Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 161-164).


XLI

PAPA


Papa est remarquablement gai depuis l’entrée de Volodia à l’Université, et dîne plus souvent que d’habitude avec grand’mère ; je sais par Kolia que sa gaieté provient de ce qu’il a beaucoup gagné au jeu dans les derniers temps. C’est au point que, le soir, avant d’aller au cercle, il lui arrive de s’asseoir au piano, de nous faire ranger autour de lui et de se mettre à chanter des airs tziganes en frappant du pied, à certains passages, avec ses souliers plats (il ne pouvait pas souffrir les talons et n’en portait jamais). Il faut voir alors l’admiration comique de Lioubotchka, qui est sa favorite et qui, de son côté, a un culte pour lui.

De temps à autre, il entrait dans la classe et m’écoutait d’un air sévère réciter ma leçon ; je m’apercevais alors, aux quelques mots qu’il plaçait pour me reprendre, qu’il en savait encore moins que moi. D’autres fois, il nous faisait des signes à la dérobée quand grand’mère se mettait à quereller et à gronder tout le monde sans raison. « Nous avons eu notre galop, nous autres enfants, » disait-il ensuite. En général, il descendait peu à peu des hauteurs inaccessibles où mon imagination l’avait placé. Je baise toujours sa grande main blanche avec une affection et un respect aussi sincères, mais je me permets de songer à lui, de juger ses actes, et je suis effrayé des idées qui me viennent alors involontairement. Je n’oublierai jamais un incident qui fit naître en moi beaucoup de ces idées et me causa de grandes souffrances morales.

Un jour, tard dans la soirée, il entra au salon en habit noir et gilet blanc, pour prendre Volodia et l’emmener au bal. Volodia était encore à s’habiller. Grand’mère attendait dans sa chambre qu’il vînt se montrer (elle avait l’habitude, les soirs de bal, de le faire appeler pour passer l’inspection, le bénir et lui faire ses recommandations). Dans la salle, éclairée par une seule lampe, Mimi se promenait de long en large avec Catherine. Lioubotchka était au piano et étudiait le deuxième concerto de Field, le morceau favori de maman.

Je n’ai jamais vu un air de famille aussi frappant que celui qui existait entre ma sœur et maman. La ressemblance n’était ni dans les traits ni dans la taille, mais dans un je ne sais quoi d’indéfinissable : dans les mains, dans la démarche et surtout dans la voix et dans certaines expressions. Quand Lioubotchka s’impatientait et disait : « On viendra donc toute la vie me contrarier ! » elle prononçait toute la vie, qui était aussi une expression de maman, en traînant comme elle sur toute : « tou-ou-oute la vie ». On croyait entendre maman. C’était surtout au piano que la ressemblance était extraordinaire, non seulement dans le jeu, mais dans toutes les attitudes. Lioubotchka avait la même manière d’arranger sa robe en s’asseyant et de tourner les pages de la main gauche, en les prenant par le haut ; elle donnait le même coup de poing d’impatience sur le clavier quand elle ne venait pas à bout d’un passage difficile, avec le même « Ah ! mon Dieu ! » elle avait la même délicatesse et la même netteté dans le jeu, ce délicieux jeu de l’école de Field, si bien nommé jeu perlé, et que n’ont pu faire oublier les tours de force des pianistes modernes.

Papa entra à petits pas précipités et s’approcha de Lioubotchka, qui s’arrêta en l’apercevant.

« Non, continue, Liouba, dit-il en la faisant rasseoir. Tu sais que j’aime à t’entendre jouer. »

Lioubotchka se remit à jouer et papa resta longtemps assis en face d’elle, appuyé sur son coude. Ensuite il fut pris de son tic dans l’épaule, se leva et se mit à arpenter la chambre. Chaque fois qu’il passait près du piano, il s’arrêtait et considérait longtemps Lioubotchka. Je m’aperçus à ses mouvements et à sa démarche qu’il était ému. Au bout de quelques tours, il vint se placer derrière la chaise de ma sœur, la baisa sur ses cheveux noirs, se détourna vivement et reprit sa promenade. Le morceau fini, quand Lioubotchka vint à lui en disant : « Est-ce bien ? » il lui prit la tête et l’embrassa sur le front et sur les yeux avec une tendresse que je ne lui avais jamais vue.

« Oh ! mon Dieu ! tu pleures ? dit tout à coup Lioubotchka en fixant sur son visage de grands yeux étonnés. Je te demande pardon, cher petit papa ; j’avais tout à fait oublié que c’était le morceau de maman.

— Non, ma chérie, joue-le-moi souvent, dit-il d’une voix qui tremblait ; si tu savais comme cela me fait du bien de pleurer avec toi !… »

Il l’embrassa encore une fois, et, s’efforçant de dominer son trouble, l’épaule toujours secouée par son tic, il se dirigea vers la porte du corridor qui conduisait chez Volodia.

« Voldemar ! es-tu bientôt prêt ? » cria-t-il en s’arrêtant au milieu du corridor. Au même instant, Macha, la femme de chambre, passait. En voyant le barine, elle baissa la tête et voulut faire un détour. Il l’arrêta. « Tu es tous les jours plus jolie, » dit-il en se penchant vers elle.

Macha rougit et baissa encore plus la tête. « Permettez, murmura-t-elle.

— Voldemar, es-tu bientôt prêt ? » répéta papa en secouant son épaule et en toussaillant : Macha passait devant lui et il m’avait aperçu…

J’aime mon père, mais la raison est indépendante du cœur, et elle suggère souvent à l’homme des idées qui froissent ses sentiments, des idées incompréhensibles et cruelles pour le cœur. J’ai beau m’efforcer de les écarter, il me vient des idées de ce genre…