Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 230-233).


LXII

LE PRINCE IVAN IVANOVITCH


« À présent, la dernière visite, » dis-je à Kouzma, et nous roulâmes vers la maison du prince Ivan Ivanovitch.

D’ordinaire, après une série de visites, je prenais de l’aplomb. Je me dirigeais donc dans une disposition d’esprit assez calme vers la demeure du prince, lorsque les paroles de la princesse Kornakof sur ma qualité d’héritier me revinrent subitement à l’esprit. Par-dessus le marché, j’aperçus deux équipages devant le perron. Ma timidité me reprit.

Il me sembla que le vieux suisse qui m’ouvrit la porte, le laquais qui m’ôta mon manteau, les trois dames et les deux messieurs que je trouvai au salon, et surtout le prince Ivan Ivanovitch, qui était assis en uniforme civil sur le divan, il me sembla, dis-je, que tous me regardaient comme on regarde un héritier : avec malveillance. Le prince fut charmant pour moi. Il m’embrassa, c’est-à-dire qu’il effleura ma joue de ses lèvres flétries, sèches et froides, me questionna sur mes occupations et mes projets, me plaisanta, me demanda si je faisais toujours des vers comme ceux que j’avais faits pour la fête de grand’mère, et me retint à dîner. Plus il était aimable, plus je me figurais qu’il ne me caressait que pour ne pas laisser voir à quel point la pensée que j’étais son héritier lui était désagréable. Il avait un tic qui venait de ses fausses dents (il avait tout un râtelier). Chaque fois qu’il avait parlé, il relevait sa lèvre supérieure vers son nez et l’aspirait avec un léger ronflement, comme s’il avait voulu la renifler. En ce moment, quand son tic le prenait, il me semblait toujours l’entendre dire à part soi :

« Mon garçon, mon garçon, je le sais bien sans toi : héritier, héritier », etc.

Quand nous étions petits, nous appelions le prince Ivan Ivanovitch « grand-père ». Aujourd’hui, étant héritier, ma langue se refusait à lui dire « grand-père ». Lui dire « Votre Excellence », comme l’un des messieurs qui se trouvaient là, me semblait plat. Je m’appliquai donc, pendant toute la conversation, à ne pas l’appeler du tout. Ce qui me troublait le plus, c’était une vieille princesse qui était aussi héritière du prince, et qui vivait avec lui. Au dîner, j’étais placé à côté d’elle. Je me figurai tout le temps qu’elle ne me parlait pas parce qu’elle me détestait, sachant que j’étais héritier comme elle, et que le prince ne s’occupait pas de notre côté de la table parce que nous lui étions également odieux, la princesse et moi, en qualité d’héritiers.

« Tu ne peux pas te figurer combien il m’a été désagréable, dis-je à Dmitri le soir de ce même jour, afin de lui faire admirer mon dégoût à l’idée que j’étais héritier (il me semblait que c’était un très beau sentiment), tu ne peux pas te figurer combien il m’a été désagréable de passer aujourd’hui deux heures entières chez le prince. C’est un homme excellent et il a été charmant pour moi, continuai-je, désireux de montrer à mon ami, entre autres choses, que si je disais tout cela, ce n’était pas que je me fusse senti petit garçon devant le prince ; mais l’idée qu’on pourrait me regarder du même œil que cette princesse qui vit chez lui et qui rampe devant lui m’est odieuse. C’est un vieillard étonnant, admirablement bon et délicat avec tout le monde, mais il maltraite cette princesse que cela en est pénible à voir. Ces misérables questions d’argent gâtent toutes les relations !

« Sais-tu ? poursuivis-je. Je crois que le mieux serait de m’en expliquer franchement avec le prince ; de lui dire que je le vénère en tant qu’homme, mais que je ne pense pas à son héritage et que je le supplie de ne rien me laisser ; que je n’irai le voir qu’à cette condition. »

Dmitri ne m’éclata pas de rire au nez. Il réfléchit et me dit après quelques instants de silence :

« Sais-tu une chose ? Tu as tort. Ou bien tu ne dois pas supposer qu’on puisse avoir de toi la même opinion que de ta princesse ; ou bien, si tu le supposes, va plus loin : dis-toi que tu sais qu’on peut t’attribuer ces pensées-là, mais qu’elles sont si loin de toi que tu les méprises et que tu ne feras jamais rien qui en soit la conséquence. Suppose qu’ils supposent que tu supposes….. Bref, ajouta-t-il, sentant qu’il s’embrouillait dans son raisonnement, le mieux de beaucoup, c’est de ne rien supposer du tout. »

Mon ami avait parfaitement raison. Ce n’est que beaucoup, beaucoup plus tard que j’appris, par l’expérience de la vie, combien il est mauvais de penser, et encore plus de dire, une foule de choses qui nous paraissent très nobles, mais qui devraient rester éternellement enfouies au fond du cœur de l’homme. J’appris aussi que les paroles nobles vont rarement de pair avec les actions nobles. Je suis convaincu que le seul fait d’avoir exprimé une bonne intention en rend l’accomplissement difficile, la plupart du temps impossible. Mais comment empêcher la jeunesse de faire parade de ses beaux sentiments ? Ce n’est que beaucoup plus tard qu’en se rappelant ces nobles élans, on éprouve la même impression de regret qu’à l’aspect d’une fleur qu’on n’a pu s’empêcher de cueillir avant qu’elle fût épanouie et qu’on voit maintenant à terre, flétrie et foulée aux pieds.

Moi qui venais de dire, à l’instant même, à mon ami Dmitri que les questions d’argent gâtaient toutes les relations, je lui empruntai le lendemain matin, avant de partir pour la campagne, 25 roubles en papier pour mon voyage. Il s’était trouvé que j’avais gaspillé tout mon argent en gouaches et en pipes turques ; Dmitri m’offrit les 25 roubles, je les pris et fus très longtemps à les lui rendre.