose me dit qu’elle, avec ses bras nus et ses ardeurs, il s’en faut de beaucoup que ce soit le bonheur parfait ; que l’amour pour elle est infiniment loin d’être le bien parfait ; et plus je regarde la lune haute et pleine, plus la vraie beauté et le vrai bonheur me paraissent monter, monter encore, s’épurer, s’épurer encore, se rapprocher, se rapprocher encore de Celui qui est la source de toute beauté et de tout bien. Des larmes d’une joie inassouvie mais troublante me montent aux yeux.

Et j’étais toujours seul, et il me semblait toujours, dans ces instants, que la nature, dans sa majesté mystérieuse ; que le rond brillant de la lune, arrêté à un endroit indéterminé, tout en haut du ciel bleu pâle, mais en même temps présent partout et remplissant toute la vaste étendue de la campagne ; que moi-même, vermisseau infime, déjà souillé de toutes les mesquines et misérables passions humaines, mais en possession de la force immense contenue dans l’amour : il me semblait, toujours, dans ces instants, que la nature, la lune et moi, nous ne faisions qu’un.